Caprices et zigzags - Théophile Gautier - E-Book

Caprices et zigzags E-Book

Théophile Gautier

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Extrait : "Avant de commencer le récit de ma triomphante expédition, je crois devoir déclarer à l'univers qu'il ne trouvera ici ni hautes considérations politiques, ni théories sur les chemins de fer, ni plaintes à propos de contrefaçons, ni tirades dithyrambiques en l'honneur des millions au service de toute entreprise dans cet heureux pays de Belgique, véritable Eldorado industriel."

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EAN : 9782335034622

©Ligaran 2015

Un tour en Belgique et en Hollande
I

Avant de commencer le récit de ma triomphante expédition, je crois devoir déclarer à l’univers qu’il ne trouvera ici ni hautes considérations politiques, ni théories sur les chemins de fer, ni plaintes à propos de contrefaçons, ni tirades dithyrambiques en l’honneur des millions au service de toute entreprise dans cet heureux pays de Belgique, véritable Eldorado industriel ; il n’y aura exactement dans ma relation que ce que j’aurai vu avec mes yeux, c’est-à-dire avec mon binocle ou avec ma lorgnette, car je craindrais que mes yeux ne me fissent des mensonges. Je n’emprunterai rien au Guide du voyageur, ni aux livres de géographie ou d’histoire, et ceci est un mérite assez rare pour que l’on m’en sache gré.

Ce voyage est le premier que j’aie jamais fait, et j’en ai rapporté cette conviction, à savoir, que les auteurs de relations n’ont pas seulement mis-le bout du pied dans les pays qu’ils décrivent, ou que, s’ils y sont allés, ils avaient, comme l’abbé de Verlot, leur siège fait d’avance. Diverses lettres sur la Belgique que j’ai lues depuis mon retour m’ont singulièrement étonné pour la dépense d’imagination et de poésie qu’on y a faite. Assurément je n’y ai pas reconnu la contrée ni les hommes que je venais de quitter.

À présent, si le lecteur curieux veut savoir la raison pour laquelle j’ai été en Belgique plutôt qu’ailleurs, je la lui dirai volontiers, car je n’ai rien de caché pour un être aussi respectable qu’un lecteur. C’est une idée qui m’est venue au Musée, en me promenant dans la galerie de Rubens. La vue de ces belles femmes aux formes rebondies, ces beaux corps si pleins de santé, toutes ces montagnes de chair rose d’où tombent des torrents de chevelures dorées, m’avaient inspiré le désir de les confronter avec les types réels. De plus, l’héroïne de mon prochain roman devant être très blonde, je faisais, comme on dit, d’une pierre deux coups. Voilà donc les motifs qui ont poussé un honnête et naïf Parisien à faire une courte infidélité à son ; cher ruisseau de la rue Saint-Honoré. Je n’allais pas, comme le père Enfantin, en Orient chercher la femme libre : j’allais au Nord chercher la femme blonde ; je n’ai pas beaucoup mieux réussi que le vénérable père Enfantin, ex-dieu, et maintenant ingénieur.

Vous savez avec quelle difficulté un Parisien s’arrache de Paris, et comme la plante humaine pousse de profondes racines à travers les fentes de son pavé. Je restai bien trois mois à me décider à ce voyage de quinze jours. Mon paquet fut fait et défait dix fois, et ma place retenue à toutes les diligences ; j’avais dit je ne sais combien de fois adieu aux trois ou quatre personnes que je croyais capables de s’apercevoir de mon absence ; ma sensibilité souffrait beaucoup de la répétition de ces scènes pathétiques, et je commençais à avoir mal à l’estomac, à force de boire le coup de l’étrier ; enfin un beau matin, ayant changé un assez gros tas de pièces de cent sous contre un fort petit tas de louis ; je me pris au collet moi-même, et je me mis à la porte de chez moi, en enjoignant au camarade que j’y laissais de me tirer dessus comme sur un loup enragé, si je m’y représentais avant trois semaines, et je m’en allai à la fatale rue du Bouloi, où était la voiture.

Il est clair que le départ d’un ami doit affecter douloureusement les âmes sensibles ; et pourtant, si vous restez après avoir annoncé un voyage, quelque chose qui ne ressemble pas mal à un mécontentement commence à se produire dans votre entourage : il semble que vous ne soyez plus en droit de prendre le pont des Arts pour un sou et le pont Neuf pour rien. Votre portier, lorsque vous rentrez, ne vous tire le cordon qu’à regret ; Paris vous pousse par les épaules, et votre propre chambre vous regarde comme un intrus. C’est ce qui m’arriva pour avoir dit que j’allais à Anvers. La divinité que j’adore, tout en convenant que ces trois semaines lui paraîtraient fort longues, me faisait remarquer que j’aurais dû être parti depuis longtemps.

Si vous allez en Belgique, et que vous ayez des amis lettrés, l’inconvénient est double. Rapportez-moi mon dernier roman, ou mon volume de poésies, un Hugo, un Lamartine, un Alfred de Musset, un Manuel du libraire (4 vol. in-8°, excusez du peu). Vous aurez bien soin de les couper, car sans cela on les saisirait à la douane ; et que sais-je, moi ! des listes de trois pages, plus longues que la liste de don Juan ! Sono mille e tre, et encore personne n’a la délicatesse de vous offrir une bourse pleine et une malle vide pour rapporter tout ce bagage.

Mon père, qui m’accompagna à la diligence, se comporta fort bien dans cette suprême circonstance ; il ne me pressa pas sur son cœur, il ne me donna point sa bénédiction, mais aussi il ne me donna rien autre chose. Ma conduite fut également très mâle : je ne pleurai point ; je n’embrassai point le sol de cette belle France que j’allais quitter, et même je fredonnai assez gaiement, et aussi faux qu’à mon ordinaire, un petit air qui est mon lilla burello et mon tirily ; mais tout mon courage m’abandonna quand je vis arriver mes deux compagnons, ou plutôt mes deux compagnes de voyage : c’étaient deux femmes de vingt-neuf à soixante ans, avec des chapeaux extravagants, des manches violentes, des frisures hors de proportion, des nez insociables, et le plus cannibale et le plus odieusement criard de tous les perroquets verts mélangés de rouge, qui ait jamais fait le désespoir d’un honnête homme, prisonnier dans un coupé. À cette vue, mon sourcil

Prit l’effroyable aspect d’un accent circonflexe,

et je me sentis le cœur triste jusqu’à la mort. Fort heureusement, je trouvai une autre place dans l’intérieur, ainsi que mon brave camarade Fritz, dont je ne vous ai pas encore parlé et dont je vous parlerai plus d’une fois, car c’est le meilleur fils du monde. La voiture partit, et, arrivés à la barrière de la Villette, nous pûmes dire comme J.J. Rousseau : « Adieu Paris, ville de boue, de fumée et de bruit. »

Comme les abords de la reine des villes sont misérables ! Il n’y a rien de plus pauvre au monde que ces maisons dont les flancs, mis à nu par la démolition des bâtiments voisins, conservent encore la noire empreinte des tuyaux de cheminée, des lambeaux de papier et des restes de peinture à demi effacée, et que tous ces terrains vagues coupés de flaques d’eau et bossues de tas d’ordures, que l’on voit aux environs des barrières : cette dégradation et cette saleté me furent sensibles surtout au retour, accoutumé que j’étais à la propreté et à la bonne tenue des villes flamandes.

Fidèle à mes devoirs de voyageur pittoresque, je mis le nez à la portière pour voir un peu de quelle façon se comportait la nature à ma droite et à ma gauche. J’observai d’abord une grande quantité de troncs d’arbres que je renoncerai à décrire un à un, vu que cela pourrait à la longue devenir un peu monotone ; ces troncs d’arbres, dont je ne pouvais apercevoir le feuillage, galopaient de toute la vitesse des chevaux et fuyaient comme une armée de bâtons en déroute. À travers cette espèce de grillage mouvant, apparaissaient des terres labourées, des cultures de teintes différentes, quelques petites maisons avec un filet de fumée, des processions de peupliers, des groupes d’arbres à fruit, et, tout à l’extrême bord, un ourlet bleu, haut de deux doigts ; puis, par-dessus, de grands bancs de nuages gris-pommelé, avec des traînées d’azur verdâtre à de certains points du ciel, et des entassements de flocons neigeux, comme une fonte de glace dans une des mers du pôle. Le ciel était très beau, grassement peint, d’une touche large et fière ; quant aux terrains, je les ai trouvés beaucoup moins bien réussis ; les lignes étaient froides, la couleur sèche et criarde : je ne conçois pas comment la nature pouvait avoir l’air aussi peu naturelle et ressembler autant à une mauvaise tenture de salle à manger. Je ne sais si l’habitude de voir des tableaux m’a faussé les yeux et le jugement, mais j’ai éprouvé assez souvent une sensation singulière en face de la réalité ; le paysage véritable m’a paru peint et n’être, après tout, qu’une imitation mal à droite des paysages de Cabat ou de Ruysdaël. Cette idée me revint plus d’une fois en voyant se dérouler dans la vitre ces interminables rubans de terre couleur chocolat et ces files d’arbres du plus délectable vert épinard que l’on puisse imaginer.

Il est certain qu’un peintre qui risquerait de pareils feuillages et de semblables terrains serait accusé par tout le monde de ne pas faire nature ; tout cela était découpé comme à l’emporte-pièce, avec une crudité, une dureté et un manque de perspective aérienne inconcevables : les décorations du Gymnase, où l’on voit de grands gazons en manière de tapis de billard, avec des allées café au lait et des maisons qui ont l’air d’avoir mis des pantalons de nankin, ressemblent à la nature beaucoup plus qu’on ne le croit.

Voilà pour la couleur ; pour la forme, figurez-vous je ne sais combien de lieues de bandelettes, dans le genre de ces dessins transversaux lithographies par Arnout, qui représentent les quais ou les boulevards : il n’y a pas de comparaison plus juste.

À une espèce de descente assez rapide, je remarquai sur les bords du chemin une certaine quantité de petites croix d’un aspect passablement sinistre, et l’on m’apprit que ces croix marquaient les endroits où de pauvres postillons s’étaient tués en tombant de cheval, et où la diligence avait versé avec une grande perte de commis voyageurs et autres ustensiles ; explication qui fit jeter les hauts cris à une manière de femme d’un âge désagréable, ornée de deux yeux charbonnés, d’un nez pudiquement rouge, et, pour moyen de séduction principal, de trente-deux dents d’un ivoire jaunâtre, longues et larges comme des manches de couteau, et de l’aspect le plus formidable du monde. Cette intéressante jeune personne, qui déployait de profondes connaissances stratégiques et paraissait connaître intimement l’armée française, se tenait accroupie dans un angle de la voiture, entourée de toutes sortes de sacs et de poches contenant des vaisselles inconnues qui rendaient des bruits étranges à chaque cahot de la voiture. De dix minutes en dix minutes, elle s’évanouissait avec une régularité qui eût fait honneur à la montre la mieux réglée.

Puisque j’ai ébauché ce portrait, pour que la collection soit complète, je vais donner ici la description succincte du reste de la carrossée. Premièrement, un grand vieillard, maigre comme un lézard qui a jeûné six mois, et pour ainsi dire momifié, si sec, que s’il eût mouché la chandelle avec ses doigts, il se serait infailliblement allumé. Son front peaussu avait plus de fossés et de contrescarpes qu’une ville fortifiée à la Vauban. Ses joues flétries et traversées de fibrilles écarlates ressemblaient à des feuilles de vigne grillées par la gelée ; et sa bouche noire, dans sa figure terreuse, représentait assez bien une ouverture de tirelire. Ce témoin des anciens jours, ce contemporain du monde fossile, sans crainte de faire rougir ses cheveux blancs, se livrait aux facéties les plus anacréontiques, et racontait ses bonnes fortunes aux époques reculées où il avait dû fleurir ; il ne tarissait pas :

Près de lui, non, HerculesEt Jupiter n’étaient que des fats ridicules.

Sa principale histoire consistait en un amour qu’il avait eu pendant la Révolution pour une déesse de la Liberté qui était fort libertine, jeu de mots qu’il semblait affectionner beaucoup ; il la répéta cinq ou six fois de cinq ou six manières différentes. Je pense que la vérité ne se trouvait dans aucune de ces versions.

Secondement, certain être excentrique et mystérieux à qui je ne pus d’abord assigner de profession ; il était vêtu d’une façon bizarre : sa redingote prétentieusement coupée, d’une étoffe luisante, avait des reflets métalliques très singuliers ; on eût dit qu’il sortait de la rivière ou qu’il venait de recevoir une ondée. Une petite casquette toute recroquevillée se dandinait, sans perdre l’équilibre, sur sa petite tête toute bossuée et pleine de protubérances. Le pantalon était insignifiant ; mais les bottes me parurent douteuses, pour ne pas dire suspectes. Je n’ai jamais vu une plus drôle de physionomie ; un sourcil crochu, et placé beaucoup plus haut que l’autre, lui donnait quelque chose d’effaré et d’extravagant dont l’effet comique ne peut que difficilement se rendre. Son nez semblait un coin que l’on eût fait entrer de force au milieu de sa figure ; son menton avait été taillé à coups de hache par la négligente nature, et du milieu de son cou, laissé à découvert par une cravate très basse, s’avançait un énorme cartilage qui eût fait dire aux bonnes femmes qu’un fameux quartier de la pomme fatale s’était arrêté à sa gorge, et qu’il ne pouvait pas se défendre d’en avoir mangé. Des tics nerveux lui agitaient la face de temps en temps ; il roulait des yeux exorbitants, et brochait des babines comme un singe qui dit ses patenôtres tout bas. Cet homme avait, à coup sûr, posé pour le premier casse-noisette que l’on ait fait à Nuremberg : du reste, il ne sonnait mot. J’aurais cru que c’était un poète qui cherchait une rime à triomphe et à oncle, tant il avait, l’air profondément occupé. Mais la forme de ses mains ne me permit pas de m’arrêter à cette supposition purement gratuite. On verra plus tard quel était ce personnage drolatique, qui semblait échappé d’un conte fantastique d’Hoffmann, et qui, en effet, y eût tenu fort bien son rang.

Je ne vous ferai pas la topographie de mon illustre camarade, de peur d’offenser sa modestie et de violer son incognito. Vous y perdez beaucoup : car, dans cette heureuse expédition à la recherche du bouffon, ce que j’ai vu de plus bouffon, c’est très certainement lui ; je vous dirai seulement qu’il ne jeta pas une fois les yeux sur le pays qu’il traversait, et qu’il employa tout son temps à lire la Nouvelle Héloïse ou la Fleur des Exemples, occupation on ne peut plus édifiante.

Vers la frontière du département de la Seine, on ouvrit la porte de notre ménagerie, et on y poussa un animal nouveau ; je n’en avais jamais vu de semblable : c’était un agréable Wallon avec la blouse patriotique et la casquette conforme ; cette chose en avait sous le bras une autre en fer-blanc, de figure oblongue, et d’un contenu ténébreux. Ce monsieur s’encaissa entre moi et le vieillard aux paroles légères, puis tira de sa poche un disque prodigieux que je pris d’abord pour une table de douze couverts, ou une meule de moulin, mais qui était véritablement une tabatière dont les deux charnières poussaient, en tournant sur elles-mêmes, des miaulements plus affreux que ceux de vingt chats écorchés vifs. La boîte de Robert Macaire est un harmonica en comparaison. Le Wallon puisait dans ce cratère des poignées de poudre dont il farcissait sa trompe en renâclant avec un bruit formidable, comme Léviathan ou Behémoth quand ils éternuent ; mais n’anticipons pas sur les relais et les évènements.

La voiture roulait toujours, et nous arrivâmes bientôt dans un village, un hameau ou un bourg, je suis profondément incapable de vous dire lequel, dont les maisons portaient, sans en excepter une, écrite sur le front, en caractères de toutes les grosseurs, et avec toutes les fautes d’orthographe possibles et impossibles, cette inscription alléchante et fallacieuse : À la renommée du ratafia. Comme on changeait de chevaux dans cet endroit, nous descendîmes de notre juchoir, et nous allâmes vérifier l’assertion en touristes pleins de conscience. Nous commençâmes par les épiciers de gauche, et nous finîmes par ceux de droite, et, j’en jure par Hécate aux trois visages et par le Styx infranchissable, c’est une affreuse déception : figurez-vous quelque chose d’amer et de fade, un abominable arrière-goût de mélasse, comme du cassis tourné. Ô voyageur trop confiant ! ne buvez jamais de ratafia à Louvres ; que notre malheur ne soit pas inutile à l’humanité ! Dans le même lieu, nous vîmes par compensation un Hôtel-Dieu gothique, avec des ogives à pointes de diamant d’un caractère assez beau, et des mendiants si bien vêtus et de si bonne mine, que nous fûmes tentés de leur demander l’aumône.

Senlis, que nous laissâmes derrière nous, semblait nous poursuivre en nous montrant le ciel avec le grand doigt de son clocher. Hélas ! nous ne songions guère au ciel, mais bien à la table d’hôte ; car la faim, malesuada, nous éperonnait furieusement, et nous commencions à nous regarder avec des figures terribles, comme Ugolin et ses fils dans la tour : et si nous n’étions pas arrivés à Courtnay, lieu de la dinée, nous allions tirer au sort pour savoir qui de nous serait mangé par les autres.

Que le lecteur ne regrette pas le temps que nous avons mis à décrire les habitants temporaires de cette petite ville à quatre roues que l’on nomme diligence ; la roule n’avait exactement rien de curieux, la nature continuait à se moquer de moi et à garder ses airs de plan lavé : c’étaient toujours des peupliers semblables à des arêtes de poisson, des cultures bariolées comme le livre d’échantillons d’un tailleur, des feuillages de fer-blanc peint, et un sol de sciure de bois, des arbres, de la terre, et du ciel comme toujours ; pas le moindre petit point de vue, pas le plus petit site romantique et pittoresque.

Nous nous arrêterons ici, et nous laisserons l’imagination du lecteur se reposer sur une scène riante : qu’il se représente une grande table où rayonnaient sur une belle nappe blanche des constellations de plats et d’assiettes garnies ; plus, deux voyageurs enthousiastes, avec une douzaine d’autres voyageurs très positifs, à qui leurs serviettes passées autour du cou donnaient l’air de héros grecs dans leur chlamyde de marbre, ressemblance que confirmait encore la mine belliqueuse avec laquelle ils brandissaient leurs armes offensives.

II

Ô fallacieux aubergistes ! vous à qui l’on peut appliquer aussi justement qu’aux femmes le mot de Shakespeare : Perfides comme l’onde, Palforios machiavéliques, hôtes à double face, croyez-vous que, malgré mon apparente candeur, je ne me suis pas aperçu de votre diabolique invention pour faire perdre à de malheureux voyageurs mourants de faim dix des précieuses vingt minutes accordées par l’implacable conducteur pour prendre leur repas ?

Je dénonce au monde ambulatoire et touriste cette exécrable ruse, d’autant plus dangereuse, qu’elle se présente sous la forme d’une belle soupière de porcelaine opaque, à filets bleus, remplie d’un potage suffisamment étoile, ce qui éloigne d’abord toute méfiance ; mais ce bouillon, qui a plus d’yeux qu’Argus, a sans doute été fait dans la marmite du diable, avec un volcan pour fourneau, car il dépasse de plusieurs degrés la chaleur du plomb fondu, et bout encore dans l’assiette.

Mon acolyte Fritz, plongeant d’une façon résolue sa tête luisante à travers les tourbillons de tiède fumée qui s’élevaient de cette mixture insidieuse, en prit une énorme cuillerée ; du milieu de l’épaisse vapeur on entendit sortir un cri, et l’on vit bientôt le digne Fritz faisant une grimace horrible et tenant à la main comme un gant retourné les deux premières pellicules de sa langue.

Malgré notre faim plus que canine, instruits par ce fatal exemple, nous sommes forcés d’attendre et de laisser refroidir notre soupe ; car, pour tolérer une pareille température, il faudrait avoir le palais doublé, cloué et chevillé en cuivre. Les aubergistes le savent bien, et ils calculent en conséquence ; ce potage, si habilement maintenu à cent cinquante degrés centigrades, leur épargne trois ou quatre volailles et leur sauve complètement le dessert. Ce retard était d’autant plus douloureux, que le plus goguenard des coucous, nous regardant avec les deux trous par où on le remonte, comme avec deux prunelles, semblait nous mépriser infiniment et nous poursuivre de son tic tac ironique, qui nous disait en langage d’horloge : « L’heure coule, la soupe est toujours chaude. »

J’en appelle à toutes les civilisations antiques et modernes, y a-t-il rien de plus noir ?

Un autre inconvénient se présenta : quoique, mon ami et moi, nous eussions tâché de n’être pas à table à côté d’une dame, de peur d’être obligés de nous montrer honnêtes et galants, chose fort ennuyeuse quand on veut dîner sérieusement, nous ne pûmes éviter qu’il s’en trouvât une à notre droite. J’avoue que rien au monde ne me déplaît comme de donner à une inconnue, faite de façon à vous faire estimer heureux de ne l’avoir jamais rencontrée, la seule chose que je puisse manger d’un poulet, c’est-à-dire l’aile et le blanc. Fritz, qui vil ma douleur, tourna habilement la difficulté, en prenant au passage de l’assiette tout ce que le poulet pouvait avoir d’ailes. Par cette manœuvre savante, je ne pus offrir à la dame ni aile ni blanc, Fritz les ayant confisqués d’autorité ; je pris par contenance un petit morceau de peau grillée, et la dame désappointée n’eut pour sa part qu’une cuisse filandreuse et sèche comme elle-même ; puis, le magnanime Fritz, feignant d’avoir eu plus grands yeux que grand ventre, me repassa la moitié de sa capture : de cette façon je mangeai l’aile, et je n’eus pas l’air malhonnête, et le beau sexe de la diligence put garder une opinion favorable de moi.

Voilà de ces actions dont on se souvient jusqu’au monument, et qui forment des amitiés indissolubles : Oreste et Pylade, Énée et Achate, Thésée et Pirithoüs s’étaient sans doute rendu de pareils services à table d’hôte. Ô amitié ! quoique M. Alexandre Dumas t’appelle dans Antony un sentiment faux et bâtard, je te proclame ici une chose fort agréable et supérieure à l’amour, sous le rapport des ailes de poulet.

Cette bataille entre les aubergistes et les voyageurs, que l’on nomme dîner, s’étant terminée sans trop de désavantages pour nous, grâce à notre expéditive férocité, l’on nous remit en cage, et nous partîmes au grand galop.

Le petit être excentrique, dodelinant la tête plus fort que de coutume, grommelait entre ses dents : « Le mauvais dîner, oh ! mauvais en vérité ! » Puis il retombait en rêveries. Après quelques grimaces nerveuses plus fantastiques les unes que les autres, il plongea sa main osseuse dans une des poches de sa redingote, et en retira un portefeuille trop volumineux pour être celui d’un poète élégiaque ou d’un vaudevilliste. Il ouvrit son portefeuille, et tira d’un des goussets quelque chose de noir, qu’il se mit à observer d’un air de satisfaction indéfinissable. « Bon ! me dis-je en moi-même, c’est une boucle de cheveux de sa maîtresse ; il paraît que c’est un amoureux ; cependant, il a un drôle de nez et de singulières bottes. »

J’aime les amoureux, en étant moi-même un,

et je le regardai d’une façon plus bienveillante sans doute, car il me tendit le petit chiffon noir qu’il tenait à la main, comme à quelqu’un qu’il jugeait digne de le comprendre ; puis il demeura coi dans son angle, fixant sur moi des yeux dont la pupille était complètement entourée de blanc, les lèvres prêtes à se joindre derrière la tête dans un sourire, surhumain, et le front illuminé du plus rayonnant orgueil, attendant en silence l’explosion de mon étonnement.

Dignes lecteurs, fussiez-vous Œdipe (prononcez Édipe, comme Kean qui se prononce Kine), vous ne devineriez jamais ce que m’avait donné à examiner le petit monsieur hétéroclite dans l’intérieur de la diligence de Paris à Bruxelles.

Quand j’eus bien retourné la chose dans tous les sens, de l’air d’un singe qui tient une montre, l’être étonnant en redingote luisante me dit avec un ton de jubilation profonde et contenue :

« Eh bien ! monsieur, qu’y trouvez-vous ?

– C’est un petit habit de drap brun cousu de fil blanc, comme les malices de Gribouille : voilà ce que j’y trouve, monsieur, et rien de plus. Je ne vois pas trop ce qu’on pourrait faire d’un pareil habit. Est-ce que vous seriez, par hasard, directeur des hannetons savants ? »

L’individu fit un signe de tête négatif.

« Alors, vous êtes M. Gulliver, et vous revenez de Lilliput avec l’habit d’un des naturels de l’endroit ; pourriez-vous m’en montrer la culotte ?

– Je ne suis pas M. Gulliver, et je ne le connais pas ; je viens de Paris, où j’ai vendu quatorze de ces petits habits cent francs pièce, et je vais comme vous à Bruxelles, où nous arriverons demain soir, s’il plaît à Dieu et aux maîtres de poste ; mais regardez bien encore l’habit et surtout la couture. »

Je recommençai l’examen ; et je ne vis pas plus clairement que la première fois ce qu’il y avait de curieux dans cet habit de marionnette, hors son excessive petitesse.

– Vous ne voyez rien ? dit le petit être après m’avoir laissé le temps de recueillir mes idées.

– Pardieu, non ! lui répondis-je ; rangez-moi, si vous voulez, dans la classe des palmipèdes, ou dans telle classe de l’Institut que vous voudrez, mais je n’y comprends rien. »

Et je lui remis le petit habit, qu’il fit passer aux autres personnes de la voiture, qui ne se montrèrent pas plus intelligentes que moi.

Alors, avec la majesté d’un mystagogue, ou d’un poète orphéique qui dévoile une allégorie, il expliqua à l’assistance ébahie comme quoi c’était un modèle d’habit d’un seul morceau, cousu avec une seule couture ; problème non encore résolu jusqu’à nos jours. Le fil était blanc pour qu’on pût mieux suivre les méandres de cette unique et triomphante couture.

« Oui, il n’y a pas pour deux sous de drap là-dedans, et un centime de fil ; eh bien ! cela se vend cent francs, mais c’est l’invention qui se paye. »

Je lui répondis qu’un habit sans couture serait une invention supérieure et vaudrait bien deux cents francs, fût-il deux fois plus petit.

« Assurément, répondit-il après une minute de réflexion profonde, mais ce n’est possible qu’en caoutchouc. »

Je crus nécessaire, voyant l’intérêt violent qu’il y mettait, de donner des éloges excessifs à cette mirifique découverte, éloges qui exaspérèrent tellement son amour-propre, qu’il ne put garder plus longtemps l’incognito.

« Qui croyez-vous qui ait inventé cela, monsieur ! Peut-être pensez-vous que ce soit un autre ? non ! c’est moi ! J’ai une fameuse tête, allez ! Je suis tailleur ! » Il dit cela avec une expression de suffisance heureuse, très difficile à rendre, et exactement de la voix dont on dirait : « Je suis prince, » ou « virtuose ; » puis il ajouta d’un ton plus humain : « Pour le civil et le militaire, rue d’Or, à Bruxelles. »

« Diable, dis-je à part moi, l’aventurier est un prince, l’idiot est un esprit, le chat qui dort un chat qui guette, et mon poète élégiaque un estimable tailleur. »

Me voyant taciturne, il se mit à parler de sa profession avec un lyrisme transcendantal, qui me rappela plus d’une fois le petit perruquier enthousiaste qu’Hoffmann a si bien peint dans l’Élixir du Diable. Mais ce n’était pas seulement à la confection des habits qu’il bornait son esprit inventif ; il venait de trouver le moyen de faire des moulins à eau sur les plus hautes montagnes ; découverte aussi utile que celle d’établir des moulins à vent au fond des puits. Il m’expliqua si bien le mécanisme de sa machine, que j’avoue à ma honte que la chose me parut non seulement possible, mais facile, et que si je n’en donne pas la description ici, c’est de peur que quelque ingénieur ne profite du procédé de mon ami de l’Aiguille et de son associé le charpentier ; il se proposait, du reste, de demander un brevet.

Pendant toutes ces conversations, les arbres filaient toujours, à droite et à gauche ; les teintes roses de l’horizon devenaient violettes ; le paysage s’embrouillait, et le soleil, au milieu de la brume, avait l’air d’un œuf sur le plat ; ce qui est humiliant pour un astre à qui M. Malfilâtre a fait une odeur trouvée admirable par d’Alembert.

La différence de température, et la fraîcheur de la nuit qui venait, ayant fait ruisseler sur les vitres une sueur abondante et perlée, qui m’empêchait de distinguer les objets déjà estompés par l’ombre une bouffée de brise glaciale me faisant rentrer la tête chaque fois que je la sortais, comme un colimaçon dont on frappe les cornes, je renonçai à mon rôle d’observateur, et je m’établis dans mon coin le moins incommodément qu’il me fut possible. Pour Fritz, il s’avisa d’un moyen de dormir, qu’un autre eût employé pour se tenir éveillé : il noua son foulard par les deux bouts à la vache de la voiture, passa son mufle dans cette espèce de licol, et but bientôt, à pleines gorgées, à la noire coupe du sommeil. Ce qui m’a beaucoup surpris, c’est qu’il ne se soit pas étranglé bel et bien ; apparemment que Dieu, toujours bon, toujours paternel, veut lui épargner la peine de se pendre lui-même.

Tout le monde dormit bientôt du sommeil des justes, dans la diligence, excepté le centenaire anacréontique, qui lâchait des mots à triple entente et courtisait de près la femme aux trente-deux, dents couleur d’or, dont les poteries rendaient des sons de plus en plus inquiétants ; le pâle frère de la Mort, contre lequel je luttais depuis deux heures, me jeta tant de sable dans les yeux, que force me fut de les fermer, comme le reste de la compagnie. Il existe donc nécessairement ici une lacune dans les descriptions et les évènements ; j’en demande pardon au public, mais il me fut impossible de ne pas céder à la nature, lui ayant résisté toute la nuit précédente en faveur de l’Amitié, à qui je faisais mes adieux.

Un cahot assez violent me réveilla, et j’entendis la voiture rouler sourdement comme sur une espèce de plancher ; je baissai la glace, et je distinguai dans l’obscurité une autre obscurité plus opaque et plus intense, comme du velours-noir sur du drap noir : c’était Péronne où nous entrions déjà depuis une demi-heure, en passant par une complication de portes et de ponts-levis tout à fait décourageants, et qui aident beaucoup à expliquer la virginité de la susdite Péronne. En traversant une espèce de place, j’entrevis, à la lueur de deux ou trois étoiles qui avaient mis la tête à la lucarne d’un nuage, une tour à quatre pans vaguement ébauchée. C’est tout ce que je distinguai. Après avoir roulé encore dans quelques rues étroites, dont la pesante diligence faisait trembler les maisons, nous sortîmes par autant de portes que nous étions entrés.

Péronne traversée, je me rendormis ; quand je rouvris les yeux, le petit jour commençait à poindre ; l’aurore avait des pâleurs charmantes, comme une jeune mariée, et je crois réellement qu’elle n’avait pas couché cette nuit-là dans le lit de son vieil époux. Quant au soleil, qui se faisait attendre, je pense qu’il l’avait passée à boire au cabaret, à jouer au brelan chez Mme Thétis, car il avait les yeux passablement rouges.

Nous n’étions pas loin de Cambrai. – L’aspect du pays était complètement différent. La température s’abaissait considérablement, et nous nous attendions à toute minute à voir paraître les ours blancs et les bancs de glaces flottants. – Ce ne fut guère que sous cette latitude que je m’aperçus que je n’étais plus à Pantin ou à Bagnolet : le type français s’efface pour céder le pas au type flamand ; c’est aussi vers cet endroit que l’usage des bas et des souliers commence à être inconnu, et où l’on prend tant de soin de laver les maisons, que l’on ne se lave jamais la figure.

III

Que vous dirai-je de Cambrai, sinon que c’est une ville fortifiée dont François Salignac de Lamothe de Fénelon était autrefois archevêque, ce qui lui valut le titre de cygne de Cambrai, par opposition à l’aigle de Meaux ? En fait de cygne, lorsque j’y suis passé, je n’y ai vu qu’un magnifique troupeau d’oies, les unes blanches, les autres tachetées de gris.

Une ville fortifiée, et à la Vauban encore, c’est-à-dire tout ce que l’on peut imaginer de plus laid et de plus triste au monde. – Figurez-vous trois murailles de briques faisant des zigzags à n’en plus finir, séparées par des fossés remplis de roseaux, de joncs, de nénufars, de pommes de terre, et généralement de toute espèce de choses, excepté de l’eau, bien entendu ; trois murailles qui n’ont d’autre ornement que des embrasures de canons, avec des volets peints en vert, et qui sont toutes les trois exactement pareilles. – La couleur rose tendre de la brique, et le vert pacifique de ces volets qu’on ouvre tous les matins pour faire prendre l’air aux canons, sont de l’effet le plus singulier et le plus pastoral du monde.

Je me flatte d’être très ignorant en architecture militaire et en stratégie ; et j’avoue que ces fortifications si vantées me paraissent plutôt faites pour y mettre de la vigne, ou des pêchers en espalier, que pour défendre une ville.

Il me faut des donjons, des tours rondes et carrées, des remparts superposés, des mâchecoulis, des barbacanes, des ponts-levis, des herses et tout l’appareil des anciennes forteresses ; les lunettes, les cuvettes, les casemates, les bastions, les contrescarpes et les demi-lunes me sont peu agréables ; je suis comme Mascarille, j’aime mieux les lunes entières.

À quoi sert d’ailleurs une ville fortifiée, sinon à être prise ? S’il n’y avait pas de villes fortifiées, il n’y aurait pas de sièges, et je ne vois pas ce qui empêche de passer à côté de ces forteresses si virginalement retranchées sous leurs jupons de murailles et leurs vertugadins de pierre.

Les villes fortifiées me semblent, à vrai dire, malgré leur air prude, de franches coquettes très capables de laisser chiffonner au dieu Mars leurs collerettes de créneaux, et beaucoup plus promptes à dénouer leur ceinture de tours pour entrer dans le lit du vainqueur, qu’on ne pourrait le croire d’après leur réputation sauvage et farouche. On y a ménagé aux ennemis toutes les facilités possibles pour y entrer avec agrément, par une infinité de petits chemins tout parsemés de roses, et entretenus très soigneusement : les talus et les glacis forment des pentes douces qui invitent à grimper ceux qui en auraient le moins envie.

Dans Cambrai, où l’on déjeuna, je ne vis rien de remarquable qu’une gigantesque affiche de la Presse et une autre de dimension plus modeste, qui faisait savoir aux dignes habitants du lieu qu’on donnait ce soir-là au théâtre de ville la superbe pièce d’Édouard en Écosse, généralement admirée à Paris, et jouée par les premiers talents ; puis, une assez belle tour à droite du chemin, que je n’eus pas le temps d’examiner.

Une chose qui me frappa, c’est que toutes les rues étaient sablées d’une poussière bleue ; trois ou quatre voitures de charbon de terre que je vis passer, et qui tamisaient, en marchant, une poudre impalpable, m’expliquèrent le pourquoi. J’avais déjà pris mon crayon pour écrire sur mon carnet :

« Dans ces régions éloignées et non décrites, par un phénomène assez étrange, la terre est bleue ; » beaucoup d’observations de voyageurs ne sont pas mieux fondées.

Voici donc, pour en finir avec Cambrai, l’aspect de l’endroit que nous livrons bénévolement aux amateurs de couleur locale. – Terre bleue ; ciel, eaux du Nil plombées ; maisons, feuilles de roses sèches ; toits, violet d’évêque ; habitants, potiron clair ; habitantes, jaune paille. – Cambrai est une excellente ville pour encadrer un roman intime ; si nous nous livrions à ce genre de divertissement, nous en aurions levé le plan, et nous y aurions mis une ou deux paires de héros et d’héroïnes plus ou moins adultères et phtisiques, ce qui eût été du meilleur effet.

Cambrai passé, la campagne prit un caractère tout différent de ce que j’avais vu jusqu’alors ; l’approche du Nord se faisait déjà sentir, et il vous arrivait dans la figure quelques bouffées de son haleine glaciale. J’avais quitté Paris la veille en chemise et par une chaleur de vingt-six degrés ; je trouvai en vingt heures de distance que ma vertu n’était pas un habit suffisant, et je m’emmaillotai soigneusement dans mon manteau.

Je n’ai jamais rien vu de plus gracieux et de plus frais que le tableau qui se déroula devant mes yeux au sortir de cette vieille vilaine ville, tout enfumée et toute noire de charbon.

Le ciel était d’un bleu très pâle qui tournait au lilas clair en s’approchant de la zone de reflets roses que le soleil levant suspendait au bord de l’horizon. Le terrain ondulait mollement, de façon à rompre la monotonie des lignes presque toujours plates dans ce pays, et de petits lisérés d’azur terminaient harmonieusement la vue de chaque côté du chemin ; d’immenses plantations d’œillettes tout emperlées de rosée frissonnaient doucement sous l’haleine du matin, comme les épaules d’une jeune fille au sortir du bal ; la fleur d’œillette est presque pareille à celle de l’iris, d’un bleu délicat, où le blanc domine ; ces grandes nappes azurées avaient l’air de morceaux de ciel qu’une lavandière divine aurait étendus par terre pour les faire sécher. Le ciel lui-même ressemblait à un carré d’œillettes renversé, si la comparaison vous plaît mieux tournée de cette manière ; pour la transparence, la finesse et la légèreté du ton, on eût dit une des plus limpides aquarelles de Turner ; il n’y avait cependant que deux teintes dominantes, du bleu pâle et du lilas pâle ; çà et là quelques bandes de ce vert prasin que les peintres appellent vert Véronèse, deux ou trois traînées d’ocre et de lueurs blondes accrochant quelques bouquets d’arbres lointains, voilà tout. Rien au monde n’était plus charmant ; ce sont de ces effets qu’il faut renoncer à peindre et à décrire, et qui se sentent plutôt qu’ils ne se voient.

À mesure que la voiture avançait, la vue s’élargissait, de nouvelles perspectives s’ouvraient de tous côtés. De petites maisons de briques, enfouies dans des feuillages, et rouges comme des pommes d’api montées sur de la mousse, s’avançaient curieusement entre deux branches pour nous regarder passer. On voyait miroiter des eaux sous les rayons obliques, et s’écailler brusquement comme une paillette d’argent le toit d’ardoise de quelque clocher ; de grandes trouées laissaient pénétrer l’œil dans des prairies du vert le plus amoureusement printanier que l’on puisse rêver, et découvraient mille petits sites calmes et reposés, d’une intimité toute flamande et du charme le plus attendrissant.

Il y avait surtout de petits sentiers, de vrais sentiers d’école buissonnière, qui venaient aboutir au grand chemin en filant le long de quelque muraille de clôture ou de quelque haie d’aubépine, avec des airs incultes et sauvages les plus engageants du monde, et qui me ravissaient fort. J’aurais voulu pouvoir descendre de voiture et m’enfoncer à tout hasard dans un de ces sentiers qui, assurément, devait mener dans les endroits les plus agréables et les plus pittoresquement champêtres. On ne peut s’imaginer combien d’idylles dans le genre de Gessner ces petits chemins m’ont fait composer, dans quels océans de crème ma rêverie s’est plongée à propos d’eux, et combien d’épinards au sucre ils ont fait hacher à mon imagination !

Nous traversions fréquemment des hameaux, des villages, des bourgs entièrement bâtis en briques, d’une propreté charmante, et si mignonnement construits en comparaison des hideuses chaumières des environs de Paris, que je ne revenais pas de ma surprise.

Toutes ces maisons zébrées de blanc et de rouge, chamarrées des dessins formés par les différentes manières de poser la brique, avec leurs contrevents peints et vernis, leurs corniches en saillie, leurs toits d’ardoise violette, leurs puits en guérite festonnés de houblon ou de vigne vierge, font l’effet de ces villes de bois colorié qu’on envoie de Nuremberg dans des boîtes de sapin pour les étrennes des enfants. Les proportions sont plus grandes nécessairement, mais c’est la même chose. On pourrait donner un de ces villages au jeune Gargantua pour lui servir de jouet.

On croirait que de telles maisons doivent renfermer des habitants grassouillets, propres et bien vêtus ; mais on aurait tort de juger de l’escargot par la coquille. On place volontiers, contre ces fenêtres à vitrage de plomb encadrées de plantes grimpantes, quelque vaporeux profil de blonde jeune fille, se retournant au bruit des chevaux, ou travaillant à son petit rouet,

Œuvre de patience et de mélancolie.

On se figure quelque jeune mère, debout, sur le pas de sa porte, avec son nourrisson au bras, et se détachant pure et lumineuse sur le front sombre et bitumineux de la salle basse, avec un grand chien qui la regarde tendrement et jappe à petit bruit, comme pour exprimer qu’il prend part à cette joie et à ce repos domestique.

Au lieu de cela, de vilaines créatures, hâlées comme si elles eussent fait la campagne d’Afrique, et si laides, que les plus jeunes paraissaient avoir soixante ans. Ces infantes, pour la plupart, pétrissaient la crotte à cru avec de grands pieds plats auxquels il ne manquait que d’être palmé, et laissaient flotter fort négligemment le pli supérieur de leur robe. Si c’était une coquetterie, elle était mal entendue, et cette exhibition n’avait rien d’engageant ; mais je crois qu’elles n’y entendaient pas malice.

Ajoutez à cela quelques petits enfants morveux, en chemise beaucoup plus courte par-devant que par-derrière, sans bas, sans souliers, dont les jambes nues et rouges de froid ressemblaient à des carottes bifurquées, se battant à coup de mottes de terre sur le bord des fossés, ou jouant sur le pas des portes, et vous aurez un tableau très exact de la population de ces délicieuses maisonnettes.

Victor Hugo appelle quelque part les habitants d’une admirable petite ville de Bretagne les punaises de ces magnifiques logis. Cela est vrai de toutes les villes qui ne sont pas des villes capitales ; le mot a paru exorbitant aux Bretons et même à quelques Parisiens ; mais il ne semble que suffisant quand on est sur les lieux. – L’homme est de trop presque partout, et les figures ne valent presque jamais le paysage.

Toutes les fois que la voiture passait par un village, il s’élevait subitement, du fond des fossés, de derrière les haies, du fumier des basses-cours, une meute de petits garçons albinos, avec de longues mèches de cheveux d’un blond de filasse éparpillés : sur les yeux, qui la suivaient jusqu’à la limite extrême en faisant la roue, et en piaulant sur un ton plaintif le seul monosyllabe cents, cents, dont je ne compris que plus tard la signification terrible. Ces petits garçons, dont plusieurs sont des petites filles qui font la roue aussi prestement que les autres, remplissent l’emploi des chiens, qui est d’aboyer autour des voitures et de mordre les jarrets des chevaux. Une place de chien est, dans ce pays-là, une véritable sinécure ; seulement les chiens sont mieux vêtus, moins sales, et ne demandent pas de cents : triple avantage.

À propos de chiens, je dois consigner ici cette remarque importante, qu’ils deviennent de plus en plus rares, à mesure que l’on progresse vers les régions polaires et la zone arctique ; les chats sont aussi en fort petit nombre, je n’en ai vu que cinq dans tout mon voyage : ils étaient d’un pelage gris fauve, rayé de quelques bandes noires. Ces pauvres animaux avaient l’air de ne pas souper tous les jours et de manger peu, mais rarement, contrairement au précepte de l’école de Salerne. Pour en finir avec la zoologie, je n’ai vu que deux papillons blancs, qui traversèrent le champ de ma lunette entre midi et une heure ; en revanche, j’ai vu beaucoup de Wallons en blouse et en casquette. Les moulins à vent (observation de murs qui n’est pas à négliger) varient singulièrement dans leur forme. Ce n’est plus le classique moulin, carré, tournant sur un pivot : c’est une tour élégante, dont le toit seul et les ailes sont mobiles ; quelques-uns portent au col une collerette de charpente, d’un effet très pittoresque. Si ma description succincte ne vous suffit pas, je vous renvoie à un charmant petit tableau de Camille Roqueplan, qui était au dernier salon, où vous verrez une collection de moulins, les plus bouffons et les plus flamands du monde. J’ajouterai ici, car vous n’en trouveriez pas le modèle dans le tableau que je vous indique, que j’en ai même remarqué un muni d’un seul aileron qui s’agitait de l’air le plus démanché et le plus risible qu’on puisse voir. Je le recommande à Godefroy Jadin, le Raphaël des moulins à vent.

Je ne parlerai pas de Bouchain, qui est une ville si forte, que je suis passé à côté sans l’apercevoir. Si vous me permettez, nous sauterons quelques ! postes, et nous serons à Valenciennes.

C’est à peu près vers cette ville que commençai une mauvaise plaisanterie qui se prolongea tout le temps de notre voyage : de quart d’heure en quart d’heure, nous traversions des cours d’eau, et des façons de rivière de province, et, comme des voyageurs ignorants et consciencieux, nous demandions à quelque Wallon plus ou moins stupide :

« Monsieur, le nom de la rivière ?

– C’est l’Escaut, monsieur.

– Ah ! fort bien. »

Plus loin, nouvelle rivière, nouvelle question :

« Et ceci, monsieur le Wallon, auriez-vous l’obligeance de me dire ce que c’est ?

– Certainement, monsieur ; c’est l’Escaut canalisé.

– Monsieur, j’en suis bien aise ; j’aime les canaux : c’est un bienfait de la civilisation. Mais il ne faut pas en abuser cependant. »

Le Wallon restait dans l’attitude calme et simple qui convient à une conscience pure ; il n’avait pas l’air de comprendre l’intention majestueuse du dernier membre de phrase.

« Et là-bas, où je vois des bateaux à voile rouge et à gouvernail vert pomme ?

– L’Escaut, monsieur, l’Escaut lui-même. »

Nous nous étions si bien habitués à cette réponse, que lorsque nous arrivâmes au bord de la mer, à Ostende, mon camarade Fritz ne voulut jamais contenir que ce fût l’Océan, et il soutint mordicus, unguibus et rostro, que c’était encore l’Escaut canalisé. On eut toutes les peines du monde à le faire sortir de là, et, quoiqu’il ait bu l’onde amère, comme Télémaque, fils d’Ulysse, il n’est pas encore bien sûr de son fait.

J’entrai dans Valenciennes avec une idée de broderies et de dentelles qui ne me quitta point : j’aurais voulu que toute la ville fût découpée et festonnée à jour, et je demeurai désagréablement surpris en y voyant très peu de valenciennes. La silhouette de Malines se dessine involontairement sur le fond de mon esprit en mille petits filaments d’une ténuité excessive, et que brodent des fleurs et des ramages d’une délicatesse idéale, comme dans une architecture gothique ouvrée par des fées. – Alençon est forcément un point d’alençon, et c’est avec beaucoup de peine que j’y admets des maisons en plâtre et en pierre. Toutes les villes célèbres par un produit, se configurent à mon imagination par ce produit même. À combien de déceptions de pareils préjugés exposent un honnête touriste !

Valenciennes est, du reste, une jolie petite ville, avec quelques maisons Renaissance, un hôtel de ville du commencement de Louis XIV, et une église dans le goût florentin. C’est à Valenciennes que je vis, pour la première fois, sur les murs, cette inscription formidable, qui s’est reproduite invariablement de dix maisons en dix maisons, jusqu’à la fin de cette odyssée merveilleuse :

 

VERKOOPT MEN DRANKEN.

 

Ce qui signifie en loyal flamand : Ici l’on vend à boire, ou bien en français belge : Ici l’on van de boison (sic). C’est aussi à Valenciennes qu’on me rendit, pour l’argent que je donnai, je ne sais quelle fabuleuse petite monnaie de cents et de pièces de plomb marquées d’un double W couronné, où le diable n’aurait rien compris, et qu’on me présenta un tuyau de paille de chanvre au lieu d’allumette pour mettre le feu à mon cigare.

Dans la grande rue de Valenciennes, j’aperçus le premier et le seul Rubens que j’aie jamais vu dans mon voyage à la recherche de la chevelure Monde et du contour ondoyant ; c’était une grosse fille de cuisine, avec des hanches énormes et des avalanches d’appas prodigieuses, qui balayait naïvement un ruisseau, sans se douter le moins du monde qu’elle était un Rubens très authentique. Cette rencontre me donna bon espoir : espoir trompeur !

Valenciennes est la dernière ville française ; il n’y avait plus que quelques lieues pour atteindre la frontière. J’écurai soigneusement ma lorgnette pour ne rien perdre des choses étonnantes que j’allais sans doute voir. Fritz lui-même mit la Fleur des Exemples dans sa poche.

De grandes cheminées d’usines, en briques roses, donnent à toute cette portion du pays un air égyptien fort peu flamand. Beaucoup de maisons, aussi de briques rouges, sont disséminées le long de la route ; elles portent toutes le millésime de l’année où elles ont été bâties ; la plus ancienne ne remonte pas au-delà de 1811. À droite et à gauche, des clochers s’élèvent fréquemment par-dessus cette forêt de cheminées et déchirent la toile grise de l’horizon.

Nous nous croisâmes avec plusieurs voitures d’une configuration particulière, à ridelles fort longues et fort évasées, entièrement peintes de ce bleu de ciel réservé autrefois aux boutiques de perruquier. Les chevaux n’étaient pas attelés de même que ceux de nos charrettes ; ils n’avaient qu’un collier et étaient du reste entièrement nus.

Enfin nous arrivâmes à un endroit où l’on nous fit descendre de voiture, et où l’on porta nos paquets dans une espèce de hangar pour les visiter. Nous n’étions plus en France. Je fus fort étonné de ne pas éprouver une sensation violente. Je croyais qu’un cœur un peu bien situé devait donner au moins vingt pulsations de plus à la minute en quittant le sol adoré de la patrie ; je vis qu’il n’en était rien. Je croyais aussi, qu’une frontière était marquée de petits points et enluminée d’une teinte bleue ou rouge, ainsi qu’on le voit dans les cartes géographiques ; je me trompais encore.

Un café, intitulé Café de France, orné d’un coq qui avait l’air d’un chameau, marquait l’endroit où finissait le territoire français. Un estaminet, à l’enseigne du Lion de Belgique, indiquait la place où commençaient les possessions de Sa Majesté Léopold. L’enseigne de cet estaminet ne nous donna pas une bien haute idée de l’état actuel des arts en ce bienheureux pays de contrefaçon. Recette générale : Voulez-vous faire un lion belge ? ne prenez pas un lion ; prenez un caniche adolescent, mettez-lui une culotte de nankin, une perruque de filasse et une pipe à la gueule, et vous aurez un lion belge, qui fera un excellent effet au-dessus de l’inscription : Verkoopt men dranken.

Je me donnai le plaisir, pendant que les douaniers fouillaient ma valise, de faire plusieurs fois le voyage de France en Belgique et de Belgique en France. Une fois même je me tins un pied sur la France et l’autre sur la Belgique. Le pied droit, qui posait sur la France, ne sentit pas, je l’avoue à ma honte, le moindre picotement patriotique. Fritz, s’avançant de mon côté, me demanda si je ne baiserais pas le sol de la patrie avant de remonter en diligence. Nous cherchâmes vainement une place propre pour accomplir ce pieux devoir ; mais il faisait une boue d’enfer, et nous fûmes forcés de renoncer à cette formalité indispensable. D’ailleurs il se présentait une autre difficulté, à savoir : si un pavé pouvait passer pour la terre natale ; et nous n’avions que des pavés à embrasser !

En attendant que la visite fût finie, nous nous jetâmes, tout altérés de couleur locale et crevant en outre de soif, dans le triomphant estaminet du Lion belge, où nous nous répandîmes dans le corps plus de bière qu’il n’en pouvait raisonnablement tenir. Ce fut un déluge de faro, de lambick, de bière blanche de Louvain, à mettre à flot l’arche de Noé. Nous prîmes aussi du café belge, du genièvre belge, du tabac belge, et nous nous assimilâmes la Belgique par tous les moyens possibles.

Étant retourné sous le hangar, j’assistai à l’ouverture des malles des deux dames du coupé, dont j’avais si subtilement évité la compagnie et le perroquet. C’était une singulière collection d’oripeaux, de blondes jaunes, de pots de pommade et autres ustensiles plus ou moins congrus. L’une de ces dames, si respectables à cause de leur grand âge, était une modiste parisienne qui s’en allait en Russie ; l’autre une cantatrice portugaise qui s’en allait en Angleterre. Comme j’étais occupé à regarder ces brimborions intimes, car une malle ouverte est souvent la révélation de la vie entière d’une personne, je me sentis baiser la main par-derrière. Je me retournai vivement pour voir la divinité à qui j’avais inspiré une passion si subite, et j’en augurais déjà bien pour mes futures bonnes fortunes en pays étranger. Je vis une espèce de jeune homme en blouse bleue, d’un aspect équivoque, qui souriait bêtement avec une grande gueule qui lui servait de bouche.

Je ne comprenais rien à cette comédie ; un douanier me mit au fait : c’était une mendiante idiote, habillée en homme, qui aidait quelquefois à décharger les paquets, et qui demandait l’aumône de cette manière. Je lui jetai vite un sou pour m’en débarrasser. Fritz lui en donna deux ; elle lui baisa sa botte forte tendrement. Pour trois, je ne sais trop ce qu’elle lui aurait baisé.

IV

Je suis réellement désireux autant que vous, mon cher lecteur, d’arriver à la fin de mon voyage ; je meurs d’envie d’être à Bruxelles, comme si j’avais fait une banqueroute frauduleuse : mais j’ai beau éperonner ma plume lancée au grandissime galop sur cette route de papier blanc, qu’il faut rayer d’ornières noires, je n’avance pas, je ne puis que suivre cette grosse diligence chargée de paquets et de Wallons, et traînée depuis quelques heures par des chevaux également wallons. J’aurai mis moins de temps à faire le tour de la Belgique qu’à écrire ces quatre misérables chapitres.

Comme la jeune souris sortie pour la première fois de son trou, je suis enclin à prendre des taupinières pour des montagnes, et à raconter comme des choses étranges et merveilleuses les évènements les plus simples du monde. J’ai dû faire et je ferai sans doute des observations de la plus haute ingénuité. Mes remarques seront un peu dans le genre de celles de ce Chinois venu à Paris, et qui, entre autres choses singulières, écrivit sur ses tablettes qu’il avait vu des maisons si hautes que l’on pouvait du toit cueillir les étoiles avec la main, des femmes qui se coupaient les ongles, et des jeunes hommes, de vingt ans au plus, qui lisaient couramment dans toutes sortes de livres ; ou bien encore de la façon de cet Anglais, qui s’étonnait fort que de tout petits enfants parlassent très bien l’italien en Italie.

Je voudrais décrire les pavés un à un, compter les feuilles des arbres, rendre l’aspect des objets, et même noter d’heure en heure la teinte et la forme des nuages, et si je n’étais retenu par une honte virginale, j’écrirais des choses comme ceci :