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Voici un beau plagiat en 7 volumes des «Trois Mousquetaires» qui ravira les amateurs du genre. Vous retrouverez bon nombre des protagonistes de l'original, auxquels vient s'ajouter le personnage central de Cyrano. Féval fils ne s'embarrasse pas des coïncidences et invraisemblances, comme bon nombre de feuilletonnistes de l'époque, vous en aurez donc votre lot. À ne pas prendre au sérieux, mais très distrayant.
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Seitenzahl: 364
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Paul Féval fils
D’ARTAGNAN CONTRE CYRANO DE BERGERAC
VOLUME IIMARTYRE DE REINE
(1925)
Table des matières
1 APRÈS LE LION, LE SERPENT
2 PATTE ONCTUEUSE ET GRIFFES ROSES
3 LE SOMMEIL DE D’ARTAGNAN
4 CYRANO AMOUREUX
5 LE PSEUDO-FRÈRE DE MLLE MINOU
6 CŒUR DE REINE…
7 … ET DE MÈRE
8 OÙ L’ON VOIT REPARAÎTRE LE CHEVALIER
9 MAZARIN S’OCCUPE…
10 ÉCLAIRS DANS LA NUIT
11 LE PONT DES AMOURS
12 LE DÉMON DE LA BRAVOURE
13 LE SACRIFICE DE CYRANO
14 OÙ CYRANO DOIT SON SALUT À LA LONGUEUR DE SON NEZ
15 SE MOQUERAIT-ON DE MAZARIN…
16 L’AVEU SUR LES LÈVRES
17 MÈRE ET FILS
18 DE CE QUE CYRANO TROUVA AU « PLAT D’ÉTAIN »
19 CYRANO ÉTAIT-IL MAGICIEN ?
20 PRÉPARATIFS DE CAMPAGNE
21 MADEMOISELLE MINOU
22 GUET-APENS
23 LÀ BOÎTE DE PANDORE
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Sous la garde bienveillante et discrète du lieutenant d’Artagnan, la duchesse de Chevreuse s’acheminait sur Saint-Germain-en-Laye.
L’amie d’Aramis portait encore son costume de cavalier, le vêtement sombre de M. Bernard.
Depuis leur départ de Berny, sa prisonnière n’avait plus desserré les lèvres. Il la sentait absorbée par une préoccupation secrète, à laquelle il ne devait pas être étranger, car certains regards, jetés à la dérobée, de son côté, par Mme de Chevreuse n’avaient pas échappé à son œil perspicace.
L’attention de d’Artagnan avait été mise en éveil par deux petits faits. D’abord, il avait surpris la duchesse déchirant un papier (le billet de Mazarin), dont la lecture paraissait lui causer une vive émotion. Puis, il l’avait vue se baisser devant le foyer éteint et s’approcher d’un des pylônes de la porte pour tracer au charbon, sur la muraille, des signes mystérieux.
Quelques minutes après, le mousquetaire s’étant glissé à son tour près du pylône, n’y avait plus trouvé que les traces de caractères brouillés. Une main furtive avait effacé les mots écrits par la duchesse.
— Défiance ! pensa d’Artagnan. Il y a du Mazarini là-dessous.
« Point de doute, parbleu ! seul, le damné Italien a pu glisser un mot à la duchesse, derrière le dos du Cardinal. Seul, il est capable d’avoir inventé cette diabolique façon de répondre à sa lettre. Le maître fripon doit préparer un tour de sa façon, où tout le monde sera joué : le ministre et sa belle ennemie tous les premiers !
« Hum ! je n’entends pas être dupe, moi. Si le bouffon me prépare quelques pièces de son répertoire, il pourrait bien recevoir une réplique à laquelle il ne s’attend pas.
Les deux cavaliers arrivaient en vue de Saint-Germain. À la grande surprise du Gascon, se tournant brusquement vers lui, sa prisonnière se décida à rompre le silence.
— Dites-moi, monsieur mon garde du corps, demanda-t-elle de son air le plus gracieux, que comptez-vous faire de votre prisonnière ?
Une telle question était déconcertante. Le mousquetaire répondit évasivement :
— Vous le savez, madame. Je compte vous mener prendre un peu de repos à l’hôtellerie du Chêne Royal… À moins toutefois que l’endroit ne vous convienne pas ?
— Si, si, il me convient à ravir, au contraire. Mais ensuite !
— Ensuite ?… Je réquisitionnerai une chaise de poste : ce moyen me semble convenable pour faire rapidement un long trajet, sans trop de fatigue pour vous.
— Quand partirons-nous ?
— Dès demain matin.
— Pour me mener ?…
— À Boulogne !
— Directement ?
— Directement et à franches guides, si vous le permettez.
— Si je le permets, fit la duchesse avec une pointe d’humeur. À vous entendre, ne jugerait-on pas que je m’en vais en Angleterre de ma propre volonté ?
Sans se troubler, d’Artagnan répliqua :
— Hélas ! madame, ce n’est ni de votre volonté, ni de la mienne ! Nous obéissons, vous et moi, à celle de M. le Cardinal. Faisons-le donc de la meilleure grâce possible.
— Dois-je comprendre que nous faisons l’un et l’autre contre mauvaise fortune bon cœur ?
Cette question délicate avait été posée d’un ton qui en soulignait les sous-entendus ; le mousquetaire jugea prudent de ne point trop s’engager.
Elle feignit de prendre son silence pour une approbation.
— S’il en est ainsi, monsieur d’Artagnan, je puis espérer que vous n’aggraverez pas mon infortune par trop de sévérité.
— Nous y voici se dit le Gascon dressant l’oreille.
« Madame, ajouta-t-il tout haut, je me croirais odieux de vouloir faire un zèle inutile… Comme je l’ai fait jusqu’ici, je m’en tiendrai donc à ma consigne, strictement. Elle m’enjoint de vous conduire, sans désemparer, au premier navire en partance pour l’Angleterre.
— Oui, je sais, pourtant… sans retarder en rien notre départ, et mon embarquement… s’il se trouvait… je suppose… que j’aie une visite à recevoir.
Le front du mousquetaire se rembrunissant, elle se hâta d’expliquer :
— Par exemple, une personne pourrait se présenter pour me parler…
— Vous le savez, madame, les ordres de M. le Cardinal sont formels. Je réponds de leur exécution sur ma tête. Vous ne devez avoir aucune communication avec quiconque tant que vous serez sur la terre française…
— Attendez !… Si, loin d’être de mes amis, cette personne était un étranger… un adversaire même…
— Son Éminence n’a fait aucune exception.
— Ah ! lieutenant, c’est vouloir dépasser la lettre de vos ordres… Seriez-vous inexorable même si de cette entrevue dépendait le salut d’une femme… d’une grande dame…
D’Artagnan parut s’émouvoir. Son interlocutrice en profita pour continuer avec toute la chaleur de son sourire caressant et de sa voix prenante :
— Cette grande dame, vous la connaissez bien ; dans le temps, vous l’avez aimée, servie… Dites, votre cœur resterait-il insensible ?
Le mousquetaire, troublé, détourna les yeux.
— Je ferai pour celle dont vous parlez tout ce que me permettra mon devoir de soldat.
— Alors, vous ne me refuserez pas cette grâce. Votre conscience vous défend de me laisser approcher par les ennemis du Cardinal, mais s’il s’agit d’un de ses amis, d’un de ses familiers…
Du coup d’Artagnan vit clair ; ses soupçons se précisèrent. Voulant en avoir le cœur net, il prononça :
— De M. de Mazarin, par exemple ?
— De M. de Mazarin, oui ! fit-elle en se penchant vers lui avec un geste plein de grâce. Que feriez-vous, monsieur d’Artagnan ?
Brusquement, le mousquetaire reconquit toute sa fermeté, et s’écartant un peu de la tentatrice, il riposta d’un ton presque cassant :
— Je ferais faire demi-tour par principe à M. de Mazarin !
Mme de Chevreuse, interloquée, se mordit les lèvres jusqu’au sang.
— Soudard ! murmura-t-elle, dépitée.
Son gardien se montrait inaccessible à toute séduction. Les gracieusetés de la sirène n’avaient fait qu’éveiller sa défiance ; elle voulut effacer cette impression fâcheuse.
— Simple supposition, reprit-elle.
— Je l’entends bien ainsi, madame.
— Que pourrai-je avoir à faire avec M. Mazarin ?
— Je me le demande ! sourit le mousquetaire, tandis qu’intérieurement il pensait :
— Je ne m’étais pas trompé ! Cette nuit nous réserve des surprises !… Ouvrons l’œil !
Ils entraient dans Saint-Germain, et l’hôtellerie du Chêne Royal ouvrait son large porche devant eux.
D’Artagnan sauta à terre. Galamment, il tendit la main à sa compagne pour l’aider à descendre de cheval. La duchesse, faisant sur elle-même un effort violent, parvint à lui montrer un visage calme et souriant.
Cependant son esprit était agité d’une cruelle anxiété. Elle se remémorait le mystérieux message de Mazarin : la cassette trouvée chez la Barbette, l’étoile dont cette cassette était scellée, et ce mot magique : « Remember » qui résonnait en son esprit comme un cri d’appel, comme le signal d’une menace imminente.
Une sombre résolution passa en elle :
— Il faut que je voie cet homme, pensa-t-elle, coûte que coûte !
Ils pénétrèrent dans la salle commune de l’hôtellerie. Plusieurs personnages y étaient déjà installés, fort occupés à jouer et à boire. En les entendant venir, toutes les têtes se tournèrent de leur côté. La duchesse vit l’un des joueurs la dévisager d’un regard de biais, puis faire un signe à ses compagnons qui se replongèrent aussitôt dans leurs occupations.
Ce regard, ce signe, suffirent à rassurer la belle aventurière.
Rien n’était perdu ! Que d’Artagnan y consentît ou non, l’entrevue aurait lieu. L’habile Italien avait pris les devants en introduisant dans la place des gens à lui.
— Hé ! hé ! fit d’Artagnan, jouant la surprise, il y a belle compagnie, ce soir, au Chêne Royal !
Dans l’œil émerillonné du mousquetaire, l’amie d’Anne d’Autriche crut voir passer comme un éclair. Sa phrase lui parut contenir un sarcasme. Aussi demanda-t-elle avec une feinte insouciance :
— Ces gens-là vous gênent-ils ?
— Moi, pas le moins du monde, cadedis ! Je crains seulement que leur bruit ne vous incommode.
— Qu’importe ! la duchesse de Chevreuse n’a rien à craindre de telles gens !
— La duchesse, non !… Mais monsieur Bernard est-il en droit d’espérer que semblable immunité s’étendra sur lui ?
Le mousquetaire sourit imperceptiblement et parut peser les termes de la riposte à faire :
— En tout cas, madame, je crois plus sage de ne pas nous attarder dans cette salle.
Elle eut un geste résigné.
— Comme il vous plaira ! Vous êtes le maître.
D’Artagnan s’inclina, puis il ordonna de mener « son compagnon » dans un appartement, au premier étage, et d’y servir le souper.
Comme il donnait cet ordre à haute voix, il lui sembla que l’hôte dissimulait une grimace de dépit, et qu’un frémissement parcourait les rangs des buveurs.
Il tourna vers eux son regard souverainement calme. Tous s’étaient déjà replongés dans leur jeu. Tous sauf un. Celui-là le regardait, comme cherchant à fixer un souvenir.
— Eh ! parbleu, s’écria-t-il tout à coup en repoussant son siège et en s’avançant, la main largement tendue, je ne me trompe pas. C’est M. d’Artagnan.
— M. de Ruvigny, reconnut le mousquetaire.
— Quel bon vent vous amène à Saint-Germain ? fit l’autre, en l’embrassant chaleureusement.
— C’est à moi plutôt de vous poser cette question ! Saint-Germain est loin de la rue Vivienne, où vous retient d’ordinaire votre service près de M. de Mazarin.
Une rougeur légère couvrit la face de Ruvigny, une face brune et tannée de condottière, où des yeux sournois mettaient une lueur de stylet sous la broussaille d’épais sourcils…
— Cette nuit, j’ai campo. Et, comme vous pouvez le voir, je me dispose à la passer en bonne et joyeuse compagnie.
Au geste de Ruvigny les présentant, les buveurs s’étaient levés.
D’Artagnan promena son regard sur ces figures équivoques et sans trop de surprise reconnut les gens de Mazarin.
— J’espère que vous nous ferez l’amitié d’être des nôtres ! ajouta Ruvigny.
Du doigt, d’Artagnan indiqua « son compagnon » qui, l’air indifférent et lointain, l’attendait au seuil de l’escalier.
— Excusez-moi, je ne suis pas seul.
— Qu’à cela ne tienne ! ce gentilhomme n’est point de trop, morguienne ! Les amis des amis sont nos amis.
Mais d’Artagnan lui coupa la route, et du ton de calme et de fermeté qui lui était habituel :
— N’insistez pas, je vous prie. Ce gentilhomme tient à souper seul.
— Oh ! oh ! voilà qui n’est pas galant !
— Qu’en pensez-vous, messieurs ?
Un grondement sourd répondit à cette interpellation. D’Artagnan comprit : il était tombé dans un traquenard.
L’Italien lui avait dépêché quelques-uns de ses bravi pour libérer la prisonnière. Il sourit en pensant :
— Il me tient en estime. Il y a la douzaine, bien comptée !
Ruvigny se méprit à l’expression qui passa sur les traits de son partenaire.
— Allons donc, s’écria-t-il d’une grosse voix cordiale, est-ce que deux aimables cavaliers s’en vont coucher comme les poules. Quand il y a bon vin, bonne chère, brillante compagnie… et, ajouta-t-il en clignant de l’œil gaillardement vers les servantes… et jolies filles !
La résolution de d’Artagnan était arrêtée.
Le mousquetaire s’avança vers Ruvigny, sans que rien trahît en lui le moindre trouble. Il posa la main sur l’épaule du bravo, et ce simple mouvement suffit à tirer une grimace de l’homme qui sentit sur lui cette poigne de fer.
Alors, nettement, bien qu’à voix basse, d’Artagnan articula ces mots, dont pas un n’échappa à l’oreille du condottière :
— Écoutez, mon cher. Je ne puis accepter ce soir aucune invitation. Aucune invitation, vous entendez bien !
« Vous allez donc souper sans moi.
« Quant à ces messieurs, vous leur expliquerez la chose, et s’ils se formalisent, ce n’est pas à eux que j’entends en répondre, mais à vous !
Ruvigny fit un haut-le-corps ; la poigne accrochée à son épaule le tenant solidement.
Le mousquetaire continua, scandant les mots :
— À vous seul, monsieur de Ruvigny. Vous comprenez ?
Ayant dit, il lâcha l’homme, blême et haletant. Oui, il avait compris. Si une seule épée jaillissait du fourreau, avant toute chose, d’Artagnan lui passait sa lame au travers du corps. Il frissonna. Passe de courir les chances d’un duel, surtout à douze contre un, mais avec la certitude de la mort pour entrée de jeu. À d’autres sots !
— Corbac, monsieur d’Artagnan, fit-il en secouant son épaule meurtrie, vous avez des raisons auxquelles nul homme d’honneur ne saurait contredire.
Le mousquetaire n’avait pas cessé de garder aux lèvres son aimable sourire.
— Mes regrets, messieurs, dit-il en saluant l’assemblée d’un geste plein d’élégance. Je viens de confier en secret, à cet excellent Ruvigny, la cause de mon refus ; il vous dira qu’elle n’a rien d’offensant pour aucun de vous.
Alors, sur les pas de la duchesse, médusée, il gravit l’escalier qui menait à leur appartement.
Les bravi le suivirent du regard, consternés. Dès qu’ils eurent disparu, ils entourèrent leur chef encore tremblant et le pressèrent de questions :
— Pourquoi le laisser aller ?
— Que t’a-t-il soufflé à l’oreille ?
— Tu es blanc comme cire !
— La paix ! fit Ruvigny, qui, le danger passé, reprenait son assurance. J’ai mes raisons !…
Un murmure dubitatif accueillit cette rodomontade. Le condottière fronça terriblement les sourcils. On se permettait de douter de lui. Pour sa réputation, il importait d’aviser : aussi se penchant vers ses hommes, leur confia-t-il en grand secret :
— Ce petit d’Artagnan m’a conjuré, en m’embrassant, de l’épargner… Il doit souper cette nuit avec une dame… une très grande dame… Chose sacrée !
— Nous verrons ce qu’en pensera M. Mazarin, remarqua l’un des estafiers.
Ruvigny se gratta l’oreille, puis :
— Bast ! il n’est pas en peine de trouver autre chose. En attendant, buvons !
Cette motion vraiment raisonnable mit fin au débat et tous se réattablèrent.
Dans une salle du premier étage, juste au-dessus de la tête des estafiers, d’Artagnan et la duchesse, assis face à face, commençaient à souper.
Avant tout, le mousquetaire s’était assuré du bon ordre des choses environnantes. Il avait examiné l’endroit où sa prisonnière et lui allaient passer la nuit. C’était un petit appartement de deux pièces se commandant. Au fond, une chambre qui n’avait d’accès que sur la salle où ils dînaient ; là, Mme de Chevreuse se retirerait pour dormir, tandis que d’Artagnan coucherait sur un fauteuil, en travers de l’huis. Les fenêtres donnaient sur un jardin, à hauteur rassurante ; néanmoins, il en avait fermé soigneusement les volets.
Grâce à ces dispositions, nulle communication n’était possible avec le dehors si ce n’est par la salle, ouverte sur le palier, et d’Artagnan se réservait, leur dîner fini, d’en boucler la porte qui, précisément, était garnie de solides verrous intérieurs.
Le mousquetaire pouvait donc souper tranquille. Si, comme tout le démontrait, M. de Mazarin avait l’intention de faire à sa prisonnière une visite nocturne, il en serait pour ses frais de ruse et pour la courte honte de son guet-apens manqué.
Tout autre que notre prudent Gascon se serait retranché derrière les verrous ; mais à lui cette défense ne disait rien qui vaille, aussi se promettait-il de ne point s’endormir.
Il savait trop son adversaire fertile en mauvais tours. Comment ce maître ès duperies avait-il réussi à insinuer dans l’esprit de la belle aventurière l’idée d’une secrète entrevue ?
Sa curiosité était d’autant plus éveillée que le nom de la Reine paraissait être mêlé à cette intrigue louche !
Tout en mangeant, et sans paraître l’observer, d’Artagnan ne perdait donc pas de vue la redoutable adversaire de Richelieu.
Au fur et à mesure que l’heure avançait et que la nuit devenait plus profonde, il constatait sur sa physionomie mobile les marques d’une inquiétude grandissante.
Attentive aux bruits du dehors, elle avait d’involontaires signes d’impatience et ses yeux, furtivement tournés vers la porte, manifestaient tour à tour la crainte et l’espoir.
Le mousquetaire n’avait pas été non plus sans remarquer que le valet chargé du service fixait par instants sur la duchesse des regards longs et insistants ; et il avait même surpris un signe esquissé entre eux.
Sa vigilance redoublait. Soudain son attention fut attirée vers la porte sur le seuil de laquelle venait de paraître un sommelier à figure sournoise et hermétique.
Cet homme était porteur d’un panier empli de bouteilles coiffées de cire. Avec une prestesse remarquable, il déboucha deux des flacons : l’un de vin rouge, qu’il déposa en face du mousquetaire, l’autre de blanc qu’il mit près de la duchesse.
Geste fort simple et tout à fait naturel. Pourquoi Mme de Chevreuse tressaillit-elle ?
Pourquoi surtout d’Artagnan, dont cette mimique louche eût dû exciter la défiance, se départit-il brusquement, au contraire, de la prudente réserve qu’il avait si sagement observée jusqu’alors.
Ce long silence, il faut le croire, commençait à peser au bouillant Gascon, et la vue des flacons lui rendait son animation méridionale !
Quoi qu’il en soit, se frottant les mains, le mousquetaire s’exclama gaiement :
— À la bonne heure ! ma parole ! Il était temps ! Nous allions mourir de soif et de noir ennui !
Tout aussitôt, saisissant la bouteille qu’on avait placée à portée de sa main, il en versa dans son verre une larme qu’il examina en connaisseur, et fit miroiter à la lumière des flambeaux.
— Joli vin, fit-il, voyez donc l’admirable rubis !
La coupe portée vers ses narines il en flaira dévotieusement le contenu :
— Et quel fumet ! exquis en vérité.
Le sommelier avait suivi ce manège d’un œil inquiet. À cette conclusion, il sourit doucereusement et susurra :
— Vin du Rhin !
— Mon préféré !
Soudain, d’Artagnan tendit le flacon vers sa convive.
— Plaît-il à M. Bernard d’en savourer les prémices ?
La duchesse offrit son verre. Mais, au moment où les premières gouttes du précieux liquide allaient y tomber, elle retira la main, d’un geste brusque.
— Non, fit-elle, non. Pas de vin rouge. Je ne puis le souffrir !
Cette subite aversion, si violemment exprimée, ne parut pas émouvoir l’aimable mousquetaire. En vérité, lui, si avisé d’ordinaire, semblait abandonner toute sa défiance, car il ne remarqua pas davantage que cette retraite imprévue coïncidait avec un clignement de paupières du valet.
Le Gascon, dont la prudence était décidément en défaut, n’insista pas.
En souriant, il éleva le flacon de vin blanc et, cette fois, la duchesse se laissa servir sans sourciller.
Quant au sommelier, il suivait les gestes des convives de son œil louche, avec autant d’attention que si sa fonction l’obligeait à accompagner ses vins jusqu’aux lèvres des gourmets. Lorsque le mousquetaire reposa le vin blanc, et se versa un rouge-bord, il témoigna par un imperceptible hochement de tête sa complète satisfaction.
D’Artagnan promena son regard de la duchesse au valet ; attristé en fixant celle-là, ce regard se fit aigu en se posant sur l’autre.
Impassible, le sommelier prononça :
— Monsieur est un véritable amateur !
Lentement, d’Artagnan porta le verre à ses lèvres et, comme il voulait montrer qu’il méritait ce compliment, il prit l’attitude d’un fin gourmet, qui se prépare à savourer avec délices le plus exquis des nectars.
Un mince sourire plissa la lippe du drôle.
De plus en plus souriant, d’Artagnan reposa sur la table sa coupe, vide.
À partir de ce moment, les inquiétudes de sa compagne semblèrent s’être envolées, toute ombre de souci disparut de son front ; même elle commença à faire honneur à la cuisine délicate du Chêne Royal.
Chose étrange, stupéfiante ! Cette soudaine transformation dans la manière d’être de la prisonnière échappa à l’œil clairvoyant du mousquetaire, comme lui avaient échappé les signes mystérieux échangés entre elle et le sommelier.
Tout au moins n’en parut-il ni étonné ni ému ! car c’est d’un ton ravi, et avec une mine épanouie, qu’en bon méridional, il s’exclama :
— Sandis ! mon compagnon, voilà donc notre belle humeur revenue ! Parole de Béarnais, je ne vous reconnaissais plus. Votre physionomie s’était si fort assombrie que j’en étais tout glacé. Brrr ! oui, pour parler franc nous avions beaucoup plus l’air de conspirateurs, tramant quelque ténébreuse machination, que de cavaliers en partie fine.
Le trouble de la duchesse, son regard fuyant eussent dû réveiller la défiance de son gardien. Mais décidément il ne voyait plus rien. Il poursuivait en éclatant de rire :
— Et pour opérer cette transformation, dont je me félicite, il a suffi d’un seul verre de ce divin nectar. C’est à croire que ce vin, pris en petite quantité, enchante à l’instar de la baguette de Merlin !
Gaiement, chacune de ses mains armée d’une bouteille, il les éleva simultanément pour verser à sa cousine et à lui-même une nouvelle rasade.
— Du blanc pour vous, je sais. Rien que du blanc ! Moi, je préfère ce rubis liquide, vrai sang de la vigne. N’est-il pas vrai, sommelier de mon cœur ? Que sera-ce donc une fois les flacons vides.
La figure guindée du valet se dérida.
— Regardez-le, cadedis !
« Est-ce là un caviste qui soigne sa petite armée de flacons et jouit de voir ses vins appréciés par de vrais connaisseurs. Non pas. C’est un père de famille qui se félicite d’établir richement ses filles.
« Ah ! le brave garçon ! De me voir emplir un rouge-bord, il se sent tout guilleret. Frétille-t-il assez quand je l’approche de ma bouche ? Et comme sa figure loyale exprime une vertueuse jubilation lorsque la chaude liqueur coule entre mes lèvres. Plouf !
La coupe vide fut reposée sur la table.
— En vérité, ne croirait-on pas qu’il se délecte ? Jamais je ne me suis tant réjoui !
La voix, le rire de d’Artagnan souriaient haut et clair. Les éclats devaient en retentir jusqu’en bas de l’escalier, arriver aux oreilles des gens de Mazarin, en échos rassurants.
Enfin déridée, Mme de Chevreuse s’amusait de bon cœur de ces saillies, de cette bruyante jovialité.
Comment rester soucieuse en face d’un tel convive. Il était si gai, si vivant, sans la moindre défiance. Était-ce bien là le mousquetaire sagace, le Gascon sage et avisé ? Par le fait on pouvait en douter.
Oui, vraiment, c’était à se demander si, dans la sinistre comédie qui revêtait les deux autres visages d’un masque impénétrable, lui aussi, le bon compère, ne jouait pas un rôle !
Non ! la duchesse chassa cette pensée importune. Comment d’Artagnan eût-il pu se douter, deviner ?…
Son œil était clair et tranquille… La pointe brillante qu’on y voyait luire par instants ne pouvait être de la malice… mais de bonne gaieté gauloise. Sa voix vibrait chaude, sincère… et si, parfois un éclat métallique la faisait paraître mordante, ce ne pouvait être de l’ironie, – non, certes, c’était tout bonnement une pointe remontante de l’accent de Gascogne.
D’ailleurs s’il s’était défié, aurait-il bu ?
Or, il buvait, copieusement, avec la plus louable régularité, son verre s’emplissait et se vidait.
Non. Mille fois non ! il ne pouvait, il ne devait se défier de rien.
Il buvait ! Avec le vin, le soporifique glissait en lui ; et bientôt il dormirait d’un sommeil de plomb.
Alors, elle serait libre. Elle pourrait, en pleine sûreté, recevoir ce Mazarin qui avait à lui apprendre des choses si graves, si importantes !
Et elle se taisait, consentante, complice ?
Qu’importe ! l’honneur, la vie de la Reine dépendaient de cette entrevue ! La cassette ! l’étoile ! Remember ! Oui ! cela seul importait !
Soudain, d’Artagnan chancela. Sur ses lèvres joyeuses, le rire expira. Sa tête fière, un court instant, oscilla sur ses épaules, puis s’abattit lourdement entre ses bras.
Là, sur ce coin de table encombré de victuailles, souillé de vin, le noble mousquetaire gisait, terrassé. Il avait succombé presque sans lutte, lui, le vaillant. Telle une masse inerte, d’Artagnan dormait, en proie à un ignoble sommeil.
Alors, comme s’il avait guetté cette minute, un homme se glissa, sans bruit, referma la porte derrière le valet, en poussa les verrous avec soin, puis, toujours de la même manière insinuante, rampante eût-on dit, il se coula jusqu’à la duchesse devant laquelle il inclina son échine sinueuse.
En se redressant, il montra les jolis traits, fins et séduisants, le sourire de miel et le regard de velours de Mazarin.
— Zé souis heureux, zézaya-t-il, dé présenter mes houmbles houmazes à Madame la Doucesse dé Chévrose, à la fidèle amie dé Sa Mazesté la Reine.
Or, la duchesse entendait à peine. Froide et décolorée, elle promenait un regard atone de cet être rampant à l’homme qui dormait. Celle qui avait soutenu hardiment la présence du terrible Cardinal, du grand fauve à la griffe puissante, à la colère farouche… Marie de Rohan se sentit trembler devant ce personnage souriant.
— Après le lion, le serpent ! balbutia-t-elle avec un long frémissement.
Heureusement, le trouble de la duchesse n’avait été que passager.
Le nom d’Anne d’Autriche, jeté sans doute à dessein par l’Italien dès les premiers mots de l’entretien, produisit en elle une réaction salutaire.
La Reine ? c’était bien autour d’elle, autour de ce triste cœur de femme désemparé, déchiré cruellement, que se livrait la bataille. La première escarmouche avait mis aux prises la duchesse de Chevreuse et Richelieu et la duchesse en était sortie victorieuse. Il allait lui falloir tout son sang-froid, toute son audace, pour vaincre encore, pour échapper aux prises de ce nouvel adversaire, si subtil et si fuyant.
Dissimulant ses angoisses sous un masque de hautaine impassibilité, Mme de Chevreuse attaqua :
— Vous avez souhaité me parler, M. de Mazarin. Un tête-à-tête entre nous ne pouvait avoir lieu du consentement du loyal soldat à la garde de qui je suis confiée. Pour vous permettre d’arriver jusqu’à moi, j’ai dû fermer les yeux sur les agissements de vos gens… Qu’avez-vous à me dire ? Je vous écoute.
L’Italien salua, puis, sans aucune hâte, il approcha un fauteuil de l’âtre où flambaient des bûches ; il se débarrassa de son manteau qu’il posa soigneusement près de lui, sur un tabouret. Après quoi, il se blottit frileusement dans le fauteuil, devant les flammes.
— Vous permettez, douchesse, fit-il, cette nouit est froide et houmide en diable ! per Bacco, ze me souis zélé en route. Là, ajouta-t-il, avec une sereine tranquillité et en présentant au feu la semelle de ses bottes, va bene !
Et, tournant vers son interlocutrice son regard plein d’une ineffable douceur, il prononça avec calme :
— Vous avez lou ma pétite lettre ?
— Sans doute.
— Optime ! Qué pensez-vous dé cela ?
Mme de Chevreuse restant muette, il précisa :
— Si, qué pensez-vous dé cé singoulier hasard qui fit oublier à Mousou Bernard chez la Barbette oune zolie cassette. Si zolie… qué mousou Bernard doit être navré d’avoir perdou oun pétit meuble dé tant dé valour ?
— Je pense, répliqua-t-elle dédaigneusement, que peut-être vous accordez à ce petit meuble plus de prix qu’il n’en a.
Mazarin fit la moue.
— Aï ! aï ! oune si belle boîte, dou bois lé plous précieux, et scellée d’oune étoile d’or, oun vrai bizou…
« M. dé Riçelieu, z’en souis sour, donnerait oun bon prix dé cette boîte dont vous semblez faire fi.
— Je ne vous comprends pas !
Mazarin leva vers le ciel un regard ingénu.
— Povero mio ! Oune si grande intellizence, s’égarer ainsi !… Vous allez comprendre.
« Mousou lé Cardinal, vous lé savez peut-être déza, cerce dépouis longtemps tout cé qui sé rapporte à certaine pétite affaire. Oune affaire d’amour ! oun si saint personnage. Ma, lé cor a ses raisons ! Singoulière préoccupation chez oun si grand homme.
Un long soupir enamouré ponctua cette période.
— Il s’azit, vous lé dévinez sans doute, d’oune faiblesse qu’aurait eue oune très grande dame pour oun zoli seigneur. Peccadille, si ! La çose est vieille dé seize ans… et lé Signor donne à tout pécé miséricorde.
La figure mobile du comédien prit une expression de regret, tandis qu’il soupirait :
— Ma, mousou lé Cardinal, è vero, n’est pas lé Signor !
Un léger tremblement des lèvres révéla seul l’émotion intense qui poignait la duchesse.
— Deo gracias ! ze vois qué vous commencez à comprendre… L’Éminentissime est sour qué, dé cette amourette fouzitive, ouné preuve soubsiste. Il la cerce, et il né la trouve pas !
Un sourire de duplicité flotta sur les lèvres du causeur.
— Et pourtant, elle existe cette preuve tanzible, cette preuve vivante.
L’Italien avait appuyé sur ces deux mots, les mêmes dont Richelieu s’était servi dans son entretien secret avec la duchesse.
Mme de Chevreuse sourit, avec une nuance de mépris :
— M. de Mazarin, vous n’avez pas votre pareil pour écouter aux portes.
— Poureté dé moun âme ! se récria-t-il, sans plus d’émotion, comment saurais-ze donc si ze n’écoutais pas !
« Des événements dé seize ans, madame, y songez-vous. Qu’étais-ze il y a seize ans ? Oun povero bambino, qui né sé doutait guère qu’oun zour, il pourrait s’intéresser aux amours d’oun lord et d’oune Reine !
Sans s’arrêter à l’effet de ce premier coup, Mazarin en porta immédiatement un second.
— Donc, monsignor cerce cette preuve tanzible, vivante. Que dirait-il, per Bacco ! s’il savait qué ze l’ai.
— Vous ? fit la duchesse dans un cri.
— Aï, moi sans doute, pouisque ze tiens la cassette dé mousou Bernard.
Sous l’œil scrutateur de son adversaire, Mme de Chevreuse se ressaisit. Un moment elle avait craint autre chose… une révélation effrayante, terrible, et elle avait été éblouie comme d’un éclair. Heureusement la foudre n’était pas tombée. La partie pouvait encore se défendre.
— Il ne sait pas tout !… pensa-t-elle, courage ! Rien n’est encore perdu.
Alors s’avançant vers Mazarin, elle dit, posant la main sur son bras :
— Sortons des énigmes, voulez-vous. Vous entendez parler d’une prétendue faute de la Reine.
— Ze n’ai point nommé Sa Mazesté !
— Oh ! point d’hypocrisie, je vous prie, nous voilà seuls. Nul ne nous entend. Je ne crains pas cette fois qu’on écoute aux portes, puisque vous êtes là. Vous aussi, vous croyez à cette fable des amours d’Amiens, de la Reine oubliant son rang pour se donner à Buckingham, et vous pensez en tenir la preuve. Avant d’aller plus loin, cette prétendue preuve, je l’attends.
— Doucesse, faut-il donc vous apprendre cé qué contenait la cassette dé mousou Bernard ?
— Ma foi ! j’aurais plaisir à vous en voir faire l’inventaire.
— À votre gré, vous n’êtes pas sans savoir qué Sa Mazesté la Reine avait fait don, à cé douc dé Bouckingham, qu’elle n’aimait pas, qu’elle n’a zamais aimé, c’est entendou, dé certains ferrets dé diamants.
— On l’a prétendu, fit-elle en esquissant une moue dédaigneuse.
— Ces ferrets étaient enfermés dans une boîte dé bois précieux, scellée d’oune étoile d’or. Oune étoile, madame, symbole adorable d’oun amour céleste, divin, relizieux. Improudence ! cé zénéreux cadeau faillit être fatal à la pauvre amoureuse, quelqu’un veillait en effet avec des soins jaloux autour de son cœur royal. Lé don des ferrets n’échappa point à cette vigilance. Bref, son Éminence insinoua au Roi d’exizer qué sa femme parout dans oun bal avec les fameux ferrets.
Triomphante, Mme de Chevreuse interrompit :
— La Reine confondit la calomnie, elle parut au bal, ayant au cou les ferrets de diamants.
Sans se déconcerter, Mazarin zézaya :
— Combien ze regrette qué mousou d’Artagnan dorme d’oun si proufond sommeil. Peut-être pourrait-il nous expliquer cé miracle.
La duchesse se pinça les lèvres, son interlocuteur était bien renseigné.
— Touzours est-il qué si M. dé Bouckingham rendit les ferrets, il garda, comme oun souvenir dé l’heure la plous heureuse dé sa vie, la cassette qui les avait renfermés. Dans cette boîte doublement précieuse, où demeurait l’empreinte dé la personne aimée, lé bel amant réounit tous les gazes qu’il tenait dé sa royale amie. Gazes anonymes, car ils n’avaient de sens et de prix qué pour loui seul : roubans fanés, fleurs flétries, auquel lé cœur d’oun amant peut seul rendre la vie et le parfum…
La voix musicale de Mazarin prêtait à cette évocation un charme tendre et voluptueux, dont presque à son insu, la duchesse se sentait peu à peu enveloppée.
— Et pouis, cé fout l’instant trazique ! à Southampton, le 23 août 1628, c’est bien la date, n’est-ce pas ? lé duc tomba frappé lâchement, pour né plous sé relever. Au moment de quitter cette vie à laquelle il ne tenait plous qué par son amour, Bouckingham voulut revoir une dernière fois les témoins muets dé sa passion. Tandis qué la vie se retirait de loui, il se fit apporter, par son fidèle Patrick, cette cassette, son bien le plous cer. Il expira, madame, en la tenant entre ses mains tremblantes, en baisant, de ses lèvres mourantes, ces pauvres çoses, où revivait l’âme dé la bien-aimée !
L’évocation était trop violente pour Mme de Chevreuse, une émotion soudaine contracta sa gorge et, de ses yeux, des larmes jaillirent. Mazarin devait avoir escompté cet attendrissement. Tout aussitôt il fut debout, et donnant à sa voix des inflexions d’ineffable tendresse :
— Pleurez, madame, oui pleurez sour lé beau lord en qui fleurit oune galanterie non pareille. Celui qui s’éteignit en cé triste zour, fout lé dernier témoin d’oun aze dé noblesse et dé cevalerie. Avec loui mourut la plous douce, la plous belle çose dou monde ; oun grand amour.
« Pleurez sans honte. Qué vos larmes coulent sour cé coffret, sour ces rubans, sour ces fleurs ; elles étaient mortes dépouis seize années, la rosée dé vos prounelles va les faire refleurir.
D’un geste prompt, l’italien sortit de son manteau une cassette de bois précieux, il l’ouvrit et la déposa brusquement sous les yeux de la duchesse.
D’un bond souple, d’une dérobade de félin qui évente le piège Mme de Chevreuse se dégagea.
— Bien joué ! dit-elle en se ressaisissant. Le trébuchet était habilement tendu. Mes compliments, M. de Mazarin, vous êtes un admirable comédien.
— Signor mio ! se récria l’italien, moi oun comédien ?
— Vous avez fait fausse route, laissa-t-elle tomber avec une écrasante ironie. Votre finesse est en défaut… Ce coffret, volé par vous chez la Barbette, ne prouve rien.
Mazarin secoua la tête.
— Nierez-vous qu’il vienne du duc de Buckingham ?
— Comment le saurais-je ?
— Lisez ces mots, madame, ces mots tracés d’une main défaillante : « Remember, 23rd August 1628. » Souvenez-vous du 23 août 1628. Qui donc a pu les tracer, ces lignes tragiques, sinon celui qui expirait, ce jour-là, et qui, dans son angoisse, adressait un suprême appel au cœur adoré ?
— Soit ! cette cassette vient donc du Duc, cela prouve-t-il qu’elle soit adressée à la Reine ?
— Oh ! douchesse, point d’enfantillage, je vous prie, de qui ces souvenirs, vers qui cet appel. Sinon d’elle, sinon vers elle.
— Souvenirs anonymes ! appel sans adresse ! Pourquoi la reine… plutôt qu’une des maîtresses du duc. Dieu merci ! M. de Buckingham ne fut pas un saint.
Mazarin s’approcha de son interlocutrice, dont le rire nerveux le cinglait. D’une voix pénétrante, les yeux rivés dans ses yeux, il prononça :
— Vous oubliez ! duchesse ! cette cassette a été trouvée chez la Barbette, dans la chambre de M. Bernard. Or, M. Bernard, c’est vous, c’est vous, Madame de Chevreuse, l’amie de la Reine, la confidente de Buckingham. Comprenez-vous ! Hors vous qui aurait pu posséder ces souvenirs sans prix, qui les eût conservés pieusement pour rappeler à la Reine, si jamais elle venait à défaillir, le lien secret qui vous unit.
« Et puis ces reliques, exhumées après tant d’années, d’où viennent-elles, d’Angleterre. Coïncidence fâcheuse ! D’Angleterre ! et votre quartier général est à Londres… Non, ne cherchez plus à le céler, vous seule pouviez faire retentir à nouveau la voix du mort, pour qu’il répète à l’oreille royale son cri d’agonie : Remember ! Souvenez-vous.
— Ainsi vous ajoutez foi à cette fable, j’aurais donc amené ce coffret d’Angleterre, pour le remettre à la Reine, la nuit dernière ?
— Oui, la nuit dernière, aux Carmélites. Nierez-vous cela ? J’ai des témoins ! Dois-je invoquer M. d’Artagnan qui vous a vue sortir du cloître ?
— Je vous dispense de tenter ce miracle, fit-elle sarcastique. Vous oubliez que, par vos soins, M. d’Artagnan est hors d’état de vous entendre et de vous répondre.
Puis, enveloppant son adversaire d’un regard de souverain mépris, elle ajouta :
— Admirable plan ! mes compliments ! cette cassette est donc à moi, et partant à la Reine ! Ces tristes gages d’amour, ces pauvres choses mortes, vous les faites revivre pour témoigner contre elle. À celui qui possède de tels témoins, le cœur de la Reine appartient, car celui-là parle avec la voix éloquente du passé, car celui-là peut au besoin menacer. Il tient à sa merci la vie, l’honneur de sa souveraine. Hier c’était moi, aujourd’hui c’est vous ! Vous ai-je bien compris, à présent ?
Mazarin s’inclina, souriant.
— Donc, vous croyez tenir la Reine, railla la duchesse, et, en sortant d’ici, vous irez peut-être la livrer à M. le Cardinal, qui paiera cher cette trahison.
L’Italien secoua la tête.
— M. le Cardinal n’est pas assez riche pour payer oun pareil secret.
Surprise Mme de Chevreuse plongea son regard acéré dans celui de Mazarin. L’âme double de l’Italien lui apparut toute nue, et ce qu’elle put y lire lui donna à réfléchir cette fois, de toute évidence, le sinueux abbé venait de parler franc.
— C’est vrai ! fit-elle, où avais-je la tête, M. le Cardinal est vieux, et se penche vers la terre, la plante vivace ne tourne point ses rameaux vers l’ombre, mais vers la lumière. L’astre de Richelieu décline et les feux d’une autre planète se lèvent déjà à l’horizon. Pauvre Reine ! Humiliée, bafouée si longtemps. Les voilà donc tous qui tournent vers toi leurs faces implorantes, qui tendent de ton côté leurs mains avides. Quelle revanche !
Son rire fusa, insultant plus qu’un soufflet.
— Vous vous méprenez, madame, affirma Mazarin d’un ton pénétré. Ce que j’attends de la Reine, ce n’est point le pouvoir, ni la fortune.
— Qu’est-ce donc alors ?
— Un peu d’amour !
Il avait prononcé ce mot, simplement, humblement, avec un accent de sincérité qui surprit Mme de Chevreuse. Elle regarda longuement cette figure de bellâtre, sa joliesse fade, son insinuante douceur, la langueur du regard, la caresse de la voix, tout cela composait une harmonie bien faite pour séduire une âme faible, sevrée d’amour. Elle sentit son cœur se serrer, elle murmura :
— Vous…, vous après votre maître, Mazarin après Richelieu. Hier le Cardinal rouge à la main sanglante. Demain, le petit abbé à la main avide ! En vérité, je préférais l’autre !
L’Italien courba la tête sous ce flot de mépris ; d’un ton douloureux et vibrant de passion contenue, il prononça :
— Ne raillez pas, madame, je ne suis rien, et je le sais. La Reine est tout, la Reine est la petite-fille de Charles Quint. La Reine est l’infante d’Espagne. C’est pour cela que je l’aime ! Oui, j’ai fait ce rêve, est-il bien généreux à vous de m’en réveiller. À vous, madame, sur qui je comptais, au contraire, pour m’aider à franchir la distance immense qui me sépare encore d’elle. À vous, qui d’un mot, pouvez effacer ses scrupules, et ses craintes. À vous, enfin, qui allez dire à la reine : M. de Mazarin possédait votre secret, il pouvait perdre Votre Majesté, et ces armes toutes prêtes à vous accabler, voyez, il les dépose à vos pieds !
Incrédule la duchesse écoutait. Il lui semblait entendre le tentateur, l’infernal serpent déployant son charme fascinateur :
— Un mot, madame, dites un mot, et cette cassette je la remets à la Reine, ne lui demandant, en échange de la fortune que je perds, qu’un peu de pitié, un sourire, sa main royale à baiser.
— Fou que vous êtes !
— Fou ?… c’est vrai… pauvre fou !
— Et si je refusais ?
— Pourquoi refuseriez-vous ? Vous avez repoussé M. le Cardinal, parce qu’entre lui et vous, il y a le passé. Tant de haines accumulées, tant de sang versé. Mais moi, je suis l’avenir, je me présente avec le rameau d’olivier. Je vous tends une main pure de sang innocent. Et vous repousseriez cette main amie, pourquoi ?
D’un ton grave Mme de Chevreuse répliqua :
— Parce que, pas plus à vous qu’à votre Maître, je ne livrerai la Reine !
Devant l’expression de cette irréductible décision Richelieu fût entré en fureur, Mazarin, lui, ne changea même pas de visage et d’une voix toujours amère, chagrine un peu, il demanda :
— Ainsi donc, vous me refusez votre amitié ! Ce coffret, que ze vous apporte comme le gaze de la sincérité de mes sentiments d’affection pour vous, pour votre royale amie vous le repoussez.
— Oui !
— Bene ! Il ne me reste plus qu’une ressource.
— Laquelle ?
— Porter cette cassette à M. de Richelieu.
— Vous feriez cela ?
— N’est-ce pas mon devoir de serviteur fidèle ?
— Vous commettriez cette infamie ?
— Infamie, pourquoi ? Ne venez-vous pas de dire que ni vous ni la Reine, n’avez rien à craindre de cette révélation.
Soulevée par une violente indignation la duchesse prit une attitude de défi :
— Eh bien ! soit, fit-elle avec mépris, vous en serez quitte pour la honte ! Car, entendez-moi bien, votre roman est bien échafaudé, construit selon les règles de l’art, mais il pèche par la base. Cette cassette ne sort point de mes mains, elle n’a jamais été en ma possession.
— Pourtant, elle a été trouvée chez la Barbette, la nuit dernière…
— C’est vrai, mais M. Bernard n’habitait plus en cet endroit depuis la veille.
— Vous le dites.
— J’en ai la preuve.
— Généreux mensonge !
— Vérité, et cette vérité je l’atteste, sur mon sang de Rohan !
Mme de Chevreuse étendit la main, solennellement, l’Italien, déconcerté, rétorqua :
— Sur votre sang de Rohan, me jurez-vous aussi que ce coffret n’est pas celui que la Reine donna un jour à M. de Buckingham ?
Mme de Chevreuse, de cet air noble acquis à l’usage des gens de la Cour, dit à Mazarin :
— À vous d’en faire la preuve !
— Je la ferai, madame.
— Je vous en défie !
— Même si je retrouve celui qui apporta cette cassette chez la Barbette.
— Grand Dieu !
— Même si je fais ainsi la preuve complète, la double preuve… Eh ! per Bacco ! c’est bien cela, la preuve tangible, la voici ! Reste à découvrir la preuve vivante !
— La preuve vivante ! soupira la malheureuse duchesse.
Mazarin avait repris ses allures doucereuses. Son accent italien qui, dans les moments de colère et de passion semblait avoir disparu redevint sensible, rendit à son discours son air de gazouillement puéril. Après la tragédie la comédie recommençait :
— Z’avais mis en vous tous mes espoirs, soupira-t-il. Z’avais crou qu’ounis dans oune même affection nous pourrions sauver, protézer notre infortounée souveraine, la consoler dans son deuil. Hélas rêve envolé !
« Lé çemin que vous pouviez m’ouvrir vers elle, vous lé fermez impitoyablement. Votre volonté soit faite ! La route sera plous longue, plous douloureuse peut-être, mais z’irai au bout avec l’appoui dé Dieu !
Tout en défilant le long chapelet de ses phrases, il concentrait le feu de son regard sur la duchesse, perdue dans une profonde méditation. Elle semblait ne plus l’entendre, tout entière à une intense préoccupation ; ses yeux fixes ne quittaient plus la cassette, ouverte, au beau milieu de la table.
Mazarin devina-t-il le secret de sa pensée ?
Toujours est-il qu’il reprit en caressant d’un geste lent son menton où pointait une barbiche noire et soyeuse :
— Pouisque vous vous réfousez à réconnaître cé coffret, madame, il mé faut donc admettre qu’oune autre main lé possédait, qu’oune autre main l’a apporté, laquelle ? vous lé savez, vous lé devinez, vous ne lé direz pas, je lé sais !… Eh bien ! ze çerçerai ! Z’interrozerai encore ces fleurs, ces roubans, ze fouillerai le mystère de cette boîte zousqu’à ce que la vérité en zaillisse ! Cette vérité que vous renfermez au fond de votre âme, et qui, malgré vous, déborde dans vos regards, azite votre corps de frissons de terreur.
Il avait fait un pas vers la table, sa main tendue allait atteindre le coffret. Mais à ses dernières paroles, la duchesse avait violemment tressailli. Elle s’était sentie devinée, brusquement, elle agit.
D’un geste plus prompt que l’éclair, elle saisit la cassette. Son index appuya sur un ressort, qui se détendit en rendant un bruit sec, et du fond double un tiroir jaillit.
Alors, avec un cri de triomphe, la duchesse en arracha une enveloppe cachetée de cire.
— Cherchez maintenant, gronda-t-elle.
L’Italien s’élança, la saisissant au poignet, d’une étreinte brutale.
— Z’en étais sour ! clama-t-il. Z’étais sour qu’il y avait oun secret et que vous me le livreriez.