Les Suites de Lagardère - Paul Féval Fils - E-Book

Les Suites de Lagardère E-Book

Paul Féval fils

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La suite du Bossu par le fils de Paul Féval... auteur du Bossu

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littérature française, Classique, Paul Féval fils, AVENTURES, Mystères

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Paul Féval fils

LA JEUNESSE DU BOSSU

Les Suites de LagardèreVolume 1

(1893)

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE L’HÉRITAGE DES GUASTALLA

1. Le raisin muscat

2. Les idées de Peyrolles

3. Un heureux ménage

4. Un coup de force

5. Le bon plaisir du roi

6. Les joies de la famille

7. Les faiblesses de Suzon

8. Comment Gonzague hérita

9. La jeunesse d’Henriot

10. À la recherche d’un nom

11. La foire d’embauche

12. La Fée Choquotte

13. Le cabaret du « Veau qui tette »

14. Le Petit Parisien

15. Combat en Seine

16. « Petite sœur »

17. Cocardasse et Passepoil

DEUXIÈME PARTIE LES COMPAGNONS DE LA TORTUE

1. Le destin d’Olivier de Sauves

2. Le cocher des morts

3. La réponse du hasard

4. L’Étoile des Mers

5. Les Compagnons de la Tortue

6. Un gentilhomme de mer

7. Mariposa

8. Le doigt de Dieu

9. Heur et malheur

10. Où l’on revoit Charles-Ferdinand IV

11. À la salle d’armes

12. La justice de Lagardère

13. Un compagnon imprévu

14. Chez la marquise

15. Deux chasses

16. Où Dame Myrtille se surpasse

17. Le scandale de l’Œil-de-Bœuf

Mentions légales

PREMIÈRE PARTIEL’HÉRITAGE DES GUASTALLA

1. Le raisin muscat

La semaine sainte de 1682 allait s’achever. Les cloches de Guastalla étaient parties pour Rome, afin de recevoir la bénédiction pontificale, et les petits enfants regardaient avec curiosité les campaniles de la cité ducale, en se demandant si vraiment leurs sonores habitantes en robe d’argent ou de bronze avaient pris le chemin des alouettes et des pigeons.

Les parents, qu’ils fussent riches ou pauvres, disaient, en hochant tristement la tête :

— Pourvu qu’elles ne reviennent pas juste à point pour sonner le glas de Monseigneur le duc ! On dit qu’il va bientôt passer ?

Ceux qui, ce soir-là, traversaient la place Santa-Croce se signaient en regardant le palais ducal où se mourait lentement le bon vieux seigneur. Les derniers rayons d’un couchant printanier glaçaient de rose la façade de marbre blanc où ne s’éclairait encore aucune fenêtre.

— Un jeune homme est arrivé tantôt de France, affirmaient certains notables. C’est peut-être un médecin de la Cour… À Versailles, tant de savants défendent les jours de Sa Majesté Louis XIV… S’il allait sauver notre bien-aimé suzerain ?

D’autres disaient :

— C’est le fils de ce vilain Monsieur de Peyrolles. C’est « tout craché » le portrait de ce birbante ! Que le diable les crève !

Et des commères renchérissaient :

— Il paraît que les rats abandonnent, au port, le navire voué au naufrage… Les oiseaux de proie, par contre, chacun sait cela, accourent à tire-d’aile dès qu’une bête est morte… Peyrolles, ce vieux vautour, a dû appeler son petit pour qu’il prenne part au festin ! C’est signe que la Mort est proche !

 

Le père et le fils se trouvaient en effet réunis, après une séparation de douze années, dans une belle chambre, située au deuxième étage du palais ducal. Malgré la lourdeur précoce de la température, portes et fenêtres étaient closes. Tentures et jalousies les défendaient. À chaque minute, l’ombre se faisait plus épaisse, engloutissant le lit à colonnes et à baldaquin, les armoires d’ébène incrustée de nacre, les trois fauteuils de chêne sculpté et le long coffre de bois. À peine voyait-on luire l’armure florentine d’un chevalier du XVe siècle, se détacher une merveilleuse table d’ivoire et briller l’or des mosaïques du parquet : des lys héraldiques sertis dans du marbre noir.

Antoine de Peyrolles était un très long coquebin, de peau jaunâtre, le poil terne, l’œil faux. Il avait le menton lourd, la mâchoire dure. La rapière battant ses mollets pouvait l’affirmer gentilhomme, son aspect ne confirmait pas une telle prétention. Son pourpoint, ses chausses et le feutre qu’il avait jeté sur la table d’ivoire étaient loin de désigner un homme de qualité.

Son père en le toisant une fois de plus songea, dépité :

— Il empeste la basoche ! On dirait un tabellion… Pas même, un huissier !

Depuis une demi-heure, César de Peyrolles, l’intendant et l’homme de confiance du duc de Guastalla, n’avait pas trouvé vingt mots à dire à son unique rejeton, tant son apparition l’avait déçu.

S’attendait-il à voir un blondin fleurant l’eau d’ange ou un bravache digne d’enflammer les petites folles ? On ne sait…

Assis dans une authentique chaise curule de bronze où les Pères de la Patrie romaine avaient trôné en de solennelles circonstances, le père regardait son fils aller et venir dans la salle obscure, tel un squelette vêtu d’oripeaux.

Comme il arrive – éternelle histoire de la paille et de la poutre – César, plein d’illusions sur son propre physique, au moins quant à l’apparence, ne voyait pas que son fils le reproduisait à merveille. Les gens de la ville, on l’a vu, avaient été plus fins. L’âge mis à part, et aussi la toilette, car le vieillard était vêtu de satin gris et botté de cuir verni, Antoine ressemblait au Peyrolles miteux venu à Guastalla vingt années plus tôt.

Antoine allait avoir dix-sept ans ; il était souple et très vigoureux, malgré sa maigreur. Son père frisait la soixantaine, mais en paraissait bien davantage. Ceux qui ne l’aimaient pas – ils étaient légion – disaient derrière son dos : « Il sent la mort ! »

César de Peyrolles avait trop abusé de ce que produisit toujours généreusement l’Italie : le vin et les belles. Il buvait, sans bourse délier, les meilleurs crus volés au duc de Guastalla, et son emploi de factotum lui permettait de peser sur la volonté et la vertu des mignonnes. Il se faisait régler en baisers le solde des impôts dus au suzerain.

Une attaque d’apoplexie lui valut de sévères ordonnances des médicastres. Il sut modérer ses passions, se détourner à la fois de Bacchus et de Vénus.

Mais tout se paie. Il était déjà trop tard…

Une seconde attaque le terrassa.

Il s’en tira, mais bien diminué, bien déchu. C’est alors qu’il songea à sa paternité et fit venir de Paris ce fils dépourvu de grâce.

Il dit tout haut, d’une voix blanche :

— C’est alors que je vous ai ordonné de quitter le collège sans surseoir. Vous voici, tout est bien.

En entendant ces paroles, Antoine de Peyrolles tressaillit, arrêta net ses allées et venues machinales et se tourna vers le vieillard :

— Plaît-il ?

— C’est vrai, fit le valétudinaire, je me parlais à moi-même, et vous ne pouviez me comprendre… Mon fils, veuillez prendre une escabelle et vous asseoir tout près de moi.

« Le temps m’est mesuré. Tout effort peut me valoir une troisième congestion… On m’a prévenu que celle-ci pourrait bien ne pas me faire grâce… Je serai donc direct, bref…

« Antoine, vous ne payez guère de mine…

« Vous êtes loin d’être beau… Mais vous avez reçu de moi, et de moi seul, car votre mère était assez évaporée, beaucoup mieux que des dons physiques destinés à diminuer avec l’âge.

« Vous êtes intelligent, très intelligent.

« Je suis donc fondé à croire que vous ne partagez pas les préjugés de notre caste… que vous faites fi de ce que certains appellent si sottement le point d’honneur… que vous n’ignorez pas à quel point les scrupules peuvent nuire à un gentilhomme dénué d’appuis et démuni de pécune…

— Mon père, déclara Antoine, voici ma règle de conduite : « Quand on s’appelle Peyrolles, il faut d’abord ne pas être un pauvre diable ! » Êtes-vous satisfait ?

— Bravo ! s’écria le vieillard. Je commence à me reconnaître en vous ! Voilà une sage devise ! D’ailleurs, les notes très détaillées que vos régents m’ont adressées me vantaient votre sens pratique. Nous ferons quelque chose de vous, mon fils.

« Mais d’abord, connaissez-vous notre situation réelle ? Nous sommes, ai-je à vous le dire, d’excellente souche gasconne, mais gueux comme des rats. Les derniers Peyrolles doivent donc, pour vivre, louer leurs services à des seigneurs moins désargentés…

« Les uns ont prêté leur épée au roi de France, sans en tirer autre chose qu’horions, blessures, maladies et autres gentillesses… Ils meurent lieutenants ou capitaines… Cela vous tente-t-il, Monsieur ? Répondez !

— Je ne suis pas manchot, et les prévôts d’armes du collège de Beauvais assurent que je suis loin d’être novice aux jeux de brette… Mais ce qui touche aux flamberges me répugne assez. Un gentilhomme, à mon sens, doit renoncer à ces moyens périmés, s’il a quelque esprit…

César opina :

— J’ai toujours été de cet avis. Et c’est pourquoi, dès ma jeunesse, j’ai assuré ma subsistance à l’aide de mes talents intellectuels. Logiquement, je devrais avoir amassé une fortune… Hélas, il s’en faut !

« Le duc de Guastalla est un des princes les plus riches de l’Italie. Outre son patrimoine héréditaire, il possède des domaines immenses en Sicile ; il a des intérêts dans les ports de Gênes et de Venise. Malheureusement il est vertueux.

Le vieillard fit une pause, se caressa le menton, puis désigna de sa dextre l’armure montant la garde entre les deux fenêtres :

— Ce chevalier, dit-il, conserve mes petites économies… Il a des pièces d’or, entassées jusqu’aux genoux… C’est bien peu, trop peu !

« J’aurais voulu laisser davantage, mon fils, mais je n’ai pu mieux faire…

« Le duc n’a chéri que sa femme. Il ne toucha ni dés, ni cartes. Il s’habilla sans faste. Il voulut la paix. Il rendit justice à chacun, strictement.

« Que tirer d’un pareil homme ?

L’un après l’autre, le père et le fils soupirèrent à grand bruit. Enfin, César reprit :

— Voilà des années et des années que j’endure ce tourment atroce : voir couler le Pactole à mes pieds, et n’en pouvoir tirer que de très rares pépites ! Parfois, la nuit, une fureur me réveille ! En arrivant à Guastalla, j’avais fait un si beau rêve ! L’Illustration des Gonzague ne m’était pas inconnue. Je pouvais établir avec exactitude les qualités et les défauts des membres de cette maison princière… Toute la grâce, tout le charme, toute la hauteur, toute la fougue, toute la folie des grands seigneurs méridionaux se trouvent résumés en ces Gonzague… Je les croyais tous fastueux.

« La vue de l’Italie, mon enfant, m’avait tourné la tête, à moi qui avais vécu de maïs et de châtaignes en notre Gascogne et traîné des pourpoints rapiécés à Paris.

« Cette lumière, ces fleurs, ces jolies femmes, ces gentilshommes lettrés et musiciens, fastueux et corrompus, cette atmosphère d’amour, cette profusion de trésors artistiques, ces palais et ces églises de marbres polychromes…

— Vous pensiez, mon père, interrompit Antoine, que votre fortune était faite ? Je vous comprends car j’ai eu la même espérance en traversant Turin, Florence, Pérouse et Parme et tant d’autres cités joyeuses et splendides.

— Vous serez plus heureux que moi, n’en doutez pas. Je vous ai ouvert le chemin de la richesse. Quant à moi, qui vais bientôt mourir, il m’a fallu près de quinze années de privations, de roueries sordides, de mensonges épuisants, de calculs odieux pour amasser un peu d’or. On ne peut tirer du sang d’un caillou. On ne peut faire suer des pistoles à un prince qui dédaigne les jeunes femmes, respecte le bien d’autrui et veut être le père et le bienfaiteur de ses vassaux.

Agacé, Antoine se leva, repoussa d’un coup de pied son escabelle et s’écria :

— Est-ce pour m’offrir cette piètre succession que vous m’avez fait quitter précipitamment la Montagne Sainte-Geneviève, traverser la Champagne, la Bourgogne, la Bresse, la Savoie, franchir les Alpes dans la neige et, sur un maigre bidet, venir…

La colère l’étouffait. Il dut se taire.

Loin de s’en formaliser, le vieillard s’en réjouit. Il reconnaissait là sa propre nature. Ses mains sillonnées de veines se frottèrent avec satisfaction.

Soudain il se dressa tout pâle, fit deux pas en avant et s’écria :

— Malheureux ! Arrête !

Antoine venait d’aviser, sur la table d’ivoire où se trouvait son feutre sans gloire, une vaste coupe de Bohême contenant, étagées, des grappes de raisin muscat, et il avait saisi l’une de ces grappes, la plus grosse, la plus mûre.

— Qu’avez-vous donc ? fit-il en se tournant vers la haute silhouette paternelle.

D’un ton fort doux, César conseilla :

— Laissez ce raisin. Il fait nuit. Vous pourriez, par mégarde, tomber sur certaine grappe, fort tentante en vérité : la plus dorée… oui, fort tentante !

— Eh bien ? Vous vous la réserviez, sans doute… En ce cas, veuillez m’en excuser.

Sur le même ton bénin, le vieillard expliqua, en se rasseyant :

— Ce raisin muscat vient de Sicile… On le conserve avec des soins jaloux… C’est la seule folie de Monseigneur le duc… Et encore ne daigne-t-il manger que les grappes où semble enclose la lumière de ces terres bénies parce que toujours lumineuses.

Alors, Antoine fit demi-tour et vint à son père :

— Bref, souffla-t-il, vous l’empoisonnez ?

Il y eut un silence, que rompit enfin la voix sourde de César :

— Monseigneur le duc de Guastalla s’affaiblit, depuis deux ans, de jour en jour… Âgé d’un demi-siècle à peine, cet excellent prince paraît plus débile que moi-même… Comme son inconcevable maladie date du jour où il perdit sa femme bien-aimée, il croit que la douleur, la tristesse et le regret le conduisent doucement au tombeau, et il accepte son destin.

« Deux hommes savent la vérité : votre père et Monseigneur le prince Charles-Ferdinand de Gonzague, duc de Mantoue…

« Comprenez-vous pourquoi je vous ai fait venir ici, pourquoi je vous ai dit, tout à l’heure, que je vous ai ouvert le chemin de la richesse ?

Antoine saisit la main de son père :

— Merci ! fit-il simplement.

Le pacte était scellé.

— Dans l’état de santé où je me trouve, reprit César, je me devais de t’avertir. Où serai-je demain, cette nuit peut-être ? Te convoquer sans surseoir était l’unique solution. Il y a des choses qu’on ne peut écrire, des commissions pour lesquelles personne n’est sûr… Ce sont là…

— Des secrets de famille, approuva Antoine.

— Triplement, renchérit le factotum du duc de Guastalla. Dans tes mains, mon fils, se tient maintenant la destinée de trois familles : Gonzague, Peyrolles et Lagardère.

— Celle-ci est la moins illustre…

— Espérons qu’elle restera obscure. C’est une race de braves, un peu fous, mais capables des actions les plus étonnantes dès qu’ils ont l’épée au poing. Les Lagardère sont Gascons comme nous, Gascons du Béarn. Ils manquent de pécune, cependant moins que les Peyrolles…

« Grâce à toi, ils ne s’enrichiront pas !

Depuis qu’il avait la complicité de son rejeton, le vieux coquin, on le constate, avait abandonné le vous cérémonieux et distant pour le tu familial. Il reprit haleine et poursuivit, l’œil luisant :

— Afin de pouvoir recueillir les fruits de mes calculs, peines et travaux, il importe que tu saches différentes choses.

« Le duc de Guastalla va défunter sans enfants mâles. De son mariage avec Luisa de Spolète, il eut deux filles, fort belles d’ailleurs, l’une blonde et l’autre brune, deux jumelles…

« La blonde, venue au jour un peu après la brune, est l’aînée, selon l’usage. Elle se nomme Doria. Elle a épousé un petit seigneur français, de passage dans nos murs, René de Lagardère. Mariage déraisonnable, mariage d’amour…

« La cadette, Vincente, peu après la sottise de Doria, s’est prise au charme rare, mais bien trompeur, de son cousin Charles-Ferdinand IV, duc de Mantoue.

— Et je vais travailler pour cet aimable prince ? demanda Antoine. Car c’est pour lui, n’est-ce pas, que vous avez accéléré la mort du duc de Guastalla ?

— C’est pour lui, en effet, mon fils.

— En sa double qualité de gendre et de cousin, Charles-Ferdinand IV doit hériter les titres, dignités et richesses des Guastalla ? Cela ne fait aucun doute, n’est-ce pas ?

— Chi lo sa ? répondit le vieillard.

Le doute exprimé par César fit aussitôt se cabrer son fils.

— Comment ! s’écria-t-il. Est-ce bien vous que j’ai entendu, vous, le factotum, l’homme de confiance, l’alter ego de Monseigneur ?

« Vous a-t-il donc caché ses intentions testamentaires ? Et, s’il vous les a dérobées, n’avez-vous pas pu rendre vaines les précautions prises par lui ou d’autres ?

— En ceci, dut avouer César assez piteusement, mon maître a pu déjouer toutes les curiosités, même celles qui, et la mienne en premier lieu, portent le masque du dévouement le plus ancien et le plus absolu. Nul ne sait les dispositions qu’il a pu coucher par écrit. Nul ne sait même s’il y a un testament !

« Vous pensez bien que mon premier geste fut de faire parler les deux notaires du duché. C’est en vain que l’or a jailli, en cascades sonores, sur le bureau de ces tabellions. Ils m’ont juré devant la Madone, n’avoir reçu à ce sujet aucun dépôt de leur suzerain. Je les crois sincères.

Antoine fit observer :

— Peut-être le vieux renard a-t-il confié son testament à l’Empereur ?

Pour la seconde fois, César murmura :

— Chi lo sa ?

Le jeune homme trépigna.

— Mais enfin, s’obstina-t-il, vous vivez près du duc. Il est impossible que vous n’ayez pas une opinion, mettons un pressentiment même sur l’avenir qu’il réserve à son duché, sur l’emploi qu’il veut faire de ses fabuleuses richesses !

— C’est ainsi pourtant ! D’ailleurs, si le duc de Mantoue était assuré d’être le légataire universel de son beau-père et cousin, il ne serait pas si pressé de le voir couché sous les dalles de Santa Croce. La perspective de cet héritage lui ouvrirait les bourses qui se ferment. Nul ne refuserait de prêter, à gros intérêt s’entend, au futur duc de Guastalla, car la fortune, ici, se renouvelle constamment grâce aux flottes marchandes de Venise et de Gênes.

— Je ne peux croire, s’écria Antoine, que votre maître ose dépouiller un homme de sa race au profit d’un gentillâtre étranger tel que ce René de Lagardère !

Et il eut, pour appuyer sa thèse, un argument de droit féodal. Ce duché d’Italie avait été créé par l’Empereur d’Allemagne, il faisait donc partie du Saint-Empire. En testant au profit d’un seigneur français, sujet du roi de France, le duc soulèverait de délicats problèmes diplomatiques.

Son père en convint, mais ajouta, en manière de conclusion :

— Derrière le sieur de Lagardère, tu oublies, mon fils, qu’il y aurait Louis XIV, et tu connais suffisamment ce prince pour savoir combien il est avide de gloire. Défendre les droits du hobereau gascon serait, pour ce souverain, prendre pied en Italie. Cela ne lui déplairait guère. Tu vois que discuter n’avance à rien. Les ténèbres ne se dissipent pas !

— Soit ! À votre avis, le duc est perdu ?

— Cela ne fait aucun doute, Antoine.

— Croyez-vous qu’il traîne encore longtemps ?

— Un mois au plus.

— J’ai donc le temps d’agir.

En entendant cela, le vieillard se sentit de l’admiration pour son rejeton.

— Que comptes-tu faire ? demanda-t-il.

— Me rendre à Mantoue. M’emparer de la confiance totale de Charles-Ferdinand IV et, d’accord avec lui, prendre des mesures telles que l’avenir de ce prince soit solidement assuré quoi qu’il advienne !

— Tu as un plan ? Développe…

— Il se précise à peine. Laissez mes idées mûrir comme grappe de muscat au soleil.

« À propos, êtes-vous sans crainte au sujet de… enfin de l’accélération… Il y a peu d’années, à Paris, la marquise de Brinvilliers, à trop manier certains toxiques, n’a pu, malgré son rang et ses relations, échapper à la justice. Elle a subi la question. On lui a tranché le col. Son corps a été brûlé en place de Grève, ses cendres dispersées…

César haussa les épaules :

— Qui se laisse pincer a mérité son sort ! Ta marquise a agi avec une imprudence enfantine : on ne donne pas de la mort-aux-rats à tant de gens ! Rassure-toi, le raisin muscat accommodé à la Peyrolles est un moyen élégant et discret de se débarrasser de son prochain.

— Je vous ignorais de si précieux talents, mon père, avoua Antoine.

Mais César reconnut avec modestie, qu’il n’avait pas inventé la chose. Il la tenait du duc de Mantoue. Celui-ci, qui était fort lettré, avait découvert la formule dans un grimoire venu en sa possession avec certaines archives des Médicis.

En apprenant cela, l’ex-étudiant du collège de Beauvais se récria :

— En ce cas, je suis tranquille. Le poison des Médicis est tellement merveilleux que ses résultats, pourtant éclatants, sont mis en doute par les historiens eux-mêmes.

— Que veux-tu dire ? fit le vieillard.

— Eh ! mon père, s’emporta Antoine, avez-vous oublié que Catherine de Médicis était reine de France le jour où Jeanne d’Albret, mère du jeune Henri de Navarre, mourut à Paris, peu avant la Saint-Barthélemy ?

« Vous est-il sorti de la mémoire que la belle Gabrielle d’Estrées trépassa fort à point, chez l’italien Zamet, au moment où le Vert-Galant allait l’épouser, et que Marie de Médicis, peu après, monta sur le trône de saint Louis ?

Le factotum du duc de Guastalla eut un sourire de fierté. Il était satisfait de son ouvrage et content de son fils.

— Revenons à nos raisins, fit-il après un moment de silence. Depuis deux années, j’injecte une faible dose d’eau d’héritage dans les mets favoris de mon seigneur et maître… Trop peu pour tuer vite, trop cependant pour maintenir en vigueur le plus riche des tempéraments.

« Antoine, tu aurais pu manger cette grappe blonde sans en être incommodé… mais si, chaque jour, tu subissais les effets de la drogue, tes forces s’enfuiraient peu à peu…

« Pourtant, sur mes très vives instances, Monseigneur a consenti à se faire soigner par des médecins italiens, hongrois, allemands… J’ai même fait venir moi-même des médicastres de Paris et des savants chinois.

— Vous êtes beau joueur !

— Prudent surtout ! Charles-Ferdinand IV le sait bien et approuve mes lenteurs.

« Donc la vie se retire lentement du corps, naguère vigoureux, du dernier représentant de la branche Gonzague-Guastalla.

« Il ne souffre pas. Il garde sa tête libre et claire. Il jouit d’un bon sommeil. Il mange avec appétit. C’est un homme qui va finir bientôt, mon fils, tel qu’il vécut, en prince sage et en chrétien excellent. Dieu ait son âme !

 

Il n’est pas bon, surtout quand on l’âme de César, de trop parler de la Camarde.

Elle a l’oreille très fine…

Cette même nuit, le jeune Peyrolles, qui couchait dans l’aile gauche du palais, fut réveillé par un valet de chambre.

— Votre père est au plus mal !

Antoine fut plus ennuyé qu’inquiet. Il se vêtit en hâte tout en pensant :

— Vais-je me trouver aussi vite nanti de la succession paternelle ? À l’actif, quelques pièces d’or… au passif, cette histoire d’empoisonnement et d’héritage… tâchons de transformer ce passif en actif !

Le jeune Gascon trouva son père au pouvoir d’un des médecins du duc de Guastalla. La chambre était toute sens dessus dessous. L’homme de l’art saignait le moribond ; des servantes s’activaient ; d’autres, à genoux, un cierge en main, entouraient le chapelain du palais qui, à voix haute, récitait les prières des agonisants.

— Monsieur, lui dit ce religieux – c’était un frère mineur du Tiers-Ordre – prenez ce luminaire et priez avec nous. C’est le mieux que vous puissiez faire pour cette âme qui va s’envoler… Que Dieu l’accueille avec miséricorde ! Orate, fratres !

De son côté, en s’approchant d’Antoine pour se laver les mains dans une cuvette, le médecin le prit à part et murmura :

— Le digne frater a raison. Le sieur de Peyrolles ne sortira du coma que pour entrer dans l’éternité… Mes soins sont inutiles. Je vais me coucher… Serviteur, Monsieur, serviteur !

Antoine le retint par la manche.

— L’agonie va-t-elle durer longtemps ?

— Quelques heures, un jour peut-être…

Le vieillard expira à l’heure où le soleil rajeuni caressait les campaniles de Guastalla. Le cœur de son fils était aussi froid que son cadavre.

Antoine l’avait peu connu. L’eût-il fréquenté davantage qu’il n’eût pas versé de larmes. C’était un jeune homme insensible à toute autre chose qu’à ses intérêts matériels. Pour l’instant, l’affaire de l’héritage ducal accaparait son attention.

— C’est égal, conclut-il, tandis qu’une camerina habillait le mort, mon père m’a fait signe au bon moment. Douze heures plus tard, je me trouvais en face d’un gentilhomme de cire peu enclin aux confidences… Maintenant, je sais ce qu’il faut pour assurer ma fortune.

Telle fut l’oraison funèbre de l’avant-dernier des Peyrolles. On a souvent les enfants qu’on mérite.

Peu après, singeant la douleur filiale, un mouchoir sur les yeux, l’orphelin pria qu’on lui permît de rester seul un peu, afin de se recueillir. Chapelain et domestiques s’inclinèrent avec respect devant lui.

Aussitôt, le drôle courut à l’armure florentine, dévissa les genouillères, ôta les harnais de jambes et y plongea sa dextre joyeusement.

— De l’or ! hoqueta-t-il, de l’or !

Bientôt s’entassèrent, sur la table d’ivoire, des florins portant le lys de Florence et le visage de saint Jean-Baptiste, patron de cette merveilleuse cité, des pièces génoises, des louis tout neufs à l’effigie de Henri IV, de Louis XIII et du Grand Roi, des thalers impériaux et des kreutzers d’Autriche…

Jamais l’étudiant parisien n’avait vu tant de monnaie. Il en béait de surprise. Son plaisir tiédit un peu cependant lorsqu’il se mit à compter ce pactole.

— Feu mon père avait raison, ronchonna-t-il. C’est maigre. C’est même très maigre si l’on songe au scandaleux temps qu’il a fallu pour extraire des pépites du ruisseau rutilant qu’est la fortune ducale : vingt mille livres… peuh ! Mon petit Peyrolles, il te faudra mieux faire, si tu veux vite entrer dans la peau d’un grand seigneur aimé et craint à la fois… Vois-tu, l’auteur de tes jours était un homme beaucoup trop scrupuleux et timoré…

Ayant fait ces réflexions, Antoine rassembla ducats, louis, florins et thalers et en bourra ses poches en souriant :

— Lourd d’argent… et léger de soucis… voilà le secret du bonheur humain !

Il remit en place les jambières de l’armure chevaleresque, revissa les genoux de fer battu, et installa un fauteuil au chevet du lit funèbre en murmurant :

— Maintenant, préparons l’avenir !

Et il se mit à songer.

 

Le duc de Guastalla ne quittait plus son lit depuis huit jours. Il se sentait d’une extrême faiblesse et ne se faisait aucune illusion sur son sort. Sa bonté s’émut en apprenant la fin de son factotum, dont il n’avait jamais deviné la scélératesse. C’était un excellent maître et un noble cœur. Il eut pitié en songeant que le jeune Antoine se trouvait orphelin dans la journée même de son arrivée au palais. Et c’est pourquoi un officier de ses gardes vint saluer le jeune Peyrolles et lui dit, de la part du moribond :

— Mon maître et seigneur m’envoie vous dire que si vous êtes sans situation, vous ne vous en tourmentiez pas. Des ordres seront donnés pour que, quoi qu’il arrive, votre avenir soit assuré à Guastalla, eu égard aux services de feu votre père. Monseigneur le duc veut reporter sur vous, en ce cas, l’intérêt qu’il vouait au défunt.

« Les obsèques seront solennelles. Sa Seigneurie les prend à sa charge.

Peyrolles s’inclina, joua du mouchoir et déclara d’un ton cafard, en reniflant :

— Les bontés de Monseigneur m’honorent… Mais avant de les accepter, j’ai une dette à régler… L’accomplissement d’un vœu m’appelle à Assise… Avec la permission de Sa Seigneurie, dès que j’aurai rendu les suprêmes devoirs à mon bien-aimé père – il eut un sanglot des plus réussis – je m’acquitterai, Monsieur, d’une promesse faite à saint François et à sainte Claire : pieds nus et la corde au col, je gravirai les pentes du mont Subasio, pour aller prier sur le tombeau de ces deux héros de la charité…

Quand on lui apporta la réponse du quidam, le vieux duc se sentit édifié :

— Quel noble cœur ! s’écria-t-il.

Et il donna des ordres. Au retour du jeune homme, on lui assurerait la succession de son père auprès de Sa Seigneurie.

— Je suis persuadé, ajouta le prince, que, sitôt que je serai étendu auprès de ma chère femme, mon héritier n’ira pas, en ceci non plus, contre mes volontés formelles.

Nul n’osa rien dire. Chacun pensa :

— Si Charles-Ferdinand devient le maître ici, il fera tout le contraire ! Dieu nous préserve d’un tel Seigneur !

 

En revenant de l’église Santo Paulo où on rescellait les dalles sur le caveau de son père, Antoine de Peyrolles se sentait content de lui-même.

— Grâce à mon flair, pensa-t-il, je joue sur deux tableaux… Et quels tableaux ! Si le duc de Mantoue hérite de son noble et riche beau-père, il me devra, pour une grande part, cet heureux événement… Mais oui, Monseigneur, pour une grande part… N’ai-je pas trouvé, entre autres choses, dans mon patrimoine, certaine fiole contenant certaine mixture ?

« L’absolu dévouement que je voue aux intérêts de Charles-Ferdinand IV m’a-t-il seul empêché, oui ou non, de conter au duc de Guastalla par quelle série de hasards l’eau d’héritage des Médicis a été découverte par moi en son palais ?

« Supposons que le prince de Gonzague me repousse… Que, certain de savoir son beau-père et cousin à l’agonie, il oublie ce qu’il doit au mort gisant à Santo Paulo, à son fils Antoine… Ledit Antoine revient à Guastalla. Il jouit de la sympathie du mourant. Ne revient-il pas d’Assise, pèlerinage insigne, où il a prié pour lui ?

« Décidément, cette idée d’aller visiter les tombeaux de saint François et de sainte Claire est géniale, géniale !

Ces réflexions faites, Peyrolles, sous un prétexte, faussa compagnie aux gens de la maison ducale qui l’entouraient avec compassion et, se fiant à son étoile, se dirigea vers les quartiers les plus pauvres de la ville.

Il fut bientôt dans un véritable labyrinthe de ruelles étroites, crasseuses, puantes, où du linge séchait aux fenêtres. Des enfants beaux comme des amours jouaient dans le ruisseau central. Des jeunes filles aux visages séraphiques papotaient, en jouant de la prunelle. De mauvais garçons rôdaient, un pli au front.

Le Gascon tâta son épée. Il s’en servait très bien à l’occasion, mais il détestait les jeux de lame d’instinct. C’était un être de cautèle.

Il avisa une trattoria et se décida :

— Entrons là. Je parle à merveille la langue de Dante. Le diable ne serait pas mon ami si je ne trouvais pas ici ce que je cherche.

2. Les idées de Peyrolles

Mantoue a été longtemps la première place de guerre de l’Italie. Virgile y est né. Ses habitants ont toujours été industrieux. Fabriques d’étoffes et de cordages, imprimeries et raffineries de salpêtre, qui l’enrichissent encore de nos jours, datent de fort loin.

Cette ville appartenait à la famille de Gonzague depuis 1328, et s’en trouvait fort bien, jusqu’à l’avènement de Charles-Ferdinand IV, qui nous occupe, et vers qui se hâte le jeune Peyrolles.

Si vous voulez avoir une idée de ce que furent les Gonzague mantouans, allez rêver dans l’église Santa Maria delle Grazie. Vous y admirerez des tombeaux dignes de rois.

Leur château, appelé Palais du Té, bâti par J. Romain, l’ami autant que le disciple de Raphaël, est une pure merveille. Romain fut aussi bon peintre que bon architecte. Sans son affection pour Raphaël, c’est à lui que le Pape eût confié des travaux à Saint-Pierre et au Vatican.

Charles-Ferdinand avait beau habiter chez ses ancêtres, vivre dans un fastueux décor, il se sentait cerné par la misère et traqué par ses créanciers. Certes, on ne pouvait saisir un prince de Gonzague et mettre ses biens en vente sur la place publique, mais nul ne se voyait forcé de lui consentir des avances ou de lui faire un long crédit. On ne prête qu’aux riches. Le duc de Mantoue ne l’était plus depuis deux ou trois ans.

— La mattina une messetta, l’apodinar une bassetta, e la notte une donnetta, répétait volontiers le duc de Mantoue.

Ce qui veut dire à peu près : « Le matin, une messe ; l’après-midi, le jeu ; le soir, l’amour. » Gonzague avait suivi scrupuleusement cette règle de joyeuse vie à la vénitienne.

C’était un très aimable et très grand seigneur.

Sitôt en possession de l’héritage paternel, il puisa dans les coffres du Palais. Rien ne lui paraissait trop cher ou trop beau. L’heureux caractère de Charles-Ferdinand et sa facilité à éparpiller les florins furent vite célèbres en Italie. Bientôt, le magnifique duc de Mantoue fut entouré d’une cour quasi royale.

Seigneurs hilares et faméliques, devins, bouffons, comédiennes, spadassins, alchimistes, peintres en quête de fresques, sculpteurs en mal de bustes ou de statues, musiciens chercheurs d’opéras, danseurs et danseuses prêts à se surpasser sans compter, comme on le devine, femmes vénales, maris complaisants et jeunes demoiselles cherchant un patito riche et généreux, composèrent le public ordinaire de Charles-Ferdinand IV.

Tout cela le distrayait, l’encensait, mangeait, buvait, aimait à ses frais, et attrapait au vol l’or éparpillé par ses belles mains princières. Alors, Mantoue devint la ville la plus plaisante de l’Europe. À côté d’elle, la cour de Louis XIV eût semblé chagrine. On s’y livrait à des fêtes perpétuelles, parmi des airs de mandoline, des ballets, des feux d’artifice et surtout de brèves et galantes intrigues, du moins dans l’entourage immédiat de Sa Seigneurie.

Ailleurs, il en était tout autrement. Jamais de mémoire d’homme, un Gonzague ne déchaîna tant de haines par son administration. Les pauvres gens maudissaient celui-là. Les gens de robe et les marchands lui voulaient malemort, parce que, sous son règne, les impôts et taxes atteignirent le maximum. Les prêtres ou moines censuraient les scandales de sa vie privée, ses liaisons tapageuses et surtout les orgies nocturnes dont retentissait toute la ville. Les honnêtes femmes lui en voulaient d’injurier journellement, par sa conduite, la princesse Vincente, son épouse, la brune fille du duc de Guastalla.

Pauvre Vincente ! Elle n’avait certes pas mérité pareil traitement !

En sa seizième année, étant pure comme un volubilis des champs, elle fut sensible à la cour ardente que lui fit son cousin Charles-Ferdinand. Elle le fut d’autant plus qu’elle voyait Doria, sa jumelle, folle de bonheur en écoutant soupirer à ses genoux un jeune seigneur de France, René de Lagardère. On maria les deux couples le même jour.

Vincente, en ceci, fut sourde aux conseils de son père. Celui-ci ne voyait pas cette union d’un œil favorable. Les défauts et les vices du duc de Mantoue lui étaient connus. La jeune fille préféra adopter les vues optimistes de sa mère :

— Gonzague est un jeune fol que l’amour va métamorphoser ! Comment pourrait-il résister à tant de grâce, de raison, de jeunesse et de beauté chaste ? Tu seras son bon ange.

Elle comptait, la pauvre et généreuse duchesse, que Vincente dominerait son mari et le ramènerait dans le droit chemin, le seul qui conduise au bonheur quoi qu’en pensent certains.

La duchesse, pas plus d’ailleurs que son mari, ne connaissait le secret de Charles-Ferdinand.

Il aimait Doria depuis deux ans.

Il l’aimait autant qu’un homme tel que lui pouvait aimer. La blonde fille déchaînait sa sensualité. Il eût voulu l’arracher aux siens, l’emporter comme une proie magnifique et en faire son jouet.

Mais cette exquise créature de lys, de rose et d’or se prit à aimer Lagardère, un bien petit sire pourtant, ce qui emplit d’une double fureur le duc de Mantoue.

Non seulement, par ce mariage, il se voyait ravir la femme convoitée, mais encore il craignait que le duc ne testât en faveur des époux Lagardère. Une seule parade était possible : épouser Vincente de Guastalla, tout de suite !

Celle-ci fut vite dégrisée. Après quelques jours de plaisir physique passés aux côtés de cette jeune, fraîche et innocente enfant, Charles-Ferdinand l’abandonna… Il y mit des formes, étant un seigneur extrêmement poli et gracieux.

En public, il témoignait les plus grands égards à Madame la duchesse de Mantoue. Il se montrait, comme on dit, aux petits soins pour elle.

Mais, le soir il ne l’accompagnait plus dans cette chambre dorée où Vincente avait cru enfermer l’Amour…

La duchesse était une grande dame. Rien ne changea dans son attitude. On put la croire heureuse… Elle garda son secret. Elle feignit même d’être une épouse comblée devant son père et sa mère. La mort de celle-ci, la lente agonie de celui-là lui firent, à son avis, un devoir strict de leur donner le change. Elle porta sa croix en silence.

 

Sur le chemin qui va de Guastalla à Mantoue, Peyrolles apprit tout cela, par bribes, des quatre estafiers qui l’accompagnaient. Ils suivaient la vallée du Mincio, qui sort du lac de Garde, forme celui de Mantoue, et va finalement se jeter dans le Pô. C’était alors, et c’est toujours, un trajet splendide. La route, très fréquentée, n’offrait aucun danger. Mais notre Peyrolles transportait avec lui la fortune paternelle et sentait le froid de la mort dans le dos à l’idée qu’on pourrait le rosser et le voler ensuite.

Il ne lui déplaisait pas non plus de paraître dans Mantoue avec une suite, comme un seigneur de quelque importance.

Non sans raison, il s’était dit :

— Je suis tout jeune, je suis étranger… L’orgueilleux Gonzague peut être tenté de faire fi de moi si je parais en marmiteux cavalier.

Donc, ses bravi payaient de mine et chevauchaient de belles montures. À la trattoria où il s’était installé après les funérailles de son père, l’ex-étudiant du collège de Beauvais1 avait été vite aiguillé. Aucune ville italienne ne manquait, alors, de nobles garçons prêts à louer leur poignard ou, s’il le fallait, leur épée à qui disposait d’arguments sonnants et trébuchants.

Le soir même, il commandait à ces quatre beaux spadassins. Le cœur serré, les larmes aux yeux, il dénouait les cordons de sa bourse… Il faut ce qu’il faut, se disait-il en voyant quelques louis d’or quitter sa profonde.

Sa vanité réparait, d’ailleurs, les cuisantes blessures faites à son avarice. Il goûtait le plaisir de commander et d’éblouir.

En route, dans une albergo, le piot sur la table, Peyrolles se montra bon maître et fit parler ses gens. Les gaillards connaissaient toutes les nobles maisons de la péninsule et, par métier, n’ignoraient aucun scandale, aucun ragot.

 

— Que veulent ces bélîtres ? demanda le duc de Mantoue en voyant Peyrolles et ses matamores entrer à cheval dans la cour de son palais. Comment osent-ils pénétrer céans ?

Il était de fort méchante humeur, ce jour-là.

Des bruits couraient dans le duché. On disait que les commerçants et les bourgeois de Mantoue, las d’être frappés de taxes successives, complotaient d’envahir le Palais du Té et de procéder à une défenestration de leur suzerain. Certains espions ajoutaient d’affreux détails, vrais ou faux.

— Est-ce une délégation qu’osent m’envoyer ces plats marauds ? songea-t-il avec colère.

Par hasard, il se trouvait seul dans sa chambre, où il avait espéré trouver un sommeil qui le fuyait depuis quelques jours.

Dans la cour, très noblement, Peyrolles attendit qu’un de ses acolytes eût mis pied à terre pour l’imiter et lui confier la bride de son cheval blanc. Cela fait, il appela d’un signe quelque valet, baguenaudant au soleil.

— Psstt ! pendard, viens çà !

Et, désinvolte, il jeta au domestique accouru :

— Va dire à ton maître que Monsieur de Peyrolles désire l’entretenir d’une affaire urgente et grave… Je dis urgente et grave !

Mis au courant, Charles-Ferdinand fronça ses sourcils noirs, comme tracés au pinceau :

— Que vient-on me conter là ? Ce coquin de Peyrolles n’est point du quatuor !

Il alla à la fenêtre.

— Per Baccho ! gronda-t-il en apercevant l’ex-étudiant vêtu de noir, celui-ci ressemble fort au factotum de mon noble cousin. Ce n’est pas lui, pourtant ! Quelle est cette charade ?

On ignorait encore, à Mantoue, la fin rapide du vieillard.

Le prince était, d’ordinaire, la courtoisie incarnée. Mais, nous l’avons dit, il se sentait, ce jour-là, d’une humeur de dogue.

— On vient essayer de me tirer quelque argent, conclut-il en son for. L’intendant de mon beau-père veut me faire chanter.

Et il cria, soudain furieux :

— Va dire à ce faquin de déguerpir. Je ne le connais pas ! Qu’il batte en retraite !

Le domestique revint à Peyrolles. Un Italien, même peu cultivé, ne peut s’acquitter sans diplomatie d’une commission aussi brutale. Phraseur et comédien né, le valet employa donc des périphrases très polies pour expliquer la fin de non-recevoir qu’il devait transmettre.

Cela ne parut pas décourager le jeune homme. Il avait remarqué aussi que le domestique, tout en parlant, regardait de côté certaine fenêtre ouverte, celle de la chambre où se tenait son maître, évidemment.

— Mon ami, fit-il avec tranquillité, ceci est dû à je ne sais quel malentendu… Sa Seigneurie ignore que je suis le fils, l’orphelin hélas ! d’un de ses amis les plus chers… Dis-moi donc…

Et il désigna de la dextre la fenêtre vers quoi l’homme avait tiqué en parlant :

— Monseigneur le duc est bien là ? Il est seul ? Oui… Avec une jeune dame, peut-être ? Non… C’est à merveille ! À merveille ! Je vais donc lui faire tenir illico, à Son Illustre et Gracieuse Seigneurie, un objet digne de m’accréditer auprès d’Elle…

Sur ce, devant le valet médusé et les « gentilshommes de sa maison » impassibles, le jeune drôle ouvrit ses fontes, en tira un petit paquet de linge et le dépiauta avec des soins maternels.

— Voici la chose, fit-il en souriant.

C’était une grappe de raisin muscat…

Un instant après, Charles-Ferdinand IV entendait un léger bruit, regardait, avait un rictus, pâlissait, courait à la fenêtre, s’y penchait et criait au voyageur de noir vêtu :

— Montez ! Je vous attends, mon ami !

 

Malgré la magnifique confiance qu’il avait en ses talents, le jeune Peyrolles se sentit intimidé en apercevant le duc de Mantoue qui, jeté dans un fauteuil, jambes croisées, la tête un peu rejetée en arrière, le regardait venir avec une hauteur et un dédain inimaginables.

Charles-Ferdinand IV était en négligé, et pourtant son élégance s’affirmait, un peu efféminée certes, mais exquise. Sa belle tête pâle au col délicat gagnait à être entourée de dentelles comme un visage de donetta ; ses mains, issant de dentelles vénitiennes, eussent fait envie à une reine ; ses cheveux, si noirs qu’ils paraissaient presque bleus, n’attendaient que quelques coups de fer pour devenir perruque de cérémonie.

Ses yeux veloutés, longs, mobiles sous la soie de beaux cils, rappelaient la couleur du marron d’Inde. Des paillettes d’or y brasillaient.

L’orgueil, un certain don de jouer la comédie et une volonté très dure, étaient dénoncés par l’attitude de ce prince, ses sourcils nets, arqués, son nez en bec d’aigle, la mobilité de ses traits et la minceur des lèvres très rouges.

Malgré son peu d’expérience des hommes, le visiteur ne s’y trompa pas :

« Un beau cavalier, un maître peu commode… »

Gonzague, sans sourciller, laissa le jeune homme s’avancer, courbé en deux, la plume du feutre balayant le tapis et hasarder :

— Monseigneur… je suis, de Votre Seigneurie…

Il le toisa, du talon des bottes à la pointe des cheveux et ne crut pas utile de dissimuler une petite moue. Il songeait évidemment :

« Escogriffe sans charme… Aussi peu gentilhomme que possible… Le fer qui bat ses mollets pourrait être un tournebroche… Il y a du laquais et du robin, du diacre et du magister en ce maigre garçon… Il empeste l’officine ! »

Sans désigner un siège au jeune homme, le mari de Vincente lui demanda d’un air las :

— Que me voulez-vous, mon garçon ? Ne vous a-t-on pas dit que je me sentais incommodé ?

Peyrolles jugeait l’accueil un peu froid.

Courbé, il n’osait considérer le grand seigneur à son aise. Mais il vit, à deux pas du fauteuil ducal, la grappe de raisin à demi écrasée. Cela lui rendit courage. Après tout, Charles-Ferdinand pouvait bien prendre des attitudes olympiennes, il le tenait, lui, Antoine !

— Monseigneur, fit-il à voix basse, c’est le désir de défendre les intérêts d’un si grand prince qui doit seul être accusé… Si j’ai été indiscret en forçant la porte de Votre Seigneurie…

— Vous le fûtes, observa le duc d’un ton sec.

— Que Monseigneur daigne m’excuser !

Ce disant, Peyrolles se baissa vivement, ramassa le raisin muscat et dit, comme s’il badinait :

— J’ai été fort surpris, en arrivant à Guastalla, d’apercevoir de si beaux raisins sur la table de Monseigneur le duc – que Dieu protège ! Comment, me demandais-je, peut-on obtenir, en la semaine de Pâques, ces riches présents de l’été ? Cette fiole m’a donné la clef de l’énigme… Je la restitue au noble duc !

Et il tira de sa poche la petite bouteille contenant le poison des Médicis.

Gonzague duc devint très pâle, mais il se borna à décroiser ses jambes et à regarder plus attentivement le visage de Peyrolles. Ignorant la mort de son complice, il se mettait à examiner différentes hypothèses. Avait-il devant lui un faquin de première force ayant réussi à s’emparer de son terrible secret, ou un séide du vieux Peyrolles envoyé céans pour lui tirer une fortune ? Il déclara nonchalamment :

— Mon ami, le trésor des ducs de Mantoue est assez obéré, pour le présent… Mais ceux qui auraient la folle idée d’ennuyer quelque peu le prince de Gonzague Charles-Ferdinand IV n’auraient plus qu’à se mettre en état de grâce… Avez-vous compris ?

Peyrolles eut un sourire et répliqua :

— Mes précautions sont prises. Avant de me rendre ici, pour offrir mes services à Monseigneur, le fils de mon noble et regretté père a déposé chez un notaire de Guastalla une lettre dûment scellée, qui a trait à la culture du raisin muscat, et aussi certain flacon idoine à dorer les belles grappes de la Sicile…

Il jeta sur le tapis la fiole qu’il tenait en sa main gantée et éclata de rire :

— Cette bouteille, Monseigneur, ne contient que de l’aqua simplex !

« Tiens, songea le duc sans s’émouvoir à l’extrême, voilà tout de même un garçon de ressources. La précaution ne fut pas détestable. »

Alors, sa main nonchalante désigna un siège au jeune Peyrolles qui se congratula : « Il m’accorde de l’avancement. Voilà où mènent de bonnes études ! »

— Vous venez de parler de votre « regretté » père, observa Charles-Ferdinand après un silence que le jeune homme ne tenta pas de rompre. Serait-il arrivé malheur au digne intendant de mon beau-père et cousin de Guastalla ?

— Il gît, hélas ! depuis hier, sous une dalle du transept de l’église Santo Paulo… Le meilleur des pères, Monseigneur, se sentant condamné, m’avait fait appeler en grande hâte… La nuit même de mon arrivée à Guastalla, une congestion cérébrale le terrassait…

« En mon malheur, je pus avoir, grâce au ciel, cette consolation : mon père eut le temps de me parler des intérêts de son maître… des espérances légitimes entretenues par Votre Seigneurie…

— Ce qui est à Gonzague, trancha le duc, dont le sang vint animer le visage, doit retourner à Gonzague, en bonne justice !

— En bonne justice ! approuva Peyrolles.

Dès lors, le hautain Charles-Ferdinand se montra tout autre. La perspective d’entrer en possession des biens fabuleux de son parent semblait le fouailler. Il se leva, s’approcha du jeune homme qui se mit debout aussitôt et lui tendit la main droite :

— En votre père, mon ami, dit-il avec une émotion vraie ou feinte, je perds un allié précieux… Mais, vive Dieu ! j’ai idée que, malgré votre jeunesse, peut-être même à cause d’elle vous le remplacerez, vous le dépasserez même, n’est-ce pas ?

— Monseigneur, fit Peyrolles avec un magnifique aplomb, c’est là ma conviction intime…

Cela dit, il alla fermer la fenêtre, s’assura que des portières cachaient les portes, alla les soulever, par mesure de précaution, et se planta ensuite devant Charles-Ferdinand pour murmurer :

— Le duc de Guastalla s’éteint. Avant un mois, il ira dormir à Santa Croce… Profitons du court délai qui nous est dévolu. Mon père avait ses idées ; je connais les vôtres, Monseigneur. Les unes et les autres ont du bon… Permettez-moi de vous exposer les miennes.

3. Un heureux ménage

En amont de Lourdes, la vallée du Gave de Pau est d’abord limitée par de douces collines entre lesquelles s’allongent les vallées du Lavedan. Ensuite, au confluent de ce Gave et de celui de Cauterets, commencent à s’élever des hauteurs plus abruptes. Certaines dépassent trois mille mètres et baignent d’azur leurs neiges éternelles.

Argelès-Gazost se trouve au point de contact de ces deux régions.

Au temps où se passent les événements que nous relatons, Argelès pouvait passer pour un pays perdu, pour être au bout du monde.

C’est là qu’on est le mieux quand on s’aime. N’en déplaise aux sceptiques, le vrai bonheur échappe à ceux qui cherchent des satisfactions de vanité. Le connaissent seuls les couples sachant vivre d’amour et d’eau fraîche.

René de Lagardère et sa femme se nourrissaient ainsi, en ajoutant, à cet ordinaire un peu simplet, beaucoup de châtaignes.

Sans l’amour, comment une belle jeune fille italienne, de souche princière, fût-elle venue céans ? Doria de Gonzague de Guastalla avait vécu plus de cinq lustres dans la magnificence, entourée de serviteurs, vêtue comme ne l’était pas toujours la reine de Hongrie ou l’impératrice d’Allemagne. Elle avait bu dans des hanaps de vermeil, monté des haquenées de race, fréquenté des seigneurs parfumés, reçu l’hommage de cardinaux et vu des princes solliciter sa main comme un honneur inouï.

Maintenant, elle logeait au manoir ancestral des Lagardère.

C’était une habitation seigneuriale de campagne, sans aucune prétention. Sa tour et son colombier affirmaient seuls sa dignité. Bâtie en tuf doré par le soleil, coiffée de tuile, mais agrémentée de vigne, de chèvrefeuille et de jasmin, elle laissait entrer à flots la lumière et, de ses fenêtres, on pouvait apercevoir un panorama grandiose ou émouvant, selon les caprices multiples du temps, de l’heure ou de la saison.

La dame de Lagardère y coulait d’heureux jours. Elle se contentait de régner, débonnaire et souriante, sur deux servantes béarnaises, une femme de chambre, la dévouée Suzon Bernard et trois valets de pied, de selle ou de ferme, selon l’occasion. Pour faire chanter tout le jour l’éblouissante et blonde fille du duc de Guastalla, il suffisait qu’au réveil son mari l’eût prise dans ses bras en murmurant, extasié :

— Doria, Doria, ma toute dorée !

L’amour ressemble au vent, qui souffle où il veut. René de Lagardère n’avait eu, autant dire, qu’à se montrer pour conquérir le cœur de la jeune princesse.

C’était un robuste mais fin gentilhomme des Pyrénées, avec des yeux bleus, d’un bleu d’acier comme les eaux du gave d’Azun. Il avait fière allure, mais beaucoup de seigneurs d’Italie pouvaient rivaliser avec lui. Son élégance, toutefois, à l’inverse de celle du duc de Mantoue, réprouvait toute morbidesse, toute féminité : une élégance très française, à la Henri IV. Avait-elle séduit Doria ? On ne sait. L’amoureux le plus incurable ou la femme la plus solidement éprise ne peut jamais exposer les raisons de son choix.

René pouvait dire, en quittant, sa femme au bras, le palais ducal de Guastalla : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu », à l’instar du conquérant des Gaules. Un moment, son immense bonheur l’avait épouvanté. Il avait craint, pour sa femme, le dépaysement, la monotonie d’une existence campagnarde. Mais Doria avait ri de ses terreurs d’abord, l’avait rassuré ensuite par ces mots pleins d’affection fervente :

— N’importe où, n’importe comment, mais avec toi, caro mio !

Le temps n’avait apporté l’ombre d’aucun démenti à ces paroles. Pour Doria, son mari résumait l’univers ; il lui suffisait d’être à ses côtés pour qu’elle fût enchantée de vivre.

Un jour, peu de semaines après leur arrivée à Argelès, René de Lagardère, en admirant une fois de plus l’extraordinaire beauté de sa femme, lui proposa tendrement :

— Veux-tu qu’avant l’hiver nous fassions un voyage… un magnifique voyage ? Ne serais-tu pas contente de voir Versailles et d’être reçue à la Cour ? Si ton rang ne t’en assurait la prérogative, sais-tu, chérie qu’un Lagardère a le droit de monter dans les carrosses du roi ? Ma famille n’est pas titrée, mais elle est d’ancienne extraction chevaleresque, cela suffit. Aussi bien, j’ai été cadet aux mousquetaires dans la compagnie de M. d’Artagnan.

Doria haussa doucement les épaules.

Alors que le rêve souvent irréalisable, de tant de femmes de France et même d’Europe était de paraître à Versailles, la sœur de Vincente s’en souciait fort peu. Elle aimait son mari et elle se trouvait bien chez elle.

Mais René de Lagardère ne se tenait pas pour battu. Sans grande ambition pour lui-même, il en avait pour Doria. Il voulait un titre de comte, afin que son épouse ne fût pas tout simplement Madame de Lagardère. En sous-main, il écrivit donc à des amis qui hantaient l’Œil-de-Bœuf, remettant à plus tard une démarche personnelle auprès du Grand Roi.

Quelques jours plus tard, un beau matin, toute rose d’émoi et de plaisir, Doria coulait à l’oreille de son bien-aimé un gros, très gros secret : la famille de Lagardère ne s’éteindrait pas… Un fils la perpétuerait. Elle était sûre, la ravissante blonde, d’avoir un fils !

René partagea sa joie, mais, dès lors, devint soucieux. Le père de famille, en lui, se substituait au jeune marié fou d’amour. Il essayait de percer les ténèbres de l’avenir.

Un fils ? Il faudrait l’élever dignement, l’envoyer au collège, le présenter à la Cour, et, si l’on voulait le voir réussir, lui acheter une compagnie. Une fille ? Le problème serait encore plus difficile à résoudre à cause de la dot…

Et c’est alors que René de Lagardère s’aperçut seulement de la médiocrité où il vivait. Jusqu’alors, l’extase d’amour lui avait comme retenu les yeux… Il se vit léger de pécune. Il considéra ce manoir sans faste, son domaine où de petits droits seigneuriaux lui donnaient juste de quoi subsister décemment, et les robes simples que portait sa Doria chérie et ce pays lointain, sans grande ressource…

Mais, objectera-t-on, la fille du plus riche seigneur de l’Italie n’avait pas dû quitter le palais ducal de Guastalla sans sou ni maille ? Eh si ! Cela semblera à peine croyable, mais le jour où René de Lagardère avait compris qu’il aimait Doria, il s’était dit :

— Je n’ai rien que mon épée. Elle a tout ! Si je la demande en mariage, nul ne voudra croire à mon amour. Je passerai pour un vil coureur de dot ! Cela, je ne le veux pas !

Sa résolution avait été prompte.

Le lendemain, à l’aube, il montait à cheval, sans même avoir pris congé de ses hôtes. Il voulait fuir, comme un voleur, fuir la vue délicieuse de cette fille de prince qui ne pourrait jamais être sienne, jamais !

Mais l’amour avait tenu éveillée la blonde sœur de Vincente, et l’on sait que les filles les plus pures deviennent malignes quand elles aiment.

Accoudée au balcon de marbre de sa loggia, ses beaux cheveux épars, Doria avait donc surpris les préparatifs du jeune hobereau français et aussitôt lu dans son âme comme dans un livre ouvert.

Elle appela une camerina qui lui était totalement dévouée, et lui dit, en lui montrant le cavalier qui inspectait son harnachement :

— Va lui dire que je lui ordonne de rester ici, parce que je veux être sa femme !

René obéit, les sourcils joints, furieux.

Une heure après, avec une audace toute princière, Doria le convoquait chez elle et là, en présence de Vincente, elle lui disait :

— Monsieur de Lagardère, exigerez-vous que je demande votre main au duc de Guastalla, mon père ? Répondez. J’en passerai par où vous voudrez, car, sachez-le, je ne pourrai jamais épouser un autre homme que vous.

Vincente avait dû alors feindre de regarder quelque chose dans la cour du palais, car sa jumelle avait joint le geste à la parole.

Mais Lagardère, dominant son émoi, avait réussi à faire valoir ses scrupules d’honnête homme.