Les Fiancés de l'an 2000 - Paul Féval fils - E-Book

Les Fiancés de l'an 2000 E-Book

Paul Féval fils

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Beschreibung

Dans la lumineuse spirale de l’escalier de verre descendant de la terrasse une gracieuse silhouette s’enfonçait, se fondait, devenait de plus en plus vague ; elle cessa d’être distincte au bout de quelques minutes, quand l’épaisseur des dalles de cristal de plusieurs paliers successifs se fût interposée entre elle et les yeux admiratifs qui la suivaient.
Alors, Jean Chapuis releva la tête, s’éloigna de quelques pas et vint s’accouder au bord de la terrasse de la Villa féerique, demeure du célèbre Oronius, le savant père de cette exquise Cyprienne qui venait de le quitter et dont il était l’heureux fiancé.
À ses pieds – c’est-à-dire au bas des hauteurs de Belleville sur lesquelles était érigée la troublante Villa de cristal, où se trouvait le laboratoire du plus grand et du plus mystérieux des savants – le Paris du vingtième siècle s’étendait. La vingt-deuxième heure venait de sonner. Aux époques périmées on eût dit : c’était la nuit…
Mais, la nuit existait-elle encore pour la capitale des États-Unis d’Europe, parée, grâce à la science d’Oronius, de tous les miracles consécutifs aux adaptations de ses merveilleuses découvertes ?

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Paul Féval fils & H. J. Magog

LES FIANCÉS DE L’AN 2000

LES MYSTÈRES DE DEMAIN

(volume 1)

1922-1924

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383833949

CHAPITRE PREMIERL’APPARITION MENAÇANTE

Dans la lumineuse spirale de l’escalier de verre descendant de la terrasse une gracieuse silhouette s’enfonçait, se fondait, devenait de plus en plus vague ; elle cessa d’être distincte au bout de quelques minutes, quand l’épaisseur des dalles de cristal de plusieurs paliers successifs se fût interposée entre elle et les yeux admiratifs qui la suivaient.

Alors, Jean Chapuis releva la tête, s’éloigna de quelques pas et vint s’accouder au bord de la terrasse de la Villa féerique, demeure du célèbre Oronius, le savant père de cette exquise Cyprienne qui venait de le quitter et dont il était l’heureux fiancé.

À ses pieds – c’est-à-dire au bas des hauteurs de Belleville sur lesquelles était érigée la troublante Villa de cristal, où se trouvait le laboratoire du plus grand et du plus mystérieux des savants – le Paris du vingtième siècle s’étendait. La vingt-deuxième heure venait de sonner. Aux époques périmées on eût dit : c’était la nuit…

Mais, la nuit existait-elle encore pour la capitale des États-Unis d’Europe, parée, grâce à la science d’Oronius, de tous les miracles consécutifs aux adaptations de ses merveilleuses découvertes ?

Du haut de la Tour de 1.500 mètres, – qui avait remplacé la légendaire Tour Eiffel, timide essai d’une science métallurgique à ses débuts, un soleil artificiel projetait sur toute la vallée de la Seine les torrents d’une lumière aussi éblouissante que celle du jour.

Les plus puissantes lampes à arc de jadis – dont l’intensité lumineuse aurait paru bien pâle devant cette extraordinaire source de lumière et de chaleur – avaient rejoint dans le passé le gaz, le pétrole et tous les luminaires démodés que les hommes avaient expérimentés au cours des siècles. Il suffisait maintenant d’une certaine quantité de solarium, le dernier-né des « radio-actifs lumineux » isolé par Oronius, pour éclairer tout un monde.

Ce n’était d’ailleurs qu’un acheminement vers de moins coûteuses et de plus fantastiques réalisations, Oronius s’étant promis de s’approprier directement les flèches de feu de l’astre, ceci au moyen de profondes cuves à mercure en mouvement, et de les distribuer à son gré.

La nuit n’existait donc plus – et le froid pas davantage. En vérité l’humanité aurait pu se passer du bon vieux soleil dont l’utilité ne demeurait certaine qu’en quelques coins reculés du globe.

On pouvait juger alors de la fragilité des prédictions de Camille Flammarion, sur la fin du monde par le froid. Oronius avait déjà, et pour toujours vaincu le froid ! La Terre lui devait peut-être sa vie actuelle. Il va sans dire que ce jour ininterrompu – tantôt naturel, tantôt artificiel, mais l’un et l’autre se succédant sans interruption – avait profondément bouleversé la manière de vivre des humains et plus particulièrement celle des Parisiens.

L’activité n’y cessait jamais ; elle ne diminuait même pas à n’importe quel instant de la division de vingt-quatre heures, qui demeurait l’unité de temps. Quelle que fût l’heure lancée par la Tour, le Paris aérien, comme le Paris terrestre continuait à fourmiller de gens allant à leurs affaires ou à leurs plaisirs.

Et si quelque revenant d’autrefois avait pu contempler, comme le faisait Jean Chapuis, ce spectacle du haut de la terrasse de la Villa féerique, il se serait certainement posé cette question :

— Ah ! ça ! mais quand dorment-ils donc ?…

Dormir ! Comme ils se seraient divertis de cette expression surannée, de ce mot antique et sans aucune signification ! Oui ! comme ils en auraient ri ces « modernes » du XXIe siècle – ce Jean Chapuis, élève préféré du maître Oronius, ou sa gracieuse fiancée Cyprienne, qui justement venait de descendre pour prendre son repos quotidien.

Mais, ce repos ne consistait nullement à aller s’étendre sur ce qu’on appelait jadis un lit et à clore sottement ses paupières afin de s’abandonner à la demi-mort du sommeil.

Le lit ? La chambre à coucher ? Encore des mots rayés du nouveau vocabulaire !

Pour dissiper la fatigue et remettre le corps en état de fournir un nouvel effort, on se tenait maintenant dans la chambre de délassement. Là, sous l’action de courants radio-actifs judicieusement choisis et combinés traversant de leurs effluves le corps et le cerveau, toutes les cellules de l’organisme étaient débarrassées des toxines accumulées par l’effort physique ou cérébral, nettoyées, reconstituées, revivifiées, rajeunies.

Remis à neuf de corps et d’esprit, comme étaient remis à neuf et purifiés, par les flammes, tous les vêtements tissés en filaments d’amiante. Car il n’y avait plus ni teinturiers, ni blanchisseurs, ni buandiers, mais seulement des ustoriennes (brûleuses) attachées aux fours électriques de crémation.

Ainsi la machine humaine, au sortir de la chambre de délassement, si trouvait prête pour un nouveau parcours.

Vêtu d’un de ces harmonieux vêtements de repos que, pour l’usage intérieur on avait réadoptés, en les empruntant aux modes de l’antiquité et notamment de la Grèce, Jean Chapuis laissa son regard errer distraitement vers les régions supérieures de l’atmosphère, traversées du ronronnement des aérobus et des paquebots aériens s’abattant à tout instant sur les ports d’atterrissage, ou montant du sol vers les Palaces de la stratosphère.

En effet, c’était maintenant là-haut, dans les régions sereines qui entourent les premières couches de l’atmosphère terrestre que les heureux allaient villégiaturer.

Pourquoi résider au milieu de la fièvre tumultueuse et bruyante de Paris, alors que, tout là-haut, de hardis architectes avaient suspendus dans l’espace – au milieu d’une atmosphère artificielle, créée au moyen de courants d’oxygène lancés du sol – et immobilisés par une ingénieuse combinaison de planeurs et de forces électro-magnétiques, des « buildings » de cristal, dont le luxe et le confort ne le cédaient en rien aux plus réputés des palaces terrestres. Les milliardaires de cette bienheureuse époque logeaient donc à dix ou douze mille mètres d’altitude, dans des palais aériens, baignés de lumière et entourés d’infini ; ils pouvaient à leur gré fixer l’espace illimité ou contempler sous eux la pauvre terre, aux panoramas singulièrement rapetissés. Ils vivaient au-dessus des nuages dans la perpétuelle tiédeur d’une atmosphère que réchauffait en l’uniformisant le solarium du savant Oronius.

Plus proche des humains – à l’égard desquels il professait le même amour que son vénéré maître – le jeune ingénieur Jean Chapuis n’enviait pas ces villégiatures semi-astrales, en dépit du charme de leurs jardins féeriques enfermés sous des coupoles de cristal.

Aux privilégiés qui en bénéficiaient, il préférait ceux que leurs laborieuses occupations maintenaient près du sol – fourmis que le progrès avait néanmoins rendues ailées, en leur donnant ces merveilleux petits appareils volants qu’on nommait, à cause de leur aspect gracieux, des Libellules et qui permettaient à chacun de se transporter à son gré d’un point à un autre par la voie des airs.

À toute heure, on en voyait voler par milliers, insectes géants en promenade dont les courses rayaient le ciel.

Survolant la Villa féerique – si connue de tous et si populaire, en raison des innombrables découvertes dont Oronius avait fait bénéficier l’humanité transformée – ils lui jetaient au passage le bonjour par sans fil, ou par étincelles parlantes.

Mais, ce spectacle était trop familier à Jean Chapuis pour qu’il pût s’y intéresser réellement. N’avait-il pas d’autres sujets de rêverie et surtout le plus agréable de tous : son mariage prochain, imminent avec la charmante Cyprienne dont la beauté n’était égalée que par sa merveilleuse intelligence par laquelle elle s’affirmait la fille de son illustre père.

Ému et ébloui par l’évocation de cet avenir promis et prochain, Jean Chapuis ne se lassait pas d’admirer la prédilection que lui marquait le Destin en lui réservant, après celle des leçons du père, la faveur de l’amour de la fille.

— Cyprienne m’aime !… Oronius consent à me la donner ! je vais être le mari de cette jeune fille en tous points unique ! pensait-il avec extase. Quel mortel a jamais connu pareil bonheur ?

Comme il pensait plus qu’il prononçait ces paroles, un tressaillement violent, secoua tout son corps, interrompant son rêve.

Ses traits se décomposèrent : haletant d’effroi ; les yeux fixes, il regardait – sans parvenir à s’arracher à cette contemplation malgré l’horreur qu’elle lui inspirait – se mouvoir près de lui sur la dalle de verre qui formait le sol de la terrasse, une tache lumineuse qui tremblotait et grandissait.

Elle rappelait exactement la tache de lumière que forme le faisceau de rayons sortis d’un appareil de projection et cherchant l’écran pour y constituer l’image…

— D’où cela tombait-il ?

Faisant un effort surhumain. Jean Chapuis parvint à relever la tête. Instinctivement, son regard fouilla le ciel…

Ô stupeur ! Il n’avait au-dessus de lui que le vide, le vide absolu : ou pour dire mieux, la voûte immense, le plafond limpide, empli du soleil de la Tour.

Quel projecteur aurait pu percer ce ciel en feu ? Aucune source lumineuse suffisamment puissante n’était en vue. Jean Chapuis ne distinguait rien…

Et pourtant, il sentait… il sentait des ondes inconnues, venues de l’espace énigmatique, traverser son corps et heurter l’obstacle de verre sur lequel elles étalaient ce halo lumineux…

Tout à coup cela devint un brouillard, parut se suspendre au-dessus du sol de la terrasse, se précisa, prit corps et figure.

Alors, chancelant d’émotion, Jean vit devant lui un visage de femme, un visage doué de la beauté maudite de l’Ange du Mal et qui le regardait avec des yeux étincelants…

Impossible de douter ! Cette image – d’une réalité tellement saisissante qu’elle semblait vivante en dépit de son immatérialité – cette image le tenait sous la fixité de ses prunelles. Elle semblait vouloir le fouiller jusqu’en sa conscience, chercher à ravir son intime pensée… Horreur ! Elle y réussissait !… Il était percé à jour, lui, Jean Chapuis.

Pour comble, soudain, voici qu’une voix – aussi étrange, aussi inexplicable que l’image ! – retentit à son oreille. Cette voix disait :

— Ainsi tu te maries ?… Tu épouses la fille d’Oronius ?… Prends garde. Jean Chapuis ! Prends garde !…

Horrifié d’avoir pu laisser surprendre le secret de son âme par une ennemie puissante – oh ! oui, puissante et disposant d’une force inconnue puisqu’elle avait pu, malgré sa résistance à lui, extérioriser et mettre au clair sa pensée, – le jeune savant senti couler tout le long de son corps une sueur glacée ; perdant toute initiative, il devint aussi pâle et aussi inerte qu’un mort…

CHAPITRE IIL’IMMORTEL ORONIUS

Les contemporains d’Oronius (si tant est, comme on va le voir, qu’Oronius eût des contemporains) disaient de ce savant extraordinaire et génial :

— C’est la plus grande merveille du siècle !

Or, on aurait pu prononcer cette phrase au siècle précédent et il y avait de grandes chances, pour qu’on continuât de la dire au siècle suivant. – toujours en l’appliquant à ce même Oronius.

À quel siècle appartenait-il ? Ou, pour poser la question sous une forme moins abstraite et plus simple : quel âge avait-il ?

Nul n’aurait pu répondre avec quelque précision, les plus vieux parmi les savants vivants – les nonagénaires et même les deux ou trois centenaires encore en vie – se rappelant avoir toujours entendu parler de l’illustre Oronius, même dans leur âge le plus tendre et aussi loin que leurs souvenirs pouvaient remonter. À leur estime, il aurait donc dépassé cent cinquante ans ; peut-être était-il plus vieux encore.

Ceci connu, les quelques privilégiés admis pour la première fois à l’honneur de contempler les traits du Maître s’attendaient-ils à se trouver en présence d’un vénérable savant à longue barbe blanche et à la peau parcheminée : ils l’imaginaient parlant d’une voix faible et chevrotante en frottant l’une contre l’autre ses mains dégarnies de chair et qui devaient produire un bruit de castagnettes.

Aussi quelle était leur stupeur dès qu’à leurs yeux se montrait, en sa forme réelle, le père de Cyprienne, cette belle jeune fille de vingt ans.

L’énoncé de leurs âges respectifs eût fait supposer que la jolie Cyprienne – née d’ailleurs d’un douzième ou quinzième lit – devait moins paraître la fille que la sous-arrière-petite-fille de l’antique Oronius.

Eh bien ! il n’en était rien et si, en présence de l’un et de l’autre, les spectateurs ressentaient quelque surprise, voire même quelque incrédulité, c’était en raison de l’apparence extraordinairement juvénile du phénoménal savant.

On aurait pu le prendre pour le frère de sa fille, non pour son auteur !

Il en avait l’admirable pureté de traits, la flamme du regard et jusqu’à la chevelure de soleil. Ces deux êtres étaient également beaux, également jeunes de corps et d’esprit, également vigoureux. Mais cette jeunesse qui, chez Oronius, défiait les griffes du temps, était une véritable énigme. Pourquoi échappait-il à l’implacable loi humaine, qui courbe peu à peu les mortels vers la tombe et leur enlève chaque jour un peu de vie ?

Avait-il donc trouvé le secret de l’immortalité ? Usait-il d’un élixir de Jouvence, découvert par lui et dont il ne jugeait point à propos de faire bénéficier les autres hommes ? On le croyait ! D’étranges légendes couraient à ce sujet.

Selon certains, Oronius était tout simplement la dernière réincarnation de ce fameux comte de Saint-Germain dont les multiples existences – surtout la dernière(1) – avaient, plusieurs siècles auparavant, ému les amateurs de merveilleux.

Mais, d’autres – des occultistes – soutenaient une thèse différente ; selon ces derniers, la remarquable longévité d’Oronius et l’éternité de sa jeunesse s’expliquaient par ce fait qu’il fallait voir en lui un de ces esprits mystérieux, maintenus parmi les hommes à l’expiration de la période des réincarnations, pour soutenir et enseigner l’humanité. En d’autres termes – ceux dont se servent les « initiés » – Oronius était un délégué de la Grande Loge Blanche.

Quand ses familiers s’enhardissaient jusqu’à faire allusion à ces différents propos et le questionnaient sur le mystère de son existence, le savant, sans rien démentir ni approuver, se bornait à sourire d’un air énigmatique. Une pareille attitude était bien de nature à renforcer la légende.

Il était donc admis, d’une façon générale, que cet être singulier, en dépit de son apparence humaine, n’appartenait point à notre humanité ou tout au moins qu’il n’était pas soumis à ses lois – notamment à celle de la mort inéluctable. Jean Chapuis lui-même subissait l’influence de ces légendes et à la sincère et admirative affection que lui inspirait le Maître se mêlait une sorte de crainte respectueuse.

Pour lui comme pour tous, le laboratoire de l’énigmatique savant – ce laboratoire d’où étaient sorties tant de sublimes découvertes – demeurait le sanctuaire dans lequel on ne pénétrait qu’en tremblant et seulement après y avoir été dûment autorisé par le dieu lui-même.

C’était avouons-le, prudence élémentaire, car les chevaux de frise sont jeux d’enfant auprès des redoutables surprises qui auraient accueilli et immobilisé tout indésirable visiteur.

Aussi bien n’était-il pas absolument nécessaire d’y être admis, dans ce laboratoire, pour pouvoir entrevoir ce grand-prêtre de la science officiant au milieu de ses cornues, de ses creusets et de tout son matériel de moderne alchimiste, arrachant à la Nature des secrets bien autrement importants et merveilleux que celui de la transmutation des métaux.

Oronius ne vivait-il pas dans une maison de verre ? Ses travaux et ses méditations pouvaient avoir des témoins : nul n’en pénétrait l’énigme aussi longtemps qu’il ne daignait pas l’expliquer.

Depuis quelques jours déjà, il s’était en quelque sorte cloîtré dans son cabinet de labeur et défense avait été faite à quiconque de venir l’importuner sous quelque prétexte que ce fût. Il n’en était sorti, à des intervalles fort espacés, que pour courir se soumettre durant quelques instants à l’action des courants régénérateurs, et absorber ces comprimés chimiques qui, depuis déjà pas mal d’années remplaçaient les repas et possédaient au moins l’avantage de supprimer le laborieux travail de la digestion.

Évidemment, il poursuivait la solution d’un problème d’importance capitale. De sa retraite allait certainement sortir une nouvelle et sensationnelle découverte.

C’était l’opinion de tous les habitants de la Villa féerique : celle de Jean Chapuis et de Cyprienne, celle du mécanicien Laridon et des deux domestiques du savant.

Présentons ceux-ci : le premier se nommait Julep, noir exubérant, il affichait la singularité d’être « nègre pommelé » ; en effet, sa peau, d’aspect aussi comique que bizarre, portait les traces des expériences auxquelles l’avait soumise Oronius. Le second était l’inquiétant Wiwar. Accueilli par charité, faisant montre d’une obséquiosité servile, ce dernier, par ses allures louches, s’était rendu antipathique à tous – sauf au savant trop absorbé pour s’abaisser à certaines observations qualifiées par lui de secondaires.

Étant donné que ce Wiwar remplissait les fonctions de garçon de laboratoire, Jean Chapuis et Cyprienne pensaient à part eux que le Maître lui témoignait une confiance en la circonstance bien imprudente.

Il fallait d’ailleurs reconnaître que jusqu’alors aucun mal n’en était résulté ; cela justifiait dans une certaine mesure le manque de méfiance d’Oronius.

Pouvait-on toutefois ne pas remarquer que la curiosité était le péché mignon de Wiwar ? Exclu comme tout le monde du laboratoire durant cette période des recherches du Maître, il en fournissait une nouvelle preuve en rôdant avec obstination dans les couloirs aux murs translucides d’où il pouvait apercevoir le Maître s’agitant autour de ses fours électriques et se livrant à toute une cuisine qu’on eût, en d’autres temps, qualifiée de diabolique.

Donc, Wiwar l’observait, ou, pour nous servir d’un terme plus exact, l’« épiait » avec une persévérance fort suspecte. Cette indiscrétion eût pu être dangereuse à sa propre personne si le savant avait réservé la moindre parcelle de ses facultés pour surveiller le monde extérieur. Il n’en était rien, malheureusement. Wiwar vit tout à coup son maître, absorbé dans la contemplation d’un mystérieux mélange, se relever en s’épongeant en jetant autour de lui un regard de triomphe.

Au même moment, malgré la consigne rigoureuse, la porte du laboratoire s’ouvrit et Jean Chapuis se précipita dans la pièce. C’était là un fait inouï, une sorte de sacrilège sans précédent et qui eût consterné et frappé de terreur tous les hôtes de la demeure.

Oser troubler le recueillement du laborieux chercheur, pousser l’audace jusqu’à enfreindre sa défense, c’était là de quoi s’attirer les foudres de la colère oronienne !

Wiwar, lui, se souvenait d’en avoir jadis entendu les éclats comparables à ceux du tonnerre. Il ricana de joie, à la pensée de la semonce formidable qu’allait s’attirer l’intrus.

Hélas ! à l’encontre de cet espoir venimeux, légitimé par sa propre expérience, Oronius ne fronça même pas les sourcils.

Bien plus, le visage du Maître s’illumina et il tendit les deux mains à son élève préféré.

— Tu arrives à propos ! s’exclama-t-il. J’AI RÉUSSI !

— Vous êtes parvenu à capter…

De sa main droite ouverte et rapidement tendue, le savant bâillonna son futur gendre.

— Chut ! intima-il. Cela, tu le sais, doit rester secret jusqu’au jour où j’aurai pu l’expérimenter pratiquement. Il faut attendre l’occasion. D’ici là, toi seul et Cyprienne devez rester mes seuls confidents. Hors vous deux, personne d’autre ne dois se douter du but que je poursuis et espère avoir atteint.

Mais, soudain, malgré le feu de son enthousiasme, il s’arrêta et considéra attentivement son élève, dont une pâleur livide couvrait les traits.

— Qu’as-tu donc ? J’oubliais de te demander la cause de ta venue ici, avant qu’ait retenti mon appel. Il vient de se passer quelque chose de grave ? Il me suffit de te regarder pour le pressentir.

— Quelque chose de terrifiant ! bégaya Jean Chapuis, en passant sa main sur son front. Pour me faire oublier pareillement la déférence que je suis fier de vous témoigner, il ne fallait pas moins, en effet, d’un événement incompréhensible et qui m’a bouleversé.

— De quoi s’agit-il ?

— Vous allez le savoir, Maître !

Machinalement, le jeune homme chercha des yeux un siège, qu’Oronius, le voyant chanceler, s’empressa de lui avancer.

— Parle ! dit-il. Mais, auparavant, rappelle ton calme et songe qu’il n’est mal si grave auquel je ne me vante de pouvoir porter remède.

— J’ai grand besoin du réconfort de cette conviction. Maître. Si je ne vous savais avec moi, prêt à m’appuyer, rien ne m’empêcherait de céder à mon épouvante. Oui, si je n’écoutais que mon émoi actuel, je renoncerais sur l’heure à la main de ma bien-aimée Cyprienne.

— Quelle sottise dis-tu là ? s’ébahit le savant. Et quelle raison donnerais-tu pour t’infliger et infliger en même temps à ma fille bien-aimée un pareil désespoir ?

— Je ne veux pas causer le malheur de Cyprienne ! gémit Jean Chapuis.

— Alors, épouse-la !

— Nous ne nous entendons plus. C’est en l’épousant que j’ai peur d’attirer sur elle ce qui la menace.

— Cesse de parler par énigmes, mon ami. J’estime assez ton intelligence et la solidité de ton cerveau pour ne pas céder au soupçon d’un déménagement de ton esprit. Ton trouble repose donc sur une cause réelle et sensée. Explique-toi.

Le jeune savant se passa la main sur le front à la façon d’un magnétiseur réveillant son sujet.

— Maître, commença-t-il en s’efforçant comme le lui conseillait Oronius de rappeler à lui son sang-froid, vous savez quel profond et sincère amour je nourris pour Cyprienne. Si je ne m’étais pas cru certain de pouvoir consacrer à son bonheur toutes mes aspirations et toutes mes forces, jamais je n’aurais eu l’audace d’accepter qu’elle me rendit le plus heureux des mortels.

— Je sais cela ! Passe ! répliqua Oronius, en haussant les épaules.

— Eh bien ! Maître, depuis moins d’un quart d’heure, un doute atroce me torture… Un remords me tenaille. Je me reproche, à l’heure où vous avez daigné m’accorder Cyprienne et me la promettre pour épouse, de vous avoir tu un incident que je jugeais insignifiant et qu’il m’est impossible maintenant de garder plus longtemps pour moi, parce qu’il éclaire l’aventure qui vient de me décourager. C’est une consultation que je viens vous demander : car, en vérité, le ne sais plus ni que penser, ni à quel parti m’arrêter. Où est mon devoir ? Dois-je passer outre, ou renoncer à Cyprienne ? Je me croyais libre de lui consacrer ma vie… Et peut-être ne le suis-je pas… L’ombre du malheur s’étend sur ma tête.

— Certains prétendent voir en moi une ombre, ricana le savant. Tu me permettras donc de ne pas m’émouvoir et de te donner tette assurance : je saurais aussi, le cas échéant, lutter victorieusement contre une ombre.

— Je me confesserai donc et vous jugerez. Mais, pour me faire bien comprendre, et, avant d’en arriver à ce qui vient de me terrifier, je dois d’abord remonter dans le passé.

— Parle.

CHAPITRE IIILES YEUX DE L’INVISIBLE.

Avant de commencer, Jean Chapuis se recueillit quelques instants. Il était en proie à une indicible émotion. Cette émotion mettait en désordre ses idées. Il se trouvait donc dans l’obligation de rassembler celles-ci avant de prendre la parole.

Peur la seconde fois il passa la main sur son front, et commença enfin.

— Maître, parce que vous avez reculé les bornes du possible et fait admettre le miracle comme un fait normal, il est devenu bien difficile de s’émouvoir devant vous d’une manifestation des forces qui nous entourent et d’en parler comme si l’explication n’en pouvait être fournie. Personnellement et depuis deux ou trois ans, j’eus cependant à diverses reprises et parfois d’une façon continue, l’impression d’être enveloppé par une mystérieuse influence. Je m’en voulais d’y croire, n’était-ce pas admettre que votre pouvoir pouvait être égalé.

— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de ce doute ? Pourquoi m’as-tu celé les faits qui lui ont donné naissance ? demanda tranquillement Oronius, sans relever autrement la dernière allusion, ni tenter d’y répondre.

— J’avais peur de vous paraître ridicule. Cela ressemblait tellement, au début à une hallucination ! Sa persistance seule, en même temps que la continuité de son action, m’obligea à penser qu’il s’agissait d’une réalité… Maître, admettez-vous qu’à travers les murailles et jusque dans les ténèbres quelqu’un, se trouvant je ne sais où, mais assurément loin, très loin et peut-être dans un autre monde, puisse nous voir constamment, nous entendre penser, nous regarder agir et nous surveiller au point que pas un de nos gestes ne lui échappe ?

Oronius ferma les yeux pour mieux concentrer sa pensée.

— Pourquoi pas ? répondit-il simplement. Je ne me suis guère occupé de perfectionner les instruments d’optique en leur appliquant les forces des courants radio-actifs. L’utilité immédiate dirige seule mes découvertes… Cependant, si une circonstance quelconque avait aiguillé mes recherches dans cette voie, j’aurais pu, j’imagine, aboutir au résultat que révèle ta question.

— À votre estime, est-il possible de projeter sa propre image à travers l’espace et de se révéler à une autre personne, qu’une distance considérable sépare de vous ?

— Réalisable.

— Se faire entendre de lui ? Lui parler ?

— Je l’admets.

À chaque affirmation du savant, la voix de Jean Chapuis s’altérait davantage tandis que la pâleur répandue sur le visage du jeune homme devenait de la lividité.

— Mais, pour réaliser de tels prodiges, balbutia-t-il, ne faudrait-il pas une science… une science qu’un seul homme jusqu’ici a pu se vanter de posséder… Et cet homme, c’est vous, Maître !

— Peut-on jamais se vanter d’être seul de son espèce ? riposta paisiblement Oronius.

Jean Chapuis, de nouveau passa une de ses mains sur son front qui ruisselait de sueur. Il semblait faire un mauvais rêve.

— C’est effrayant ! murmura-t-il.

— Raconte-moi ton rêve ?

— Ce n’était pas un rêve !

Les sourcils du maître se froncèrent d’une manière imperceptible. De sa part, ce geste pouvait aussi bien exprimer l’impatience que l’irritation ou l’inquiétude. Mais, il garda le silence et se contenta de fixer son disciple avec une attention soutenue.

Évidemment, les propos du fiancé de Cyprienne éveillaient dans son esprit des pensées qui le tracassaient.

— Non, ce n’était pas un rêve ! poursuivit Jean Chapuis. Au début, pourtant, j’en conviens, je ne pus croire à autre chose qu’à une série d’hallucinations dont je souris d’abord, ensuite elles m’agacèrent. J’aurais rougi de confesser cette défaillance de mon système nerveux ; aussi n’en ai-je parlé à personne. Je luttai seul, en soumettant mon esprit à une discipline sévère et destinée à l’empêcher de continuer à s’égarer pareillement. Rien n’y fit… Les troublants symptômes persistaient.

— En quoi consistaient-ils ?

— D’abord, ce n’était qu’un simple malaise, la sensation de gêne et parfois d’irritation éprouvée quand on sent sur soi l’obstination d’un regard étranger… On tourne le dos et tout à coup on sent que quelqu’un vous regarde ; on fait un brusque demi-tour presque involontaire et on se trouve en présence de celui qui vous fixe… Seulement, moi, quand je me retournais – et c’était plus de vingt fois par jour – je ne voyais personne… personne !… jusqu’au jour où je vis…

Il s’interrompit et hésita, vraiment gêné d’avoir à raconter cette histoire fantastique.

— Tu vis quoi ? demanda Oronius impassible.

— Un visage de femme… rien qu’un visage dans un halo de brouillard.

Oronius répéta lentement :

— Un visage de femme !

Il paraissait déçu.

S’était-il attendu à autre chose et la précision de Jean Chapuis le déroutait-elle ?

— Connue ou inconnue ? demanda-t-il laconiquement.

— Complètement inconnue, maître… Pour la première fois de ma vie je voyais cette image et j’ajoute, jamais je n’en ai contemplé l’original… s’il existe.

— S’il existe ! approuva Oronius avec une satisfaction visible.

Sans aucun doute cette restriction correspondait à l’explication que lui suggérait sa pensée secrète.

— Ce visage était d’ailleurs inoubliable, reprit le jeune ingénieur. Beau, mais terrible… un visage d’ange devenu démon.

— Passe ! Ce détail est sans intérêt.

— Depuis lors, il ne cessa de m’obséder. Je le voyais partout… mais à la condition que je fusse seul… il ne m’apparaissait seulement que dans la solitude. Ce fut alors que je pus croire à une hallucination, dont je cherchai vainement à me guérir. Elle s’aggrava bientôt, en ce sens qu’une nuit, j’entendis une voix murmurer à mon oreille : « Quelqu’un te suit des yeux… constamment… constamment… Je suis présente partout où tu vas… Je suis le regard de l’invisible auquel tu ne saurais échapper. Ma pensée t’enveloppe, comme ma volonté. Déjà, tu m’appartiens. Essaie donc de chasser mon image. Elle est en toi ! tes yeux ne pourront plus oublier ! »

Le jeune homme s’étreignit les tempes d’une main énervée. Et tout le désespoir accumulé en lui par la longue persécution supportée en silence éclata brusquement.

— Ces mots, combien de fois ai-je dû les entendre ! s’exclama-t-il. Ils me devenaient odieux et pourtant je ne les attribuais qu’à une aggravation de mes énervantes fantasmagories : des troubles auditifs accompagnant des troubles visuels. Je conservai cette illusion. Entre temps le discours changea ; j’entendis la voix me dire impérieusement : « Maintenant, tu m’as vue et tu connais mon pouvoir. Tu viendras me rejoindre, je le veux ! Tu recevras prochainement une proposition de départ. Accepte-la ». Trois jours après, maître, un étranger venait m’offrir une situation avantageuse ; il s’agissait de l’accompagner dans un voyage d’études. Jugez de mon exacerbation : la voix semblait avoir prévue cette offre. Pourrais-je croire encore à une simple hallucination ?

— C’était au moins une coïncidence curieuse, émit Oronius pensivement.

— C’était pis que cela ! Naturellement, je repoussai la proposition. Si brillantes fussent-elles, les conditions qu’on m’offrait ne pouvaient me décider à vous quitter. C’eût été en même temps m’éloigner de ma chère Cyprienne. D’autre part, les circonstances étranges qui rattachaient cette offre à mes apparitions ne pouvaient que m’inspirer la plus vive répugnance. Je répondis donc par un refus catégorique et sur lequel on devait perdre tout espoir de me faire revenir.

— Qu’arriva-t-il alors ?

— Se rendant compte de ma résolution, l’étranger n’eut garde d’insister. Mais, quelque temps après, au cours d’une promenade solitaire que je fis, à pied, comme nos ancêtres amateurs de footing, un avion s’abattit à quelques pas de moi avec une rapidité d’oiseau de proie. Trois hommes sortirent et se jetèrent sur moi. C’était bel et bien une tentative d’enlèvement.

— Tu t’en es tiré, il me semble.

— Oui… par bonheur, et grâce à vous. En effet, en vue de cette promenade dangereuse, surtout à notre époque où peu de piétons se hasardent sur les routes, je m’étais vêtu de cette combinaison protectrice dont vous êtes l’inventeur et qu’un courant électrique, lancé à volonté, rend fatale aux malandrins. Dès qu’ils eurent porté les mains sur moi, mes gaillards exécutèrent la plus belle série de pirouettes que clown ou acrobate eût jamais réussie et retombèrent pantelants sur le sol. Ils y demeurèrent inanimés. Moi je m’éloignai paisiblement. Le même soir, je revis le visage, mais irrité et menaçant ; et j’entendis la voix gronder sourdement : « Tu m’as échappé : prends garde ! »

— Il fallait me mettre au courant de cela, dit Oronius avec un nouveau froncement de sourcils.

— Je n’osai pas… D’ailleurs, rassuré sur mon équilibre mental puisque j’étais certain de la réalité de la persécution, et tout fier de m’être montré invulnérable, je pensais n’avoir plus grand chose à craindre de mon inconnue. Il devait me suffire de me tenir sur mes gardes ; elle m’y avait invité et j’y étais résolu. L’événement parut justifier ma confiance : le visage cessa de m’apparaître… jusqu’à ce soir.

— Tu viens de le revoir ?

Oronius n’avait pas eu un sursaut, pas même un geste de surprise. C’était un homme d’admirable sang-froid.

— Oui, Maître. Il n’y a qu’un instant, je viens de le revoir et de réentendre la voix. C’était sur la terrasse : elle a prononcé des paroles de menace… à propos de mon mariage. Puis-je prendre cela légèrement ? Je ne suis plus seul en cause… Cyprienne ! Ne la viserait-on pas ? D’étranges pressentiments m’accablent. D’affreux doutes me déchirent. N’ai-je pas eu tort de prendre tout cela aussi inconsidérément ? Que peut l’être mystérieux qui, d’un lieu proche ou éloigné, je ne sais, peut suivre mes pensées et mes pas, peut m’imposer l’illusion de la voir et de l’entendre ? Maître, j’ai besoin d’être éclairé et rassuré. Pardonnez-moi le blasphème que je vais prononcer ; mais la circonstance est trop grave pour que j’hésite à vous laisser voir l’étendue de mes craintes, dussiez-vous les qualifier de chimériques ou vous en offenser… N’êtes-vous pas d’avis que les effarants prodiges dont j’ai été à la fois le témoin et l’objet, annoncent une science considérable, un pouvoir approchant du vôtre…

— Approchant : le mot est juste, dit avec calme Oronius.

— Vous auriez donc un rival ?

— Approcher ne veut pas dire égaler ; encore moins signifie-t-il dépasser ! riposta le Maître avec une assurance ironique.

— Sans doute ! convint Jean Chapuis, un peu confus. Cependant, il n’en est pas moins terrible de penser que vous pourriez avoir à vous mesurer avec une pareille science… et que peut-être, sur certains points, elle mettrait la vôtre en échec ou causerait de tels malheurs qu’il ne vous resterait que la possibilité de les venger.

— Pas d’enfantillages ! trancha dédaigneusement Oronius. Je n’ai pas de rival au monde… J’ai seulement failli en avoir un… Seulement failli… Autrefois… il y a longtemps, je ne te dirai pas le chiffre d’années… Tu te croirais encore dans tes rêves… En ce temps, un homme s’est dressé en face de moi. Il prétendait m’arracher mon sceptre, m’éclipser, m’écraser… Ce présomptueux était, tu le devines, le démon de l’orgueil ; il n’appartenait pas au genre de ceux qui travaillent pour le bien de l’humanité… Dans ces conditions je n’avais pas à hésiter : j’ai accepté la lutte ; je l’ai vaincu et humilié… Il a disparu…

Une soudaine angoisse ; une angoisse inexplicable et qui lui était comme suggérée par une force extérieure, s’empara de Jean Chapuis.

— Cet homme ? Qu’est-il devenu ? cria-t-il presque, malgré lui.

Oronius sourit, en haussant les épaules.

— Dans quel état te voilà !… Que t’importe mon homme ! Dans ton cas, il s’agit d’une femme… d’un visage de femme… L’homme d’ailleurs était…

Sa voix se perdit dans un fracas soudain qui faisait vibrer les murs de verre de la Villa féerique…

CHAPITRE IVSCIENCE CONTRE SCIENCE

Dans l’état d’agitation où se trouvait Jean Chapuis, le moindre incident devait avoir sur ses nerfs une répercussion fâcheuse et le jeter dans un trouble nouveau.

En entendant ce fracas, à la vérité épouvantable, il en rattacha aussitôt la cause à l’objet de ses préoccupations présentes et imagina une catastrophe.

— Que se passe-t-il ? s’exclama-t-il en se précipitant vers la porte, tout tremblant d’émotion et d’anxiété.

Plus simplement, Oronius s’était placé devant une « plaque parlante » qui devait porter sa question dans tous les recoins de la villa.

— Quelle est la cause de ce bruit ? demanda-t-il d’un ton parfaitement calme.

Une voix obséquieuse, celle de Wiwar, le trop curieux garçon de laboratoire, répondit aussitôt :

— C’est un léger accident, monsieur. L’aérocab de M. de Sainte-Barbe vient de choir sur la terrasse :

— S’est-il cassé quelque chose ?

— Personnellement, il n’a aucun mal. Seul son appareil est fortement endommagé.

— Et comment diantre ce fichu maladroit a-t-il exécuté sa cabriole ? Se croyait-il dans son fauteuil de l’Institut ?

La voix de Wiwar marqua une hésitation.

— M. de Sainte-Barbe prétend être entré en collision avec un nuage.

— En collision avec un nuage ! s’ébahit Oronius, presque égayé par l’énoncé de cet accident fantastique. En vérité, si cet honorable académicien n’était le plus assommant des hommes graves, je le soupçonnerais de vouloir nous mystifier ! Il devait descendre de la lune, j’imagine, et le nuage qui la fait choir était composé des brouillards dont son propre cerveau s’embrume.

— M. de Sainte-Barbe demande à vous voir, redit encore la plaque parlante.

— Flatté de l’honneur… Fais-le descendre, Wiwar, puisque je ne puis me dérober.

Oronius, quittant le poste de communication, se tourna vers Jean Chapuis, qui, rassuré dès les premiers mots, s’était arrêté.

— Tu avais grand tort de trembler, dit le maître. Ce n’était qu’un vieux raseur dégringolant du ciel. La perte n’eût pas été fâcheuse, s’il avait pu se couper la langue avec ses dents.

Il prit un air gracieux ; M. de Sainte-Barbe entrait, tout bouleversé.

L’émotion consécutive à sa chute, sans doute ! Oronius en jugea ainsi.

Aimablement, il offrit un confortable fauteuil, lequel, à la vérité, aurait pu légitimement effaroucher le membre de l’Institut, car c’était un fauteuil électrocuteur généralement réservé à certaines expériences.

Mais, M. de Sainte-Barbe n’y prit pas garde et s’y laissa choir.

— Ah ! cher ami, si vous saviez ! s’exclama-t-il avec des tremolos dans la voix.

— Remettez-vous, conseilla Oronius ; vous en avez été quitte pour la peur. C’est avoir de la chance.

— Vous parlez de ma chute ? Ah ! pour extraordinaire, elle est extraordinaire !… Pensez donc : heurter un nuage !

— La présence d’un nuage dans notre ciel pur et si soigneusement balayé serait déjà fort surprenante en elle-même, interrompit Oronius, d’un air sceptique.

— Eh bien, c’est un fait ! riposta M. de Sainte-Barbe, piqué au vif par l’ironie. Maître, je vous annonce une chose inouïe… un phénomène météorologique que nous n’avions pas contemplé depuis un quart de siècle pour le moins : des bataillons de nuages accourent vers Paris… Il va y avoir un orage !

— Un orage ? pensa Jean Chapuis. Mon père n’en a jamais pu voir. En verrai-je un ?

— Dites-vous vrai ? s’exclamait en même temps Oronius, dont la physionomie expressive parut trahir une joie aussi soudaine qu’incompréhensible.

Un orage ! Un orage au-dessus de Paris !

Comme venait de le dire l’académicien et de le penser l’ingénieur, les Parisiens avaient perdu l’habitude de ce phénomène perturbateur depuis que des courants artificiels nettoyaient soigneusement leur ciel d’ailleurs empli d’une atmosphère savamment dosée et de laquelle étaient exclus tous les éléments de trouble. Un orage ! Cet événement invraisemblable ne semblait pas le moins du monde déplaire à l’illustre Oronius.

— Votre science n’avait sans doute pas prévu sa venue ? ironisa à son tour le vindicatif M. de Sainte-Barbe. Il veut vous prouver qu’il existe encore des vapeurs d’eau à l’état libre. On ne saurait les contraindre toutes à s’enfermer dans vos machines. Ces bohémiens du ciel n’accepteraient pas sans révolte le servage des chaudières, ils ne reconnaissent aucune autorité pas même la vôtre !… Donc un orage se prépare et c’est inexplicable… mais moins, peut-être, pour moi que pour vous.

L’académicien prononça ces derniers mots d’un air singulier : après quoi, il s’interrompit comme s’il s’attendait à ce qu’ils fussent relevés.

— Eh ! laissez venir l’orage dit flegmatiquement Oronius. Il est le bienvenu… J’avais justement le plus grand désir d’en observer un.

Et il échangea avec Jean Chapuis un rapide coup d’œil, dont le sens demeura impénétrable à M. de Sainte-Barbe.

— Vous serez satisfait ! déclara celui-ci de plus en plus agressif. Tudieu ! il m’a semblé découvrir un horizon des plus menaçants. Pour le revoir aussi noir, il faut me reporter au temps de ma lointaine jeunesse… On dirait que tous les nuages de l’Univers galopent vers Paris.

— Qu’ils viennent ! répéta Oronius sans sourciller.

Et il ajouta malicieusement :

— C’est sans doute à l’un d’eux que vous vous êtes… heurté ? Voici un bel exploit ! Entrer dans un nuage, passe encore ! Mais s’y cogner ! C’est un record ! Vous exagérez, mon cher maître !

— Je n’exagère jamais ! riposta sèchement le membre de l’Institut. Et ma parole doit vous suffire ; car je suis un observateur d’esprit critique et nourri des méthodes scientifiques. Si donc j’énonce ce fait qui vous paraît inadmissible et prête à vos sarcasmes : un choc contre un nuage – matière ordinairement inconsistante et impalpable – c’est que ce choc a eu lieu. Je puis ajouter qu’il fut passablement rude.

— Ce nuage enveloppait donc un rocher ?

M. de Sainte-Barbe répondit sérieusement :

— Il se pourrait ! Oui, ma parole ! il se pourrait. Car il me souvient qu’après être entré dans ce nuage d’apparence inoffensive, que le vent semblait pousser vers moi et que le pensais pouvoir traverser sans inconvénient, j’éprouvai tout à coup l’impression de me trouver devant une muraille… Une collision eut lieu. Cet abordage en plein brouillard fit chavirer mon appareil et me précipita sur votre terrasse ; heureusement toute proche. Tout cela fut tellement rapide qu’il y aurait impertinence de ma part il dire : j’ai vu… Un fait subsiste ! je me suis heurté contre une surface massive et dure qu’un nuage enrobait.

— Allons ! je le reconnais, le heurt a dû être dur puisque vous en demeurez troublé, prononça Oronius avec une indulgence assez mortifiante pour M. de Sainte-Barbe. Mais aussi, pourquoi diantre vous promenez-vous dans les nuages ?… avec une vitesse telle que vous ne pouvez les éviter ? De telles prouesses sont indignes de votre caractère.

— Maître, vous cherchez à me vexer, vous n’y parviendrez pas… Si je donnais de la vitesse, c’est parce que je volais vers vous… oui ! littéralement ! s’écria M. de Sainte-Barbe, en bondissant sur ses pieds, et en montrant de nouveau la même émotion qu’à son entrée dans le laboratoire. J’avais hâte de vous voir… de vous dire… Car vous ignorez sans doute ce qui se passe… Les vains bruits du monde viennent mourir contre vos murailles de verre sans les franchir.

— Je n’entends pas me laisser distraire de mes travaux, mon cher collègue.