Comédies - Jules Renard - E-Book

Comédies E-Book

Jules Renard

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Beschreibung

Extrait : "MADAME LEPIC, à Félix : Tu as bien déjeuné, mon grand ? FÉLIX : Oui, maman, mais je croyais le lièvre de papa plus gros. Hein, papa ? MONSIEUR LEPIC : Je n'en ai peut-être tué que la moitié. MADAME LEPIC : Il a beaucoup réduit en cuisant. FÉLIX : Hum ! MADAME LEPIC : Pourqoui tousses-tu ? FÉLIX : Parce que je ne suis pas enrhumé."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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EAN : 9782335096774

©Ligaran 2015

Aux artistes de l’Odéon

MM. Bernard, Desfontaines, Bacqué,

Denis D’Inès, Stephen,

Mmes Kerwich, Mellot, Barbieri, Marley,

Du Eyner, Barsange,

qui, dirigés par Antoine, ont aimé et bien joué

LA BIGOTE

sans avoir le temps de se fatiguer,

souvenir de gratitude amicale.

J.R.

La Bigote
Personnages

MONSIEUR LEPIC, 50 ans.

PAUL ROLAND, gendre, 30 ans.

FÉLIX LEPIC, 18 ans.

MONSIEUR LE CURÉ.

JACQUES, 25 ans, petit-fils d’Honorine.

MADAME LEPIC, 42 ans.

HENRIETTE, sa fille, 20 ans.

MADELEINE, amie d’Henriette, 16 ans.

MADAME BACHE, tante de Paul Roland.

LA VIEILLE HONORINE.

UNE PETITE BONNE.

LE CHIEN.

Les deux actes se passent dans un village du Morvan, dont M. Lepic est le maire.

Décor des deux actes.

Grande salle. – Fenêtres à petits carreaux. – Vaste cheminée. – Poutres au plafond. – De tous les meubles, sauf des lits : arche, armoire, horloge, porte-fusils. – Par les fenêtres, un paysage de septembre.

Acte premier

À table, fin de déjeuner. – Table oblongue, nappe de couleur, en toile des Vosges. – M. Lepic à un bout, Mme Lepic à l’autre, le plus loin possible. – Le frère et la sœur, au milieu, Félix plus près de son père, Henriette plus près de sa mère. – Ces dames sont en toilette de dimanche. – Silence qui montre combien tous les membres de cette famille, qui a l’air d’abord d’une famille de muets, s’ennuient quand ils sont tous là. – C’est la fin du repas. – On ne passe rien. – M. Lepic tire à lui une corbeille de fruits, se sert, et repousse la corbeille. – Les autres font de même, par rang d’âge. – Henriette essaie, à propos d’une pomme qu’elle coupe, de céder son droit d’aînesse à Félix, mais Félix préfère me pomme tout entière. – La bonne, habituée, surveille son monde. – On lui réclame une assiette, du pain, par signes. – La distraction générale est de jeter des choses au chien, qui se bourre. – Mme Lepic ne peut pas « tenir » jusqu’à la fin du repas, et elle came à Félix, dont les yeux s’attachent au plafond.

Scène première

Monsieur Lepic, madame Lepic, Henriette, Félix.

MADAME LEPIC,à Félix.

Tu as bien déjeuné, mon grand ?

FÉLIX

Oui, maman, mais je croyais le lièvre de papa plus gros. Hein, papa ?

MONSIEUR LEPIC

Je n’en ai peut-être tué que la moitié.

MADAME LEPIC

Il a beaucoup réduit en cuisant.

FÉLIX

Hum !

MADAME LEPIC

Pourquoi tousses-tu ?

FÉLIX

Parce que je ne suis pas enrhumé.

MADAME LEPIC

Comprends pas… Qu’est-ce que tu regardes ? Les poutres. Il y en a vingt et une.

FÉLIX

Vingt-deux, maman, avec la grosse : pourquoi l’oublier ?

MADAME LEPIC

Ce serait dommage.

FÉLIX

Ça ne ferait plus le compte !

MADAME LEPIC,enhardie.

Tu ne viendras pas avec nous ?

FÉLIX

Où ça, maman ?

MADAME LEPIC

Aux vêpres.

FÉLIX

Aux vêpres ! À l’église ?

MADAME LEPIC

Ça ne te ferait pas de mal. Une fois n’est pas coutume. Moi-même, j’y vais quand j’ai le temps.

FÉLIX

Tu le trouves toujours !

MADAME LEPIC

Pardon ! mon ménage avant tout ! l’église après !

FÉLIX

Oh !

MADAME LEPIC

N’est-ce pas, Henriette ? Mieux vaut maison bien tenue qu’église bien remplie.

FÉLIX

Ne fais pas dire de blagues à ma sœur ! Ça te regarde, maman ! En ce qui me regarde, moi, tu sais bien que je ne vais plus à la messe depuis l’âge de raison, ce n’est pas pour aller aux vêpres.

MADAME LEPIC

On le regrette. Tout le monde, ce matin, me demandait de tes nouvelles, et il y avait beaucoup de monde. L’église était pleine. J’ai même cru que notre pain bénit ne suffirait pas.

FÉLIX

Ils n’avaient donc pas mangé depuis huit jours ? Ah ! ils le dévorent, notre pain ! Prends garde !

MADAME LEPIC

J’offre quand c’est mon tour, par politesse ! Je ne veux pas qu’on me montre au doigt ! Oh ! sois tranquille, je connais les soucis de M. Lepic, je sais quel mal il a à gagner notre argent. Je n’offre pas de la brioche, comme le château. Ah ! si nous étions millionnaires ! C’est si bon de donner !

FÉLIX

Au curé… Tu ferais de son église un restaurant. Il y a déjà une petite buvette !

MADAME LEPIC

Félix !

FÉLIX

J’irais alors, à ton église, par gourmandise.

MADAME LEPIC

Tu n’es pas obligé d’entrer. Conduis-nous jusqu’à la porte.

FÉLIX

Vous avez peur, en plein jour ?

MADAME LEPIC

C’est si gentil, un fils bachelier qui accompagne sa mère et sa sœur !

FÉLIX

C’est pour lui la récompense de dix années de travail acharné ! C’est godiche !

MADAME LEPIC

Tu offrirais galamment ton bras.

FÉLIX

À toi ?

MADAME LEPIC

À moi ou à ta sœur.

FÉLIX,à Henriette.

C’est vrai, cheurotte, que tu as besoin de mon bras pour aller chez le curé ?

HENRIETTE,fraternelle.

À l’église !… Je ne te le demande pas.

FÉLIX

Ça te ferait plaisir ?

HENRIETTE

Oui, mais à toi ?…

FÉLIX

Oh ! moi ! ça m’embêterait.

HENRIETTE

Justement.

MADAME LEPIC

Il fait si beau !

FÉLIX

Il fera encore plus beau à la pêche.

MADAME LEPIC

Une seule fois, par hasard, pendant tes vacances.

HENRIETTE,à Mme Lepic.

Puisque c’est une corvée !

MADAME LEPIC

De plus huppés que lui se sacrifient.

FÉLIX

Oh ! ça, je m’en…

MADAME LEPIC

J’ai vu souvent M. le conseiller général Perrault, qui est républicain, aussi républicain que M. le maire, attendre sa famille à la sortie de l’église.

FÉLIX

C’est pour donner, sur la place, des poignées de main aux amis de sa femme qui sont réactionnaires. N’est-ce pas, monsieur le maire ? M. Lepic approuve de la tête. Quand il reçoit chez lui la visite d’un curé, il accroche une petite croix d’or à sa chaîne de montre, n’est-ce pas, papa ?

M. Lepic approuve et rit dans sa barbe.

MADAME LEPIC

Où est le mal ?

FÉLIX

Il n’y a aucun mal, si M. Perrault n’oublie pas d’ôter la petite croix quand on lui annonce papa. À M. Lepic. Il n’oublie pas, hein ?

M. Lepic fait signe que non.

MADAME LEPIC

C’est spirituel !

FÉLIX

Ça fait rire papa ! C’est l’essentiel ! Écoute, maman, je t’aime bien, j’aime bien cheurotte, mais vous connaissez ma règle de conduite : tout comme papa ! Je ne m’occupe pas du conseiller général, ni des autres, je m’occupe de papa. Quand papa ira aux vêpres, j’irai. Demande à papa s’il veut aller ce soir aux vêpres.

HENRIETTE

Félix !

MADAME LEPIC

C’est malin !

FÉLIX

Demande !… Papa, accompagnons-nous ces dames ? M. Lepic fripe sa serviette en tapon – Henriette la pliera – la met sur la table et se lève. Voilà l’effet produit : il se sauve avant le café ! Et ton café, papa ?

MONSIEUR LEPIC

Tu me l’apporteras au jardin.

MADAME LEPIC,amère.

Il ne s’est pas toujours sauvé.

HENRIETTE,sans que M. Lepic la voie.

Maman !

FÉLIX,à Mme Lepic.

Papa t’a accompagné à l’église ? quand ?

MADAME LEPIC

Le jour de notre mariage.

FÉLIX

Ah ! c’est vrai !

MADAME LEPIC

Il était assez fier et il se tenait droit comme dans un corset !

FÉLIX

J’aurais voulu être là.

MONSIEUR LEPIC

Il fallait venir !

FÉLIX

Et il a fait comme les autres ?

MADAME LEPIC

Oui.

FÉLIX

Ce qu’ils font ?

MADAME LEPIC,accablante.

Tout.

FÉLIX

Il s’est agenouillé ?

MADAME LEPIC,implacable.

Tout, tout.

FÉLIX

Mon pauvre vieux papa ! Quand je pense que toi aussi, un jour dans ta vie… Tu ne nous disais pas ça !

MONSIEUR LEPIC

Je ne m’en vante jamais !

MADAME LEPICporte son mouchoir à ses yeux. Mais on frappe et elle dit, les yeux secs :

Entrez !

Scène II

Les mêmes, la vieille Honorine, son petit-fils Jacques, avec une pioche sur l’épaule ; tout deux en dimanche.

HONORINE

Salut, messieurs, dames !

TOUS

Bonjour, vieille Honorine.

HONORINE

Je vous apporte un mot d’écrit qu’on a remis à Germenay Madame Lepic s’avance. pour M. le maire.

M. Lepic prend la lettre et l’ouvre.

MADAME LEPIC,intriguée.

Qui donc vous a remis cette lettre, Honorine ?

HONORINE

Mme Bache. Elle savait que j’étais, ce matin, de vaisselle chez les Bouvard qui régalaient hier soir. Elle est venue me trouver à la cuisine et elle m’a dit : Tu remettras ça sans faute à M. Lepic, de la part de M. Paul.

MADAME LEPIC

De M. Paul Roland ?

HONORINE

Oui.

MADAME LEPIC,à Henriette.

Henriette, une lettre de M. Paul ! – Il y a une réponse, Honorine ?

HONORINE

Mme Bache ne m’en a pas parlé ! Elle m’a seulement donné dix sous pour la commission !

MADAME LEPIC

Moi, je vous en donnerai dix avec.

HONORINE

Merci, madame, je suis déjà payée. Une fois suffisait…

Elle accepterait tout de même.

MADAME LEPIC

C’était de bon cœur, ma vieille.

M. Lepic, après avoir lu la lettre, la pose près de lui, sur la table, où il est appuyé. La curiosité agite Mme Lepic.

HONORINE

Elle était fameuse votre brioche, ce matin, à l’église, madame Lepic !

JACQUES

Oh ! oui, je me suis régalé. Je ne vais à la messe que quand c’est votre jour de brioche, madame Lepic, l’en ai d’abord pris un morceau que j’ai mangé tout de suite, et puis j’en ai volé un autre pour le mettre dans ma poche, que je mangerai ce soir à mon goûter de quatre heures.

MADAME LEPIC

Quelle brioche ? Ils appellent du pain de la brioche, parce qu’il a le goût de pain bénit. On voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que de la brioche, mes pauvres gens !

HONORINE

Ah ! c’était bien de la brioche fine, et pas de la brioche de campagne. Le château, lui qui est millionnaire, ne donne que du pain, mais vous…

MADAME LEPIC

Taisez-vous donc, Honorine ; vous ne savez pas ce que vous dites.

HONORINE

Le château a une baronne, mais vous, vous êtes la dame du village !

MADAME LEPIC

Ma mère m’a bien élevée, voilà tout ! Mais vous empêchez M. Lepic de lire sa lettre.

HONORINE

Il a fini !… Ce n’était pas une mauvaise nouvelle, monsieur le maire… Non ?

MADAME LEPIC,à Honorine.

Tu veux lire ?

HONORINE

Oh ! non… Je suis de la vieille école, moi, de l’école qui ne sait pas lire ; mais, comme ils ont l’air d’attendre et que vous ne dites rien… Enfin !… ce n’est pas mon affaire ! mais à propos de lettre, avez-vous tenu votre promesse d’écrire au préfet ?

MONSIEUR LEPIC

Au préfet ?

HONORINE

Oui, à M. le préfet.

M. Lepic ouvre la bouche, mais Mme Lepic le devance.

MADAME LEPIC,tous ses regards vers la lettre.

Quand M. Lepic fait une promesse, c’est pour la tenir, Honorine.

HONORINE

Le préfet a-t-il répondu ?

MADAME LEPIC

Il ne manquerait plus que ça !

HONORINE

Mon Jacquelou aura-t-il sa place de cantonnier ?

MADAME LEPIC

Quand M. Lepic se mêle d’obtenir quelque chose…

HONORINE

Alors Jacquelou est nommé.

MADAME LEPIC

Vous voyez bien que M. Lepic ne dit pas non.

HONORINE

Vous n’allez pas vous taire !

MADAME LEPIC

Ne vous gênez pas, Honorine.

HONORINE,penaude.

Excusez-moi, madame ! Mais laissez-le donc répondre, pour voir ce qu’il va dire. Il est en âge de parler seul. Je vois bien qu’il ne dit pas non ; mais je vois bien qu’il ne dit pas oui. Dis-tu oui ?

MADAME LEPIC

Quelle manie vous avez de tutoyer M. Lepic.

HONORINE

Des fois ! Ça dépend des jours, et ça ne le contrarie pas. À M. Lepic. Oui ou non ?

MADAME LEPIC

Mais oui, mais oui, Honorine.

HONORINE

C’est qu’il ne le dirait pas, si on ne le poussait pas. À Mme Lepic. Heureusement que vous êtes là, et que vous répondez pour lui, À M. Lepic. Ah ! que tu es taquin ! Je te remercie quand même, va, de tout mon cœur. Je te dois déjà le pain que me donne la commune. Tu as beau avoir l’air méchant, tu es bon pour les pauvres comme nous.

MADAME LEPIC

Il ne suffit pas d’être bon pour les pauvres, Honorine, il faut encore l’être pour les siens, pour sa famille.

HONORINE

Oui, madame. À M. Lepic. Mais tu as supprimé la subvention de M. le curé : ça c’est mal.

FÉLIX

C’est avec cet argent que la commune peut vous donner du pain, ma vieille Honorine.

HONORINE,à M. Lepic.

Alors, tu as bien fait ; j’ai plus besoin que lui.

JACQUES

Merci pour la place, monsieur le maire !

HONORINE

Jacquelou avait peur, parce que de mauvaises langues rapportent qu’il a eu le bras cassé en nourrice et qu’il ne peut pas manier une pioche. C’est de la méchanceté.

JACQUES,stupide.

C’est de la bêtise !

HONORINE

Je lui ai dit : Prends ta pioche et tu montreras à M. le maire que tu sais t’en servir.

JACQUES

Venez dans votre jardin, monsieur le maire, et je vous ferai voir.

MONSIEUR LEPIC

Pourquoi au jardin ? Nous sommes bien ici. Pioche donc !

Jacques lève sa pioche.

MADAME LEPICse précipite.

Sur mon parquet ciré !

JACQUES

Je ne l’aurais pas abîmé ! je ne suis pas si bête ! Je ne ferais que semblant pour que vous voyiez que je n’ai point de mal au bras.

HONORINE,à M. Lepic.

Et tu ris, toi ! Il rit de sa farce… M. Lepic pique une prune dans une assiette. Tu es toujours friand de prunes ?

M. Lepic laisse retomber sa prune.

MADAME LEPIC

Il en raffole.

HONORINE

J’ai des reines-claude dans mon jardin, faut-il que Jacquelou t’en apporte un panier ?

MADAME LEPIC

Il lui doit bien ça !

JACQUES

Vous l’aurez demain matin, monsieur le maire.

MADAME LEPIC

Et moi, je demanderai à Mme Narteau une corbeille des siennes.

HENRIETTE

Je crois, maman, que les prunes de Mme Mobin sont encore plus belles ; nous pourrions y passer après vêpres ?

MADAME LEPIC

Oui, mais lune n’empêche pas l’autre ; personne n’a rien à refuser à M. le maire.

HONORINE

Tu vas te bourrer !

MONSIEUR LEPIC

Et toi, Félix ?

FÉLIX

Papa ?

MONSIEUR LEPIC

Tu ne m’en offriras pas… des prunes ?

FÉLIX,riant.

Si, si… Je chercherai, et je te promets que s’il en reste dans le pays !…

HONORINE

Il se moque de nous. Oh ! qu’il est mauvais !

MONSIEUR LEPIC,aigre.

Des façons, Honorine ! Il ne les laissera pas pourrir dans son assiette !

JACQUES

À présent, je vas me marier !

FÉLIX

Tout de suite ?

HONORINE

Il n’attendait que d’avoir une position.

FÉLIX

Qu’est-ce qu’il gagnera comme cantonnier ?

JACQUES

50 francs par mois. En comptant la retenue, pour la retraite, il reste 47 francs.

FÉLIX

Mâtin !

JACQUES

Et on a deux mois de vacances par an, pour travailler chez les autres !

MADAME LEPIC

Avec ça, tu peux t’offrir une femme et un enfant !

HONORINE

Quand sa femme aura un enfant, elle prendra un nourrisson.

HENRIETTE

Ça lui fera deux enfants.

HONORINE

Oui, mademoiselle, mais le nourrisson gagne, lui, et il paie la vie de l’autre.

FÉLIX

Et il n’y a plus de raison pour s’arrêter !

JACQUES

Et soyez tranquille, monsieur Lepic, si mon petit meurt, il aura beau être petit, je le ferai enterrer civilement.

MADAME LEPIC

Il est capable de le tuer exprès pour ça.

HENRIETTE

Avec qui vous mariez-vous ?

HONORINE

Avec la petite Louise Colin, servante à Prémery.

FÉLIX

Elle a une dot ?

HONORINE

Et une belle ! Un cent d’aiguilles et un sac de noix ! Mais ils sont jeunes ; ils feront comme moi et défunt mon vieux : ils travailleront ; s’il fallait attendre des économies pour se marier !

FÉLIX

À quand la noce ?

JACQUES

Le plus tôt possible. Menez-nous ça rondement, monsieur le maire.

HONORINE

Je vous invite tous. Je vous chanterai une chanson et je vous ferai rire, marchez !

JACQUES

On dépensera ce qu’il faut.

MONSIEUR LEPIC

Tu ne pourrais pas garder ton argent pour vivre ?

HONORINE

On n’a que ce jour-là pour s’amuser !

JACQUES

C’est la vieille qui paie.

FÉLIX

Avec quoi ?

MADAME LEPIC

Elle n’a pas le sou.

HONORINE

J’emprunterai ! Je ferai des dettes partout ; ne vous inquiétez pas ! Mais c’est vous qui les marierez, monsieur le maire. Ne vous faites pas remplacer par l’adjoint. Il ne sait pas marier, lui !

JACQUES

Il est trop bête. Il est encore plus bête que l’année dernière.

HONORINE

Et puis, tu embrasseras la mariée !

JACQUES

Ah ! ça oui, par exemple !

HONORINE

Tu n’as pas embrassé Julie Bernot. Elle est sortie de la mairie toute rouge. Son homme lui a dit que c’était un affront et qu’elle devait avoir une tache.

JACQUES

On dirait que ma Louise en a une. On le dirait ! Le monde est encore plus bête qu’on ne croit. Si vous n’embrassez pas ma Louise, je vous préviens, monsieur le maire, que je la lâche dans la rue, entre la mairie et l’église ; elle ira où elle voudra. Vous l’embrasserez, hein ?

MONSIEUR LEPIC

Tu ne peux pas faire ça tout seul ?

JACQUES

Après vous. Ne craignez rien. Commencez, moi je me charge de continuer.

MONSIEUR LEPIC

Tu n’es pas jaloux ?

JACQUES

Je serai fier que monsieur le Maire embrasse ma femme.

MONSIEUR LEPIC

Elle ne doit pas être jolie !

JACQUES

Moi je la trouve jolie ; sans ça !… Elle a déjà trois dents d’arrachées ; mais ça ne se voit pas, c’est dans la bouche !

FÉLIX

Si tu veux que je te remplace, papa ?

MONSIEUR LEPIC,à Félix.

À ton aise, mon garçon !

JACQUES

Lui d’abord, monsieur Félix ! l’un ne gênera pas l’autre, mais d’abord lui. À M. Lepic. Elle retroussera son voile, et elle vous tendra le bec, vous ne pourrez pas refuser.

MONSIEUR LEPIC,à Jacques.

Enfin, parce que c’est toi !

JACQUES

Merci de l’honneur, monsieur le maire, je peux dormir tranquille pour la place ?

MONSIEUR LEPIC

Dors !… Tu ne sais ni lire ni écrire au moins ?

JACQUES

Ah non !

MONSIEUR LEPIC

Tant mieux, ça va bien !

JACQUES

Ah ! vous ne savez pas comme tout le monde est envieux de moi ! Ils vont tous fumer, quand j’aurai ma plaque de fonctionnaire sur mon chapeau !

HONORINE

Tous des jaloux ! Mais on laisse dire !

FÉLIX

Puisque vous avez votre pioche, Jacques, venez donc me chercher des amorces, que j’aille à la pêche.

JACQUES

Oui, monsieur Félix. Il brandit sa pioche. Eh ! bon Dieu !

MADAME LEPICse signe.

Il va arracher tout notre jardin !

HONORINE

Oh ! non, il est raisonnable. Jacques et Félix sortent. Je t’attends là, Jacquelou !… Ce n’est pas parce que je suis sa grand-mère, mais je le trouve gentil, moi, mon Jacquelou !

MADAME LEPIC

Comme un petit loup de sept ans.

HENRIETTE

Pourquoi l’appelez-vous Jacquelou au lieu de Jacques, Honorine ?

HONORINE

Parce que c’est plus court. À M. Lepic. Il aurait fait un scandale dans ta mairie, si tu n’avais pas cédé.

MADAME LEPIC

Ma pauvre Honorine, M. Lepic n’aime plus embrasser les dames.

HONORINE

Ça dépend lesquelles !

MADAME LEPIC

Ah !

HONORINE

Je le connais mieux que vous, votre monsieur : quand il est venu au monde, je l’ai reçu dans mon tablier. Oh ! qu’il était beau ! Il avait l’air d’un petit ange !

MADAME LEPIC

Pas si vite ! Vous oubliez le péché originel, Honorine. On ne peut pas être un petit ange avant d’avoir été baptisé.

HONORINE

Oh ! il l’a été ; mais il n’y pense plus, aujourd’hui… c’est un mécréant ! Il ne croit à rien. Un homme si capable, le maire de notre commune ! Il ne croit même pas à l’autre monde !

MONSIEUR LEPIC

Tu y crois donc toujours, toi ?

HONORINE

Oui… Pourquoi pas ?

MADAME LEPIC

Vous savez, Honorine, que M. Lepic n’aime pas ce sujet de conversation. Il ne vous répondra pas.

MONSIEUR LEPIC,légèrement.

Un autre monde ! Tu as plus de soixante-dix ans et tu vivras cent ans, peut-être ! Tu auras passé ta vie à laver la vaisselle des riches, y compris la nôtre ; on te voit toujours ta hotte derrière le dos.

HONORINE

Je ne l’ai pas aujourd’hui.

MONSIEUR LEPIC

On la voit tout de même. C’est comme une vilaine bosse, ça ne s’enlève pas le dimanche ! Tu n’as connu que la misère et tu crèveras dans la misère. Si la commune ne t’aidait pas un peu, tu te nourrirais d’ordures ! Sauf ton Jacquelou qui est estropié, tous tes enfants sont morts ! Tu ne sais même plus combien ! Jamais un jour de joie, de plaisir, sans un lendemain de malheur. Et il te faudrait encore un autre monde ! Tu n’as pas assez de celui-là ?

HONORINE

Qu’est-ce qu’il dit ?

MADAME LEPIC

Rien, ma vieille.

HONORINE

Il me taquine. Il blague toujours. Ah ! Si je voulais lui répondre, je l’écraserais ! Mais je l’aime trop ! Il était si mignon à sa naissance, quand je l’ai eu baigné, lavé, dans sa terrine, torché, langé, enfariné. Je n’ai pas mieux tapiné les miens. Je le connais comme si je l’avais fait… Il lève les épaules, mais il sait bien que j’ai raison ! Malgré qu’il soit malin, je devine ses goûts et je peux vous dire, moi, les dames qu’il aime et les dames qu’il n’aime pas.

MADAME LEPIC

Vraiment !

HONORINE

Oui, madame. Il n’aime pas les bavardes.

M. Lepic, agacé, s’en va vers le jardin et laisse la lettre sur la table.

MONSIEUR LEPIC

Non !

MADAME LEPIC

Vous entendez, Honorine ?

HONORINE

J’entends comme vous. Il n’aime pas les curieuses.

MONSIEUR LEPIC

Non.

HONORINE

Ni les menteuses.

MONSIEUR LEPIC,toujours en s’éloignant.

Non.

HONORINE

Ni surtout les bigotes.

MONSIEUR LEPIC,presque dans le jardin.

Ah ! non !

HENRIETTE,à Honorine.

Voulez-vous boire quelque chose, ma vieille ?

HONORINE

Ma foi, mademoiselle !…

MADAME LEPIC,vexée et attirée par la lettre qui est sur la table… Sonnerie de cloche lointaine.

Le premier coup de vêpres, Honorine !

HONORINE,elle écoute par la cheminée.

C’est vrai ! Oh ! j’ai le temps ! Le second coup ne sonne qu’à deux heures.

MADAME LEPIC

C’est égal, ma vieille toquée ! Je ne vous conseille pas de vous mettre en retard.

HONORINE,que le son de voix de Mme Lepic inquiète, à Henriette.

Merci, ma bonne demoiselle !… Portez-vous bien, mesdames !

Elle sort plus vite qu’elle ne voudrait, poussée dehors par Lepic.

Scène III

Madame Lepic, Henriette.

Mme Lepic saisit la lettre.

HENRIETTE,pour l’empêcher de lire.

Papa l’a oubliée !

MADAME LEPIC

Il l’a oubliée exprès. Depuis le temps que tu vis avec nous, tu devrais connaître toutes ses manies : quand il ne veut pas qu’on lise ses lettres, il les met dans sa poche. Quand il veut qu’on les lise, il les laisse traîner sur une table. Elle traîne, j’ai le droit de la lire. Elle lit. Henriette, mon Henriette ! Écoute.

Elle lit tout haut.

« Cher monsieur,

Voulez-vous me permettre d’avancer la visite que je devais vous faire jeudi ? Un télégramme me rappelle à Nevers demain. Nous viendrons aujourd’hui, ma tante et moi, vers quatre heures, après les vêpres de ces dames.

Ma tante est heureuse de vous demander, plus tôt qu’il n’était convenu, la faveur d’un entretien, et je vous prie de croire, cher monsieur, à mes respectueuses sympathies.

Signé : PAUL ROLAND. »

M. Paul et sa tante seront ici à quatre heures. Ils parleront à ton père et nous serons fixés ce soir. Oh ! ma fille, que je suis contente ! D’abord, je n’aurais pas pu attendre jusqu’à jeudi, le me minais. C’était mortel ! Oh ! ma chérie ! Dans trois heures, M. Paul aura fait officiellement demander ta main à ton père, et ton père aura dit oui.

HENRIETTE

Ou non.

MADAME LEPIC

Oui. Cette fois, ça y est, je le sens !

HENRIETTE

Comme l’autre fois.

MADAME LEPIC

Si, si. Ton père a beau être un ours…

HENRIETTE

Je t’en prie…

MADAME LEPIC

Moi, je dis que c’est un ours ; toi, avec ton instruction, tu dis que c’est un misanthrope ; ça revient au même. Il a beau être ce qu’il est, il recevra la tante Bache et M. Paul, j’imagine !

HENRIETTE

Il les recevra, comment ?

MADAME LEPIC

Le plus mal possible, d’accord ; mais j’ai prévenu M. Paul ; il ne se laissera pas intimider, lui, par l’attitude, les airs dédaigneux ou les calembours de ton père. M. Paul saura s’exprimer. C’est un homme, et tu seras Mme Paul Roland.

HENRIETTE

Espérons-le.

MADAME LEPIC

Tu y tiens ?

HENRIETTE

Je suis prête.

MADAME LEPIC

Tu es sûre que M. Paul t’aime ?

HENRIETTE

Il me l’a dit.

MADAME LEPIC

À moi aussi. Et quoi de plus naturel ? Tu as une jolie dot.

HENRIETTE

Combien, maman ?

MADAME LEPIC

Est-ce que je sais ? 40 000… 50 000 ! J’ai dit 50 000. Ce serait malheureux qu’avec notre fortune…

HENRIETTE

Quelle fortune, maman ?

MADAME LEPIC

Celle qui est là, dans notre coffre-fort. Je l’ai encore vue l’autre jour ! Si tu crois que ton père me donne des chiffres exacts !… Il faut bien que j’en trouve, pour renseigner les marieurs. Et puis tu n’as pas qu’une belle dot. Tu es instruite. Tu es très bien. Inutile de faire la modeste avec ta mère… Enfin, tu n’es pas mal.

HENRIETTE

Je ne proteste pas.

MADAME LEPIC

Tu plais à M. Paul. Il te plaît. Il me plaît. Il plaira à M. Lepic.

HENRIETTE

Ce n’est pas une raison.

MADAME LEPIC

Alors, M. Lepic dira pourquoi… ou je me fâcherai…

HENRIETTE

Ce sera terrible !

MADAME LEPIC,piquée.

Certainement… Je ne me mêle plus de rien.

HENRIETTE

Si, si, maman, mêle-toi de tous mes mariages, c’est bien ton droit… et ton devoir. Et je ne demande pas mieux que de me marier ; mais tu te rappelles M. Fontaine, l’année dernière…

MADAME LEPIC

M. Fontaine n’avait ni les qualités, ni la situation, ni le prestige…

HENRIETTE

Oh ! épargne-le… maintenant ! il est loin !

MADAME LEPIC

Tu ne vas pas me soutenir que M. Fontaine valait M. Paul.

HENRIETTE

Nous l’aurions épousé tout de même, tel qu’il était. Il ne me déplaisait pas.

MADAME LEPIC

Il te plaisait moins que M. Paul.

HENRIETTE

Je l’avoue. Il te plaisait naturellement.

MADAME LEPIC

Pourquoi naturellement ?

HENRIETTE

Parce que tu n’es pas regardante et qu’ils te plaisent tous.

MADAME LEPIC

C’est à toi de les refuser, en définitive, non à moi.

HENRIETTE

Oui, oui, maman. Je suis libre et papa aussi.

MADAME LEPIC

Il ne va pourtant pas refuser tout le monde.

HENRIETTE

Ce ne serait que le deuxième !

MADAME LEPIC

Et sans donner de motifs… Je vois encore ce M. Fontaine, qui était en somme acceptable, quitter ton père après leur entretien, nous regarder longuement comme des bêtes curieuses, nous saluer à peine, prendre la porte et… on ne l’a jamais revu.

HENRIETTE

Il avait déplu à mon père…

MADAME LEPIC

Ou ton père lui avait déplu. M. Lepic n’a rien daigné dire et toi tu n’as rien demandé.

HENRIETTE

C’était fini.

MADAME LEPIC

Et pourquoi ? Mystère !

HENRIETTE,rêveuse.

Je cherche à deviner. Mon père n’est peut-être pas partisan du mariage.

MADAME LEPIC

Je te remercie !… C’est ça qui te pendait au bout de la langue ?

HENRIETTE

Oh ! maman !

MADAME LEPIC

Tu as de l’esprit, sauf quand ton père est là. Tu ne débâilles pas devant lui. Prends garde qu’il ne reçoive ton M. Roland comme il a reçu ton M. Fontaine.

HENRIETTE