Conseils sur l'art d'écrire - Gustave Lanson - E-Book

Conseils sur l'art d'écrire E-Book

Gustave Lanson

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Beschreibung

Conseils sur l'art d'écrire : principes de composition et de style à l'usage des élèves des lycées et collèges et de l'enseignement primaire supérieur est une oeuvre écrit par Gustave Lanson à destination aux élèves du secondaire en quête d'une méthodologie de l'écrit (poétique, stylistique, réthorique et dialectique) solide et rigoureuse.

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Table des matières

Avertissement

Première partie.

Chapitre premier.

Chapitre II.

Chapitre III.

Chapitre IV.

Chapitre V.

Chapitre VI.

Chapitre VII.

Deuxième partie.

Chapitre VIII.

Chapitre IX.

Troisième partie.

Quatrième partie.

Chapitre VIII

Chapitre X.

Chapitre XI.

Chapitre XII.

Avertissement

Cet ouvrage a paru d’abord dans une collection destinée aux jeunes filles. Il était précédé d’une introduction, dont voici les premières lignes :

« Ce livre s’adresse aux jeunes filles, puisqu’il fait partie d’une collection à l’usage des jeunes filles. On y trouvera quelques remarques sur des défauts de pensée et de style, auxquels les femmes paraissent enclines par leur nature ou par les vices ordinaires de leur éducation. Au reste, elles n’en ont pas le privilège, et je sais, comme dit La Fontaine,

Bon nombre d’hommes qui sont femmes, quand il s’agit d’écrire mal de certaines manières.

« C’est donc plutôt par l’occasion qui l’a fait composer que par sa nature et son contenu que ce livre est dédié aux jeunes filles. Et la chose se conçoit : il n’y a pas d’art d’écrire qui appartienne spécialement, exclusivement, à l’un ou à l’autre sexe. Si j’avais eu à donner des conseils aux collégiens, je ne les aurais point donnés différents, ni même en général différemment. En écrivant pour les jeunes filles, j’ai écrit pour tout le monde, car je me suis adressé au jugement, à la raison, qui sont en elles comme en nous.

« Bien écrire, c’est penser ou sentir quelque chose qui vaille la peine d’être dit, et le dire précisément comme on le pense ou comme on le sent. Les conseils qu’on peut donner pour atteindre ce but sont les mêmes pour tous : car, à moins d’être des procédés et des artifices de rhéteur, ils font connaître la méthode et les moyens qui aident tous les esprits à se développer librement, selon la diversité naturelle de leurs aptitudes et de leurs puissances. »

Ces lignes rendent compte de la transformation que le livre subit dans la présente édition. On ne s’étonnera point que, l’ayant écrit pour les jeunes filles, je le présente aujourd’hui aux jeunes gens de l’autre sexe. Il n’y avait rien, en effet, dans ces conseils qui ne fût pour eux, avant qu’ils leur fussent dédiés, et c’est à peine si, pour en changer l’adresse, j’ai dû faire quelques retouches et quelques suppressions.

Au reste, comme je donnais aux jeunes filles le conseil de ne point s’enfermer dans l’étude des œuvres des femmes, je recommanderais au contraire volontiers aux jeunes hommes de la pratiquer assidûment. Dans le commerce des femmes les plus distinguées que la société française ail produites, au contact de ces esprits ex quis qui ont mis, sans y penser, le meilleur d’euxmêmes dans des œuvres légères et charmantes, nos écoliers compenseront en quoique sorte le défaut de notre système d’éducation qui, jusqu’à l’âge d’homme, les soustrait aux influences féminines. Ils assoupliront la rudesse de leurs esprits masculins ; ils dépouilleront leur logique d’une certaine âpreté sèche et brutale ; ils comprendront ce qu’a d’efficace pour persuader et convaincre cette force subtile qui ne s’analyse pas, la sincérité d’un cœur ému ; capables de poursuivre méthodiquement la vérité, ils acquerront de plus le sens de ces choses insaisissables, que nulle méthode ne révèle, et qui sont presque toute la beauté, dans la littérature comme dans l’art ; enfin, ils gagneront insensiblement cette politesse de l’esprit, qui ne se rencontre pas toujours avec la culture, et qui rend la science aimable.

Sur l’objet de ce livre, et l’usage qu’il en faut faire, je ne puis que répéter ce que je disais dans la précédente édition.

Les préceptes que je donne ici ne sont pas tout à fait pour les commençants. À ceux-là, il n’y a qu’un conseil à donner : Cherchez, trouvez n’importe quoi, ramassez tout ce que vous trouverez. Il faut les laisser aller à la pente de leur nature, les abandonner à leur instinct, à leur goût naturel. Ils pourront apporter bien du fatras : ce sera au maître de le trier, de faire dans chaque cas particulier la part du bien et du mal, et de leur faire comprendre pourquoi chaque chose, en chaque lieu, est bonne ou mauvaise.

La méthode qu’il convient alors d’appliquer est celle de Mme de Maintenon, qui ne s’embarrassait point de théories ni de principes généraux. « Elle nous raconta, dit une élève de Saint-Cyr, que, lui ayant dit un jour (au petit duc du Maine, qu'elle élevait) d’écrire au roi, il lui avait répondu, fort embarrassé, qu’il ne savait point faire de lettres. Mme de Maintenon lui dit : Mais n’avez-vous rien dans le cœur pour lui dire ? — Je suis bien fâché, répondit-il, de ce qu’il est parti. — Eh bien ! écrivez-le, cela est fort bon. Puis elle lui dit : Est-ce là tout ce que vous pensez ? N’avez-vous plus rien il lui dire ? — Je serais bien aise qu’il revînt, répondit le duc du Maine. — Voilà votre lettre faite, lui dit Mme de Maintenon, il n’y a qu’à le mettre simplement comme vous le pensez, et si vous pensiez mal, on vous redresserait. C’est de cette manière, ajouta-t-elle, que je lui ai montré, et vous avez vu les jolies lettres qu’il a faites. » Ainsi conduit et dirigé, en effet, l’enfant, après plusieurs épreuves, sentira, tirera lui-même cette conclusion, « que le principal, pour bien écrire, est d’exprimer clairement et simplement ce que l’on pense ». Il le saura d’autant mieux, et s’y conformera d’autant plus aisément, que cette connaissance viendra toute de son expérience, et que sa mémoire n’y sera pour rien.

À mettre entre les mains des débutants un livre de théorie, on risquerait de gêner, d’entraver leurs esprits, encore gauches et lents à se mouvoir. Ils apprennent à marcher : contentons-nous de ce qu’ils marchent ; n’exigeons pas qu’ils aillent bien droit, et ne nous inquiétons point de quelques faux pas. Laissons-les acquérir de la facilité, une certaine adresse empirique, une certaine habitude de trouver et de rendre des pensées ; n’imposons des lois à ce qu’ils font que quand ils sont en état de faire quelque chose. Jusqu’à ce que leur intelligence ait acquis un peu de force et de fécondité, permettons-leur les écarts et l’irrégularité, ou plutôt redressons les fautes quand elles se produisent, aux occasions particulières ; n’essayons pas de les prévenir par un règlement universel qui paralyserait les esprits et les empêcherait de remuer.

Evitons surtout, par des préceptes ou des exemples en apparence élémentaires, d’offrir à, leur mémoire des formules et des types, qui deviendraient, dans l’application, des ficelles et des recettes. On pourrait leur communiquer par ce procédé une espèce d’habileté et de correction hâtives, mais on compromettrait leur progrès pour l’avenir, et ils auraient peine ensuite à secouer la tyrannie des puériles pratiques qu’on leur aurait enseignées.

Pour ceux qui commencent à écrire, nul livre ne vaut la voix du maître, et nul exemple n’est bon que celui qu’ils se donnent à eux-mêmes. Ce sont leurs compositions mêmes qui les instruisent ; c’est sur les matières mêmes qu’ils auront traitées que le maître leur apprendra à féconder, à développer, à ordonner un sujet, c’est par leurs propres trouvailles de pensée et de style, bonnes ou méchantes, qu’il éclairera leur jugement et redressera leur goût.

Quand ils auront acquis ainsi une certaine habitude de composer et d’écrire, alors il sera bon de leur mettre un livre entre les mains. Ils auront aussi plus de réflexion et seront plus aptes à saisir l’esprit des préceptes, pour les appliquer avec fruit.

On ne trouvera guère, dans celui-ci, de formules analogues aux règles de grammaire et d’orthographe, sèches, rigoureuses, absolues, qui se déposent aisément dans la mémoire et qui aident à ne pas penser. Beaucoup de jeunes gens ont trop de pente à laisser leur mémoire faire la tâche de leur intelligence, pour qu’on leur offre encore ici cette tentation. Peut-être l’absence de formules les obligera-t-elle à comprendre, à réfléchir, pour s’assimiler le fond des choses.

On ne devra pas non plus étudier ces remarques, pour y dérober le secret de la composition, au moment de composer. Elles ne contiennent pas des secours immédiats pour les intelligences nécessiteuses et pour les bonnes volontés chancelantes. Qu’on n’espère point y rencontrer de quoi se faciliter la besogne et se dispenser de l’effort, de merveilleuses recettes qui mettent toutes les ignorances et toutes les paresses à l’aise dans tous les sujets.

Le but que j’ai poursuivi est le but général de toute l’éducation : former la raison et le jugement. Mais je n’ai dû considérer ici la raison et le jugement que dans une de leurs applications particulières, lorsqu’on les emploie à la composition littéraire. J’ai voulu fournir à de jeunes esprits l’occasion de réfléchir sur les moyens par lesquels ils pourront donner à leurs écrits la bonté qu’ils ont dû rêver souvent et désespérer d’atteindre, sur les meilleures et plus courtes voies par où ils pourront se diriger à leur but et nous y mener ; leur inspirer des doutes, des scrupules, des soupçons d’où leur méditation pourra tirer ensuite des principes et des certitudes, sur toutes les plus importantes questions que l’écrivain doit résoudre et résout, bon gré mal gré, sciemment ou non, par cela seul qu’il écrit d’une certaine façon ; donner le branle enfin à leur pensée, pour que, s’élevant au-dessus de l’empirisme, ils cherchent et conçoivent la nature et les lois générales de l’art d’écrire, pour qu’ils développent en eux le sens critique, et que, mettant la conscience à la place de l’instinct, ils arrivent à bien faire en le voulant et en le sachant. Ils trouveront ici de quoi méditer à l’occasion de ce qu’ils écriront, et aussi de ce qu’ils liront. C’est, en effet, en vérifiant ces remarques et ces conseils sur les œuvres de la littérature, qu’ils en embrasseront le sens et se rendront capables de les appliquer à leurs propres compositions. Tout traité sur l’art d’écrire, s’il est autre chose qu’un recueil de recettes et d’artifices, contient la manière de bien penser sur les ouvrages de l’esprit, comme disait le P. Bouhours, c’est-à-dire qu’il enseigne à juger les écrivains et à faire la critique des livres. On forme son style en formant son goût. L’essentiel est de lire les réflexions développées dans ce volume, d’une manière désintéressée, sans le vulgaire désir d’y apprendre des procédés rapides et mécaniques ; si l’on y prend des points de départ, des matériaux, une direction, un stimulant, pour penser par soi-même, pour comprendre comment les écrivains bâtissent leurs ouvrages, ordonnent et expriment leurs conceptions, et comment on doit soi-même travailler, insensiblement l’esprit, familiarisé avec les grandes lois de l’art d’écrire, dont il aura pénétré la vérité et mesuré la portée, s’y conformera en composant, et il conduira, disposera, traduira ses pensées selon des règles qui ne seront plus logées dans la mémoire, mais feront partie de lui-même et auront passé dans sa substance.

Voilà le caractère de ce livre, et voilà son utilité — si on le lit comme je veux qu’on le lise, et si je l’ai fait tel que j’ai voulu le faire.

PRINCIPES DE COMPOSITION ET DE STYLE

PREMIÈRE PARTIE. PRÉPARATION GÉNÉRALE

Chapitre premier. De la stérilité d’esprit et de ses causes

Oui, j’écris rarement, et me plais de le faire,

Non pas que la paresse en moi soit ordinaire,

Mais, sitôt que je prends la plume à ce dessein,

Je crois prendre en galère une rame à la main.

Qui de nous n’a éprouvé plus d’une fois, pour son compte, ce dont se plaint notre vieux Régnier ? À qui n’est-il pas arrivé de trouver sa plume lourde, sa tête vide, et de rester désolé en face de ce papier qui ne se noircit pas, dans l’ennui et dans l’impatience ? Et ce n’est pas seulement à l’école ou au lycée, quand on fait ses devoirs par obligation, qu’on ne trouve rien à dire : plus tard, dans le inonde, on aime à causer, on veut écrire à de chers amis, on fait le projet de noter ses impressions dans un journal intime. On s’attend à s’épancher : on se trouve à sec, si l’on ne veut nourrir ses causeries et ses lettres de commérages et de niaiseries, ou remplir son journal du détail extérieur et insignifiant de sa vie. À peine réussit-on à faire la table des matières de ses impressions. On ferait volontiers comme cette femme du XVIIIe siècle, qui écrivait bravement à son mari ce rare billet : « Je vous écris parce que je n’ai rien à faire. Je finis parce que je n’ai rien à vous dire. » On se fâche de cette stérilité : on s’en étonne surtout. Car enfin on a passé par tant d’examens et de concours, on a étudié de si vastes programmes, qu’on doit savoir bien des choses ; et l’on ne se croit pas sot. Comment donc, avec tant de connaissances et de l’esprit, ne peut-on tirer de soi deux pages sans sueurs et sans agonies ?

On ne trouve pas, parce qu’on ne cherche pas : on ne sait pas chercher. Passer des heures les yeux collés sur le papier, comme pour en faire surgir des idées par une magique évocation, cela n’avance à rien, et c’est léthargie plutôt qu’activité d’esprit. Il n’y a point d’effort dans cette attente passive du dieu qui souffle les pensées et les phrases : et rien ne s’obtient sans effort. Mais on s’est tant de fois entendu recommander d’être naturel, vanter le charme de l’abandon, qu’on a peur de se guinder en s’efforçant. On tâche donc au contraire de suspendre son activité ; on arrête en soi la vie, comme si de ce calme et de cette langueur allait soudain jaillir la pensée comme l’eau parmi les sables du désert. On fait table rase de tout ce qu’on avait dans l’âme, et on la présente blanche et nette de toute empreinte, â la main mystérieuse de la nature qui y gravera son caractère. C’est se défaire de soi-même, pour être mieux soi-même, comme si le moi faisait obstacle au moi. On arrête les battements de son cœur, pour mieux l’écouter, et on s’étonne de ne pas l’entendre. C’est là vraiment l’état de paralysie volontaire où l’on se met par le désir de laisser parler en soi la nature, et, loin de s’inquiéter de produire si peu, il faudrait plutôt s’émerveiller de produire encore quelque chose.

Il faut donc une réelle activité d’esprit pour écrire, de quoi qu’il s’agisse, au collège ou dans le monde, pour remplir une tâche, ou pour se satisfaire soi-même. Et il n’y a pas d’activité qui aille sans effort : il n’y a naturel ni abandon qui tienne. Il faut vouloir, et la volonté amène l’effort. À mesure du reste que cette activité vous deviendra plus ordinaire, l’effort aussi deviendra moindre, et l’on fera plus et mieux avec moins de peine.

Chapitre II. De la sensibilité considérée comme source du développement littéraire

Un des plus grands obstacles à l’effort intellectuel est la croyance qu’il nuit à la sincérité du sentiment ; on s’applique à ne pas employer son esprit, afin que le cœur parle tout seul. Ainsi son langage ne sera point fardé, et notre âme transparaîtra pure et sincère dans toutes nos expressions.

Le malheur est que, quoi qu’on en dise, le cœur ne peut se passer de l’esprit. On a trop répété le mot de Vauvenargues : « Les grandes pensées viennent du cœur ». Mais soyez sûrs que le cœur des gens d’esprit a seul de ces trouvailles-là. En fait d’idées, le cœur est stérile ou fécond, selon que l’esprit est riche ou pauvre. Saint Vincent de Paul, sainte Thérèse, tous les héros de l’amour de Dieu et de la charité qu’on a vus avant et depuis eux, étaient gens d’esprit, croyez-le bien Beaucoup furent des simples d’esprit : cela ne veut pas dire des bêtes. Ne les confondez pas avec les saints pouilleux ou loqueteux : être sale pour l’amour de Dieu ne demande pas d’esprit, il est vrai ; mais il en faut, et du meilleur, pour fonder, sans argent parfois et sans appui, des écoles, des hospices et des refuges. La bonté du cœur, la pitié, la soif de sacrifice peuvent agrandir, élargir brusquement, violemment l’esprit, et en faire jaillir quelque soudaine lumière, comme sortit un cri désespéré de la bouche de ce prince muet qui vit son père menacé d’un coup mortel. On citera des traits surprenants, des inventions ingénieuses d’enfants, de pauvres d’esprit, d’idiots même, dont un grand amour a peu à peu éclairé, parfois illuminé soudainement l’obscure intelligence.

Il arrive qu’un sentiment violent, agitant toute l’âme, ébranlant à la fois tous les ressorts de l’intelligence et du cœur, arrache à un homme un cri sublime, qui fait l’admiration des âges et justifie le célèbre dicton. Mais ces mots éclatants, historiques, cités, sont de rares trouvailles, sur lesquelles il ne faut pas trop compter pour soi. Au reste la critique de notre siècle a fait une rude guerre il toutes ces belles paroles ; elle nous a appris qu’il fallait les imputer plus souvent à l’homme d’esprit qui racontait, qu’à homme de cœur qui avait senti. L’admirable mot du confesseur de Louis XVI : « Fils de saint Louis, montez au ciel », n’a jamais été dit que par M. de Lacretelle, historien. Le fier et laconique billet de François Ier, défait et pris à Pavie : « Tout est perdu, fors l’honneur », a été laborieusement extrait d’une lettre peu héroïque du roi par un historien qui a voulu jeter un peu de gloire sur la honte de la monarchie française. Encore un prêtre, d’esprit délicat, de foi ardente, un roi, brave et d’humeur chevaleresque, eussent-ils pu trouver ces belles paroles. Mais je me méfie surtout des mots sublimes que la passion a, dit-on, arrachés à des natures vulgaires ou incultes. Ce qui arrive ordinairement, c’est que, dans ces bouleversements de l’âme entière, le fond de la nature apparaît, et le mot est ce que le caractère primitif et les habitudes invétérées le font. Que de fois est-il arrivé qu’un sentiment généreux, même héroïque, n’a trouvé qu’une locution triviale, une grossière injure pour s’exprimer ! Est-ce la faute du cœur, ou de l’esprit ?

Le langage naturel de la passion, c’est le cri, l’exclamation, l’interjection. La colère étrangle l’homme, et l’enthousiasme le suffoque. On dit que les grandes douleurs sont muettes. C’est dans les moments où l’on sentie plus, qu’on a souvent le moins d’envie de parler.

Surtout quand on veut séparer l’esprit du cœur et ne pas faire appel à son intelligence pour traduire ses sentiments, on est vite à court, et très embarrassé de parler ou d’écrire. Quand on a nommé l’émotion qu’on éprouve, qu’ajouter de plus ? Le cœur plein d’une ardente amitié, on écrit ; quand on a mis : je vous aime bien, que reste-t-il, qu’à le répéter ? Une fois le mot écrit, qui est la notation exacte du sentiment, le cœur qui déborde ne trouve plus rien à dire. Deux lignes épuisent cette plénitude qui semblait vouloir s’épancher en interminables effusions. « C’est drôle, dit un ami à son ami dans une des plus joyeuses comédie de Labiche, c’est drôle, quand on ne s’est pas vu pendant vingt-sept ans et demi, comme on n’a presque rien à se dire. » Les cœurs sont restés unis ; mais la vie a séparé les esprits : ils n’ont plus d’idées communes, partant plus de conversation. On a remarqué souvent que rien n’est plus malaisé au théâtre que de montrer le parfait contentement : les scènes de désir contrarié, de passion désespérée, abondent, et les talents médiocres y réussissent sans trop de peine. C’est que l’âme contente ne lutte pas, ne désire pas ; absorbée dans le présent, toute repliée sur soi, elle ne contient que le sentiment pur, infini, inexprimable, et, à vouloir le rendre, on court le risque de verser dans le radotage on la fadeur. Si une passion est contrariée, mille idées, regrets du passé, espérances et craintes de l’avenir, délibérations et projets, viennent le soutenir et comme donner un corps au sentiment vague et flottant de sa nature.

L’émotion s’exprime spontanément par le cri inarticulé, la physionomie, le geste, l’action réflexe : pour la traduire en mots, en phrases intelligibles à tous, pour la développer visiblement par le langage, il faut un esprit qui l’analyse ; et plus l’esprit aura d’étendue naturelle, plus il aura acquis de pénétration et de finesse par l’activité habituelle, plus les sentiments se manifesteront avec clarté, avec intensité, avec nuances.

Je n’en veux pour exemple que les plus fameuses pages où l’on voit le cœur à nu, pleurant ou saignant devant nous, où l’on croit n’entendre que le cri de l’âme qui prie ou qui souffre. Même dans ces purs sanglots dont parle le poète, j’entends l’esprit qui parle et qui met sans y songer toute sa puissance au service du cœur, qui ne s’en doute pas. Des lettres intimes sont parvenues jusqu’à nous, où nous trouvons exprimée, avec la plus déchirante éloquence, la douleur d’un père dont la fille est morte, d’une mère que sa fille a quittée.

Mais ce père est Cicéron, cette mère est Mme de Sévigné, et c’est pour cela que leur douleur est immortelle. De tout temps des pères ont pleuré la mort d’un enfant ; de tout temps des mères ont senti les déchirements de la séparation, quand elles ont marié leurs filles : et ces pères, ces mères aimaient autant leurs enfants, étaient aussi dignes de pitié que l’orateur romain et que notre marquise. Mais ils n’ont pas peint leur souffrance en traits impérissables : c’est la faute de leur esprit et non pas de leur cœur. Plus de génie, et non plus de passion, voilà ce qui a fait que, sur des malheurs communs, quelques-uns ont écrit des plaintes non communes. Le langage du cœur donne la mesure de l’esprit.

Pour rendre toute l’intensité du sentiment qu’on éprouve, pour lui garder sa couleur originale, pour en noter les degrés, les phases et les nuances, pour dire enfin exactement tout ce que l’on sent, comme on le sent, il faut de l’esprit infiniment, du plus exercé et du plus pénétrant. Pour décrire son mal, il faut être un peu médecin : le vulgaire sent qu’il souffre ; où, de quoi, il ne le dit que confusément ; il ne sait que crier.

Notre littérature contemporaine a recherché avec complaisance les expressions naïves et triviales du senti ment et de la passion dans les âmes simples et populaires. Le plus souvent cela prouve moins la sincérité et l’intensité de l’émotion que la vulgarité et l’inculture de celui qui la ressent. Elle n’est pas plus vraie, plus forte, plus naturelle, pour être exprimée gauchement, puérilement, par des images étranges, par des symboles ridicules, mêlés de niaiseries inattendues et de plats coq-à-l’âne. Hurler et se rouler ne prouve pas qu’on souffre plus qu’un autre, mais qu’on sait moins souffrir.

Les Grecs faisaient pleurer, crier leurs héros tragiques, mais parmi les sanglots et les convulsions ils plaçaient des couplets où la souffrance, cause de tout ce désordre, s’expliquait avec la plus délicate précision. Ces grands artistes, si épris de vérité, mais si fermes de sens, avaient, par une ingénieuse convention, associé les signes physiques de la passion, confus et déréglés, aux expressions intellectuelles, nettement déduites et bien claires. Shakespeare, au fond, a procédé de même ; à la peinture extérieure des émotions il mêle des mots, des traits, des couplets qui nous font pénétrer au-delà du trouble grossier et confus des sens, qui organisent ce désordre, nous le débrouillent et nous font comprendre le jeu régulier de ces ressorts que le hasard seul semblait d’abord mettre en branle.

On ne saurait donc trop se défaire de ce préjugé si commun, que l’esprit qu’on a nuit aux effusions du cœur, qu’il faut pour ainsi dire en faire abstraction et s’en détacher pour laisser le cœur tout seul parler son pur et naturel langage. Cette erreur accréditée est une des causes les plus actives de la stérilité d’invention dont tant de personnes s’affligent. Elles ont des impressions fortes, des émotions vives, et elles ne trouvent rien à dire, rien à écrire. Le remède est dans l’esprit : il faut l’élargir, le remplir, lui donner des habitudes de réflexion active, affiner ses pénétrations, son sens critique. Et, quand l’esprit sera agile, fin, éveillé, quand l’exercice incessant de toutes ses puissances lui sera une seconde nature, et que, se mêlant partout, il ne se désintéressera de rien, alors sans qu’on y songe, sans qu’on l’appelle, sans effort et sans affectation, il prêtera sa richesse et toute sa force aux effusions de la sensibilité ; alors on croira que le cœur parle tout seul.

Chapitre III. De la sécheresse des impressions. — Du vague dans les idées et le langage. — Hyperboles et lieux communs. — Diffusion et bavardage

Dans l’état ordinaire des choses, l’esprit sommeille les trois quarts du temps. Comme dans ces pays d’Orient où une armée de serviteurs assiège le maître, l’un ôtant son manteau, l’autre ayant soin des bottes, un troisième allumant la pipe, et où celui qui présente la pipe ne cirerait pas les bottes pour tous les trésors du monde, nous sommes habitués, par une abstraction maladroite, à isoler nos facultés et à les prendre pour autant de serviteurs qui font chacun leur besogne sans se prêter jamais appui. Quand travaille l’intelligence, la sensibilité se repose, et l’esprit s’endort dès que le cœur s’éveille. L’âme n’est jamais tout entière active, et il semble que la vie s’y ramasse toujours en un seul point. Nous avons fixé les moments et les œuvres où il faut appeler l’intelligence ; le reste du temps, dans nos autres occupations, nous n’en usons point ; il nous semble naturel de ne rien lui demander : c’est comme un outil que l’on serre après le travail pour lequel il a été fait. On ne porte point sa fourchette aux champs, ni sa bêche à table ; mais l’esprit a-t-il cette adaptation rigoureuse et exclusive ? N’est-ce pas l’outil universel, l’outil à tout faire, bon pour tous les travaux, pour tous les jeux, qu’il ne faut pas quitter dans le repos même et l’inactivité ? On dirait vraiment que nous ne nous en doutons pas.

Aussi voyez les effets : cet esprit léthargique ne s’éveille pas quand vous l’appelez. L’outil est rouillé quand on en a besoin ; il n’est plus de service, et l’on s’en passe.

On a des impressions confuses, qu’on ne sait ni ne peut débrouiller. De là les jugements sommaires, les mots vagues, dont on remplit ses discours et ses écrits. Il y a, dans la langue française, dans celle que parlent les trois quarts des gens, tout un vocabulaire qui sert à ne pas penser ; ce sont ces mots mal définis, qui s’adaptent à tout, qui n’empruntent leur sens que de l’objet auquel on les applique, et qui signifient plus ou moins selon l’esprit de l’auditeur ou du lecteur. Ce sont comme de vagues indications qu’on donne au prochain de la direction qu’il doit prendre pour atteindre notre pensée : s’il a plus d’esprit que nous, il ira plus loin, et il verra dans nos paroles tout ce que nous n’y avons pas mis. Vous vous rappelez le marquis de la Critique de l’École des femmes.

Le Marquis. — Il est vrai, je la trouve détestable, morbleu ! détestable, du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable,

Dorante. — Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable.

Le M. — Quoi ? Chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?

D. — Oui, je prétends la soutenir.

Le M. — Parbleu ! Je la garantis détestable

D. — La caution n’est pas bourgeoise. Mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ?

Le M. — Pourquoi elle est détestable ?

D. — Oui.

Le M. — Elle est détestable parce qu’elle est détestable.

D. — Après cela il n’y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.

Le M. — Que sais-je, moi ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me damne ; et Dorilas, contre qui j’étais, a été de mon avis.

Que de gens ressemblent au marquis de Molière ! Ils ont trois ou quatre mots précieux qui résument toutes leurs émotions esthétiques, et qui peuvent encore traduire toutes leurs impressions sur tout le monde physique et moral. Voici quelques-uns de ces mots magiques : cela n’est pas mal; c’est bien ; c’est joli ; c’est drôle. Joli sert de préférence aux jugements artistiques et littéraires. Il s’applique à Corneille et à Michel-Ange, comme à Lecoq et Grévin. Drôlea fait une fortune singulière : toute grandeur qu’on ne comprend pas, c’est drôle; tonte beauté qu’on ne sent pas, ce n’est pas drôle.

Souvent cependant on ne se contente pas de ces mots trop simples. On les trouve faibles, et on veut faire croire qu’on sent fortement. On veut paraître transporté, on singe l’enthousiasme ou l’horreur, cela dispense de donner les raisons de son goût. De là ces expressions si fort à la mode, qui sont aussi des dispenses de penser : étonnant, merveilleux, délicieux, superbe, inouï, prodigieux, adorable, divin ; c’est un bijou ; c ’est une merveille ; c’est une passion ; j’en raffole, et, par contre, exécrable, affreux, horrible, atroce, dégoûtant, assommant, abominable; c’est une horreur; je ne peux pas le sentir Grâce à ce merveilleux vocabulaire, une dizaine de mots suffisent à tout. En réalité ces mots sont des étiquettes sur des fioles vides. On n’a pas d’idées : on fait semblant d’en exprimer. Jamais on n’a mieux donné tort au mot hardi de Condillac, que le langage est un merveilleux instrument d’analyse.

Cependant, si l’on se réduisait à de si sèches notations, on aurait vite fait de dire et d’écrire, et l’on croit de son honneur d’empêcher les autres de parler pendant un temps notable, de noircir ses quatre pages de papier. Alors on fait appel à sa mémoire ; on répète ce qu’on a entendu dire à ses maîtres, lu dans les manuels, plus tard ce qu’on a entendu dire dans le monde, lu dans la revue ou le journal. On ramasse chaque jour ses idées du lendemain ; dès l’enfance on s’est habitué à ne rendre au public que ce qu’on lui a pris. On se passe ainsi de main en main des lieux communs, qu’on ne modifie ni dans leur forme, ni dans leur contenu, comme la monnaie qu’on reçoit et qu’on donne sans en altérer le titre ni l’empreinte. Doudan a spirituellement raillé dans une de ses lettres ce commerce de banalités qui se fait dans le monde :

Nous avons fait, M. d’Haussonville et moi, le complot d’accueillir Mlle de Pomaret par une suite de lieux communs débités d’un air tranquille et consciencieux, à l’effet de voir si elle s’apercevrait que nous avions baissé d’intelligence. Nous lui avons dit que l’imagination était la folle du logis ; que les maximes de La Rochefoucauld étaient désolantes ; que Montesquieu avait fait de l’esprit sur les lois ; que Delille n’avait vu la nature que dans les décorations de l’Opéra ; que la Henriade n’était pas un poème épique, qu’il n’y avait en France qu’un poème, le Télémaque. Mais elle s’en est supérieurement tirée, et nous a répondu franchement que les prédicateurs devaient prêcher la morale et point le dogme ; que l’esclavage avilissait l’homme jusqu’à s’en faire aimer ; que Louis XIV devait plus aux grands génies de son temps que Racine et Pascal ne devaient à Louis XIV, et que, d’ailleurs, Bonaparte était fils de la liberté, et qu’il avait tué sa mère.

Voilà ce qui fait le fond de nos conversations et de nos lettres, et nous prenons dès le collège l’habitude d’appliquer ainsi sur tous les sujets qu’on nous propose des pensées reçues, des phrases faites, où nous n’avons aucun intérêt de cœur ni d’esprit. Si grande est notre paresse, inaccoutumés que nous sommes à chercher des idées ou des mots, que souvent nous aurions quelque inclination à penser d’une manière : nous parlons d’une autre, non par modestie, non par timidité, mais parce qu’il est plus commode de répéter une phrase apprise que de créer pour une pensée personnelle une forme originale.

Peut-être est-ce là le secret de l’influence immense qu’exercent les journaux et les critiques. Ce n’est ni l’ascendant de l’esprit, ni la force du raisonnement qui séduisent le public : mais ils fournissent, toute préparée pour l’usage, la formule qui juge le dernier événement politique, la dernière œuvre littéraire. Eût-on quelque velléité de sentir autrement, fût-on convaincu même que la vérité des faits y oblige, la phrase est là, si tentante, si facile à prendre ; il est si commode de la ramasser ; on a si peu le loisir, si peu l’habitude de sentir sa propre pensée et d’en chercher l’exacte formule, qu’on se laisse aller ; et l’on dit blanc quand on eût pensé noir si l’on n’avait pas lu son journal. Le pis est qu’on ne s’en aperçoit pas et que l’on croit bien véritablement exprimer son sentiment personnel ; on s’y affermit, on en conçoit la vérité en le voyant partagé par tant d’autres, qui lisent aussi le journal.

Si la mémoire ne fournit pas assez, si l’on veut étoffer les lieux communs qu’on a ramassés, on pratique l’art de délayer : on apprend à répéter en dix lignes ce qu’on a dit en deux, sans y ajouter l’ombre d’une idée ; et quelquefois on y acquiert une malheureuse facilité. Que. de narrations, que de discours et de dissertations d’écoliers où coule le développement, gris et mou, où les mots suivent les mots, ternes et flasques, avec une désespérante insignifiance ! Cela donne l’impression d’un dimanche pluvieux en Angleterre. Cette facilité-là est pire que la stérilité : car il faut désapprendre ce style et retourner à l’ignorance primitive avant de faire aucun réel progrès.

Plus tard cette facilité s’accompagne volontiers du goût pour les puérilités et les niaiseries, et l’on remplit les pages qu’on envoie à ses amis de riens insipides, de menus faits et de plates réflexions où le cœur ni l’esprit n’ont aucune part. Si l’on sent encore le vide des propos et que l’on aspire à l’esprit, on arrive vite aux méchancetés, à la médisance. Mme de Sévigné trouvait le prochain plaisant à Vitré, et le daubait volontiers, là et ailleurs. Il ne faut pas croire qu’on lui ressemble, parce qu’on déchire ses amis et connaissances ; sentez comme elle Molière et La Fontaine : on vous donnera ensuite le droit de relever les ridicules. Mais que de fois, par indigence d’esprit, ne s’appliquet-on pas à chercher les défauts du prochain, à lui en donner libéralement qu’il n’a pas, à travestir méchamment ses actes et ses paroles ! Au fond, on n’est pas méchant, ni même sot, on n’est que pauvre d’idées ; et, comme il faut parler, on médit. La vie des autres est une matière inépuisable, et l’on croit obtenir un brevet d’esprit en déchirant les réputations à belles dents. Mais comme on laisserait le prochain en repos si l’on pouvait tirer ses pensées du dedans et de son propre fonds ! que l’on serait moins méchant si l’on savait user de son esprit !

Chapitre IV. Le développement général de l’esprit est nécessaire pour bien écrire, avant toute préparation particulière

Tout revient donc là : habituer l’esprit à réfléchir, à penser sans cesse, lui donner de la pénétration : de sorte que rien ne lui soit insignifiant, que tout ce qu’il aperçoit éveille en lui quelque idée ; que ses idées soient dans un perpétuel mouvement, au lieu de se déposer dans un coin de la mémoire, pour y dormir comme de vieux papiers dans la poudre des archives ; qu'elles se heurtent, s’associent, se groupent, se multiplient par leur incessante activité ; quelles se renouvellent au contact des impressions récentes, s’agrandissent, se modifient. Il faut pour cela une volonté ferme et constante, une attention soutenue, une réflexion laborieuse : mais, par le temps et l’habitude, l’effort disparaît ; les idées restent dans l’esprit vivantes, actives, efficaces et fécondes ; rien ne s’y perd, tout y germe. Si on a été attentif à regarder en soi comme au dehors, si on a essayé de noter ses émotions, d’en saisir les causes, les effets, les nuances, les degrés, la communication ira se resserrant chaque jour entre la sensibilité et l’intelligence ; les émotions multiplieront les idées, l’esprit affinera le cœur, et la subtilité du jugement s’augmentera avec la délicatesse du sentiment. Alors on pourra bien écrire, et l’on écrira bien naturellement, sans s’embarrasser des règles de la rhétorique. Il suffira de quelques conseils bien simples, bien évidents pour former le style ; quand l’esprit saisit bien, quand le cœur sent bien, quand on a échappé à la tyrannie paresseuse de la mémoire, on n’écrit jamais mal et l’on est tout près de bien écrire.

L’art d’écrire s’apprend donc en même temps qu’on apprend la littérature, l’histoire, les sciences, par cela même qu’on les apprend, en même temps qu’on avance dans la vie, par cela même qu’on vit : l’étude et l’expérience sont les vraies sources de l’invention et du style. Si l’on a bien appris, si l’on a bien vécu, c’est-à-dire comme un être actif et conscient, toutes les connaissances et toutes les émotions antérieures concourront insensiblement dans tout ce qu’on écrira, et, sans qu’on puisse marquer précisément l’empreinte d’aucune, elles se mêleront dans toutes nos pensées et dans toutes nos paroles, comme on ne saurait dire quelle leçon de gymnastique ou quel aliment entre tous a donné au corps la force dont il fait preuve un certain jour au besoin.

Cette, richesse d’impressions antérieures est ce qui fait le prix du naturel et de l’abandon dans les lettres de Mme de Sévigné. Il n’en est point où les anciennes lectures, les conversations d’autrefois, la réflexion habituelle sur soi-même, et les méditations intimes ne collaborent à l’émotion présente. Si elle écrit au courant de la plume une page qui est un chef-d’œuvre, c’est qu'elle avait au cours de toute sa vie lu, pensé, causé ; c’est que dans son intelligence toujours active les sentiments, les idées circulaient incessamment comme le sang dans son corps et entretenaient la vie ; que toute son âme était toujours debout, prête au service, et que chaque mot, chaque phrase était le produit et l’expression de toute son existence intellectuelle et morale.

N’allez pas croire qu’il lui suffise de connaître la mythologie et le poème du Tasse pour écrire la fameuse lamentation sur ses arbres abattus ; une mémoire d’écolier aurait teinté le sentiment de pédantisme, et tout était gâté. Mais il a fallu un esprit pénétré de poésie, une imagination excitable et prompte à transfigurer ses impressions, et, par-dessus tout, cette pudeur des âmes délicates qui voile l’émotion d’un sourire et élude parla fantaisie l’expression trop poignante de la réalité.

Pour écrire six lignes sur la mort de Louvois, ce n’a pas été trop d’avoir entendu Bossuet et Bourdaloue, d’avoir médité sur Pascal et sur saint Augustin ; mais, ainsi préparée, elle a vu l’inexorable main de Dieu qui renversait Louvois et sa grandeur, elle l’a dit tout bonnement, et ce qu’elle a dit tout bonnement est sublime.

Vous pouvez aimer votre vieux jardinier, sans être capable d’écrire ces simples mots : « Maître Paul vient de mourir ; notre jardin en est tout triste ». Mais une âme fine et philosophique qui ait senti ce que la présence de l’homme met d’intérêt dans les choses inanimées, ce que l’indifférente sérénité de la nature a de navrant, quand disparaît ce bonhomme qui allait, venait, bêchait, taillait, introduisant le mouvement, la variété, la vie, peuplant ce désert à lui seul, âme de ce petit inonde ; une imagination imbue de poésie païenne, qui exprime la tristesse de cette impassibilité même, et mette en deuil pour le vieux jardinier les fleurs éternellement belles et souriantes, peuvent seules dicter cette brève parole, où l’on entend un écho d’Homère et de Virgile.

La plénitude expressive du style est l’effet naturel d’une masse d’impressions accumulées. Le mot spirituel, ému, pittoresque, sublime, germe sans effort et s’épanouit sur le riche fond de la vie morale : c’est le prolongement extérieur et le dernier terme d’une longue série île sentiments intimes et d’idées inexprimées.

Chapitre V. De la lecture. —Son importance pour le développement général des facultés intellectuelles. — Comment il faut lire

La lecture est le remède souverain à la stérilité d’esprit. Par elle il s’ouvre, se remplit ; tout le monde moral et physique trouve un accès en lui. Pour apprendre à écrire surtout, il faut lire : c’est ainsi qu’on recueille des idées pour les exprimer à son tour. Parfois, quand on est jeune, on se pique d’originalité et l’on prétend penser des choses qu’aucune intelligence humaine n’ait encore pensées. Les idées neuves sont rares en ce monde : on pourrait n’en pas rencontrer une seule dans l’œuvre de plus d’un grand écrivain, qui n’en vaut pas moins. Vouloir penser hors du lieu commun, c’est s’obliger à penser hors du sens commun : si l’on n’y réussit pas, on n’a rien à dire ; si l’on y réussit, c’est pire, on dit des sottises. Ce qui peut arriver de plus heureux, c’est qu’on prenne pour nouveautés des vieilleries hors d’usage, qu’on- répare et qu’on revernit, ou des banalités publiques, dont on obscurcit ou force l’expression.

Je ne sais si la prétention à l’originalité ne couvre pas souvent un bon fond de paresse, et si l’on ne veut pas penser par soi-même pour se dispenser d’apprendre les pensées des autres. Mais, avant de découvrir, il faut être arrivé au terme de la course de nos devanciers : il faut repasser sur leurs traces et prendre notre point de départ à leur point d’arrêt. Sinon on court risque d’explorer des chemins frayés et de refaire après quatre siècles la découverte de Christophe Colomb. Il n’est permis qu’aux enfants de prendre le bois de Boulogne pour une forêt vierge et d’y ressentir les émotions des trappeurs de Cooper et de Gustave Aymard.

Je voudrais donc que les jeunes gens, écartant toutes les suggestions de l’orgueil et de la paresse, lussent beaucoup, et un peu de tout. Qu’ils parcourent l’antiquité. S’ils ignorent le grec et le latin, qu’ils n’en prennent pas prétexte pour s’endormir dans l'incuriosité et l’ignorance. Car il y a dans les littératures anciennes des œuvres d’un intérêt humain, d’une beauté universelle, où l’intérêt et la beauté ne sont pas indissolublement liés à la langue et au mètre, et dont l’intelligence n’exige pas une forte préparation archéologique. Qu’ils prennent donc des traductions, celles plutôt qui sont fidèles à l’esprit et à la couleur qu’au sens littéral. Le jour où ils s’intéresseront à Homère sans grimace et de bonne foi, ils auront beaucoup gagné : ils auront compris l’extrême simplicité, et qu’en art comme en morale la perfection est dans l’abnégation, dans l’entier oubli de soi-même. Qu’ils lisent les tragiques, Hérodote, Thucydide, quelques dialogues de Platon, quelques discours de Démosthène, Plutarque, Epictète, Marc-Aurèle. Je n’oserais conseiller Pindare : sans la connaissance de la langue ils pourraient l’admirer, mais le comprendre, non.

Les Latins nous donneront Lucrèce, et surtout son admirable Cinquième Livre, quelques discours de Cicéron, son Traité des Devoirs et ses Lettres, quelques traités de Sénèque et ses Lettres à Lucilius, Tite-Live, Tacite, Virgile, les beaux épisodes de Lucain, quelques morceaux d’Ovide et de Catulle. Horace traduit n’est plus Horace : on ne saurait pourtant s’abstenir tout à fait de pratiquer cet esprit charmant. Juvénal ne sera point laissé de côté : mais il y faut un bon commentaire et beaucoup de coupures.

Je ne voudrais point qu’on négligeât la littérature chrétienne, grecque et latine. La religion mise à part et le respect du caractère sacré des œuvres, c’est une lecture exquise et charmante que celle des Evangiles, des Actes des Apôtres et de quelques Épîtres de saint Paul. On y joindra quelques homélies des Pères grecs, et la Cité de Dieu de saint Augustin avec ses admirables Confessions.

Aux anciens se joindront les étrangers : les Anglais, avec Shakespeare, Milton, Macaulay, quelques romanciers et poètes du XIXe siècle ; les Allemands, avec quelques œuvres de Gœthe et de Schiller, et sans Klopstock. On demandera aux Italiens l'Enfer et le Purgatoire de Dante, quelques discours de Machiavel, quelques pièces de Leopardi ; aux Espagnols, deux ou trois pièces de Calderón et de Lope, et leur Don Quichotte, qui vaut seul une bibliothèque pour qui sait lire.

Cette liste n’est pas longue : mais qui se serait assimilé la substance de ces ouvrages aurait la tête déjà bien meublée. Et, comme on ne s’embarrasserait pas de tout lire, il deviendrait inutile de s’approvisionner de dates et de jugements sur ce qu’on ne lirait point : l’histoire de la littérature en serait considérablement abrégée, et l’on épargnerait bien du temps. À quoi sert-il de pouvoir mettre deux dates et une formule d’appréciation sous le nom d’un écrivain dont on n’a pas lu et dont on ne lira jamais une ligne ? L’utilité intellectuelle est nulle, ou plutôt il y a dommage manifeste ; il est meilleur à tous égards d’entretenir soigneusement sur ces choses l’ignorance naturelle : au moins la curiosité reste-t-elle aussi.