Extrait : "J'avais quitté Alger entre le départ d'un gouverneur général et l'arrivée de son successeur ; le 14 juillet 1873, au lendemain des fêtes qui avaient accueilli la venue du chah de Perse à Paris, je m'embarquais au Havre pour l'Angleterre, et trois jours plus tard je prenais passage à Liverpool sur le steamer Moravian de la ligne Allan, à destination de Québec."
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Seitenzahl: 509
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335041538
©Ligaran 2015
À MONSIEUR ONÉSIME RECLUS.
Vous souvient-il, cher ami, de quelle façon impromptue se décida le voyage dont je suis heureux de pouvoir vous dédier aujourd’hui la relation très sincère, sinon très intéressante ?
Au mois de janvier 1873, nous traversions ensemble les magnifiques gorges de l’Isser, sur la route d’Alger à Constantiné par Palestro.
Nous étions trois dans la voiture, B ****, un vieil Algérien, notre ami à tous deux, vous et moi. On causait peuplement, immigration, on escomptait l’avenir encore lointain, où, transformée par le génie de notre race et conquise par notre belle langue française, l’Afrique septentrionale viendrait compenser, et au-delà, la perte cruelle et récente de deux de nos provinces.
La conversation s’était peu à peu, comme il arrive toujours, éloignée de son point de départ. De digressions en digressions, cherchant partout des exemples dont on pût tirer profit dans notre chère Algérie, nous avions quitté l’ancien continent pour le nouveau. Nous en vînmes à parler d’un pays fort peu connu de la grande majorité de nos compatriotes – même des plus lettrés, – mais dont vos études, vos recherches journalières vous avaient appris à comprendre et à apprécier l’importance et les destinées.
Il est vrai que ce pays est une ancienne possession de la France, et que nous semblons souvent prendre à tâche d’oublier ce que nous avons perdu : sans doute pour qu’un souvenir importun ne vienne pas rouvrir de vieilles blessures et nous obliger à supputer ce que nous ont coûté ces trois vices chroniques de notre politique extérieure ; ignorance, légèreté et routine.
– Eh bien, vous disais-je, après avoir vu nos compatriotes à l’œuvre au Sénégal et en Algérie sous la tutelle parfois bien gênante d’une administration trop centralisée et presque sans attaches locales, il ne me déplairait pas d’aller examiner sur place les résultats obtenus sous une domination étrangère, mais avec un régime de liberté et d’autonomie, par les Français de l’Amérique du Nord.
– Y tenez-vous beaucoup ? telle fut votre très laconique réponse.
– Pouvez-vous en douter ? Vous savez bien que je suis le voyageur de l’Écriture, errant sur la face de la terre, et qu’au premier signal je boucle une valise et je pars.
– En ce cas, je crois avoir votre affaire. Dans six mois vous contemplerez les eaux vertes du Saint-Laurent.
Et ce que vous aviez dit, vous l’avez fait. Moins de dix mois après ce dialogue, je partais muni, grâce à vous, des meilleures recommandations pour quelques-uns des personnages les plus en vue de la Confédération canadienne. À peine débarqué sur le continent américain, je recevais du gouvernement d’Ottawa une mission qui me permettait de pousser jusqu’à la région des Prairies, au pays des Métis. Et quand je revins en France, n’est-ce pas encore sur votre présentation amicale que le Tour du Monde voulut bien accorder l’hospitalité de ses colonnes à presque toute la partie pittoresque et descriptive de mes impressions de voyage, tandis que quelques-uns de nos meilleurs artistes prêtaient leur crayon à l’interprétation scrupuleusement fidèle des photographies, gravures ou esquisses que chemin faisant j’étais parvenu à réunir ?
Les trois premières livraisons venaient à peine de paraître, en 1875, que la capricieuse fée des voyages m’entraînait encore une fois dans le cortège de ses adorateurs. Pendant trois ans, courant sans relâche, je passai des roches arides de l’Herzégovine aux splendeurs du centenaire américain de Philadelphie, des paysages tropicaux de Cuba et de Saint-Domingue aux frimas des montagnes Rocheuses, du spectacle de la lutte politique des races et des partis en Louisiane aux émotions de la grande guerre sur le Danube et dans les Balkans. Obligé d’enregistrer jour par jour, et de détailler ensuite aux lecteurs du Temps le menu de ces pérégrinations fantastiques, je dus fatalement négliger tout le reste, et la publication des dernières livraisons en fut retardée jusqu’en 1878. Ces délais m’ont permis du moins de revoir tout mon travail avant de le publier sous forme de livre, le complétant à l’aide de renseignements puisés aux sources les plus récentes, et que vous-même m’avez largement aidé à recueillir.
C’est donc bien vous, cher ami, qui êtes en quelque sorte le premier auteur de ce volume, et s’il a quelque mérite, vous pouvez à bon droit en revendiquer la meilleure part. Il n’est que juste que vous en receviez l’hommage.
H. DE LAMOTHE.
Paris, le 1er janvier 1879.
La Ligne Allan. – Passagers et émigrants français. – La baie de Londonderry. – Le détroit de Belle-Isle. – Les glaces flottantes. – Un saint Thomas. – L’estuaire du Saint-Laurent. – Anticosti. – Les Acadiens et les Pêcheries. – Les milices canadiennes.
J’avais quitté Alger entre le départ d’un gouverneur général et l’arrivée de son successeur ; le 14 juillet 1873, au lendemain des fêtes qui avaient accueilli la venue du chah de Perse à Paris, je m’embarquais au Havre pour l’Angleterre, et trois jours plus tard je prenais passage à Liverpool sur le steamer Moravian de la ligne Allan, à destination de Québec.
Les recommandations dont j’étais muni m’avaient imposé en quelque sorte le choix de cette ligne essentiellement canadienne pour effectuer ma première traversée d’Europe en Amérique, et je m’en suis souvent félicité depuis. De toutes les lignes transatlantiques il n’en est point dont l’itinéraire offre autant d’attraits à un touriste. On a traversé l’Angleterre, on côtoie l’Irlande, et durant la belle saison on gagne le continent américain en passant au nord de l’île de Terre-Neuve, ce qui réduit à trois mille cinq cents kilomètres environ la traversée en pleine mer (de Liverpool à Belle-Isle). C’est presque un tiers de moins que la distance du Havre ou de Liverpool à New-York. Les douze cents derniers kilomètres se font en vue des côtes, et, sauf l’entrée du golfe Saint-Laurent, dans des eaux relativement tranquilles. En hiver seulement, lorsque le Saint-Laurent est fermé par les glaces, les paquebots canadiens changent leur itinéraire et débarquent soit à Portland, dans l’État du Maine, d’où le chemin de fer du Grand Tronc transporte directement les voyageurs à Québec et à Montréal, soit à Halifax dans la Nouvelle-Écosse que le chemin de fer intercolonial relie au réseau canadien.
Pour ne parler ici que de l’itinéraire d’été, on ne saurait imaginer une plus splendide avenue, pour pénétrer au cœur du Nouveau-Monde, que la voie maritime et fluviale qui commence au détroit de Belle-Isle, au milieu des glaces flottantes détachées des banquises de la mer de Baffin, et se termine à Québec, après cent cinquante lieues de navigation dans le magnifique estuaire du Saint-Laurent. Quelle différence entre l’admirable panorama dont on jouit sur tout ce parcours, et la brusque apparition, après neuf ou dix jours passés entre ciel et eau, des côtes sans relief de Long-Island et des quais de l’immense mais peu pittoresque ville de New-York !
Les passagers étaient nombreux à bord du Moravian ; toutefois le « french speaking element » – le personnel français – des premières classes se réduisait à quatre voyageurs. D’abord un jeune Canadien de Montréal, tout fraîchement sorti du collège, et que sa famille venait d’envoyer, pour ses débuts dans la vie, faire sans le moindre mentor une excursion de touriste à Londres, Paris, Rome, le Caire et Bombay. Entre autres impressions de voyage, il aimait à raconter une anecdote qui jetait, suivant lui, un jour fâcheux sur l’érudition géographico-historique de l’honorable corporation des hôteliers français. Circonstance aggravante, c’était dans notre premier port de mer, à Marseille. Le maître de l’hôtel où il était descendu, lui voyant écrire le mot « Canada » à la suite de son nom sur le registre réglementaire, lui avait exprimé son profond étonnement de l’entendre parler si correctement notre idiome. « Quelle langue croyez-vous donc que nous parlons au Canada ? s’était écrié M. V ***. – Eh ! Monsieur, avait riposté, avec l’accent que l’on sait, l’enfant de la Canebière, je croyais que dans ce pays-là tout le monde parlait sauvage ! »
Le second de mes compagnons était aussi Canadien, c’était le frère visiteur des écoles chrétiennes de la province de Québec, revenant de Paris où l’avait appelé l’élection du général de son ordre. Un Français frisant la quarantaine, autrefois directeur de haras en Autriche et qui se rendait au Canada pour essayer l’élevage et le commerce des trotteurs renommés que nourrit surtout la province d’Ontario, complétait avec moi ce quatuor, où figuraient en nombre égal les deux branches européenne et américaine de notre nationalité.
Si l’élément français était en infime minorité dans les cabines, il n’en était pas de même pour l’entrepont, où plus de cent vingt passagers et passagères, Parisiens, Lyonnais, Alsaciens, etc., le représentaient de la façon la plus bruyante. C’étaient des émigrants envoyés à Québec par l’agence canadienne de Paris. Plus d’une fois, pendant le voyage, leur entrain, leur grosse gaieté, leurs danses surtout, improvisées au son de l’accordéon d’un émigrant piémontais, scandalisèrent quelques Anglais formalistes. Un jour même que le tapage était à son comble, on entendit un insulaire murmurer avec une sorte d’effroi le mot de « Commune ! », un bien gros mot en vérité pour quelques pacifiques entrechats.
En dehors de nos compatriotes, il n’y avait guère comme passagers d’entrepont que quelques pauvres diables d’irlandais et de Scandinaves, la plupart en guenilles. Les femmes et les jeunes filles surtout faisaient peine à voir. Tête et pieds nus, drapées de leur mieux dans des châles en lambeaux qui les protégeaient à peine contre la bise de l’Atlantique boréal, bise souvent glaciale, même en cette saison de l’année, elles passaient la plus grande partie de leur temps accroupies contre les bordages, préférant sans doute le froid du grand air aux effluves de l’intérieur du navire. J’allais oublier un couple intéressant : deux jeunes tourtereaux en pleine lune de miel, et partis sans doute dans l’intention de se bâtir un nid dans quelque coin du Nouveau-Monde. Leur idylle se termina à Québec par l’arrivée d’un constable. Une dépêche télégraphique les avait précédés, dépêche d’un mari jaloux de leur bonheur. C’était un cas de « criminal conversation » aggravé par l’enlèvement de la tourterelle. Fiez-vous donc aux apparences !
Le lendemain de notre départ de Liverpool, nous apercevons les côtes de la verte Érin, l’île d’émeraude. Jamais surnom ne fut mieux mérité. Les collines côtières sont recouvertes, même sur leurs pentes les plus fortes, d’un tapis de gazon dont les vives couleurs acquièrent un surcroît d’intensité par le contraste des teintes grises et sombres des flots de l’Océan. Nous entrons dans la baie de Londonderry et le steamer s’arrête devant le petit bourg de Moville, où nous devons prendre les passagers d’Irlande et les dernières dépêches d’Europe. Il s’agit de mettre à profit ces quelques heures d’arrêt : je descends à terre avec quelques-unes de mes nouvelles connaissances ; et bientôt une voiture malpropre, munie de sièges très imparfaitement rembourrés, mais attelée de deux trotteurs de bonne race, nous conduit aux ruines de Greencastle, situées à vingt minutes du bourg de Moville, près d’une petite batterie de côte gardée par quelques artilleurs de l’armée de Sa Gracieuse Majesté.
Quelles charmantes campagnes remplies de verdure et de fraîcheur dans ce petit coin d’Irlande que nous parcourons ! Mais aussi quel abrégé de toutes les misères du peuple irlandais se déroule devant nous ! Des vieilles femmes sexagénaires, en haillons, assiègent les voyageurs de leurs sollicitations. Des multitudes d’enfants, plus déguenillés encore, courent derrière notre voiture, réclamant un penny. Et pourtant quel beau sang dans cette race déshéritée ! Comment se figurer, si d’implacables statistiques n’en faisaient foi, que la faim torture pendant les deux tiers de l’année ces pauvres babies, si roses, si frais et si gracieux de figure ?
Après le départ de Moville, le voyage se continue sans aucun incident jusqu’à l’entrée du détroit de Belle-Isle. Chaque soir, pendant que la portion masculine des passagers déguste l’éternelle tasse de thé, ou le verre de whisky, quelques misses anglaises ou américaines chantent, au piano, les derniers airs en vogue à Londres ou à New-York. Quiconque a voyagé sur les vapeurs transatlantiques, anglais ou autres, sait qu’à moins d’évènements extraordinaires, causés la plupart du temps par la mauvaise humeur de Neptune, le programme des distractions journalières brille surtout par la plus parfaite uniformité. Notons en passant que la cuisine est loin de valoir comme qualité celle de nos transatlantiques français. Mais les estomacs que n’incommodent ni roulis ni tangage peuvent se rattraper amplement sur la quantité, laquelle est à la hauteur des appétits britanniques.
Le 26, nous apercevons entre le navire et les montagnes du Labrador, déjà visibles à l’horizon, de nombreuses taches d’une blancheur éclatante qui grossissent rapidement en se rapprochant, et que nous reconnaissons bientôt pour d’énormes blocs de glace flottante. Une heure plus tard, le steamer passe à portée de plusieurs de ces blocs, qui se présentent sous les formes les plus diverses et dont la partie émergée atteint parfois la hauteur d’une maison à deux étages. Ce spectacle, par un beau soleil de juillet, est vraiment féerique. J’entends parmi nos émigrants quelques Parisiens enthousiastes s’écrier qu’une telle vue vaut à elle seule le voyage. Mais un vieux bonhomme à tournure campagnarde, et qui cependant se dit enfant de la grande capitale, proteste énergiquement contre la supposition qu’il puisse y avoir sur mer, en plein juillet, des glaçons flottants et surtout des glaçons de cette taille. Des rochers, des écueils tant qu’on voudra, mais des glaçons ! Ce n’est pas à lui qu’on fera croire de telles balivernes.
Des paris s’engagent : un tisseur lyonnais vient faire appel à la science des passagers de première classe, mais notre homme tient bon, il ne se fie pas aux gens « savants » qui, dit-il, aiment à en faire accroire au pauvre monde. La discussion aurait duré longtemps encore, si les débris d’un petit glaçon brisé en menus fragments n’étaient venus passer tout près du navire. Notre saint Thomas, malgré son esprit d’opposition systématique, est alors obligé de confesser sa défaite au milieu des huées joyeuses de ses contradicteurs.
Tandis que, captivés par l’étrange aspect de la nature semi-boréale qui nous environne, nous portons nos regards des blancs écueils de glace aux montagnes du Labrador, et du phare de Belle-Isle aux côtes de Terre-Neuve, voici que des stries blanchâtres et mobiles, des fumerolles légères se sont formées au-dessus des eaux. Peu à peu elles augmentent de volume et semblent de petits paquets de gaze effleurant légèrement la surface d’un miroir. Pas une vague, pas une ride. Quelques minutes encore, et montagnes et glaçons disparaissent subitement dans un épais brouillard. Ces brumes subites sont le plus grand danger de ces parages. Des navires ainsi surpris ont été brisés comme verre par la rencontre d’un roc de glace. Aussi la corne marine se fait bruyamment entendre de cinq en cinq minutes, et pendant toute la journée nous marchons avec cette sage lenteur qui est la meilleure des précautions.
L’aube du lendemain nous trouve à l’entrée du golfe Saint-Laurent. Nous apercevons au loin, dans l’après-midi, les côtes d’Anticosti, grande île peu élevée, presque aussi vaste que la Corse, mais encore à peu près inhabitée. Ses côtes cependant, comme celles du Labrador, se peuplent peu à peu, malgré la rigueur du climat et la stérilité du sol. La veille déjà, nous avons aperçu avec nos longues-vues les maisons d’un hameau de pêcheurs. Ce sont des Acadiens, les descendants des proscrits chantés par Longfellow dans Évangéline, qui viennent des côtes du Nouveau-Brunswick, des îles de la Madeleine et du Prince-Édouard, se fixer sur ces plages désertes, rocheuses, mais où le poisson abonde. Ces Acadiens sont les premiers pêcheurs et les plus intrépides marins de l’Amérique du Nord. Pauvres, ignorants, mais énergiques, ils conservent avec amour cette nationalité française pour laquelle ils ont tant souffert au siècle dernier. Ils offrent aussi l’exemple le plus prodigieux de fécondité humaine qui ait jamais été constaté ; puisque les cent dix-huit ou cent vingt mille individus de leur race aujourd’hui vivants sont les descendants authentiques de moins de quatre cents familles d’aventuriers et de marins saintongeois, bretons et landais, débarqués en Acadie pendant la première partie du dix-septième siècle.
Si l’on tient compte des guerres à outrance qu’ils soutinrent contre les Anglais pendant plus d’un siècle, de leur dispersion pendant la guerre de Sept-Ans, et des pertes que leur inflige annuellement le courroux de l’Océan, on ne trouvera point d’expression pour admirer la prodigieuse vitalité de cette branche lointaine de la famille française.
Dans les parages où ils exercent leur périlleuse industrie, les Acadiens français se rencontrent journellement avec nos marins bretons et normands qui jouissent, en vertu des traités, du droit exclusif de pêche sur la côte occidentale de Terre-Neuve et d’un droit de concurrence dans d’autres parages du littoral de l’Amérique britannique. Une partie de la population des îles Saint-Pierre et Miquelon, ces chétives épaves de notre puissance dans l’Amérique du Nord, est aussi de descendance acadienne. La situation que le privilège réservé aux pêcheurs français fait à une partie de l’île de Terre-Neuve est véritablement singulière. D’une part, les colons anglais, maîtres du sol par droit de souveraineté, ne peuvent créer sur la côte ouest des établissements auxquels manqueraient les ressources de la pêche, seule industrie fructueuse dans ces régions si peu favorisées. D’autre part, les Français, maîtres de la mer, ne peuvent fonder sur le rivage, qui ne leur appartient plus, que des stations temporaires où ils se bornent à réparer leurs agrès et à faire sécher leur poisson. Cette situation est un constant sujet de plaintes pour les habitants de Terre-Neuve ; et si cette île se décide enfin à entrer dans la Confédération canadienne, ce sera dans l’espoir que des négociations entre le Canada et la France pourront aboutir au rachat des servitudes internationales qui frappent d’interdit une si importante portion de son territoire.
Le 27 au soir, on découvre à l’horizon le cap Rosier, qui est, avec le cap Gaspé, la pointe la plus orientale de la presqu’île située au sud de l’estuaire du Saint-Laurent. Le lendemain matin à l’aube nous étions déjà en face de Matane. À cet endroit, le fleuve a encore près de cinquante kilomètres de large. Nous longeons la rive sud, et celle du nord n’apparaît à l’horizon que comme une ligne bleuâtre terminée par la saillie de la pointe de Monts.
Le premier aspect du paysage est triste et sévère : il est enlaidi par de grandes taches noires qu’un incendie récent a laissées sur les collines. On aperçoit encore les troncs des sapins dont la flamme a détruit le feuillage. Quelques dépressions des collines littorales permettent d’entrevoir les sommets les plus élevés de la chaîne centrale de Gaspé, les monts Chikchaks ou Notre-Dame, dont les pics principaux atteignent treize cents mètres. Mais cette fâcheuse impression est de courte durée. Bientôt commence cette série ininterrompue de maisons blanches, adossées à de verdoyantes collines, que nous ne quitterons plus de vue jusqu’à Québec, et qui forment le trait caractéristique de la rive sud du Saint-Laurent. Là, en effet, point de gros villages où se concentre la population rurale ; seules, quelques petites villes, Rimouski, Trois-Pistoles, Kamouraska, Montmagny, nous rappellent les agglomérations européennes. Dans les campagnes, chacun bâtit sa maison sur sa terre, sans s’occuper de la distance qui le sépare des autres habitants de la paroisse. De loin en loin, une église avec son clocher couvert de plaques en fer-blanc, resplendissant au soleil comme des lames d’argent, nous indique le centre d’une nouvelle localité.
Le dimanche, l’« habitant » Canadien attelle son « trotteur » à une élégante voiture à ressorts et engage avec ses voisins une sorte de steeple-chase dont le but est l’église paroissiale. Les attelages, les belles fourrures, la parure de leurs « blondes », voilà le luxe des Canadiens ; et ce luxe tend malheureusement à prendre des proportions inquiétantes pour l’épargne du petit cultivateur, qui ne veut point rester en arrière des gros « habitants ». On s’endette, on vend sa terre et l’on part enfin avec toute sa famille pour les manufactures des États-Unis. En 1870, le recensement américain accuse, dans l’État industriel de Massachusetts, la présence de soixante-neuf mille quatre cent quatre-vingt-onze individus nés au Canada, la plupart Canadiens français. L’État de New-York en contenait soixante-dix-huit mille cinq cent dix, l’Union entière près de cinq cent mille. J’aurai à reparler ailleurs de cette émigration si fâcheuse pour le pays et des moyens par lesquels on se propose de l’enrayer.
Notre navigation sur le Saint-Laurent était favorisée par un temps splendide. Les glaces flottantes avaient disparu au large d’Anticosti, et, avec elles, les brumes froides qui se forment à leur contact. La largeur du fleuve, les collines gracieusement ondulées et couvertes de bois de la rive du sud, les montagnes abruptes de la rive du nord, dont le relief s’accentuait davantage à mesure que nous nous avancions dans l’estuaire ; tout cela me rappelait certain voyage fait, il y a bien longtemps, par un beau jour d’été, sur le lac de Constance. Je le répète ici, je ne crois pas qu’il existe au monde un cours d’eau aussi splendidement encadré que le Saint-Laurent, de Matane à Québec. On a dit que pour entrer la première fois dans une capitale il fallait choisir l’avenue la plus grandiose. S’il en est de même pour les continents, nul rival ne peut disputer au fleuve canadien l’honneur d’être l’« avenue des Champs-Élysées » du Nouveau-Monde. Ni le Mississipi avec ses eaux boueuses et son cours tortueux, ni l’Amazone avec ses rives basses et presque invisibles, ne peuvent rivaliser en majesté et en grandeur avec ce fleuve admirable dont les eaux, épurées par les innombrables lacs que traversent ses affluents, réfléchissent dans un miroir de cristal les cimes déchiquetées des Laurentides.
Les comtés qui s’étendent sur les deux rives du Saint-Laurent, dans sa partie inférieure, sont certainement de tout le Canada ceux où l’élément français est le plus pur de tout mélange. Chaque année, de nouvelles paroisses se forment en arrière des anciennes. Du côté du sud, l’élément franco-canadien commence même à envahir les portions limitrophes du Nouveau-Brunswick et de l’État du Maine. Au nord, le vaste territoire qui s’étend dans la partie supérieure de la rivière Saguenay et autour du lac Saint-Jean a reçu depuis vingt ans plus de quinze mille colons Canadiens français. Plus d’un million d’hectares ont été arpentés ; et, sans les incendies de forêts qui ont ravagé cette région en 1870, son développement eût été encore plus rapide.
Cependant, si la longue succession de fermes et de maisons blanches qui bordent le bas Saint-Laurent donne à première vue à cette partie du Canada l’aspect d’un pays surpeuplé et extraordinairement fertile, un examen plus réfléchi montre bientôt qu’il faut rabattre beaucoup de cette première impression. En réalité, les terres de culture ne forment guère que deux bandes parallèles au fleuve, d’une largeur variable et qui dépasse rarement quatre lieues. Derrière cette zone fertile s’élèvent les pentes abruptes et le plus souvent stériles des Laurentides. Sur la rive nord, les terres cultivables ne commencent même réellement que quelques lieues avant d’arriver à Québec. De ce côté, tout l’intérieur du pays est un amas de granit, de gneiss et autres roches éruptives ou métamorphiques, dans les fissures desquelles les conifères enfoncent leurs racines, et qui, retenant les eaux par mille barrages naturels, donnent naissance à des milliers de lacs de toutes grandeurs. Sauf la région du lac Saint-Jean, où se trouve une vaste surface de terres alluviales, sauf d’étroites, lisières des mêmes terrains sur les bords de quelques cours d’eau, la partie du Bas-Canada située au nord du Saint-Laurent inférieur doit surtout chercher son avenir dans l’exploitation de ses richesses minérales et forestières.
Voici, du reste, de quelle façon pittoresque un touriste canadien caractérisait, au retour d’un voyage par terre, cette curieuse mais peu hospitalière partie de son pays :
« La rive nord du Saint-Laurent est tout ce qu’il y a de plus inhumain ; sur une étendue de quarante lieues à partir de Québec (en aval), ce ne sont que côtes qui plongent dans des abîmes et remontent aux nues. – Le bon Dieu n’a vidé son sac que par escousses, me disait un habitant qui me menait en calèche dans ces interminables plongeons des Laurentides, c’est pas fait pour des hommes, ce pays-cite, c’est bon rien que pour des sauvages et des nations. – Rochers, gorges, chemins empierrés se précipitant et rebondissant, voilà la rive nord, de la baie Saint-Paul à Tadoussac. On met une journée à faire six lieues, et l’on saute constamment ; cela vaut le mal de mer. Aucune dyspepsie n’y peut tenir : mais aussi l’on arrive comme du café moulu sortant de l’engrenage… On ne voyage en somme dans ces régions que pour arriver au paradis, puisque c’est le chemin qui y mène. » Le paradis ici, c’est la vallée de Saguenay ; quant à l’allusion au bon Dieu vidant son sac, elle se rattache à une théorie locale sur la formation de notre planète que je ne prendrai pas sur moi de recommander à l’Académie des sciences. La voici toutefois, telle que le même touriste prétend l’avoir recueillie de la bouche d’un « vieil habitant » :
« Dieu, disait celui-ci, commença par faire les mers, les fleuves, les ruisseaux, puis le district de Montréal, puis la côte du Sud. Cela lui prit quatre ou cinq jours. Le sixième jour il se sentit fatigué ; mais, comme il n’avait pas encore fini, de lassitude il jeta çà et là le sac de la création, et voilà comment se fit la côte Nord. »
Deux ans plus tard j’ai retrouvé la même légende, agrémentée, bien entendu, de quelques variantes, dans un pays très éloigné des rives du Saint-Laurent, et dont les naturels ne ressemblent guère aux paisibles habitants du Bas-Canada. C’était en Herzégovine, contrée de montagnes bien autrement tourmentées et rocailleuses que les Laurentides elles-mêmes. Exemple curieux de l’ubiquité de certaines conceptions populaires !
Poursuivant sa route, le Moravian passe devant la Pointe-aux-Pères où l’on stoppe un instant et d’où le télégraphe doit signaler à Québec la nouvelle de notre arrivée. Il laisse successivement derrière lui les nombreuses îles du Saint-Laurent : Bic, l’Île-Verte, etc., puis la plage de Cacouna, le Trouville canadien, avec son vaste hôtel-casino où non seulement les élégants de Québec et de Montréal, mais de nombreux touristes des États-Unis viennent passer la saison des bains froids ; puis la petite ville de la Rivière-du-Loup, point de jonction de la ligne centrale canadienne « du Grand Tronc » avec le nouveau chemin de fer intercolonial – alors en construction – qui réunit le réseau de l’ancien Canada à celui des provinces maritimes du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Sur la droite nous suivons longtemps du regard la chaîne de montagnes à travers laquelle le Saguenay, se frayant un passage, apporte au Saint-Laurent les eaux du lac Saint-Jean. Désolées en hiver par un froid glacial et par les tourmentes de neige que déchaîne le redoutable nord-est, les rives septentrionales du fleuve sont animées en été par la foule joyeuse des touristes qui viennent visiter les sites charmants de la Malbaie ou le cours majestueux du Saguenay. Des vapeurs font plusieurs fois par semaine le trajet de Québec à Chicoutimi, remontant et redescendant la rivière, qui coule dans un lit de un à deux kilomètres de largeur entre d’énormes falaises à pic de trois à quatre cents mètres de haut. Je m’étais promis de faire cette splendide excursion pendant mon séjour au Canada ; mais, on le sait, l’homme propose… Ce ne sera donc que dans un nouveau voyage (si je l’accomplis un jour) que je pourrai admirer les panoramas, si vantés dans toute l’Amérique, du cap de l’Éternité et de la baie de Ha-Ha ! ainsi nommée, paraît-il, à cause des exclamations d’admiration que son aspect arracha à ses premiers explorateurs.
Vers le soir, nous passons devant la petite ville de Kamouraska. Des tentes dressées au bord du fleuve deviennent le point de mire de nos jumelles. Nous apprenons qu’il s’agit d’un camp de milice canadienne. Depuis trois ans, le dernier soldat anglais a repassé l’Atlantique. On a créé une milice nationale qui doit, dit-on, rendre inutile la présence des garnisons insulaires. Cette milice est vêtue à l’anglaise, les commandements s’y font en anglais, au grand déplaisir de quelques Bas-Canadiens anglophobes. On fait de temps en temps des réunions de bataillons, d’escadrons et de batteries ; mais les mauvaises langues prétendent que le plus clair profit de cette institution est de permettre à la jeunesse dorée du pays d’acquérir une tournure martiale… et un brevet d’officier de milice aux écoles de Québec ou de Kingston. D’ailleurs, il est doux de s’entendre saluer par ses concitoyens des titres belliqueux de lieutenant et de capitaine. Quelques opposants intraitables vont même plus loin, et soutiennent que dans ces réunions militaires il n’y a généralement que le cadre qui change. La troupe se composerait d’un stock invariable d’hommes de bonne volonté, désireux apparemment d’épargner à leurs camarades les ennuis des prises d’armes et aussi, dit-on, de participer aux libations qui accompagnent toujours ces petites fêtes de famille.
Je ne me serais jamais permis de reproduire d’aussi méchants propos, si l’un des écrivains les plus spirituels du Bas-Canada, en m’en faisant la confidence, ne m’eût assuré que ces innocentes pratiques n’étaient un mystère pour personne. Je crois même qu’il en a été quelque peu question au Parlement, « en Parlement », pour parler comme nos Bas-Canadiens, qui disent de même « en Canada », ce qui, après tout, me paraît plus rationnel que de dire, ainsi que nous le faisons dans la même phrase, « en France », et « au Canada ».
Il fait déjà nuit lorsque nous arrivons près de l’Île-aux-Coudres (beaucoup de Canadiens continuent à écrire isle, suivant la vieille mode). Le reste de notre trajet s’achève dans l’obscurité, et le lendemain au point du jour nous nous réveillons en face de Québec.
Québec. – Aspect général. – L’Université Laval. – La bibliothèque du Parlement. – Les promenades. – La langue française au Canada. – Une réponse du duc d’Édimbourg. – La presse française à Québec. – La légende du Chien d’or. – Le climat. – Le vent du nord-est.
Ce n’est pas sous son plus bel aspect que la vieille cité fondée le 3 juillet 1608 par Samuel de Champlain, natif de Brouage en Saintonge, se présente tout d’abord à nos yeux. Dans la position qu’occupe le steamer, le roc de la citadelle nous en cache la plus grande et la plus belle partie, ne nous laissant apercevoir que les rues, ou plutôt la rue unique qui, s’étendant au pied du rocher, le long du fleuve, constitue le quartier le plus essentiellement irlandais, autrement dit le plus malpropre de la ville. Deux points sont particulièrement favorables pour jouir d’une vue splendide de l’ancienne capitale du Canada : la Pointe-Lévis, sur la rive opposée du fleuve, et, à quelques kilomètres plus bas, sur le Saint-Laurent, le sommet de l’escarpement situé à gauche de la cascade de Montmorency. De ce dernier endroit surtout, je lui ai trouvé quelque ressemblance avec l’amphithéâtre bien connu sur lequel est bâti Alger. Le scintillement des toits recouverts en tôle étamée de la ville canadienne remplace l’éclatante blancheur des murailles de la ville africaine. Mais, malgré son énorme profondeur, la limpidité de ses eaux et la présence des majestueux navires qui le sillonnent, le Saint-Laurent, brusquement rétréci devant Québec par la saillie du cap Diamant, ne peut nous faire oublier la Méditerranée. Les pics des Laurentides, qui ferment au loin l’horizon, restent bien au-dessous des cimes du petit Atlas et des colosses du Djurjura. Enfin, bien qu’éclairée par cette lumière vive et pénétrante, digne en tout point de l’Espagne et de la Sicile, qui fait la gloire des étés canadiens, la sombre végétation des arbres du nord ne saurait rivaliser pour la variété et le chatoiement de ses teintes avec les mille essences méridionales qui embellissent les collines du Sahel.
Le débarquement ne s’effectue point à Québec même, mais sur la rive opposée où se trouve la gare du « Grand Tronc ». Les passagers d’entrepont sont conduits à la « station des immigrants », le « Castle-Garden » de la Confédération canadienne, où, en outre des renseignements fournis à tous par les agents officiels des deux grandes provinces d’Ontario et de Québec, les plus pauvres seront hébergés aux frais du gouvernement colonial pendant deux, trois jours et quelquefois plus, en attendant qu’on puisse diriger chacun d’eux sur la localité où il trouvera le plus facilement à s’employer. Les passagers de cabine traversent le fleuve sur un « ferry boat » (expression de New-York) ou « bateau traversier » (expression de Québec). Quelques instants plus tard, réunis, V…, R… et moi, autour d’une table bien garnie, nous nous préparons à arroser convenablement notre premier déjeuner sur la terre d’Amérique.
Hélas ! bien que l’hôtel soit un hôtel canadien-français, ce n’est plus la cuisine française ! En fait de boisson de table on nous apporte du thé. Nous savions bien par V… que tel est l’usage des Canadiens de nos jours. La longue suspension des relations commerciales entre la France et son ancienne colonie pendant la guerre de la fin du siècle passé et du commencement du nôtre leur a fait oublier les vins généreux si chers à leurs ancêtres. Mais nous ne sommes pas encore assez canadiens, nous autres « Français des vieux pays », pour adopter incontinent ce nouveau régime. Nous repoussons avec indignation le fade breuvage et demandons du vin de France. On nous apporte une bouteille de « claret » munie de l’étiquette réglementaire attestant sa provenance de Bordeaux ; mais, dès la première gorgée, quelle grimace ! Ce bordeaux provient des vignobles que l’on cultive dans les docks de Liverpool. Coût de la décoction : un dollar. Décidément il vaudra mieux essayer de se faire aux usages du Canada. Mais n’est-ce pas un peu notre faute, à nous Français ? Pourquoi, aujourd’hui qu’aucun « acte de navigation » ne s’y oppose plus, ne pas renouer des relations commerciales directes avec notre ancienne colonie ? Pourquoi laisser les « commission’s merchants » d’Albion vendre presque sans concurrence dans tous les pays lointains, sous l’étiquette de produits de France, des denrées trop souvent frelatées ? Nos exportations directes au Canada en vins, eaux-de-vie, sucres, soieries, ne dépassent guère dix millions de francs, année moyenne, tandis que la valeur totale des marchandises françaises, ou réputées telles, que l’on consomme annuellement dans ce même pays est d’au moins quatre ou cinq fois ce chiffre. C’est une commission de 10 à 12 pour 100 que nous payons bénévolement à nos voisins d’outre-Manche, grâce au manque d’initiative et d’esprit d’entreprise qui caractérise la plupart de nos commerçants et de nos armateurs.
Cette première expérience faite, nous allons, en vrais « Français de France », flâner un peu à travers les rues peu régulières et singulièrement mal entretenues de la vieille ville, cherchant à secouer de notre mieux ce sentiment de malaise indéfinissable, d’étourdissement, semblable à une demi-ivresse, qu’on éprouve en marchant sur la terre ferme après une longue traversée. Une particularité curieuse ne tarde pas à nous frapper. Les mêmes noms se répètent à profusion sur les enseignes des boutiques. Les Dugas, les Turcotte, les Gingras et quelques autres, semblent avoir accaparé en famille tout le commerce de détail des quartiers français. Un peu de réflexion donne l’explication du phénomène. La France, en 150 ans de domination effective, n’a envoyé au Canada que dix mille colons à peine, dont descendent en droite ligne les 1 600 000 Canadiens français de l’Amérique anglaise du Nord et des États-Unis. La multiplication des noms de famille n’a pas, on le comprend, suivi celle des individus, de sorte que dans certains villages de cinq et six cents habitants il n’y a pas plus de douze ou quinze noms différents.
Aussi un patient et laborieux chercheur, M. l’abbé Tanguay, a-t-il pu, en compulsant les registres des anciennes paroisses reconstituer la généalogie de toutes les familles canadiennes françaises jusqu’aux premiers colons du pays. Grâce au volumineux dictionnaire, fruit de ces recherches, le peuple canadien présente cette particularité unique de posséder le livre d’or complet de sa nationalité remontant au premier jour de son histoire. À propos de la publication de cet immense travail, l’un des plus sympathiques poètes du Canada, M. L.H. Fréchette, a adressé à l’auteur une fort belle pièce de vers dont je citerai seulement les deux dernières strophes :
Remarquons en passant qu’il est assez de mode en France d’exalter, au détriment du présent, les créations coloniales de l’ancien régime. Bien des gens, parfaitement étrangers aux relations des chiffres et des faits, croient pouvoir humilier la stérilité contemporaine en vantant les résultats obtenus par les administrateurs de la « grande époque monarchique ». Alors on savait coloniser, alors on peuplait le Canada et la Louisiane ! Nous venons de voir ce qu’il en est pour le Canada ; en Louisiane, le recensement opéré par les soins des premiers gouverneurs envoyés par l’Espagne, après la cession de la colonie par Louis XV, constate la présence d’un peu moins de six mille habitants de race française. Voilà où l’on en était, cent ans après la découverte du Mississipi. Cent mille colons français implantés sur le continent de l’Amérique du Nord, aux dix-septième et dix-huitième siècles, eussent assuré la domination de ce continent à notre race et à notre langue. Terres fertiles, population indigène insignifiante en nombre, facilités de pénétrer par de magnifiques voies fluviales au cœur même de cet immense domaine ; tous les éléments de succès semblaient se réunir en notre laveur ; l’imbécillité du souverain, l’indifférence et l’avidité de quelques bureaucrates, le dédain ou les préjugés des grands écrivains qui dirigeaient alors l’opinion publique, en ont décidé autrement ; dans les « quelques arpents de neige » que nous lui avons abandonnés, la race anglo-saxonne a su se tailler un empire autrement durable et autrement important pour son avenir dans le monde, que celui que les conquêtes de la République et du premier Napoléon nous avaient un moment donné en Europe.
En Algérie, sur un territoire relativement restreint, et à peine égal dans sa surface utilisable à l’un des nombreux États ou provinces taillés dans ce qui fut jadis le Canada et la Louisiane française, après quarante-huit ans d’occupation, dont vingt au moins de guerres continuelles contre une race bien autrement dense, armée et attachée au sol que les tribus américaines, nous trouvons une population de trois cent mille colons d’origine européenne, premier noyau d’une nation néo-française, qui dominera un jour, si nous le voulons bien, le Nord de l’Afrique, et compensera dans une certaine limite ce que nous avons perdu dans le Nouveau-Monde et dans l’ancien. Bien loin de vanter l’ancienne colonisation du Canada au détriment de celle de l’Afrique du Nord, il serait équitable de reconnaître que la création de l’Algérie française constitue, en dépit des fautes commises, le plus grand effort colonial qu’ait jamais tenté notre race ; tandis que nos entreprises en Amérique ont été toujours conduites avec une mesquinerie déplorable.
Mais, si en Amérique le gouvernement de la France est resté infiniment au-dessous de sa mission, l’individu, le colon, a été, lui, bien supérieur à tout ce qu’on en pouvait attendre. Abandonné de sa mère patrie, il ne s’est pas abandonné lui-même ; il s’est raidi contre la langue anglaise, la religion et les mœurs de l’Angleterre. Grâce à sa ténacité, grâce surtout à l’étonnante fécondité des familles franco-canadiennes, fécondité très supérieure à celle des immigrants britanniques, il a pu conserver, étendre même, en dépit du flot montant de l’immigration étrangère, la seule portion de l’immense empire colonial rêvé par Champlain et Bienville, qui fût réellement occupée par les soixante-dix mille contemporains de la conquête anglaise. De cette portion Québec est restée la capitale, au point de vue moral aussi bien qu’au point de vue politique.
Québec est en effet, par excellence, la ville française de l’Amérique du Nord. Montréal et la Nouvelle-Orléans renferment un plus grand nombre d’habitants parlant notre langue ; mais c’est à Québec seulement que l’élément français, par sa supériorité numérique sur les autres nationalités, par les grandes institutions qu’il a fondées, et par la présence d’assemblées politiques où il domine, se sent véritablement chez lui et imprime son caractère à tout ce qui l’entoure. Cependant, il faut l’avouer, l’absence prolongée de relations commerciales avec la France donne aux grands magasins, même à ceux qui appartiennent à des Canadiens, un caractère presque exclusivement anglais. Dans les relations de famille, dans les tribunaux, dans la politique, le français reste à peu près maître du terrain. On n’en pourrait pas dire autant du théâtre : le clergé canadien est peu favorable à notre répertoire ; et nos pièces parisiennes, si brillamment représentées chaque année à la Nouvelle-Orléans, ne le sont qu’à de rares intervalles dans les grandes villes du Canada.
Au reste, il faut bien se le dire, si au Canada nous retrouvons la France, ce n’est point la France telle que nous l’avons laissée de l’autre côté de l’Océan. Un auteur anglais, M. Russell, l’a dit un jour : « C’est, plutôt une France du vieux temps où régnait le drapeau blanc fleurdelisé… » Et c’est en effet une remarque que bien des voyageurs ont faite : au Canada, tout ce qui est français, ou peu s’en faut, semble remonter au dix-septième siècle ; ce qui est moderne porte généralement l’empreinte britannique ou américaine. Sans admettre ce que cet aphorisme peut avoir de trop absolu, surtout en présence des progrès de l’esprit d’initiative auxquels on doit la création de banques, de chemins de fer et de diverses autres entreprises alimentées presque exclusivement par des capitaux canadiens français, et affectant un caractère strictement national, on doit convenir qu’en ce qui regarde certaines idées courantes, certains jugements sur « les choses du vieux pays », l’appréciation n’est pas dénuée de justesse.
Nous aurons d’ailleurs à revenir, en l’expliquant, sur l’influence prépondérante que le clergé canadien exerce sur les intelligences, et souvent sur la direction de la politique intérieure, dans un pays où règnent cependant, d’une façon tout aussi absolue qu’en Angleterre et en Amérique, les libertés de presse, de réunion et d’association ; où toutes les croyances sont également protégées, sans contrôle de l’État ; et où les catholiques subviennent seuls aux frais de leur culte en payant à leurs pasteurs la redevance de la dîme, cet impôt dont le souvenir est resté si antipathique à nos paysans d’Europe. Contentons-nous pour le moment de constater que la religion a gagné beaucoup à s’unir intimement à l’idée patriotique. Le clergé a puissamment contribué, dans les années qui ont suivi la conquête, à maintenir la nationalité menacée, et aujourd’hui la nationalité fortement constituée se trouve être la meilleure sauvegarde du catholicisme contre la propagande des sectes protestantes anglaises.
Après avoir ôté à diverses reprises la capitale du Canada uni, Québec s’est vu supplanter par Ottawa. Mais, lorsqu’en 1867 l’union des deux Canada eut fait place à la confédération des provinces anglaises de l’Amérique du Nord, l’ancienne province du Bas-Canada changea son nom en celui de province de Québec, et la vieille ville redevint le siège d’un gouvernement ; gouvernement provincial, il est vrai, mais pourvu néanmoins de tous les organes nécessaires au fonctionnement du régime parlementaire : lieutenant-gouverneur représentant la couronne, un ministère responsable et deux chambres. La province étant aux quatre cinquièmes française (930 000 habitants d’origine française, sur une population totale de 1 190 000,) sa capitale devenait, en droit comme en fait, le centre politique de la nationalité franco-canadienne. Grâce à l’Université Laval, elle en est aussi le centre intellectuel.
Cette Université, ainsi nommée en l’honneur du premier évêque de la Nouvelle-France, Mgr de Montmorency-Laval, a été fondée en 1852 par la corporation du séminaire de Québec, qui est lui-même la plus ancienne des institutions d’éducation existant au Canada. Sa charte lui a été accordée par le gouvernement anglais, sur la recommandation de lord Elgin, alors gouverneur général.
Elle comptait en 1873 quatre Facultés : théologie, médecine, droit et arts (cette dernière subdivisée en lettres et sciences), 38 professeurs et 276 élèves inscrits, sans compter les auditeurs libres.
« Les édifices du séminaire de Québec et de l’Université, dit M. Chauveau dans son livre sur l’instruction publique au Canada, occupent un des endroits les plus importants de la vieille cité et couvrent, avec la cathédrale et le palais de l’archevêque, la plus grande partie du terrain que Louis Hébert, le premier colon du Canada, commença à défricher en 1617. Le séminaire est un corps de bâtiments d’ancienne et pittoresque structure ; l’Université proprement dite, le pensionnat et l’école de médecine sont bâtis dans le goût moderne ; malheureusement on a été forcé de les entasser dans un espace étroit qui n’a pas permis de leur donner tout le développement nécessaire. Comme œuvres d’architecture ils laissent beaucoup à désirer, mais comme distribution intérieure et installation ils peuvent soutenir la comparaison avec ce qu’on trouve de mieux en Europe. »
De fort belles collections et une bibliothèque de près de soixante mille volumes dont la partie américaine et canadienne est surtout remarquable, ont été formées soit par voie d’achat, soit par des legs. L’Université, considérée d’ailleurs comme ne faisant qu’un avec le séminaire qui possède d’immenses propriétés datant de l’époque française, n’a jamais demandé de subventions au gouvernement et les a même refusées lorsqu’elles lui étaient offertes.
Comme on le voit, l’Université Laval est essentiellement une université catholique ; cependant plusieurs des professeurs de la Faculté de droit et de médecine et le doyen de cette dernière Faculté sont protestants, indices évidents, fait remarquer M. Chauveau, de la bonne harmonie qui règne entre les divers éléments de la population. D’ailleurs, et pour des raisons qui tiennent à l’histoire même du développement politique du pays, il n’y a pas dans la province de Québec d’enseignement d’État. Universités, collèges et écoles primaires sont essentiellement confessionnels. Ainsi l’Université Mac Gill de Montréal fondée en 1827 est protestante, mais sans distinction de secte, et compte même plusieurs professeurs canadiens français et catholiques. Celle de Lennoxville est anglicane.
Pendant longtemps l’Université Laval a été le seul établissement d’instruction supérieure dans l’Amérique du Nord où l’enseignement fût donné en français. Depuis lors, son succès lui a suscité une concurrence dont l’effet ne pourra être que très salutaire. L’Université anglaise de Victoria, dont le siège est à Cobourg dans la province d’Ontario, s’est affilié une branche française établie à Montréal et comprenant une école de médecine fréquentée en 1873 par 106 élèves, presque tous Canadiens français.
Chose singulière, bien que fondée et administrée par le clergé, l’Université Laval était violemment attaquée vers l’époque de mon voyage par les ultra-catholiques du pays, comme suspecte de tendances gallicanes. On avait même parlé d’ouvrir à Montréal une Université plus foncièrement orthodoxe. La cour de Rome ayant donné raison à l’Université contre ses détracteurs trop zélés, ce projet n’a pas eu de suite.
Pendant mon séjour à Québec, le Parlement provincial n’était pas en session. Je n’ai donc pu juger de l’éloquence des orateurs franco-canadiens qui composent la grande majorité des deux assemblées. En revanche, la bibliothèque du Parlement m’a été montrée en détail par son conservateur, M. Lemay, littérateur distingué, auteur de plusieurs poésies, et notamment d’une traduction en vers français de l’Evangéline de Longfellow, traduction qui mériterait d’être mieux connue dans le monde des lettres françaises. Cette bibliothèque renferme une très curieuse collection d’anciens ouvrages français relatifs au Canada, et de réimpressions des plus importants et des plus rares d’entre eux. Quelques-unes de ces réimpressions, exécutées au Canada, se distinguent par un véritable luxe de typographie : tel est, par exemple, le Voyage de Samuel de Champlain, réédité par les soins de l’Université Laval. Citons aussi la collection de toutes les brochures et pamphlets publiés depuis la conquête. Quant aux bâtiments du Parlement, ils n’ont, par eux-mêmes rien de remarquable.
Malgré son ancienneté, ou plutôt à cause de son ancienneté même, Québec est loin d’être une jolie ville dans le sens moderne du mot. Ses rues généralement escarpées, étroites et toujours irrégulières, sauf dans le faubourg Saint-Roch et les quartiers neufs de la haute ville ; ses maisons petites et souvent bâties en bois, même dans le quartier commercial, en font une ville à part sur ce continent ou la ligne droite et l’architecture à prétentions babyloniennes des Anglo-Américains règnent sans partage de l’un à l’autre Océan. La municipalité, qu’on appelle la « corporation », se ressent, elle aussi, à ce que prétendent ses critiques, de cette atmosphère de vétusté et d’archéologie relatives. La propreté et le pavage laissent en effet à désirer. Quelques rues, surtout dans la vieille ville, sont entièrement pavées de vieux madriers. Les trottoirs sont toujours en planches, ce qui ne laisse pas de surprendre quelque peu le voyageur nouvellement débarqué d’Europe où le prix du bois ne permettrait guère un tel luxe. Il est vrai que le « luxe » de Québec est souvent vermoulu.
Québec possède plusieurs promenades à la mode. La Plateforme, l’Esplanade, le jardin du gouverneur, celui-ci situé au-dessous de la citadelle à peu de distance du monument élevé à la mémoire de Wolfe et de Montcalm, les deux illustres victimes de la bataille qui décida, en 1759, du sort de l’Amérique française. La Plateforme est un vaste promenoir parqueté en bois, formant corniche au-dessus de la basse ville et d’où l’on jouit d’une vue admirable sur le fleuve, l’Île d’Orléans, Lévis et les collines de la rive droite. C’est la Plateforme, appelée aussi par les Anglais « Durham Terrace », qui devient, durant les belles soirées d’été, le rendez-vous de l’élite de la société québécoise ; une élite dont la portion féminine est généralement charmante. Dans les parures, c’est la mode anglaise qui domine ; mais à portée de voix on entend bientôt le doux parler de France, qu’un accent tout particulier souligne sans le défigurer. On prétend que cet accent vient de la Normandie, patrie de la grande majorité des premiers colons du Canada. Récemment un Canadien voyageant en France écrivait que c’était à Chartres qu’il en avait trouvé la plus exacte reproduction. Quoi qu’il en soit, ce qui paraît surtout bizarre au Français arrivant d’Europe, c’est l’uniformité même de ce mode de prononciation, aussi bien chez les classes les plus instruites que chez les cultivateurs et les ouvriers. Chez nous, la centralisation, les communications faciles, la fréquentation d’officiers et de fonctionnaires originaires de toutes les parties de la France, tout contribue à faire disparaître du langage des villes les provincialismes relégués désormais dans les campagnes, et à niveler l’accentuation, qui devient à peu près partout celle de la bourgeoisie et de la haute société parisienne. On comprend qu’un isolement de cent ans ait produit l’effet contraire au Canada, en y conservant dans leur intégrité le langage et les expressions en usage dans la première moitié du dix-huitième siècle.
Toutefois ce serait une erreur et une injustice de dire, comme l’ont fait certains voyageurs, qu’au Canada règne le patois normand. Tous les mots, ou peu s’en faut, dont se sert « l’habitant » canadien, se trouvent dans nos dictionnaires. Son langage est certainement plus correct que celui qu’on parle encore aujourd’hui dans les classes rurales des provinces d’où sont venus ses ancêtres. Les expressions vraiment caractéristiques sont peu nombreuses, et j’aurai assez souvent l’occasion de les citer dans le cours de ce récit pour qu’il soit inutile d’insister davantage.
Il y a quelques années, une forte garnison anglaise occupait Québec ; l’imposante citadelle, aujourd’hui ouverte à tous les curieux et gardée seulement par quelques volontaires du pays, se dressait inaccessible aux profanes, hérissée de sentinelles et fière de son surnom de Gibraltar de l’Amérique du Nord ; les officiers de l’armée royale faisaient alors l’ornement de toutes les réunions, et l’anglais tendait chaque jour davantage à devenir l’idiome de la bonne compagnie. Aujourd’hui, une réaction en sens inverse a commencé à se produire : les Canadiens anglais de Québec ne dédaignent plus, comme autrefois, d’apprendre notre langue ; et si S.A.R. le duc d’Édimbourg revient dans quelques années à Québec, il n’y trouvera probablement plus l’occasion de placer le piquant reproche qui faillit, dit-on, compromettre sa popularité près de la portion féminine de la colonie britannique. Un soir, au bal du gouverneur, le prince, s’approchant d’une jeune miss, lui avait adressé la parole en français. Celle-ci de s’excuser en alléguant son ignorance de cette langue. Surprise de son auguste interlocuteur, qui s’écria aussitôt : « Je ne comprends pas qu’une dame canadienne ne sache point parler français ! » La coterie francophobe eut quelque peine à digérer cette exclamation, et l’on assure même que certains de ses membres ne l’ont point encore pardonnée au fils de la reine Victoria.
En thèse générale, on peut dire que tout Canadien français instruit connaît l’anglais, tandis que la réciproque est loin d’être vraie. J’ai entendu un jour attribuer à cette particularité quelques-uns des avantages remportés par les premiers sur le terrain de la politique. Lord Dufferin a pu dire, dans un discours prononcé en Angleterre, qu’une fois mis en jouissance des libres institutions britanniques, les Français du Canada en avaient su tirer un parti plus avantageux encore que leurs compatriotes d’origine anglaise. Cette supériorité ainsi constatée par un témoin impartial tient sans doute à ce fait que les chefs du parti français pouvaient se tenir directement au courant des moindres fluctuations de l’opinion dans la population de langue anglaise, telles qu’elles se manifestaient par la voie de la presse, des meetings, des conversations même ; tandis que les hommes politiques anglo-canadiens n’avaient guère pour se renseigner sur les aspirations, les besoins, les préjugés des Canadiens français, que des on-dit, et des traductions rares et mal faites d’extraits de journaux ou de discours. En dehors du monde politique, d’ailleurs, les relations sociales entre les deux races sont singulièrement restreintes ; il en est de même, à plus forte raison, des alliances de familles. Un homme d’État du Bas-Canada a pu, « au risque d’être accusé de bizarrerie », se permettre de comparer l’état social de son pays à ce fameux escalier de Chambord « qui, par une fantaisie de l’architecte, a été construit de manière que deux personnes puissent monter en même temps sans se rencontrer, et en ne s’apercevant que par intervalles. Anglais et Français, dit-il, nous montons comme par une double rampe vers les destinées qui nous sont réservées sur ce continent, sans nous connaître, nous rencontrer, ni même nous voir ailleurs que sur le palier de la politique. Socialement et littérairement parlant, nous sommes plus étrangers les uns aux autres de beaucoup que ne le sont les Anglais et les Français d’Europe. »
S’il y avait une exception à faire à cette règle un peu absolue, c’est encore à Québec qu’il faudrait aller la chercher : les Québécois anglais jouissent, eux aussi, dans toute l’Amérique britannique du Nord, d’une réputation méritée de courtoisie ; et, suivant leur propre aveu, c’est en partie à leurs rapports de bon voisinage avec leurs compatriotes d’origine française qu’ils doivent ces qualités aimables que l’on retrouve beaucoup moins fréquemment parmi les rudes pionniers anglo-saxons de la province supérieure. À mon humble avis, l’une et l’autre des deux grandes races qui se partagent aujourd’hui le Canada ne peuvent que gagner à se connaître et à se rapprocher davantage par un contact journalier. Déjà l’esprit d’initiative industrielle et commerciale fait des progrès sensibles parmi les Canadiens français ; que l’impulsion leur vienne, non seulement de leurs compatriotes d’origine britannique, mais aussi de la France, leur ancienne mère patrie, par l’intermédiaire des industriels, des petits capitalistes, des ouvriers habiles qui commencent à retrouver le chemin du Saint-Laurent, et la Nouvelle-France, utilisant les forces motrices de ses innombrables courants, chutes et rapides, – ses « pouvoirs d’eau », pour employer une très juste expression locale, – mettant en œuvre ses richesses minérales et forestières, perfectionnant son agriculture, deviendra bientôt l’égale des États de la Nouvelle-Angleterre, ses voisins du Sud, tout en conservant ce cachet national qui fait en même temps son originalité et sa force.
Ce serait ici le lieu de parler de la jeune littérature canadienne française, dont les deux centres sont encore Québec et Montréal, avec un avantage marqué en faveur de Québec ; mais le cadre d’un voyage d’excursion ne comporte pas les développements qu’il faudrait donner à un examen même sommaire des productions, chaque jour plus nombreuses et plus soignées, qui assurent déjà une place fort honorable à la Nouvelle-France dans le mouvement intellectuel de notre race. Si la nécessité et l’habitude de parler et d’écrire tantôt dans une langue, tantôt dans l’autre, exercent parfois une influence fâcheuse sur la netteté des expressions et du style des prosateurs, on trouve, en revanche, dans les productions en vers de MM. Fréchette, Crémazie, Lemay, Suite et autres, une réelle pureté de diction et de rythme, un sentiment très vrai de la poétique française. Parmi les romans, dont l’intrigue roule presque toujours sur des sujets du pays, citons ceux de MM. Chauveau, Doutre, Gerin-Lajoie, de Gaspé et de Boucherville ; enfin l’histoire nationale a été remarquablement traitée par plusieurs auteurs, surtout par MM. Ferland et Garneau.
Mais, comme on doit s’y attendre dans un pays neuf, la plus grande partie des écrivains canadiens français se sont adonnés au journalisme, qui a pris, eu égard au chiffre de la population, des proportions tout américaines. Dans toute la confédération, pour douze cent mille habitants de langue française, nous ne trouvons pas moins de quarante publications périodiques, dont sept ou huit journaux quotidiens. C’est à Québec que se publie le plus ancien journal exclusivement français de l’Amérique du Nord : le Canadien, fondé en 1806 et plusieurs fois supprimé au temps de l’omnipotence des gouverneurs anglais. Nous trouvons dans la même ville, sans compter l’Écho de Lêvis qui se publie sur l’autre rive du Saint-Laurent, trois autres journaux politiques, l’Évènement, le Journal de Québec et le Courrier du Canada.
L’Évènement a pour rédacteur M. Hector Fabre, aujourd’hui sénateur fédéral, et certainement l’un des plus charmants esprits du Canada. La verve toute gauloise, mêlée d’une pointe de scepticisme railleur, avec laquelle il sait fustiger ses adversaires politiques, sans jamais descendre jusqu’à l’injure brutale et violente, si familière, hélas ! à la plupart des journalistes de son pays, lui assure une place à part dans la presse périodique bas-canadienne et dans le parti libéral auquel il appartient.
Le Journal de Québec était rédigé en 1873 par M. Cauchon, écrivain quelquefois dur et incorrect, mais d’une grande énergie. M. Cauchon, vrai fils de ses œuvres, jadis l’un des chefs du parti conservateur, et depuis rallié aux libéraux, a joué et joue encore un grand rôle dans l’histoire parlementaire de son pays.
Le Courrier du Canada représente les idées ultra-catholiques. Il a eu autrefois pour rédacteurs des écrivains de beaucoup de talent ; mais, au moment où je me trouvais au Canada, en 1873, il était écrit, en un français des plus fantaisistes ; sous ce rapport, il n’avait rien à envier à quelques-unes des feuilles hebdomadaires qui se publient dans les petites villes de l’intérieur.
Le grand écueil du journalisme canadien, c’est la traduction des documents anglais, confiée la plupart du temps à des jeunes gens à peine sortis du collège qui contractent dans cette ingrate besogne des habitudes d’incorrection dont ils ne peuvent plus se défaire. De là ces solécismes bizarres qui, à force d’émailler les colonnes des journaux, finissent par acquérir une sorte de droit de cité dans le langage courant. « Supporter une candidature », « objecter un discours », « faire application (demande) pour obtenir un emploi », « démettre (révoquer) un fonctionnaire », voilà quelques-uns des spécimens les plus communs d’anglicismes politiques. Je me souviens, entre autres curiosités, du titre d’un premier-Québec. On y lisait en grosses capitales « De la votation compulsoire ! ! ! » J’en passe, et des meilleures. Heureusement le remède se trouve à côté du mal. Une excellente publication pédagogique mensuelle, le Journal de l’instruction publique dirigé aujourd’hui par mon ami O. Dunn, écrivain très français et très patriote, malgré l’apparence saxonne de son nom, fait une guerre incessante aux locutions hasardées. Tout dernièrement on a pu affirmer avec preuves à l’appui que, loin de se corrompre, le français parlé au Canada tendait chaque jour davantage, grâce à la diffusion de l’instruction primaire, à s’épurer et à se dégager de tout alliage illicite.