I
Un Ambassadeur en congé
Il y avait un an que le baron d’Hyver avait quitté l’ambassade de
Berlin, et qu’il habitait un château situé sur les bords de la
Meuse, à peu de distance de Mézières. Là, il mettait de côté les
allures diplomatiques : il était devenu à la fois régisseur et
fermier ; sans souci de la pluie ou du soleil, il sortait de
grand matin, vêtu d’une houppelande chaude ou d’une blouse légère,
suivant la saison, et armé d’un gourdin ; il faisait trois ou
quatre lieues dans sa journée. Tout l’intéressait : les
champs, les bois, les bestiaux ; et il trouvait plus de
plaisir à causer avec un paysan français qu’avec un seigneur
allemand.
Vincent, Pierre, Françoise et Jeanne avaient souvent répété que
c’était bien agréable d’avoir un papa ambassadeur, parce qu’on ne
restait pas toujours dans le même pays, qu’on voyait des villes
dont le nom était à peine lisible sur la carte, et qu’enfin on
recevait beaucoup de bonbons et de joujoux ; ils subissaient
maintenant la même influence que leur père. Si la mère n’avait
veillé de très près sur ses enfants, frères et sœurs eussent
volontiers pris les allures des petits paysans du village.
Mme d’Hyver se reposait de sa vie forcément mondaine ; elle ne
trouvait rien à redire au séjour un peu sauvage des Ardennes.
Les enfants n’avaient pas encore d’autres maîtres que leurs
parents ; en d’autres termes les études n’avaient rien de bien
sérieux, et les jours de congé étaient fréquents. Toutefois les
plaisirs des frères et sœurs étaient peu variés : cueillir de
la bruyère dans la forêt, ramasser des châtaignes et voir monter et
descendre sur la Meuse de grands bateaux chargés de charbon. Une
promenade en barque s’ajoutait quelquefois à ce programme pendant
la belle saison. Un matin du mois de septembre, M. d’Hyver annonça
à ses enfants que le projet d’aller en bateau jusqu’à Monthermé
allait enfin se réaliser. On avait promis à la nourrice de Vincent
d’aller déjeuner chez elle, et il était grand temps d’accomplir
cette promesse.
Le bateau de promenade est commandé ; sur le coup de neuf
heures, les enfants, prêts à partir depuis une heure au moins, ont
enfin la joie d’entendre dire : « Eh bien ! prévenez
Angèle, » qui, selon son habitude, se fait attendre.
La bonne Angèle se fit effectivement attendre dix minutes ; la
brava fille avait l’habitude de ne jamais quitter l’appartement de
sa maîtresse sans que tout y fût dans un ordre parfait.
Le nom d’Angèle retentissait de tous côtés dans la maison.
La voici enfin ; la porte s’ouvre, Pierre et Vincent couraient
en avant, lorsque le bruit d’une voiture et les claquements du
fouet d’un postillon se firent entendre.
Les enfants se hâtèrent de rejoindre leurs parents. On se regarde
avec surprise. Qu’est-ce que c’est que cette voiture ? Où
va-t-elle ? plus de doute, elle se dirige résolument vers le
château ; elle entre dans la cour, et devinez quelle est la
personne qui en descend : c’est Mme Decosne, c’est la
grand’mère, qui adresse un gracieux bonjour aux hôtes qu’elle vient
surprendre.
Grande joie ! On oublie le plaisir d’aller en bateau, de voir
les fours embrasés, des ouvriers soufflant dans des bâtons
troués ; on était tout au bonheur de voir cette grand’mère si
gentille.
Lorsque la grand’mère eut reçu les caresses de ses enfants et les
eut rendues avec usure, Mme d’Hyver ne perdit pas un instant pour
s’informer du motif qui avait pu déterminer sa mère à quitter
Paris, où elle devait passer encore quelques semaines.
« On dit, chère enfant, que ton mari est menacé de partir
prochainement pour Pétersbourg. J’ai voulu vous voir avant le
départ, si départ il y a ; m’assurer si je pourrais, le cas
échéant, être bonne à quelque chose.... si vous exposeriez les
enfants aux rigueurs du climat de la Russie.
— Chère mère, répondit l’ambassadeur en baisant la main de Mme
Decosne, ne troublons pas la joie de vous voir parmi nous ; si
je dois réellement aller à Pétersbourg, le ministre ne tardera pas
à m’en informer. »
Quelques instants plus tard, la grand’mère, escortée de ses
petits-enfants, se disposait à monter dans son appartement, lorsque
les frères et sœurs lui barrèrent le passage, se disputant le
plaisir de porter le menu bagage de la bonne maman. Vincent et
Pierre voulaient faire râfle de tous les paquets. Françoise et
Jeanne, tout en combattant vaillamment, étaient sur le point de
lâcher un parapluie, lorsque le père vint au secours de ses petites
filles, et fit la part de chacun.
Une heure se passa avant que Mme Decosne pût fermer sa porte et
quitter sa robe de voyage. Pendant que Marianne, sa femme de
chambre, déballe et met tout en ordre, elle ferme les yeux et
semble même plongée dans un profond sommeil ; mais elle ne
dort pas, la bonne grand’mère, elle songe à la séparation, et comme
toujours, elle tâche de se raisonner et de voir le bon côté des
choses. Un voyage, si long qu’il soit, en compagnie d’un mari qu’on
aime, n’offre que de l’agrément ; l’ambassade française est
toujours une habitation confortable ; ma fille a une bonne
santé, ce n’est pas pour elle que je crains, mais les
enfants ! Françoise et Jeanne, ces jolies fleurs ont besoin de
soleil pour s’épanouir ; elles s’étioleront à l’ombre.
L’incertitude de M. d’Hyver ne fut pas de longue durée ; trois
jours après l’arrivée de sa belle-mère, il recevait l’ordre de se
rendre à Pétersbourg. Il accepta sans hésiter ; la pensée
d’accomplir un devoir n’entrait pas seule dans cette
détermination : M. d’Hyver n’était pas fâché de voir le nord
de l’Europe, d’étudier en Russie la société russe. Sa femme
l’accompagnerait, c’était chose convenue d’avance, mais les
enfants ! quoique Vincent et Pierre fussent bien jeunes
encore, on aurait pu à la rigueur les mettre au collège. Et ces
chères petites filles, serait-il sage de les emmener !
M. d’Hyver communiqua à sa femme la lettre du Ministre et lui
exposa son plan :
« Nous mettrons nos garçons au collège et nous confierons nos
filles aux religieuses qui t’ont si bien élevée. Nul doute qu’elles
ne soient bien soignées, et le plaisir d’être avec d’autres enfants
séchera bien vite leurs larmes.
— C’est ce que je redoute, mon ami. Je ne supporte pas la pensée
que mes enfants s’habituent à mon absence, qu’ils n’en souffrent
pas un peu.
— Aline, c’est de l’égoïsme !
— Je ne prétends pas le contraire, mais on doit tout pardonner à
l’amour maternel.
— Allons, chère amie, faisons bonne contenance jusqu’à ce
soir ; ta mère a voix au conseil, c’est une femme sage,
prudente et d’un bon jugement. Ses avis nous ont toujours été
utiles, je te prie de ne pas l’influencer. »
Les parents ne laissèrent rien paraître de leurs
préoccupations ; ce fut seulement après la retraite des
enfants qu’ils tinrent conseil sur le meilleur parti à prendre.
« Eh bien, dit Mme Decosne, nous voilà entre gens
raisonnables, causons sérieusement. Allez-vous à Pétersbourg, mon
cher Léon ?
— Oui, je crois qu’il est sage d’accepter ; c’est aussi l’avis
d’Aline.
— Emmenez-vous les enfants ?
— Hélas ! nous redoutons le climat pour eux ; nous nous
résignons à mettre Vincent et Pierre au collège, quoiqu’ils soient
bien jeunes, et nous confierons Françoise et Jeanne aux bonnes
sœurs qui ont élevé Aline. Que vous en semble ?
— C’est raisonnable ; toutefois, j’avais conçu un autre
plan....
— Parlez, vos conseils nous sont toujours précieux, dit la mère
avec l’accent de quelqu’un qui pressent un secours.
— Je me demande si une mère ne pourrait pas, en cette circonstance,
venir en aide à ses enfants. Je ne suis plus jeune, je ne le sais
que trop ; néanmoins, j’ai encore de la force et de l’énergie,
et je n’aurais aucune appréhension si j’étais secondée par M.
Berger, qui a élevé ton frère, Aline, et que je n’ai jamais perdu
de vue, depuis que je suis veuve. M. Berger n’est plus jeune, mais
il a conservé le goût de l’étude, c’est par l’étude qu’il résiste à
l’envahissement de la vieillesse ; son jugement est toujours
sûr, son intelligence toujours vive et nette ; jusqu’ici sa
santé a été inaltérable, et je suis assurée qu’il consentirait à
consacrer quelques heures de sa journée à mes petits-fils.
— Oh ! mère chérie, s’écria Mme d’Hyver, comme vous êtes
toujours dévouée et généreuse ! nous acceptons votre offre,
n’est-ce pas, Léon ?
— Avec la plus vive reconnaissance ; il sera encore temps dans
quelques années (peut-être serai-je alors en France), de mettre
Vincent et Pierre au collège ; mais nos chères petites
filles !
— Il va sans dire que je m’en charge.
— Ne les gâterez-vous pas trop, chère mère ?
— Trop, j’espère que non, mais il me semble, madame, que mon
système d’éducation ne vous a pas trop mal réussi. Que dites-vous
de mon plan, monsieur l’Ambassadeur ?
— Je dis que ce plan est digne du cœur d’une mère. J’accepte
d’autant plus volontiers votre offre généreuse, que la France
semble se complaire depuis quelques années à faire jouer ses
ambassadeurs aux quatre coins ; je ne serais nullement surpris
que mon séjour en Russie fût de courte durée. Convenons donc, chère
grand’mère, que la porte du collège restera entr’ouverte pour nos
garçons.
— C’est entendu. »
Mme Decosne était une femme de soixante ans ; les années
n’avaient pas entièrement effacé le charme de son visage ; son
regard, vif et doux à la fois, ne s’abrilait pas derrière des
lunettes ; de taille moyenne, vive et alerte, elle aurait pu,
comme tant d’autres femmes de son âge, essayer de se
rajeunir ; mais Mme Decosne avait du bon sens, et un bon sens
si accessible et si aimable qu’elle inspirait la sympathie à
première vue. La grand’mère habitait Dieppe, au grand regret de sa
fille, qui eût souhaité qu’elle habitât Paris, où l’on finit
toujours par se rencontrer.
Les Dieppois conservaient le souvenir des services que M. Decosne
avait rendus au pays ; ce souvenir faisait la consolation et
l’orgueil de sa veuve.
Quand il crut le moment favorable, M. d’Hyver dit à ses
enfants :
« J’ai une grande nouvelle à vous annoncer.
— Quel bonheur ! » s’écrièrent-ils tous ensemble.
Le cœur du père se serra en songeant qu’il allait d’un mot
attrister ses enfants.
« On m’envoie à Pétersbourg, dit-il après un moment de silence
et de recueillement.
— Pétersbourg est en Russie ; dit Jeanne en soufflant dans ses
doigts et en faisant le gros dos, et en Russie il fait grand froid,
j’en ai l’onglée d’avance.
— Mais, ajouta M. d’Hyver, comme mon séjour en Russie sera
probablement de courte durée, votre mère et moi croyons sage de ne
pas vous emmener. «
Les larmes succédèrent à l’enthousiasme.
« J’aimerais mieux, dit Pierre, boire de l’huile de foie de
morue tous les jours, j’aimerais mieux laisser la vieille Honorine
me mettre des cataplasmes sur tout le corps. »
L’héroïsme du pauvre petit ne se soutint pas jusqu’au bout, et il
se mit à sangloter.
« Écoutez-moi, chers enfants, continua le père, nous avions
résolu de mettre Vincent et Pierre au collège, Françoise et Jeanne
au couvent, mais grand’mère nous a proposé de vous prendre chez
elle. Nous acceptons son offre, espérant que vous vous montrerez
dignes par votre bonne conduite de l’hospitalité qu’elle veut bien
vous donner. »
Toutes les têtes se redressèrent, les larmes se séchèrent
d’elles-mêmes, les enfants embrassèrent grand’mère avec transport.
« Mes petits-enfants, dit Mme Decosne, j’espère que M. Berger,
qui a fait l’éducation de votre oncle, voudra bien vous faire la
classe. C’est un homme fort instruit, bon et patient ; il vous
intéressera par le récit de ses voyages, et enfin il a de bonnes
jambes, il vous fera faire de belles promenades, mais si vous
n’êtes pas sages.... »
De vives réclamations empêchèrent Mme Decosne d’en dire davantage.
Jeanne se glissa tout à coup sur les genoux de sa mère, et lui dit
à l’oreille :
« Maman, moi, j’ai toujours les pieds chauds et les mains
aussi ; emmenez-moi en Russie. »
De tendres baisers furent la réponse de la mère.
L’apparition d’une carte d’Europe, sur laquelle s’étalait l’empire
de Russie, fit une heureuse diversion ; frères et sœurs se
penchèrent sur la table et tous les petits doigts voyagèrent sur la
carte.
« Ce n’est pas si loin sur mon atlas, dit gravement Jeanne,
c’est sur celui-là que je regarderai toujours. »
C’était bien le cas, après de semblables émotions, de se
distraire ; le lendemain, un bateau attendait les promeneurs.
M. d’Hyver conduisit ses enfants à la verrerie de Monlhermé.
Grand’mère et sa fille restèrent à la maison : elles avaient
tant de choses à se dire !
Le ciel est pur ; on remonte paisiblement le fleuve. Vincent,
qui a pour principe qu’il faut se distraire quand on a du chagrin,
s’est muni secrètement d’une serinette, et au moment où l’attention
générale est fixée sur un de ces rochers à forme bizarre placés de
distance en distance sur les bords de la Meuse, il joue la valse de
Robin des Bois.
Chacun, bien entendu, voulut avoir une part active dans le concert.
Lorsqu’on aborda sur le rivage, le bon Vincent put constater que la
musique avait eu le plus heureux effet sur le moral de son frère et
de ses sœurs.
Vincent n’était pas seulement l’aîné par l’âge ; il avait déjà
un commencement de raison ; il se plaisait à protéger ses
sœurs à la moindre apparence d’un danger. Dès qu’on put apercevoir
la flamme des fours, il prit Françoise et Jeanne par la main, en
leur disant :
« N’ayez pas peur, s’il y avait du danger, papa ne nous
amènerait pas ici.
— Oh ! non, » dit Jeanne, ce qui ne l’empêcha pas de
ralentir un peu sa marche.
Dès que les ouvriers aperçurent M. d’Hyver, ils le saluèrent
respectueusement. Le contremaître s’offrit aussitôt à montrer aux
jeunes visiteurs ce qui pouvait les intéresser.
Les fours sont embrasés : de grandes flammes s’élèvent
verticalement ; d’autres, semblables à des vagues, se
précipitent en dehors, comme mues par un sentiment de curiosité
; leur curiosité une fois satisfaite, elles rentrent
brusquement dans le four.
Tous les petits doigts voyagèrent sur la carte.
« Je n’ai pas peur, Vincent, dit Jeanne. Je m’amuse
beaucoup. »
Dans ce temps-là, les pendules s’abritaient encore sous des globes
qui deviennent de plus en plus rares. C’était vraiment bien amusant
de voir un homme souffler dans un bâton troué, et faire sortir
ainsi une petite bulle qui grossissait sous l’effort du
souffleur ! Puis quand ce globe était arrivé à la grosseur
voulue, on le détachait en donnant un petit coup sec sur la canne.
On s’amusait bien ; ce fut cependant sans regret qu’on se
rendit chez la nourrice de Pierre.
Il fallut, pour arriver chez la brave femme, marcher un certain
temps sur le résidu du charbon, car il y a toujours du résidu,
quoique beaucoup d’enfants soient occupés à le recueillir à mesure
qu’il tombe des fours.
Ces enfants courent sur ce terrain inégal avec autant d’aisance que
sur le chemin le plus uni. Leurs mains et leur visage sont couverts
d’une poussière noire qui les rend presque méconnaissables. Le
petit garçon de Martine reconnut aussitôt les visiteurs et courut
porter la bonne nouvelle de leur visite à sa mère. Celle-ci
s’empressa de laver le visage et les mains de son petit Jean, et
bien elle fit, car sans cela M. d’Hyver et ses enfants n’auraient
pu l’embrasser. Ce petit Jean était le frère de lait de Pierre. Au
retour, les enfants restèrent seuls au jardin, pendant que leur
père s’entretenait d’affaires avec le régisseur, car il avait des
intérêts dans la verrerie.
Après s’être communiqué leurs impressions sur ce qu’ils avaient vu,
ils parlèrent du départ de leurs parents. La conversation tournait
au sérieux, lorsque Vincent changea le cours des idées de Pierre et
de ses sœurs par cette exclamation :
« Comme nous nous amuserons chez grand’mère ! Elle nous
laissera faire tout ce qui nous plaira ! Nous ne travaillerons
pas trop.....
— Oui, ajouta Pierre, car bonne maman dit toujours à papa :
« Léon, ne fatiguez pas les enfants, ménagez ces petites
têtes. De mon temps, on n’était pas si pressé d’instruire les
enfants ! »
— Il y a un an que grand’mère disait cela.
— Ça n’empêche pas que nous sommes toujours petits. La vieille
Pélagie a les clefs des confitures, et ne sait qu’inventer pour
nous faire plaisir ; et si, par hasard, nous étions punis,
elle obtiendrait vite notre grâce, va ! »
Vincent, s’apercevant que son discours n’atteignait pas précisément
le but qu’il s’était proposé, eut soin d’ajouter :
« D’ailleurs papa ne restera pas longtemps en Russie, il l’a
dit. »
Le ciel était si pur, l’air si doux, qu’il n’était pas possible de
se préoccuper des glaces de la Russie ; la forêt se
dépouillait lentement de son feuillage, les châtaignes roulaient
sur le gazon, c’était un grand plaisir pour les enfants de les
ramasser et de les voir sur la table.
Les trois semaines qui s’écoulèrent avant le départ de
l’ambassadeur furent employées à faire les préparatifs du voyage.
Le règlement des études se relâchait chaque jour. Françoise allait
et venait, questionnait sans cesse sa mère, cherchait à se rendre
utile.
Vincent et Pierre avaient de fréquents apartés ; assurément
ils aimaient beaucoup leur grand’-mère, et pourtant ils
regrettaient de ne pas aller au collège. Leurs amis leur
racontaient tout ce qui s’y passait : les récréations étaient
si amusantes ! on criait, on sautait, on se battait....
La nécessité de passer quelques jours à Paris fut une distraction
dont chacun eut sa part. La campagne eût encore offert bien des
plaisirs aux enfants ; mais être à Paris ! voir des
magasins splendides, recevoir des livres avec de belles images, des
jouets de toutes sortes ! tout cela était bien fait pour
éloigner de la pensée des meilleurs enfants la préoccupation du
départ de leurs parents.
Cependant Françoise et Jeanne ne se laissaient pas distraire si
aisément ; elles trouvaient toutes sortes de prétextes pour
entrer dans la chambre de leur mère, et leur mère, qui devinait le
fond de leur pensée, réclamait de ses chères petites filles des
services imaginaires.
Quand Vincent et Pierre parlaient du plaisir qu’ils auraient à
courir sur la plage, elles disaient :
« Papa et maman ne seront plus là. Oh ! ce sera triste,
de ne plus leur dire bonjour et bonsoir ! de ne plus les voir
à table ! Nous aurons beau vouloir nous imaginer qu’ils dînent
en ville, nous ne pourrons pas oublier qu’ils sont bien
loin. »
Puis, passant d’une idée à une autre :
« Je voudrais bien, dit Jeanne, voir des petites filles
russes, elle doivent jouer à des jeux que nous ne connaissons pas.
— Ça m’est bien égal. »
Le temps s’écoulait : Mme d’Hyver, d’abord si résolue, sentait
chaque jour diminuer son courage. Aux regrets s’ajoutaient
l’inquiétude et des pressentiments.
« Retrouverai-je tous mes enfants en bonne santé ? Je
les confie sans crainte à ma mère ; je sais que ma présence
n’éloignerait pas le danger, mais du moins je serais là. Angèle,
vous ne les quitterez jamais, je vous les recommande ; vous
veillerez à ce que rien ne soit changé à leur régime ; il y a
dix ans que vous êtes près d’eux. Vous avez de l’esprit, ma bonne
fille, il vous sera facile de faire accepter à ma mère ce que vous
jugerez utile à mes chéris. Quelle épreuve, ma pauvre Angèle !
Je hais d’avance le pays que je vais habiter. »
Angèle avait un véritable attachement pour Mme d’Hyver, elle
l’aurait suivie au bout du monde ; toutefois elle ne pouvait
se défendre d’un petit sentiment de satisfaction en songeant à la
part d’autorité qui allait lui échoir. Ajoutons bien vite que ce
sentiment ne faisait qu’effleurer son âme, et ne pouvait la
consoler de perdre sa maîtresse pour un temps indéfini.
C’était un plaisir pour Angèle d’assister à la toilette de Mme
l’Ambassadrice, de donner son avis à propos d’une fleur qu’il
fallait ajouter à la belle chevelure de la jeune femme.
Tous les gens du baron étaient désolés de ce changement de
situation. Le cuisinier, vieux garçon qui avait déjà souffert de la
température de Berlin, était furieux ; il disait qu’il
détestait les Russes, et lorsqu’on lui demandait pourquoi, il
répondait qu’il n’en savait rien, mais que c’était comme ça, et que
l’idée qu’ils allaient manger de sa cuisine lui tournait la tête.
Angèle, qui entendait quelquefois ses maîtres parler de la Russie,
conseilla au chef de tourner sa langue sept fois dans sa bouche
avant de parler, lorsqu’il serait en Russie ; « car,
ajouta-t-elle d’un air capable, vous avez beau être au service d’un
ambassadeur, on ne se gênerait pas pour vous envoyer voir s’il fait
chaud en Sibérie ; je vous conseille même de faire beaucoup de
plats doux pour ces messieurs.
« Allons donc ! Je suis Français, et au service d’un
Français, dit Philippe en frappant sur sa casserole ; ma
personne est inviolable.
— Tant mieux, repartit Angèle, ça pourra vous servir. »
Les caisses de l’ambassadeur sont expédiées ; le jour du
départ est fixé, les enfants l’ignorent ; ils se couchent avec
l’espoir d’embrasser leur mère le lendemain ; mais celle qui
les a bercés, qui a supporté mille angoisses près de leur berceau
ne se sent pas la force de leur dire adieu.
Après s’être assurée que tous dorment du premier sommeil, elle
entre doucement dans leur chambre, éclairée par une faible
lumière ; elle contemple un à un ses enfants ; elle
touche du bout du doigt leurs couvertures, comme si elle voulait
les border une dernière fois de ses mains maternelles, et leur
rendre les petits soins où se complaît la tendresse d’une mère.
Son mari l’accompagne ; tous deux bénissent leurs
enfants ; la pauvre mère effleure de ses lèvres leurs fronts
innocents et se retire au moment où un sanglot allait lui échapper.
Les impressions de l’enfance sont passagères, mais qui de nous ne
compâtirait pas à la déception de l’enfant qui attend à son réveil
les baisers de sa mère, et qui apprend qu’elle n’est plus là.
Lorsque la vérité fut connue, les pleurs et les plaintes se
confondirent. Angèle ne parvint pas à faire comprendre aux pauvres
petits que leurs parents avaient voulu éviter l’émotion des
adieux ; égoïstes comme on l’est à cet âge, ils ne comprirent
pas, et ne songèrent qu’à eux-mêmes.
Grand’mère survint, elle consola, essuya les larmes et dit qu’il
fallait écrire tous de gentilles lettres qui arriveraient à
Pétersbourg avant les voyageurs. Songez donc quelle surprise et
quelle joie éprouveront papa et maman !
« Dépêchez-vous ; il y a chez moi tout ce qu’il
faut. »
Cette proposition releva tous les courages, et l’on se dépêcha.
Vincent arriva le premier ; il trouva chez sa grand’mère un
buvard bien fourni de papier doré orné de son chiffre.
Heureux âge ! Les larmes séchèrent. Des buvards bien garnis
attendaient aussi Pierre et Françoise ; mais Jeanne, qui
savait à peine former ses lettres, pleura à l’idée de ne pas écrire
sur du joli papier.
« Comment donc, ma petite sœur ! Tu écriras aussi. Tu
sais faire toutes les lettres, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, répondit fièrement la petite fille.
— Eh bien, ma chérie, c’est avec les vingt-quatre lettres que
Vincent et Pierre écrivent à papa et à maman, et qu’on a écrit les
belles histoires qui sont dans tes livres. Je t’aiderai, sois
tranquille. »
Un rayon de joie illumina le visage de l’enfant :
« Tu me tires toujours d’embarras, Françoise, » dit-elle.
Chacun des enfants mérita les éloges de grand’mère. Mme Decosne
constata avec plaisir la complaisance dont Françoise, sa filleule,
faisait preuve pour sa petite sœur. « Elle est vraiment
l’aînée, pensait-elle, je vois dès à présent ce qu’elle sera pour
sa mère et pour ses frères et sœurs. »
Grâce à la correspondance, la journée s’acheva mieux qu’elle
n’avait commencé ; on parla des chers voyageurs ;
grand’mère nomma toutes les villes qu’ils allaient trouver sur leur
passage.
Les enfants se couchèrent de bonne heure, assez consolés par la
perspective de se mettre en route le lendemain pour aller à Dieppe,
dans la maison de grand’mère. Là, sans doute, de nouveaux plaisirs
attendent les frères et les sœurs.
On verrait de la fenêtre du salon les barques sortir du port et y
rentrer. « Quand il ferait beau et que la mer s’en retournera
je ne sais où, disait Pierre, nous irons ramasser des coquillages,
mais il faudra nous dépêcher, parce que la mer reviendra, emportera
tout ce qu’elle trouvera sur la plage. »
Sans rien perdre du babil de ses petits-enfants, Mme Decosne
réfléchissait et dressait un plan d’éducation pour eux. Il faut,
pensait-elle, que je modifie les habitudes de luxe dans lesquelles
ils ont été élevés. Je n’en veux pas à ma fille, quoiqu’elle semble
avoir oublié la simplicité dans laquelle je l’ai élevée
elle-même ; c’est la faute des circonstances, et non la
sienne, à cette chère enfant. Le monde ne lui a pas ôté les
sentiments de foi et de charité dont elle a eu l’exemple à notre
foyer. C’est assez pour que je puisse me dire une heureuse mère.