Consolation et langage - Hermann Iline - E-Book

Consolation et langage E-Book

Hermann Iline

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Beschreibung

Un tableau, critique des idées philosophiques, explore deux thèmes universels : la consolation face aux passions déchirantes et aux drames intellectuels, ainsi que le langage en tant qu’intermédiaire entre la réalité, la représentation et la logique. L’auteur, avec un panache incisif et aphoristique, révèle un regard original sur ces questions essentielles, mariant profondeur et accessibilité. Un ouvrage qui allie le renouveau des commencements à la rigueur de la pensée, ouvrant de nouvelles perspectives philosophiques.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hermann Iline a étudié les mathématiques à l’Université de Moscou avant d’enseigner en Russie et en France. Il s’est finalement consacré à la recherche sur l’intelligence artificielle. Polyglotte et amateur de poésie, devenu écrivain en langue française, il se distingue par un style aphoristique. Son dernier ouvrage, La Russie – à admirer ou/et à détester, est récemment paru aux Éditions du Cerf.

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Seitenzahl: 501

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Hermann Iline

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Consolation et Langage

Une philosophie rhapsodique

Essai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Hermann Iline

ISBN : 979-10-422-5137-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

Préface

 

 

 

Graveur de mots, collectionneur et tailleur de maximes, Russe de Sibérie, installé dans les Bouches-du-Rhône et écrivant en français, mon ami Hermann Iline travaille le bronze avec dextérité. C’est une matière première un peu délaissée depuis le Roi-Soleil. Nos grands moralistes classiques ont taillé dans ce matériau d’un autre âge de lumineuses formules, tirées d’une bien sombre idée de l’homme. Qu’ils s’appellent La Bruyère, La Rochefoucauld ou Vauvenargues, ces lycanthropes ont traversé les siècles sans trop se démoder. Ils ont installé dans nos lettres une vitrine de grand luxe, un cabinet des antiques et des médailles, où se conservent, sur la plus haute tour, d’amères merveilles – telles ces monnaies romaines, enfouies dans des pots ou cachées au fond des jardins, dont la découverte fait la joie des archéologues. Ces bijoux acérés et denses, qui se taillent pièce à pièce, sont à circulation restreinte, et les éditeurs n’en raffolent pas car elles ont encore moins de marché que les nouvelles ou les quatrains.

Point étonnant que Hermann Iline trouve porte close chez nos éditeurs. C’est peu de dire qu’à l’ère de la monnaie abstraite et numérique, faite pour filer à la sauvette et se planquer mine de rien aux îles Caïman, les monnaies et médailles du numismate ont quelque chose d’intempestif et d’incommode. Elles viennent de loin, et visent haut. C’est leur point d’honneur. On n’achète pas ses asperges au marché avec du lourd et de la ronde-bosse. Les solides qu’on débite en statues, stèles, médaillons, le post-moderne s’en détourne d’instinct : trop opaques et trop peu maniables.

Les émaux et camées sur la cheminée du grand salon seront donc dits rebutants, parce que résistants. La preuve : les formules peu amènes, ciselées par Hermann Iline, ne sont ni parthes, ni grecques, ni byzantines mais crûment contemporaines. Il n’y est question, au fond que de nous et de nos démocraties, avec nos mots en toc, nos fausses vertus et nos abandons. Rien d’aguichant.

L’écriture lapidaire, fût-ce sur des sujets d’actualité, ne saurait déroger à des règles éternelles. Est requis, en premier lieu, un tempérament pessimiste, brouillé avec le suave et le kitsch, dédaignant boudoirs et bonbons. La maxime est une déprime surmontée. Rien à voir avec la fiente de l’esprit qui vole, la saillie du boulevardier, le bon mot du gai luron, la pointe du sémillant.

C’est une larme de pierre, une longue souffrance que vient soulager in extremis un bonheur d’écriture, la politesse d’un désespoir, propre à des neurasthéniques, qui se savent déchus, mais doutent fortement de leur salut.

L’auteur type de maximes est soit un Romain stoïque, prêt au suicide, comme Chamfort, soit un Pascal athée, comme Cioran. Le sévère grand teint chérit sa misère à mi-mot, sans tambour ni trompette, avec une altière pudeur, comme, chez Flaubert, l’huître pour sauver sa perle, se referme d’instinct à l’approche de la fourchette. « J’ai de l’esprit », reconnaît La Rochefoucauld, « mais un esprit que la mélancolie gâte… ».

La maxime, deuxième handicap, est aristocratique, ceci impliquant cela. Elle a sang bleu et talon rouge. On reste entre happy few, pour un cacher-montrer. L’autorité émettrice se doit d’être noble. La Rochefoucauld est duc, Vauvenargues, marquis, et La Bruyère, tout roturier qu’il est, porte le titre de gentilhomme et fréquente les Condé. Les Caractères, entre deux portraits, retrouvent la disparate, le dépouillé et le gravé du féodal.

Fils de bagnard, né au Goulag, Hermann Iline a la hauteur et la distance courtoise des princes chauffeurs de taxi de l’entre-deux-guerres, déplumés par les bolcheviks et contraints à l’exil. On a compris que la taille fine, politiquement incorrecte, penche du côté droit. Ce n’est pas le mien, et il m’arrive de le regretter, car la bonne littérature nous arrive assez souvent du mauvais côté.

La fouettée, la nerveuse, la sans graisse. Celle qui fait vite et ne tire pas les sonnettes. Dire le plus dans le moins (maxime vient de maximum) est un exercice orgueilleux, qui ne mendie ni rétribution ni applaudissements. C’est le républicain enthousiaste et naïf qui met du beurre dans le potage, au risque de l’ampouler, parce qu’il cherche à partager, à argumenter, à persuader. C’est le penchant de l’avocat : en rajouter. La preuve est plébéienne, le développement – progressiste. L’ellipse convient mieux au génie qu’on dira chagrin, resserré et perçant, de ceux dont le but n’est pas de réformer le monde, encore moins de changer la vie, mais tout simplement d’éclairer les gens d’un peu plus haut, ou plus loin. Au reste, les adeptes de la désillusion se déjugeraient s’ils se mêlaient de recruter, sous quelque bannière, en sacrifiant aux effets de manche de l’illusion lyrique ou aux lenteurs de la démonstration pédagogique.

Aussi les vrais moralistes ne font-ils pas la morale. Ces désabusés s’interdisent autant l’esprit de système que les élans de charité. Ils fouillent nos sous-sols à petits coups secs. La confession dédaigneuse, en dents de scie, l’élision des sutures logiques (alors, toutefois, en effet, tandis que) et autres chevilles, la vue en plongée, la razzia ou le raid – c’est la prose musclée et rapide du soldat ou du juge. L’aphorisme a le tranchant d’une définition (d’où sa place en philosophie) ; la maxime a le tranchant d’un verdict (d’où son usage en morale). Les deux faces du laconique, ordre militaire ou sentence judiciaire, ont régulièrement alimenté la terreur dans les lettres comme dans la pensée.

Aux marques du style sec à la française, Hermann Iline ajoute deux circonstances aggravantes : la profondeur philosophique à l’allemande et un déchirement d’âme très slave. On est plus proche de Nietzsche que de Cyrano.

La maxime à l’ancienne nous bat un peu froid et nous tient la dragée haute. Elle est au tweet ce que le salon est au café, l’Académie aux Goncourt, un dé de Grand Marnier à un verre de beaujolais. Le contraire d’une porte claquée, un « hello ! » par la fenêtre.

L’art, comme chacun sait, vit de contraintes et meurt de liberté. Reste à voir si notre gazouillis de 140 signes, si la maxime low cost, si le clin d’œil en passant, pourra ouvrir entre nos arcades sourcilières d’anxieuses avenues de rêve ou de pensée. Peut-être manque-t-il à nos haïkus numériques et drolatiques un peu trop expéditifs « cette goutte d’amertume qui aide à bien vieillir » – et qu’on a tant de plaisir à rouler sous la langue, dans de lentes gorgées, comme celles que nous réserve Hermann Iline, cet étrange étranger, mon ami franco-russe, fâché autant avec son pays qu’avec le nôtre. Ses pages aideraient plus d’un à bien mûrir.

 

Régis Debray

 

 

 

 

 

Avant-propos

 

 

 

Recherche de vérités, science de l’être, sagesse pour apprendre à vivre et à mourir, élaboration de concepts, classification des connaissances, vision totale du monde, art de préserver une paix d’âme, culture de l’esprit, résumé du savoir scientifique, poursuite d’une rigueur, questions de plus en plus profondes – telles sont des définitions du contenu central de la philosophie. Les Anciens, les scolastes, les rationalistes, les classiques, les modernes (les phénoménologues, les philosophes analytiques, les French theorists) nous ont habitués à répéter ces balivernes, dont se moquent les logiciens, les informaticiens, les mathématiciens, les physiciens, les poètes.

 

La raison principale de cette dégringolade est l’erreur de greffage. C’est que, dès les débuts grecs, une alternative existait – le bel arbre poétique. Mais si pour la ratiocination être prolixe en verbiage peut suffire, pour manier la métaphore, il faut posséder un regard allant au-delà du verbe.

 

Les yeux et le regard sont deux outils d’une bonne philosophie – pour percer et admirer l’harmonie des langages divins et pour composer la mélodie des consolations humaines. Les yeux reçoivent la lumière du vrai, les ombres du beau, les ténèbres du bon ; le regard – les émet.

C’est à la rareté, parfois jusqu’à l’épuisement, du talent poétique que nous devons les montagnes de volumes savants et soporifiques sur les thèmes ci-dessus.

 

Tout homme, qui, dans ses réflexions, réussit à se débarrasser des deux thèmes parasites que sont la connaissance et l’être, devient, presque mécaniquement, philosophe. Le bavardage sur l’être profane la plus belle faculté du langage – le laconisme dans la noblesse ; l’obsession par les connaissances fantomatiques dévie notre générosité de sa fonction première – consoler les inconsolables.

 

Tant qu’un philosophe possède un style, un tempérament, une noblesse, peu importe s’il puise son inspiration dans la mystique, dans la contemplation ou dans l’existence. Ce ne sont d’ailleurs que de misérables étiquettes.

 

Mais ce n’est ni l’algèbre sèche ni la formule froide qui, aujourd’hui, dévitalisèrent le mot, mais l’image, facile, grégaire, incolore, insipide, athermique. Dans la guerre raciale, le mot, superbe et rare, succomba à l’invasion barbare des images communes et plates.

 

Je suis navré de constater que ni Kant, ni Hegel, ni Sartre ne comprennent rien en logique. Que ni Aristote, ni Spinoza, ni E. Husserl ne savent ce qu’est le more geometrico. Que ni Platon, ni Wittgenstein, ni M. Foucault ne disent rien de profond sur le langage. Des tentatives d’attacher la branche philosophique à l’arbre de la science échouaient, avec le cours du temps, de manière de plus en plus lamentable, pour devenir enfin franchement ridicules.

 

Dans la définition de la vérité philosophique (intellectus – rei), comment faut-il comprendre rei ? – m’est avis que c’est seulement en fonction des buts atteints. Et je ne vois ces buts que dans l’admiration du mot (qui se mesure avec nos sentiments indicibles) et dans la consolation de l’âme (face aux terribles verdicts que l’esprit formule à l’égard de nos destinées personnelles). Si les idées, telles que chose en soi, esprit absolu, fonction représentative du mot, apportent de l’enthousiasme à leurs adeptes, elles sont vraies pour la réalité philosophique. Mais bêtes ou triviales.

 

Dans aucun autre domaine, la justesse du traduttore traditore ne se manifeste aussi dramatiquement qu’en philosophie. N’importe quel gamin allemand comprendrait le terme heideggerienUnselbstständigkeit – non-autonomie, besoin d’appui ; l’un des pires bavards français, Sartre, le traduit par non-substantialité originelle dans les trois dimensions de la temporalité. Remarquons, en passant, que le pauvre axe temporel (uni-dimensionnel !) y reçoit deux dimensions supplémentaires imméritées.

 

Personne ne formula jamais une seule vérité éternelle ; des hordes d’orgueilleux philosophes les dénoncent en d’innombrables logorrhées ampoulées.

 

Dans la réflexion de Valéry, on trouve toutes les étapes de manifestation de la conscience (qu’il appelle états mentaux) : l’excitation, le désir, la volonté, le langage, la représentation, les formules logiques, les substitutions, la vérité, le sens – une admirable profondeur ! À comparer avec la vaste platitude des consciencescartésienne, hégélienne, husserlienne, où brillent par leur absence et le langage et la représentation et l’interprétation, où règnent le bavardage ou la banalité.

 

En tout cas, pour prétendre au titre de philosophe, il faut être métaphysicien, c’est-à-dire accorder une place d’honneur aux trois valeurs innées et exceptionnelles que nous portons, respectivement, dans notre cœur, notre âme et notre esprit – le Bien, le Beau, le Vrai. Les médiocres se vouent au plus facile – au Vrai commun. Les sensibles, mais pas brillants, se penchent sur le Bien individuel. Les poètes, maîtres de l’image et de l’idée, chantent le Beau divin. Un bon philosophe respecte cette hiérarchie.

 

La beauté poétique naît de rencontres imprévisibles entre le langage, la représentation et la réalité, portant la noblesse, l’intelligence et le mystère. Le langage étant l’élément pivotal, dans la naissance de métaphores, la réflexion philosophique aurait dû se focaliser, prioritairement, sur lui.

 

La sensibilité poétique nous fait réfléchir sur l’invariant absolu de notre existence – la trajectoire tragique de tous nos beaux élans, qu’ils soient sentimentaux, intellectuels ou artistiques. Sur tous les chemins, arrive un instant, quand aucune volonté, aucun courage, aucune action ne parviennent plus à nous libérer de l’écrasante sensation d’écroulement, épuisement, exténuation, aplatissement. Ce qui est le plus dramatique, dans ces cas, c’est que l’esprit comprenne et approuve cet abattement, lui trouvant d’irréfutables raisons. Nous ne pouvons y compter que sur l’âme – tâtonnante, irrationnelle, capitularde – mais noble. Sans lever les yeux, elle nous fera redresser le regard. Sans réfuter le désespoir présent et passé, elle nous inonde d’espérances… intemporelles. Le vrai ne portant plus que la pesanteur, c’est au Bien intraduisible et au Beau incompréhensible de nous apporter la grâce.

 

À quoi doit se réduire un regard philosophique ? – à la tragédie humaine, reflétée par le Verbe ; il est insensé et stupide de se vouer à la sobre vérité, devant tant de vertiges du langage et d’angoisses, implorant une consolation. Le philosophe ne cherche pas la vérité, mais la métamorphose du monde dans les hommes – Nietzsche – Der Philosoph sucht nicht die Wahrheit, sondern die Métamorphose der Welt in den Menschen – et cette métamorphose ne vaut que par la douleur ennoblie et le Verbe rehaussé.

 

La souffrance et le langage – les seuls sujets d’une philosophie noble (peut-il y en avoir d’autres ?). La sécheresse pseudo-savante d’Aristote, Kant, Hegel les rend indifférents à la hauteur du premier sujet ; leur ignorance langagière leur cache la profondeur du second. D’où la grandeur de Dostoïevsky, de Nietzsche, de Valéry.

 

Tout bon philosophe se trouve une bonne source de la consolation humaine : Voltaire – dans l’ironie, Nietzsche – dans la musique, Heidegger – dans la poésie, Valéry – dans le mystère de la création. Rien de plus bête que le pessimisme sceptique. Ce qui est admirable, c’est que la consolation philosophique ne devienne convaincante que grâce à la qualité du langage, de cette seconde facette de toute bonne philosophie. Avec ces deux auréoles, la tragédie humaine gagne en hauteur et en couleurs, sans perdre de son intensité.

 

Parfois, je suis prêt à accepter le terme d’absurde, pour désigner ce que j’appelle consolation, puisqu’aucune justification cohérente n’en est possible. Mais ma consolation est faite surtout d’une musique, tandis que l’absurde voulait dire discordant. Ce mot absurde de consolation – ne pas savoir désespérer est ne pas vivre – Goethe – Trost ist ein absurdes Wort: wer nicht verzweifeln kann, der muß nicht leben.

 

Donc, la consolation, comme la finalité du Bien, et le langage, comme l’outil du Beau, échappent au bavardage des esprits professoraux, poursuivant le Vrai désincarné. Ces deux sujets-là ne valent que par leur commencement, et puisque la première fonction du mot et de la consolation est la caresse, je répéterais ma vague devise : au Commencement était la Caresse !

 

Et puisque l’arme du Vrai, c’est un discours, d’apparence cohérente et s’adressant à l’esprit, je dois y renoncer. Le cœur préférant des onomatopées et l’âme appréciant surtout des étincelles, mon arme sera la maxime. Retentie dans le vide, elle risque souvent de provoquer des échos infidèles, de fausses proximités ou d’illusoires lointains. Pour y pallier, je convoque la citation ; des effets acoustiques et optiques y sont plus importants que des causes didactiques.

 

La seule philosophie qui me charme est la philosophie de la nuit ; la clarté du langage ou de l’espérance, même une clarté pure et profonde, s’évapore vite, sous le feu des questions, et je veux un milieu, résistant même aux mystères silencieux. Le langage ou l’espérance obscurs s’appellent poésie et consolation. Dois-tu chercher ton guide et ton consolateur parmi les ombres de la nuit ? – G. Bachelard.

 

La science et l’art n’ont de sens qu’en société ; c’est pourquoi on a besoin de la philosophie, qui ne peut satisfaire qu’un homme solitaire, par une caresse langagière ou sentimentale où perceront les outils ou finalités des autres.

 

La philosophie n’a rien d’une science, puisqu’elle n’a ni objets, ni méthodes, ni outils consensuels ; toutes les sciences sont collectives, mais la philosophie, c’est la proclamation d’une personnalité, de ce Qui despotique et unique, maîtrisant le haut Comment du langage et le profond Pourquoi de la consolation.

 

Là où le changement d’expression change la pensée, s’arrête la science et commence la poésie (et donc une bonne philosophie). Chercher, en philosophie, des invariants purement intelligibles, du résistant au sensible, est une tâche impossible que se donnaient des rats de bibliothèque et que voulait leur imposer le trop bon Valéry, exaspéré par le verbalisme philosophique.

 

Un bon livre de philosophie n’est fait que de réponses, auxquelles toute tête bien faite imaginera ses propres questions. L’éternel retour consiste en boucle qu’auront faite ces questions, la réponse restant la même !

 

La pensée philosophique, généralement, est très éloignée et de la magie lyrique et du savoir scientifique, ce qui la condamne à n’être que du galimatias. Hélas, en affrontant des sujets philosophiques, pour pallier cette carence fatale, les scientifiques manquent de hauteur et les poètes – de profondeur.

 

Toute pensée est un accord entre la nécessité d’un fond et la liberté d’une forme, entre le cerveau et les ailes, entre la profondeur des yeux et la hauteur du regard. La philosophie étant un art et nullement une science, Heidegger : La parole du penseur est pauvre en images et sans attraits – Das Wort des Denkens ist bildarm und ohne Reiz – y est étrangement unilatéral.

 

La science est faite d’avis, qui ont l’ambition d’être universels, ou, au moins, susceptibles de former un large consensus. De plus, les objets de ces avis, ou les angles de vue sur ces objets appartiennent aux catégories, réservées à une seule des sciences. Rien de comparable en philosophie, où l’avis ne traduit qu’une personnalité unique, mais ses objets sont communs à tous les hommes du bon sens. Aucune objectivité pérenne ; une subjectivité improuvable, des caprices de tempérament, de style, de lyrisme. Jamais la philosophie ne pourra être évaluée à l’aune d’une science – Heidegger – Philosophie kann nie am Maßstab der Idee der Wissenschaft gemessen werden. Enfin, les connaissances, si capitales en science, ne jouent qu’un rôle secondaire en philosophie, qui est affaire d’audace intellectuelle et littéraire.

 

Chez Valéry, l’emploi du terme penseur est toujours péjoratif. La volubilité du personnage sous-jacent serait engendrée par des questions insolubles, dans lesquelles il se plaît de nager et de se noyer. Il faudrait, au contraire, ne déverser que des réponses mystérieuses, pour lesquelles chacun pourrait inventer sa question flottante et pleine de sens.

 

Je refuse de gaspiller le beau terme d’Universaux pour l’attacher aux vétilles telles que blancheur. Je le réserve à la triade divine – le Bien, le Beau, le Vrai, qui touche tout homme, mais doit servir de base pour une bonne philosophie, s’articulant autour de la consolation et du langage. La noblesse, dans l’élaboration de consolations, découle de l’axe, allant d’une mélancolie à la tragédie et créé par la fatalité du Bien, de plus en plus inaccessible, et du Beau, dont le vertige faiblit. L’intelligence du regard sur le Vrai est déterminée par le rôle qu’on y accorde au langage en tant qu’intermédiaire logique entre la réalité et la représentation. Cette philosophie est donc rencontre d’une noblesse et d’une intelligence.

 

On doit définir la philosophie non pas sur un seul registre, mais sur trois : ses commencements – mon soi, universel et narcissique, non soumis à l’Histoire ; ses parcours – mon talent, mon savoir, mes goûts ; ses finalités – ma consolation, mon tribut au langage. Elle doit donc être haute (donc personnelle, noble, stylée) et profonde (donc ouverte, intelligente, exaltée). Aucune place à y accorder aux catégories des rats de bibliothèque – la vérité, l’être, la liberté, la science. La philosophie est un art poétique.

 

On a déjà calculé la véritable fin de l’univers : l’extinction des étoiles, l’effondrement de la matière, l’arrêt du temps. Mais les rats de bibliothèque continuent à nous inonder de vérités éternelles, immanentes, absolues…

 

La métaphysique ne nous apporta rien de beau ou rigoureux, mais quand, en plus, Leibniz nous apprend que la vraie métaphysique n’est guère différente de la logique – die wahre Metaphysik sich kaum von der wahren Logik unterscheidet, on comprend et pardonne la misère de la logique sublime de tels philosophes. Et qu’à la place de métaphysique on y mette serrurerie, journalisme ou philosophie, ce serait aussi sérieux, même B. Russell serait d’accord.

 

Je vois trois clans adversaires de la philosophie : le robot et le mouton (la raison ou l’imitation s’opposent à l’âme et à la personnalité du philosophe), les linguistes (qui observent la langue de l’intérieur de sa grammaire, tandis que le philosophe y voit une couche instrumentale au-dessus des représentations), la religion (avec ses promesses, placées dans le réel, tandis que la consolation philosophique provient du rêve).

 

La pensée ajoute de l’inconnu à une représentation ; la poésie découvre de l’inattendu à une interprétation. Et la philosophie, qui est leur fusion, devrait en faire un système, qu’un informaticien austère appellerait système de gestion de bases de connaissances ; la pensée y pencherait sur la consolation, et la poésie s’y affirmerait en tant que triomphe du langage libre.

 

Trois sortes de talent créateur : le poétique, le philosophique, l’intellectuel – mais pas de poète sans élan rythmé, pas de philosophe sans élan mélodieux, pas d’intellectuel sans élan harmonieux. Lorsque ces trois aspirations musicales ne se croisent que dans l’infini, on vit l’inspiration, on adresse ses soliloques à la seule Ouïe qui anime l’infini muet.

 

D’après la forme de son discours, la philosophie peut prendre l’un des trois aspects : la réflexion, l’intuition, la tonalité. La première philosophie est banale et impersonnelle, la deuxième – logorrhéique et inutile, la troisième – poétique et hautaine. Mais le fond en est le même – nos misères et nos musiques.

 

Pour la peinture philosophique, le réel aurait dû ne servir que de toile, de support matériel nécessaire, tandis que l’essentiel aurait dû être dédié à l’imagination, langagière et lyrique, irréductible à la raison. La Realphilosophie (Hegel) des rats de bibliothèque, bavards et calculateurs, face à la vraie philosophie des poètes, dont l’esprit chante ou danse, pour devenir âme, pour nous faire aimer la vie abyssale et le verbe musical.

 

Pour porter aux nues Spinoza et Hegel, il faut être : ignare en logique, obsédé par le mot savoir, insensible au style, entraîné vers le bavardage ou la graphomanie. Pour aimer Nietzsche et Valéry, il faut tenir à la noblesse, à l’intelligence, à la poésie. Poursuite, hors langage, des occultes vérités pseudo-universelles ; ou création de langages, pour exprimer des vérités lumineuses individuelles.

 

Tout est discret et fini dans la réalité ; l’infini n’a de place qu’en mathématique ou dans la bêtise humaine (celle-ci serait équivalente à l’éthique fondamentale : ouvrir la pensée à l’infini réel – A. Badiou – puisque, dans cette brèche, se déferleraient des flots de bêtise).

 

Toute philosophie, fondée sur les substances, le bon Dieu, les connaissances, la vérité ou l’Histoire, est nulle. Ce qui renvoie à la poubelle 95 % de la production philosophesque.

 

Le mathématicien maîtrise l’infini, le poète – la pureté, le savant – la pensée. Mais a-t-on jamais vu un seul philosophe, capable de définir ces trois concepts ? Pourtant, l’un des plus obtus d’eux, Hegel, proclame, parmi tant d’autres, cette ânerie, totalement creuse : l’infini est la pensée pure ! Et dire que la pensée est la pureté infinie n’est guère plus glorieux.

 

Les Français mirent plus d’un siècle pour écraser l’Infâme (un vrai et unique mérite de Descartes à Diderot), tandis que les philosophes allemands, amis des pasteurs, se livraient aux litanies sur la vérité, les connaissances, le mystère. Mais sans l’Infâme, le discours français tourna à l’ennui rationnel, tandis que la logorrhée allemande se métamorphosa en poésie, irrationnelle mais philosophique.

 

La première source de l’ennui, dans la littérature et la philosophie, ce sont la banalité du style et la vulgarité du langage ; la seconde – les tristes litanies sur le savoir et la vérité. L’écrivain, et donc le philosophe, doit être poète et chanter l’extase des beautés nées ou des consolations naissantes, ou, à défaut – la vérité des passions et la vraisemblance des sentiments – Pouchkine – истину страстей и правдоподобие чувствований.

 

Tout ce que J. Fichte, Schelling, Hegel disent de l’esprit, de la liberté, de l’acte, de la volonté, du savoir, de l’absolu, de l’infini, de l’éternel – tout n’est qu’un épais galimatias, dont la lecture apaisante ne saurait être recommandée que dans les maisons de fous. Entre Leibniz et K. Marx – aucune étincelle vivante d’une bonne philosophie en Allemagne.

 

Si je vous disais que la contrainte est l’élévation de l’esprit au-dessus des contradictions de la raison, vous auriez parfaitement droit de me traiter de bavard bête, creux et irresponsable. Ce que vous auriez dû penser aussi de celui qui disait : La contradiction est l’élévation de la raison au-dessus des contraintes de l’esprit – Hegel – Der Widerspruch ist das Erheben der Vernunft über die Beschränkungen des Verstandes. Tout Hegel est fait de ces formules gratuites, facilement traduites en niaiseries encore plus évidentes.

 

L’élimination de certains objets, attitudes, intonations, semble être un prélude à toute prise de position (ou, plutôt, de pose) philosophique ; il faut choisir : soit tu procèdes par des contraintes (en gros – mépriser la marche et chercher la danse), soit par des destructions (indignations, dénonciations, emphases sans extase). Le second choix est toujours facile, stérile, pusillanime ; le premier est une promesse de noblesse.

L’infini pénétra en mathématique presque au même moment qu’il quitta la philosophie, ce qui libéra celle-ci de tant de faux géomètres. De même, les élégantes structures algébriques ridiculisèrent l’ontologie. De deux seuls sujets d’une philosophie non charlatanesque, consolation et langage, le premier attend ses algébristes d’interprétations et le second – ses analytiques de représentation. La partie est loin d’être gagnée.

 

L’homme, à partir d’un lien syntaxique imposé (sa naissance, résumant son essence, avec des organes innés du Bien, du Beau, du Vrai), devient créateur de liens sémantiques, répartis entre le vouloir, le pouvoir, le devoir, le savoir. Cette création s’appelle existence. L’existence, en accord avec l’essence, forme les seuls deux sujets dignes d’une spéculation philosophique – le besoin de consolation (ou le goût de la caresse, les deux – opposés à la possession) et la richesse (opposée à l’algorithme) du langage.

 

À l’origine, consoler voulait dire aplatir, égaliser, tandis que j’aimerais l’associer avec la dimension verticale – dans l’angoisse terrestre, quitter la pesanteur du réel, se fier à la grâce céleste – verbale, picturale ou musicale.

 

La seule étincelle divine, vouée à rester chaleur des sentiments, sans se transformer ni en lumière des actes ni en ombres de la création, c’est le Bien. Et puisque la philosophie est l’art de répartition des ombres et des lumières, la fonder sur l’éthique, sur l’Autre, est une naïveté, du même ordre que la bêtise de ceux qui la réduisent au Vrai, aux connaissances. La philosophie devrait ne partir que du Beau, dont il faut remplir tous les axes vitaux, allant, par exemple, de la comédie de l’essence à la tragédie de l’existence, ou bien des ombres du mot à la lumière de l’idée.

L’attitude philosophique : reconnaître que la première fonction du langage est poétique et que la consolation humaine doit s’appuyer non pas sur les faits, mais sur les rêves – le poète, qui l’adopte, poétise sur le mode philosophique. Philosopher en métaphores conduit au même résultat.

 

Dans l’espace, abstrait et figé, s’incruste l’être ; dans le temps, incompréhensible et limité, se déroule le devenir. L’espace nous effraie et le temps nous tue – d’où la recherche de consolations, pour nos actes trop nets et nos rêves trop diaphanes. L’espace réveille notre intelligence et le temps peaufine notre talent – d’où le besoin de couleurs et de mélodies, le souci du langage. Toutes les bonnes raisons de faire de la bonne philosophie sont là.

 

Toute source de lumière, tel le soleil du réel, et qui serait au-dessus de ton rêve, ne projetterait que des ombres terre-à-terre ; l’artiste et peut-être même le philosophe veulent dédier leurs ombres à leur étoile, vers la hauteur ; forcés, ils ne trouvent la juste lumière que dans la profondeur d’un savoir théorique et d’une intuition mystique. Projection de bas en haut.

 

L’art, c’est la maîtrise des langages, et la vie, c’est la quête des consolations – ces deux soucis correspondent exactement à la vocation d’une bonne philosophie. La philosophie devrait être une épice discrète de l’art et de la vie – B. Pasternak – Философия должна быть скупою приправой к искусству и жизни.

 

La recherche de consolations, à travers ses propres abstractions métaphoriques – telle est la vocation philosophique. Les philosophes attitrés en sont dépourvus et pratiquent deux ennuis professoraux : remâcher les discours des Anciens ou afficher la passion de la vie, qui s’opposerait aux abstractions de l’esprit. Mais leur vie est celle des rats de bibliothèque contractuels. La belle vie ne ressort que sous la plume du poète et, en particulier, du philosophe. Les non-poètes ne devraient jamais entrer dans les cavernes des philosophes.

 

Les tenants du tournant linguistique en philosophie comprirent bien le rôle de la réflexion sur le langage : les problèmes philosophiques peuvent être résolus par une réforme du langage – R. Rorty – Philosophical problems can be solved by reforming language – mais ils ne comprirent pas que cette réflexion est, en soi, un problème philosophique, qui n’en résout aucun autre (parmi ceux que l’école échafauda, d’Aristote à Heidegger). Le fondement de cette réflexion devait consister dans la reconnaissance du rôle intermédiaire du langage entre la représentation et la réalité que les pragmatiques ignorent, comme ils ignorent le côté poétique et du langage (le style) et de la philosophie (la consolation comme son second objet principal).

 

Trois critères, trois axes qualifient un écrit philosophique : banal/original, bête/intelligent, plat/stylé. Toutes les combinaisons furent possibles dans l’Antiquité. L’écrit nietzschéen est original et stylé ; l’écrit valéryen est original et intelligent ; l’écrit heideggerien est intelligent et stylé. Aujourd’hui, la banalité, la bêtise et la platitude caractérisent et la phénoménologie et la philosophie analytique et la philosophie du langage et la philosophie de l’esprit.

 

Aucune notion philosophique n’atteint le stade de concept ; elles sont, toutes, des platitudes du commun, des fantômes du bavard, des métaphores du poète.

 

Tous les professeurs de philosophie possèdent plus de connaissances sur l’histoire de la philosophie que Nietzsche. Mais la bonne philosophie ne s’occupant que de nos consolations ou de notre langage, le savoir y a une place insignifiante ; la qualité de l’expression, l’atout principal de Nietzsche, y est l’élément central. On console avec le chant et non pas avec un discours ; la fonction poétique du langage est plus subtile que la fonction didactique.

 

99 % des phrases, tirées des œuvres des plus grands philosophes, possèdent cette embêtante qualité – j’aurais honte de les avoir pondues ! La banalité, le hasard, l’insignifiance, l’absurdité, l’inexpressivité les rendent sans intérêt hors de leur contexte. La nécessité, dictée par le genre discursif, de jeter des ponts entre des îlots de pensées, conduit, inévitablement, aux pâles bavardages. Pour juger une œuvre, il faut l’expurger de ces remplissages parasites ; le résidu ne contiendrait que des métaphores, des pensées, des maximes. Après cet assainissement, personne au monde, y compris ceux que j’admire franchement, ne pourrait rivaliser avec moi.

 

Je me dis que l’art est un hymne mélancolique de l’inexistant. Donc, ni récits, ni bonheur, ni réalité. Et je tombe sur une belle définition de B. Pasternak : l’art est un récit du bonheur d’exister – Искусство – есть рассказ о счастье существования – dissonants en mots, nous sommes harmonieux en musique.

 

G. Byron trouva en mélancolie un état d’âme noble, ce qui ne fut envisagé ni à l’époque classique ni, encore moins, dans l’Antiquité, où la bonne humeur et l’âme en paix furent omniprésentes sur l’agora. Aristote fut-il mélancolique ? – cette hypothèse reste sans réponse, puisque son style est sans relief. R. Debray est le dernier byronien.

 

Toute la philosophie, visant le savoir, l’être, la vérité, la liberté, est finie, morte et doit être ensevelie, avec plus de ricanements que de contritions. Et vive la jeunesse de l’Intelligence Artificielle, qui, sur ces sujets, toujours à l’état vierge, formulera des avis autrement plus profonds, élégants et opératoires. Comme le roman se substitua aux commérages oraux, l’IA partagera avec la philosophie la réflexion sur le langage et ne laissera aux philosophes que l’exclusivité de la recherche de consolations, à cause de nos rêves agonisants.

 

Le philosophe par vocation est au courant de la solution, il en reformule le problème et perçoit le mystère dans celui-là ; il reste avec le mystère, laissant le problème aux scientifiques, et la solution – aux hommes de la rue. Le philosophe par métier commente des solutions ou des écrits des autres philosophes.

 

L’oraculat et le savoir, comme buts, ternissent la poésie. Et puisque tout philosophe académique professe leur culte, il n’y a pas de poètes parmi les sages prophétiques ou géométriques, et donc – pas de bons philosophes.

 

Sans posséder un seul concept rigoureux, la philosophie académique, comme d’ailleurs toute autre, ne peut formuler aucune conception du monde ; celle-ci résulte de la réflexion et contemplation naïves de ce que la cosmogonie, la biologie ou la poésie exhibent de la matière minérale, animale ou viscérale. Mais la philosophie peut rehausser le regard sur le monde, ce que pratiquent les Allemands et les Russes, avec leurs Anschauung/воззрение – regard.

Ni l’amour ni la sagesse – philo-sophie – ne se préoccupent des connaissances, des pensées, des vérités. Sur ces notions protéiformes, l’avis de tout homme de la rue pèse autant que celui d’un professeur de philosophie. Pourtant, la production académique déverse d’innombrables traités sur ces sujets sur-galvaudés et banals.

 

Toute la bonne philosophie consiste à sacrifier de basses vérités à quelque rêve, que ce soit de la poésie, se moquant de preuves, ou de la consolation indéfendable. Seuls des goujats de la robotique peuvent penser que le courage de la vérité est la première exigence de la philosophie – Hegel – der Mut der Wahrheit ist die erste Bedingung der Philosophie.

 

Le prix (la valeur), griffonné sur une étiquette (affirmé par un mot), mais détaché de sa marchandise (de son concept), n’a aucun sens. Pourtant, c’est ce que font les philosophes, bavards irresponsables, puisque derrière leurs mots aucun concept ne se dessine clairement – le verbalisme.

 

Il n’existe pas de fond proprement philosophique ; il est commun à tous les hommes du bon sens. Le seul juge de la qualité y est l’intelligence. En revanche, un bon philosophe se distingue surtout par la forme, qui ne se donne qu’au talent ; la rigueur y est un très mauvais guide, seule la poésie peut s’en charger.

 

Dans la musique littéraire, la philosophie devrait servir de contre-point à la poésie : les questions devraient constituer un fond vague, tandis que les réponses devraient avoir une forme nette ; la profondeur devrait donner de l’épaisseur à la hauteur du style. La recherche de la question, derrière une réponse déjà prononcée, devrait être plus fréquente que l’inverse, qui est si souvent banal ; l’idéal serait d’en pratiquer un cycle.

 

La philosophie se profana en tant que ancilla theologiae, se crétinisa en tant que ancilla sapientiae et éructe désormais ses insanités en tant que ancilla logorrheae.

 

Le but de la philosophie est le Beau verbal et la consolation face au fatal. Donc, au moins la moitié relève de la poésie : Le but de la poésie, c’est le Beau, le Beau seul, le Beau pur, sans alliage d’Utile, de Vrai ou de Juste – Verlaine.

 

Rendre un climat convient à la musique, rendre un paysage – à la peinture ; la poésie devrait se concentrer sur le premier et ne confier au second que des cadres. Or, il y a trop de paysages, chez Dante, et pas assez de climats. Seul le romantisme se voua aux climats uniques et ardents ; mais l’art moderne et même la philosophie se tournèrent vers la reproduction de paysages mécaniques.

 

Voir des miracles jusque dans la matière inerte, sans parler du plus mystérieux des miracles, la vie – tel est le regard du poète sur le monde, il en est, intuitivement, amoureux, excité. Le philosophe, qui, devant le monde, doit être poète, est mû par la vénération, par la foi, par l’étonnement. Quant au Créateur, le poète prie, en mélodies verbales ou spirituelles, devant Ses créatures ; le philosophe hisse Sa création dans les hautes sphères de la pensée. Ils sont religieux tous les deux, mais loin de tout temple, érigé par des hommes.

 

Mon vrai soi est mon soi inconnu, qui inspire mes rêves. Je ne me reconnais pas dans mon soi connu qui produit mes actes et mes pensées et qui reste pour moi un étranger. Mais le soi inconnu n’a ni langage ni souffrance sur lesquels devra se pencher mon soi connu – l’origine d’une vraie philosophie.

 

Le sot a mille fois plus de questions que le sage n’en a de réponses. L’aphoriste, qui ne formule que des réponses, tient compte de cette proportion, mais étant humble, il propose à tous, y compris aux sots, de trouver leurs propres questions, auxquelles ferait écho sa réponse. L’unification de celles-là avec celle-ci, unification de deux arbres, est le mode de lecture le plus subtil et le seul qui justifie le genre aphoristique.

 

Seul un intellectuel peut apprécier la réflexion sur le langage, tandis que tout le monde a un besoin très net de consolation. Donc, une bonne philosophie, celle qui fait du langage et de la consolation ses objets centraux, devrait, en partie, s’adresser à tout le monde. Toute culture a deux devoirs : consoler la majorité, apporter à la minorité, aux grands esprits, de l’air qu’ils respireront – H. Hesse – Zweierlei Aufgaben hat jede Kultur : die Vielen zu trösten ; den Wenigen, den großen Geistern, Luft zum Atmen zu geben – cet air est la musique, à laquelle doit se réduire tout langage d’art.

 

D’une manière inexplicable et peut-être complètement aléatoire, les deux thèmes principaux d’une bonne philosophie – la consolation et le langage – correspondent aux deux traits nationaux russes les plus saillants et touchant davantage le moujik que l’aristocrate ou l’intellectuel. Le besoin de consolation perce dans leurs appels à la pitié, à la compassion et surtout dans la vision du Christ-Paraclet, du Consolateur, plus que du Sauveur, comme dans l’Occident. Enfin, la richesse phonétique, morphologique, syntaxique du russe munit cette langue d’une liberté phénoménale. Le discours dans les langues romano-germaniques renvoie, immédiatement, aux représentations conceptuelles sous-jacentes, tandis que le discours russe traduit, avant tout, les états d’âme, le degré d’ironie ou de perplexité, l’intensité des désirs ou des espérances. Et c’est la raison principale du succès de la littérature russe.

 

Pour le poète, la musique est rythme, pour le solitaire – mélodie, pour le philosophe – harmonie.

 

La philosophie est l’art de préserver la hauteur dans notre regard sur l’œuvre divine – la vie, le monde, la musique, la pensée, le sentiment. Personne, mieux que Socrate, ne la définit qu’en tant que musique la plus haute, et pour préciser qu’il parle du rêve, plutôt que de la réalité, il met en musique les fables d’Ésope !

 

Avec ces deux images, l’Idée et le Bien, Platon trace bien les contours exhaustifs d’une vraie philosophie non bavarde. Dans son style parabolique, l’Idée n’est qu’une référence au langage créateur, et le Bien n’est qu’une consolation d’un homme désespéré.

 

Il y a encore quelques sectes de pseudo-philosophes, pratiquant des jargons cryptiques, sur des sujets abscons, sans la moindre note poétique. Mais la plupart, s’agglutinant autour des chaires académiques, s’adressent, en langue de bois, au présent, à l’actualité, aux rivalités, c’est-à-dire aux mêmes sujets qui préoccupent les bas-fonds. Pourquoi vous faire pasteur, quand vous êtes encore du troupeau ? Pourquoi viser la hauteur, quand vous êtes toujours dans la bassesse ? – Saint-Grégoire de Nazianze.

 

L’intuition kantienne est unique – avec ses trois Critiques et, visiblement, sans s’en rendre compte, il épuisa les trois facettes, exhaustives et divines, de l’homme, même si l’ordre qu’il choisit – le Vrai, le Bien, le Beau – n’est pas le meilleur.

 

La philosophie peut suivre la raison ou l’âme. La raison étant largement universelle, la première de ces philosophies est commune, se résume et se consomme facilement. Mais les âmes sont, toutes, différentes ; et la seconde des philosophies est essentiellement personnelle et se réduit souvent à la peinture des états d’âme incomparables. La première ignore l’âme ; la seconde méprise la raison.

 

La métaphysique de la connaissance ne déboucha que sur l’universel, ce qui est, forcément, un chemin moutonnier. La métaphysique de l’action conduisit à la mécanique, ce qui est l’origine des robots. La seule métaphysique valable est celle du rêve, qui n’est ni généralisable ni programmable et ne peut motiver que les poètes.

 

La pensée doit introniser le langage et ennoblir l’espérance. Une idée ne vaut que par l’espoir, qu’elle excite – Valéry. L’excitation est une soif de l’âme, soif maintenue auprès de la fontaine de l’esprit.

 

Adoucir la souffrance par un rêve astral, affermir la noblesse par une sagesse verbale – tels sont les plus grands thèmes d’une haute philosophie. La philosophie n’est autre chose que la compassion et la sagesse – Dante – Filosofia non è altro che amistanza e sapienza.

 

En philosophie, tant de nouveaux diagnostics et remèdes, mais la place de la douleur – réduite en peau de chagrin.

 

Dans un langage, purgé de réalité et imbibé de rêves, apporter de la consolation à nos élans déclinants – ce qui réussit cette gageure peut être appelé philosophique. Vue sous cet angle, la philosophie courante n’est nullement philosophique. Toute philosophie vraiment philosophique est d’une hauteur infinie – F. Schlegel – Alle Philosophie die philosophisch ist, ist unendlich hoch. Ce qui dépasse le réel est infini ; ce qui accueille l’idéel s’appelle hauteur.

 

Le discours philosophique, pratiqué par deux clans opposés, peut soit viser une objectivité soit partir d’une subjectivité. Le premier clan, avec le plus grand sérieux, déverse du galimatias autour du savoir, de l’être, de la rigueur, galimatias rarement tempéré par un style. Le second, clairsemé et plutôt ironique, s’inspire de la solitude, de la souffrance, de la créativité langagière d’un homme. La quantité, évidemment, est du côté du premier clan, mais l’intelligence est un avatar, qualitatif et presque exclusif, du second.

 

Le réel demeure dans la platitude et dans la profondeur ; l’idéel habite la platitude et la hauteur. C’est aux extrêmes que notre enthousiasme a sa place, tandis que la platitude est le séjour de nos désespoirs, dégoûts et pessimismes. La faute des nigauds est de pratiquer l’enthousiasme dans la platitude et l’indifférence pour la verticalité.

 

Là où la vie réelle désespérante dit C’est la fin, mon rêve, à la recherche d’une consolation, dit C’est un commencement et une espérance.

 

Ceux qui saluent les combats, dans la mêlée moutonnière ou dans les forums robotiques bien réels, ricanent de l’espérance éphémère (elle l’est, en effet, comme tout ce qui est aérien), espérance au royaume des rêves. J’ai remarqué que, au bout du compte, ne regrettent cette combativité optimiste que des sots. Je n’ai de sympathie que pour les résignés pessimistes, résignés à subir le réel, tout en rêvant dans l’idéel.

 

Savoir, c’est maîtriser le pourquoi ; croire, c’est se fier au comment. L’espérance, c’est la fidélité à son soi inconnu ; le désespoir, c’est son sacrifice au profit du soi connu. Ils se complètent, pour donner du relief à la vie.

 

Dans le langage abscons des philosophes bavards, on pourrait définir la tendance de passer de l’humanité moutonnière à l’humanité robotique comme le passage de l’altérité à la fractalité.

Dans les cas les plus désespérés de mon existence, c’est la pitié de ma mère qui m’apportait le soulagement le plus précieux, je la vivais comme une caresse, une consolation dans la vraie vie, celle qui est ailleurs. Les étoiles, connaissent-elles la pitié ? La mère – si – et qu’elle soit placée au-dessus des étoiles ! – V. Rozanov –Звёзды жалеют ли ? Мать – жалеет: и да будет она выше звёзд.

 

On ne découvre pas le sens de la vie à 50 ans ; il doit s’incruster en nous avant nos 20 ans, sous la forme d’une étincelle frissonnante, se transformant en notre étoile, qu’il s’agira de suivre de nos yeux toute notre vie. Et, petit à petit, cette étoile formera notre regard d’adulte – sur la vie, sur la mort, sur le rêve.

 

Le Commencement d’un rêve (qui n’est pas Verbal) et la Fin d’une vie sont les moments les plus intenses. Je place la caresse (l’espérance) dans le premier ; la seconde (le désespoir) est résumée par ce gémissement évangélique, qui ne sonne tragiquement qu’en allemand : Es ist vollbracht (Bach y apporta un effet musical insurpassable).

 

Les autres partent des objets que la conscience délimita déjà, et l’intellect conceptualisa et verbalisa ; je pars de ces perceptions pré-conscientes que j’appelle états d’âme ; c’est pourquoi l’essentiel de mon énergie porte sur les commencements : partir de l’âme, porté par l’esprit.

 

Une vision du monde s’appuie sur le connu, l’inconnu, l’inconnaissable. Chez l’homme de la rue, elle se réduit à l’inconnu ; chez le scientifique, démuni d’âme – au connu. Mais tout ce qui est universellement connu, fixe, est commun ; et la vision du monde ne vaut que par sa facette personnelle. La part de l’inconnu ne traduit que notre ignorance, tandis que l’inconnaissable, reconnu comme tel même par les scientifiques, est le seul support valable d’une vision, à la fois poétique et philosophique.

 

La fidélité aux rêves évanescents entretient notre espérance ; le sacrifice des actes, profitables dans le réel, prouve notre liberté.

Pour émettre une pensée, l’esprit ne doit pas être seul : le cœur et l’âme devraient y participer ; le premier – pour ennoblir le fond, la seconde – pour polir la forme ; toutefois, ceci n’est jouable qu’avec ceux qui ont un cœur qui crie la douleur et une âme qui crée la consolation ; chez les autres, on bâillonne le cœur et piétine l’âme.

 

La conscience humaine se compose de deux domaines – la réalité à résumer en théories et le rêve à mettre en musique – l’enthousiasme et la mélancolie, qu’entretiennent le langage et la consolation, les seuls sujets, dignes d’une philosophie de profondeur ou de hauteur.

 

La cécité et la misère de la philosophie académique se révèlent dans ces deux exemples : elle ne voit de mystère ni dans la matière ni dans l’esprit ; elle n’entoure de mystères que ce qui est banal, trivial, plat – le non-être, le néant, le rien, l’ensemble vide (le seul apport philosophique au thème d’existence aurait dû être l’objet et la thérapeutique de la consolation). Et, comble d’imposture, cette philosophie le fait dans le culte d’un savoir, qu’elle ne possède jamais (comme le vouloir et le pouvoir – non plus). Arythmie des mots, anémie des concepts.

 

Ce n’est pas une vision du monde que doit exposer un philosophe, mais son propre regard, presque sans objets extérieurs, peindre son état d’âme vibrant, puisque l’esprit philosophique contient déjà les échos de tous les mystères du monde. Les problèmes et les solutions, il faut les laisser aux non-philosophes.

 

Tout compte fait et malgré beaucoup d’objections valables, le progrès en philosophie est possible. La meilleure preuve en est sa pénétration par une haute poésie et par une profonde souffrance, ce qui fut ignoré dans l’Antiquité et timidement annoncé par quelques balbutiements à l’ère classique. Le bavardage abscons, autour de la vérité et du savoir, finit par ennuyer ceux qui prônaient la musique, lyrique ou tragique, du langage.

 

Toutes les pensées, comme tous les rêves, ont cette fâcheuse et fatale propension à perdre, avec le temps, de leur profondeur ou de leur hauteur. À l’échelle verticale, c’est-à-dire en matière de pérennité et d’intensité, les mots bénéficient d’une longévité mieux assurée ; ils devraient en profiter pour consoler nos extases faiblissantes. Donc, la vraie philosophie, tout naturellement, est tragique.

 

Un philosophe, qui ne cherche qu’à comprendre et à connaître, ne trouvera jamais ni la profondeur des pensées ni la hauteur des rêves – il sera plongé dans la platitude.

 

Le fond de la vie est déterminé par sa fin ; sa forme découle de ses commencements. Le fond est, donc, inéluctablement, tragique, et la forme – métaphorique. Ce qui fait de la consolation et du langage – thèmes centraux de toute bonne philosophie. Les connaissances, les vérités, les libertés n’y sont que des moyens et non pas des buts.

 

La philosophie est affaire de l’âme ; et celle-ci y est plus un outil qu’un objet. L’objet est fourni par les confrères de l’âme – le cœur et l’esprit. Le cœur est sensible au caractère tragique d’une vue de rêve ; il appelle le philosophe à chercher des consolations. L’esprit abstrait se réduit aux domaines de ses manifestations, ce qui nous conduit aux interrogations sur la place du langage dans un raisonnement.

 

Comme la vraie philosophie, l’art devrait être soit une caresse, apportant une consolation à nos rêves vulnérables, soit une mise en musique de la vie au moyen d’un langage poétique. L’art n’est pas une puissance, mais une consolation – Th. Mann – Die Kunst ist keine Macht, sie ist nur ein Trost.

 

La matière principale des poètes et des philosophes, ce sont leurs états d’âme. Le simple mortel se nourrit de faits spatiaux et d’événements temporels. Le rêve universel et la vie courante.

 

Chez un philosophe, on (res)sent le climat, pointilliste, laconique, ascendant, de son âme ou/et on comprend le paysage, vaste, cohérent, connexe, de son esprit. Avec la disparition des âmes, on est orphelin de climats solitaires et plongé dans la multitude de paysages. Mais l’artisanat (photo)graphique rendit ces paysages – interchangeables. L’aphorisme reste le dernier genre, qui fasse parler l’âme.

 

Spinoza cherche à cerner la consolation, et Wittgenstein – le langage. Deux tentatives ratées, puisque l’un ignore la place de la tragédie dans le rêve et l’autre – celle de la représentation dans le discours.

 

L’ennui m’étouffe dans les miasmes pseudo-philosophiques, lourds et monotones, autour de la vérité, du savoir, des substances ; une saine respiration philosophique n’est possible que dans un langage poétique enveloppant des rêves impossibles.

 

Dans leur jeunesse, les philosophes académiques agitent des idées nouvelles (en réalité – des banalités ou des plagiats), dans leur vieillesse, ils balbutient que tout n’est que vanité (l’aveu implicite d’une honte). Chez les bons philosophes, la chronologie des ambitions s’inverse.

 

Tu es soumis au désespoir, puisque tu ne quittes que rarement le réel, ce producteur de tes détresses. Ton refuge, ce sont tes rêves que tu matérialiseras dans tes mots ou tes notes. Mes partitions viennent de mes perditions – Beethoven – Ich schreibe Noten aus Nöten.

 

Toute la métaphysique est une immense fumisterie. La définition kantienne : La métaphysique est une science des lois de la raison humaine pure et donc subjective – Die Metaphysik ist eine Wissenschaft von den Gesetzen der reinen menschlichen Vernunft und also subjektiv – est la plus éloquente : la science subjective n’existe pas, aucune loi de la raison pure (à ne pas confondre avec la logique) ne fut jamais formulée. Pour ne pas rejeter ce beau terme, je lui donnerais le sens de l’art des commencements (ce qui vaut mieux que les principes).

 

Dans l’art, l’essentiel, pour tout créateur, est que son soi connu souffre et que son soi inconnu, tout en inspirant le premier, est dépourvu de langages (de mots, d’idées, d’images) que ce premier doit inventer. Ce tableau résume le contenu d’une vraie philosophie, qui devrait réveiller les consolations du premier et deviner les langages du second. Cette philosophie ne serait ni ce qu’on dissimule de son soi connu (Nietzsche) ni ce qu’on ignore de son soi inconnu (B. Russell).

 

L’éternel retournietzschéen, ce sont les retrouvailles avec le même rêve. Rêve fuyant, donc il s’y agit bien d’une consolation. Ce n’est pas à la réalité (l’être figé) que s’applique sa volonté de puissance, mais à la représentation (le devenir créateur), d’où son souci permanent du langage. Depuis Héraclite, Nietzsche est le dernier vrai philosophe.

 

Pour les philosophes cathédralesques, le monde est un objet d’exploration par la connaissance et la vérité ; aucun de ces rats de bibliothèque ne sait ce qu’est la connaissance ou la vérité. Pour les non-philosophes, le monde est soit évident soit absurde. Pour les vrais philosophes, le monde est, avant toute tentative d’interprétation – un mystère céleste, vénéré par un mystère terrestre, l’homme, possédé par des souffrances et possédant des langages.

 

Une bonne philosophie devrait mettre en relief l’essentiel d’une vie d’homme et s’articuler autour de l’axe réalité – rêve. Ne pas s’attarder sur l’aspect socialo-économique de la réalité ou futuro-idéologique du rêve. Donc, non au vitalisme de fond et au verbalisme de forme. Le réel prenant une coloration tragique, le premier souci de la philosophie devrait être d’y apporter de la consolation. Le rêve, englobant les extases et les connaissances, se matérialise dans des langages, offrant une hauteur d’expression ou une profondeur de compréhension – l’art ou la science. La place du langage est le thème le plus occulte dans la philosophie académique aussi bien qu’en linguistique.

 

La hauteur consolante est une grâce, un état d’âme suspendu, évitant toute pesanteur terrestre. Irréductible ni aux mots, ni aux idées, ni aux images. Mais ce serait aussi la définition de la musique. La musique aspire à retourner à l’état incertain, dans lequel se concentre une vie blessée – P. Sloterdijk – Die Musik strebt in den Schwebezustand zurück, in dem sich das verletzte Leben sammelt.

 

Dans l’élite, la première fonction de l’âme est de rêver ; celle de l’esprit – de créer. Les rêves faiblissent, et la création glisse vers l’absurdité, d’où l’intérêt du renouvellement des consolations et des langages. Jadis, seule l’élite laissait des traces dans la mémoire collective ; aujourd’hui – c’est la foule, qui ignore l’appel consolant et la richesse langagière. Mais le tragique reste une constante de l’élite ; il ne fut jamais une propriété de la foule. La calamité sociale est la soumission de l’élite à la foule.

 

Tout compte fait, les soucis des sages – la consolation et le langage – préoccupent même les ploucs, mais chez qui on ne voit que piteuses caresses, querelles mesquines – Z. Hippius – их ласки жалки, ссоры серы – miséricordes collectives normatives, révoltes verbales mécaniques.

 

La réflexion philosophique peut être atemporelle ou atopique, se focaliser sur l’être ou donner un sens au devenir, chercher l’universel ou exprimer le particulier, partir de la pensée ou tendre vers le rêve. La première attitude nous fait pencher sur l’immobile, sur l’abstraction, sur le langage ; la seconde – sur les commencements, sur l’énigme du passé et du présent, sur l’extinction de nos élans, sur la tragédie et la consolation.

 

Comme dans toute démarche littéraire, la philosophie est un viatique, dans lequel doivent s’entendre et coopérer l’homme et l’auteur, c’est-à-dire une voix de noblesse et un style d’intelligence. La noblesse philosophique se réduit à une forme de confessions, dont les versants les plus éloquents sont la honte et la tragédie, avec un dénominateur commun appelé consolation. L’intelligence philosophique commence par la reconnaissance qu’entre le langage et la réalité il existe une sphère de l’esprit, réceptrice de nos originalités, de nos idées, de nos savoirs, de nos imaginations ; cette sphère n’est ni langagière ni réelle, elle s’appelle représentation, grâce à laquelle sont possibles aussi bien la science que la poésie.

 

Aucun philosophe ne possède, en même temps, l’intelligence et la noblesse. Pourtant ce sont les seuls deux états, d’esprit ou d’âme, indispensables pour pratiquer une philosophie, à la fois profonde et haute, pour décortiquer le langage ou relever la consolation.

 

Par définition, la philosophie ne devrait aborder que des thèmes, sur lesquels le consensus est impensable, ce qui aurait dû interdire toute objectivité et ne favoriser qu’un regard personnel, qui ne vaudrait que par sa hauteur, son goût, ses contraintes et son tempérament. La sagesse, le savoir, l’être sont de ces thèmes vagues, mais sur lesquels se déverse la logorrhée professoresque, à la recherche de l’universalité.

 

Je ne vois que deux profils de lecteur qui apprécieraient mon écriture : le personnage tchékhovien, sachant ce que sont la tragédie et l’espérance, et Valéry, comprenant la place du langage en poésie et en philosophie.

 

Je m’aperçois, assez tardivement, que la dyade schopenhauerienne est très proche de la mienne : sa Volonté n’est qu’un élan ou un rêve, dont le fatal affaissement appelle une Consolation ; sa Représentation est la démarche centrale, pour comprendre la place du Langage dans un discours. C’est Nietzsche qui, plus poétique et révolutionnaire que moi, dévia la Volonté vers la puissance et la Représentation – vers le retour, toujours recommencé.

 

Ceux qui s’installent à demeure dans l’histoire aménagée de la philosophie sont perdus pour la philosophie, qui est l’art de pousser ses propres racines et l’aspiration de ses propres cimes.

 

Philosophe-poète ou solitaire-enthousiaste – ce sont les seuls profils possibles d’un lecteur, qui pourrait aimer ce que j’écris. Car ce n’est pas de la compréhension qu’il me faut, mais de l’amour. Mais le quadruple manque rend ces profils inexistants. Tous mes interlocuteurs – car je n’écris que des dialogues ! – se sont avérés fantomatiques.

 

La tâche la plus noble de la philosophie aurait dû être la traduction en langage poétique de ce qui est grandiose ou mystérieux dans le regard sur la condition humaine.

 

Il y a trois sortes d’écrivain : ceux qui sacrifient le Beau personnel au nom du Bien universel ; ceux qui abandonnent ce Bien pour ce Beau ; enfin ceux qui en cherchent l’équilibre et qui sont donc philosophes. Et c’est le talent qui munit ces deux dimensions de grandeur, de noblesse et de véracité.

 

A-t-on jamais vu quelqu’un qui serait, à la fois, poète, cogniticien, philosophe, logicien, linguiste ? Ce profil introuvable réduit à zéro le nombre de mes admirateurs potentiels. Est-ce que quelqu’un comprit la tragédie dans le sens que je lui donnai ? L’absence de cet angle de vue rend inaccessible aux autres mon culte de la consolation. A-t-on jamais entendu un philosophe qui aurait compris la place du langage dans l’expression des idées et dans leurs interprétations ? Pas la moindre trace ! Tous mes hymnes à la merveille langagière tombent dans un désert sourd et muet, l’homme-robot sédentaire ayant choisi pour séjour la cité affairée.

 

Hermann Iline,

Provence,

septembre 2016

 

 

 

 

 

Consolation

 

 

 

La notion de consolation, pour moi, découle de celle de tragédie. Celle-ci se réduisait à la pitié – chez les tragédiens sensibles grecs, à la lutte – chez les philosophes austères romains, à l’espérance – chez les doux théologiens chrétiens. Moi, je l’associe aux crépuscules des rêves qu’il s’agit de ranimer.