Le Monde des Damnés - Paul Féval fils - E-Book

Le Monde des Damnés E-Book

Paul Féval fils

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Beschreibung

— Un vrai miroir ! Si c’était gelé, ça ferait une patinoire épatante. Par malheur, le temps n’est pas à la gelée. Ça, non !
Penché vers la mer, en prononçant ces mots, avec une nuance de regret, le personnage qui traduisait ainsi à haute voix ses impressions de voyage, s’épongea le front.
Le groupe cosmopolite qui l’entourait opina du bonnet.
Groupe cosmopolite, avons-nous dit. Il se composait, en effet, d’une jeune Chinoise, d’un singulier nègre et d’un fort gracieux spécimen de la race blanche.
La Chinoise se nommait Mandarinette. Nous aurons bientôt à préciser dans quelles circonstances bizarres elle avait été introduite en cette société.
Le nègre, lui, avait nom master Julep ; son corps, jadis uniformément noir, comme doit l’être celui d’un honnête descendant de Cham, présentait d’étranges bigarrures qui faisaient de sa peau une carte d’échantillons de toutes les couleurs. Il devait cette originale enveloppe non à des teintures superficielles, mais bel et bien à des essais de décoloration de la peau, pratiqués sur lui par son maître, le plus grand savant de cette époque. D’ailleurs, constatons-le, Julep était on ne peut plus fier de sa polychromie.

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Paul Féval fils

H. J. Magog

LE MONDE DES DAMNÉS

LES MYSTÈRES DE DEMAIN

(volume 2)

1922-1924

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383833963

CHAPITRE PREMIERLE GOUFFRE

— Un vrai miroir ! Si c’était gelé, ça ferait une patinoire épatante. Par malheur, le temps n’est pas à la gelée. Ça, non !

Penché vers la mer, en prononçant ces mots, avec une nuance de regret, le personnage qui traduisait ainsi à haute voix ses impressions de voyage, s’épongea le front.

Le groupe cosmopolite qui l’entourait opina du bonnet.

Groupe cosmopolite, avons-nous dit. Il se composait, en effet, d’une jeune Chinoise, d’un singulier nègre et d’un fort gracieux spécimen de la race blanche.

La Chinoise se nommait Mandarinette. Nous aurons bientôt à préciser dans quelles circonstances bizarres elle avait été introduite en cette société.

Le nègre, lui, avait nom master Julep ; son corps, jadis uniformément noir, comme doit l’être celui d’un honnête descendant de Cham, présentait d’étranges bigarrures qui faisaient de sa peau une carte d’échantillons de toutes les couleurs. Il devait cette originale enveloppe non à des teintures superficielles, mais bel et bien à des essais de décoloration de la peau, pratiqués sur lui par son maître, le plus grand savant de cette époque.

D’ailleurs, constatons-le, Julep était on ne peut plus fier de sa polychromie.

La jeune fille blanche répondait au désinvolte surnom de Turlurette. Elle avait une physionomie piquante au milieu de laquelle pointait le petit nez spirituellement retroussé des Parisiennes authentiques.

Par là, elle se trouvait être la compatriote du discoureur qui eût préféré une température un peu moins élevée.

En outre, comme il avait promesse de mariage entre mademoiselle Turlurette et monsieur Victor Laridon (le postulant à plus de fraîcheur), nul ne contestera que ce couple devait s’accorder le mieux du monde.

Les uns et les autres se trouvaient, par ce lourd après-midi de mai, accoudés aux bastingages du yacht « La Stella », dont le taille-lames creusait à vive allure le miroir de l’Océan Indien.

Quelle était la destination de ce navire ? Quelle est la raison qui avait fait entasser dans ses cales un matériel et des approvisionnements suffisante pour une expédition lointaine ? Ce devait être le secret des armateurs du yacht, deux jeunes gens – deux fiancés aussi, – qui, montés sur la passerelle, s’entretenaient à voix basse non loin du groupe formé par le quatuor dont nous venons de parler.

Auprès d’eux s’agitaient deux amours de petits chiens papillons : Pipigg et Kukuss.

À vrai dire, ni Cyprienne Oronius, ni Jean Chapuis, son associé, son promis, n’auraient pu expliquer de façon satisfaisante les conditions mystérieuses dans lesquelles naviguait La Stella.

Chaque matin et chaque soir la route était indiquée par eux au capitaine. Mais, en ce qui concernait celle du lendemain, ils auraient pu répondre avec sincérité qu’ils n’en avaient point connaissance.

Qui donc la leur inspirait ? Par quelle voie cette indication leur parvenait-elle ? Le télégraphiste du bord jurait ses grands dieux que ce n’était pas, en tout cas, par le « sans-fil ».

Mais l’équipage étant royalement payé, nul ne s’inquiétait ni ne protestait : et le navire poursuivait paisiblement sa route, guidé par la volonté mystérieuse.

Ce qu’aurait pu répandre le jeune couple à ceux qui se seraient étonnés de cette croisière si contraire aux usages, c’était qu’ils obéissaient à un impérieux sentiment.

Pour eux, ce bizarre voyage qui les entraînait vers l’inconnu était un devoir.

Nous aurons avant peu l’occasion d’éclaircir ce mystère et de révéler les puissantes raisons qui avaient poussé ce futur ménage à s’embarquer avec l’unique escorte du mécanicien Laridon, du nègre Julep et des deux femmes de chambre de Cyprienne Oronius.

Précisons seulement pour l’instant que, fille du plus grand savant du vingt-et-unième siècle – l’illustre Oronius, disparu dans une catastrophe qui avait failli anéantir Paris et avait transformé en un cratère de volcan les hauteurs de Belleville, – la jeune fille était d’une rare beauté.

Cette beauté, qui n’avait pas encore atteint son complet épanouissement, faisait des dix-neuf ans de Cyprienne Oronius un véritable enchantement. Grande, mince, svelte, avec des lignes serpentines que laissaient deviner les légères étoffes de sa tunique à la mode, elle présentait réunies toutes les élégances de vierge et toutes les séductions de la femme. Au-dessus d’un front élevé comme doit l’être celui d’une personne adonnée à l’étude, se plantait une riche floraison de fils d’or qui ruisselait sur les blancheurs de son cou et de ses épaules de blonde. Elle avait de la race et ses yeux d’un bleu d’outremer, qui savaient sourire et commander, devaient jeter le trouble dans le cœur de tous ceux sur lesquels ils se fixaient.

Jean Chapuis, son fiancé, jeune ingénieur d’une haute valeur, avait vingt-huit ans : beau, lui aussi, d’une beauté énergique et mâle, il était vraiment digne d’être associé à Cyprienne.

Et d’ailleurs, est-ce qu’en dehors des liens des cœurs, ces deux êtres d’élite n’étaient pas attachés l’un à l’autre par tout un passé angoissant et tragique ? N’avaient-ils pas vécu en compagnie de leurs fidèles, le mécano Laridon et la soubrette Turlurette les plus extraordinaires aventure ? La présence auprès d’eux de la jeune Chinoise Mandarinette n’en était-il pas une sorte de souvenir vivant ?

Les jours d’épreuve vécus ensemble rapprochent les êtres et créent d’indissolubles liens en leur apprenant à se connaître et à s’estimer. Jean Chapuis et Cyprienne avaient pu mesurer le dévouement de Laridon et de Turlurette. Et il n’ignoraient pas qu’à leur exemple, Mandarinette rivalisaient de zèle avec master Julep.

Laridon particulièrement, prétendait en toute circonstance et en des tirades un peu trop agrémentées d’argot, qu’il était prêt à se jeter au feu pour ses maîtres.

Vantardise ? Hé, non ! N’était-il pas en train de prouver que ce n’était point là une simple métaphore puisque, par amour pour eux, il s’exposait présentement à un soleil tropical dont il avait « marre », selon sa propre et pittoresque expression.

Car, la loquacité étant son moindre défaut, il ne pouvait s’empêcher de maugréer et d’évoquer la fraîcheur des patinoires.

Au fond, – et en dépit de l’inconnu vers lequel il se savait emporté par la course du navire, – il n’était pas éloigné de trouver la traversée trop calme et presque monotone.

— Nib d’aventures ! soupirait-il, en se penchant vers la mer d’huile dont la surface reflétait ironiquement ses traits sympathiques. Parole ! Ça me manque. Ce que c’est que les mauvaises habitudes ! Nous en avons tellement vu que je ne peux plus supporter la vie « à la papa ». T’as beau rigoler, toi, la mignarde Turlurette, c’est comme ça ! Je suis comme qui dirait intoxiqué. Il me faut ma petite dose de chambard à la clé… et même de nouveautés « catastrophiques » !

Et comme ses auditeurs se récriaient, esquissant des protestations, il poursuivit d’un ton conciliant :

— Enfin, quoi, quelque chose qui vous secoue et permette à Bibi d’exhiber ses modestes talents. Je voudrais gagner les pilules que je bouffe, moi !

Par ce mot « pilules » le brave mécano entendait parler de ces comprimés alimentaires qui avaient, depuis une cinquantaine d’années, remplacé pour les humains les indigestes nourritures de jadis.

Il est toujours téméraire de défier le sort, Victor Laridon allait en faire une expérience immédiate.

La mer, si calme et jusqu’alors d’une sagesse vraiment exemplaire, s’agita soudain, s’enfla, soulevant le yacht au sommet d’une gigantesque montagne d’eau.

Turlurette et Mandarinette poussèrent un cri d’effroi et les gros yeux de Julep se mirent à rouler avec effarement, blancs dans les orbites noires.

L’intrépide Laridon, lui, accueillit cette manifestation en battant des mains.

— Chouette ! cria-t-il. V’là les montagnes russes ! On va s’en payer une tranche. Cramponne-toi Turlurette !

Et il empoigna la jeune fille par la taille tandis que le nègre et la Chinoise, obéissant à une inspiration subite, se rapprochaient d’eux.

Au même moment, Cyprienne et Jean Chapuis échangeaient un regard.

— Ce phénomène ? murmura l’ingénieur.

— Serait-ce l’appel attendu ?

La jeune fille n’eut pas le temps d’en dire davantage. Une formidable trombe s’élevait soudainement et silencieusement des profondeurs de l’Océan.

En lui-même et en ces parages, le phénomène n’aurait eu rien de surprenant, car l’Océan Indien, avec ses moussons qu’accompagnent des régimes de cyclones et de trombes, a fort mauvaise réputation : les marins se défient à bon droit de ses traîtrises. Mais, la façon brutale et toute spontanée dont la mer venait de s’irriter et de bousculer le navire de son dos onduleux, ne laissait pas d’être inquiétante et de présenter un caractère troublant, presque surnaturel.

Certes, l’ingénieur Jean Chapuis ne pouvait ignorer l’existence des volcans sous-marins dont certaines éruptions ne sont pas moins terribles que celle de leurs confrères de la surface ; il savait aussi que les convulsions de l’écorce terrestre, dans certaines de ses parties recouvertes par les eaux, peuvent donner naissance à d’effrayants raz-de-marée.

Il avait entendu parler par Oronius de celui qui, deux siècles plus tôt, avait été provoqué, dans l’archipel de la Sonde, par l’épouvantable éruption du Krakatoa.

Mais, celui qui se produisait au passage du yacht dépassait en violence et en rapidité tous ceux dont la mémoire humaine avait pu conserver le souvenir. En même temps qu’une colonne d’eau, prise par la tornade, s’élevait en vrille, jusqu’aux nuages, dont la base s’étirait en suçon comme pour la rejoindre. L’Océan parut s’entr’ouvrir. Et il s’entr’ouvrit, en effet, à la façon d’un tourbillon gigantesque, creusant sa cuve comme jadis se creusa la Mer Rouge au passage des Hébreux.

La masse des eaux refoulée en hautes murailles s’ouvrit à une telle profondeur qu’elle laissa apercevoir le fond de roches.

— Terre ! voulut crier ce farceur de Laridon.

Mais sa voix s’étrangla dans sa gorge. Tout de suite la situation devint assez grave pour lui ôter l’envie de plaisanter.

Balancée à la crête de la gigantesque lame, qui l’avait soulevée, La Stella était tout à coup projetée sur la pente liquide et glissait vers le fond du gouffre avec une vitesse prodigieuse, qui coupa la respiration des passagers cramponnée au bordage et aux manœuvres.

La chute fut rapide et courte : quelques secondes à peine. Tous, armateurs, marins, passagers et serviteurs eurent à peine le temps d’échanger un regard terrifié.

Alors Cyprienne, toute pâle, sentit que ses mains, désobéissant à sa volonté, se détachaient du bordage sur lequel, instinctivement, elles s’étaient accrochées.

— Jean ! cria-t-elle, éperdue d’angoisse inexprimable.

Le bras droit de l’ingénieur entourait toujours sa taille.

Voulait-il retenir Cyprienne on ne souhaitait-il que la suivre ? Cédait-il, lui aussi, à l’étrange force qui arrachait la jeune fille à son appui ?

Ensemble, les fiancés perdirent l’équilibre, basculèrent par dessus le bord et disparurent dans l’eau tourbillonnante.

Et ce fut à ce moment que se produisit le prodige qui devait marquer le début de l’inoubliable aventure.

Jean Chapuis, par la suite, n’aurait pu préciser la façon dont cela se passa : il ne vit rien ou presque rien de sa chute dans l’abîme : il garda à peine le souvenir d’une glissade le long d’une muraille d’eau – glissade vertigineuse qui l’obligea à fermer les yeux comme Cyprienne pour ne les rouvrir que lorsque la chute s’arrêta et qu’il sentit sous ses pieds la fermeté du sol.

S’étonnant d’être encore rivant, il rouvrit les yeux. Alors, il put constater, non sans stupeur, qu’il venait d’atteindre sain et sauf le fond du gouffre, tenant toujours serrée contre lui l’amie de son cœur pareillement indemne.

Il promena autour de lui des regards hébétés, ne parvenant pas à comprendre comment il pouvait survivre à cette chute formidable, et pourquoi le gouffre ne s’était pas encore refermé pour les engloutir.

— C’est un miracle, Jean ! soupira près de lui la voix de Cyprienne.

— Nom d’une cocotte en sucre ! Tu parles d’un toboggan pépère ! riposta une autre voix – pas plus émue, celle-là, que s’il se fût agi d’une attraction foraine.

Machinalement, l’ingénieur tourna la tête et sa stupeur s’accrut en découvrant à deux pas son mécano, le nègre et les deux soubrettes, projetés comme lui hors du navire et reposant ahuris sur le sable humide du fond sous-marin. Trempé comme un barbet, Laridon n’avait rien perdu de sa verve.

Le yacht, emporté par un autre courant, avait disparu au haut de la montagne liquide. Mais il était à présumer qu’il ne s’était pas tiré indemne de l’aventure et qu’il avait été broyé ou éventré ; car une multitude d’épaves lancées sur la pente liquide, touchaient à leur tour le fond de l’abîme.

Mais ce témoignage de la catastrophe qui avait dû anéantir leur navire frappa à peine les rescapés. Le sentiment du danger suspendu sur leurs têtes accaparait toutes leurs facultés.

En effet, pouvaient-ils se faire illusion ? Inexplicablement entr’ouvert, le gouffre humide allait se refermer. Le fond de l’océan serait leur tombeau. Ce n’était qu’une question de secondes. Aucun secours n’était possible. Aucun espoir n’était permis par cette situation sans autre issue que la mort.

Oui ! c’était la mort ! la mort terrifiante sous le linceul de l’océan. N’eût-il pas mieux valu partager le sort de l’équipage du yacht, auquel du moins avaient été épargnées les affres de l’agonie ?

Les rescapés provisoires n’eurent guère le loisir de se poser cette question. Ils ne songeaient même pas à se communiquer leurs impressions. Mais, leurs regards parlaient pour eux. Horrifiés, ils contemplaient l’étrange décor qui les entourait : ce sol qu’un cataclysme sans précédent révélait à leurs yeux.

Combien de temps fixèrent-ils cet hallucinant spectacle ! Ce ne fut sans doute que quelques secondes. Car, la masse liquide dressée comme un cheval cabré et oscillant, comme si elle luttait contre une force invisible s’opposant à sa chute, ne dut pas laisser longtemps entr’ouvert le gouffre dont elle trahissait le secret.

Mais, il est des secondes qui semblent durer des siècles. Celles que vécurent les naufragés du fond de l’océan en cette tragique circonstance étaient certainement de celles-là.

Les pensées devaient se bouleverser dans leurs têtes avec une précipitation chaotique, que décuplait la conscience de l’immensité du péril auquel ils paraissaient voués.

Tombés au fond de ce puits, qu’allait combler la masse des eaux un instant écartée, comment auraient-ils gardé l’espoir de revenir jamais la surface ? Comment auraient-ils admis la possibilité d’être une seconde fois épargnés ? Certains miracles ne se renouvellent pas ; et c’en était vraiment un qui leur avait laissé la vie au cours de l’effroyable descente.

Voulant être unis dans la mort comme ils avaient souhaité l’être pour la vie, Jean et Cyprienne serrés l’un contre l’autre et les doigts entrelacés attendaient la seconde fatale.

Et voici que tout à coup ils se sentirent saisis et entrainés, tandis que la voix de Laridon retentissait, troublant le silence solennel.

— Restez pas là, patron ! Ni vous non plus, mamzelle Cyprienne ! Faut pas attendre la douche si on peut faire autrement. Or, rien ne dit que notre heure de crampser soit sur le point de sonner… Il y a un abri ! Regardez !

Et l’étonnant Parigot, qui se piquait de n’avoir jamais les yeux dans sa poche, désignait, à deux pas du groupe, un trou de roche, vers lequel ses regards venaient d’être invinciblement attirés.

Hasard ? Intervention mystérieuse d’une occulte protection ? Ils n’allaient pas tarder à être fixés.

Ce trou béant au milieu d’un chaos de rochers, probablement bouleversés par la secousse sismique qui avait soulevé les profondeurs sous-marines, paraissait s’enfoncer obliquement dans le sol.

Jean Chapuis n’eut pas le temps de sourire de la naïveté de Laridon. Il n’eut pas le temps de dire :

— À quoi bon ? Te figures-tu qu’en se refermant l’océan ne vas pas venir réoccuper cet espace infime et nous noyer au fond de ton prétendu refuge ? Pour tromper la mort qui nous guette il n’existe point de cachette !

Non, il n’eut pas le temps d’exprimer cela ! Partageant subitement l’espoir du mécano, Cyprienne poussait son fiancé dans l’ouverture.

Et tous suivaient, tandis que Laridon répétait – avec un léger tremblement d’émotion dans la voix :

— Qu’est-ce qu’on risque ? Faut essayer ! Si vous saviez, m’sieu Jean, ce qu’il m’a semblé apercevoir !… C’est à se demander si je ne suis pas en train de devenir louftingue !

Un grondement terrible couvrit sa voix. Se rejoignant et croulant l’une sur l’autre, les masses d’eau dressées face à face retombaient dans le puits qu’elles avaient creusé et le comblaient.

Un instant entr’ouvert, l’océan refermait son inviolable empire…

CHAPITRE IIORDRE DE L’AU-DELÀ !

Quelques mois auparavant les passagers du yacht Stella avaient été mêlés à une aventure non moins extraordinaire. Pour la clarté de ce qui va suivre il nous est nécessaire de la résumer(1).

Une rivalité de savants mettait aux prises l’illustre Oronius (gloire du vingt-et-unième siècle et père de l’exquise Cyprienne) et un de ces génies du mal, qui tournent contre l’humanité la merveilleuse intelligence dont les a gratifiés le Destin.

Hantzen – tel était le nom de ce néfaste personnage – grâce à l’appui d’une princesse indoue, quelque peu magicienne, car élève de la secte des Yoghis sacrés, avait su accumuler en un point ignoré du globe, des forces destructrices qui devaient lui permettre d’anéantir ou d’asservir ses contemporains.

Inspiré par son alliée la princesse Yogha, jalouse de Cyprienne, il avait enlevé celle-ci en attaquant scientifiquement Paris. En même temps un de ses espions nommé Jarrousse, envoyé par lui pour surprendre le secret des expériences d’Oronius, s’étant colleté avec Bambo, singe formidable, favori du maître, et avait provoqué une explosion en brisant, au cours de sa lutte, un flacon de nitrocolle, explosif nouveau et d’une puissance insoupçonnée.

Cette explosion avait transformé les hauteurs de Belleville en un immense cratère dans lequel s’était engloutie la villa d’Oronius, avec son propriétaire ainsi que les deux pugilistes, homme et singe, imprudents fauteurs de la catastrophe.

On pouvait donc tenir l’illustre maître pour mort !

Hantzen, par le fait, demeuré presque vainqueur dès la première escarmouche pouvait mettre à exécution son projet de détruire et de reconstruire le monde à son gré, puisqu’il n’avait plus à redouter son puissant rival. Il retenait prisonniers, dans sa machine volante, Le Sphérus, la fille d’Oronius, Turlurette sa servante, l’ingénieur Jean Chapuis et les deux petits chiens de Cyprienne Pipigg et Kukuss.

Mais il avait compté sans l’intelligente ténacité du parigot Victor Laridon, sans le dévouement irraisonné du nègre Julep.

Ceux-ci, montés sur L’Alcyon-Car, s’étaient obstinés à pourchasser Le Sphérus jusque sur l’Everest, la plus haute montagne du monde, dans les flancs et sur le sommet de laquelle Hantzen avait installé son château-fort en une tour de métal.

Nous ne reviendrons pas sur toutes les ruses employées par Laridon pour pénétrer dans cette mystérieuse forteresse. Il y était parvenu et avait pu délivrer successivement tous ceux qui lui tenaient au cœur ainsi que Mandarinette, insolitement mêlée au lot de ses amis.

Jean Chapuis, avant de fuir l’Everest, avait fait sauter dans l’espace la tour métallique et ses occupants.

Délivrés d’Hantzen et de Yogha, tous remontés dans L’Alcyon, avaient pu reprendre le chemin de Paris.

Au cours de ce voyage, alors que Cyprienne, apprenant la mort de son père s’était mise à sangloter, une voix surnaturelle leur arrivant comme par ondes avait crié :

— On ne pleure que les morts !

Était-ce une illusion de leur esprit trop tendu ? Peut-être. Quoi qu’il en fut, Cyprienne n’avait pu se faire à l’idée que la mort stupide aurait pu triompher du génie d’Oronius. Il lui semblait que cette voix était la sienne et qu’il avait su échapper au pouvoir destructeur.

Non, Oronius ne pouvait être mort.

Dans ces conditions et pour répondre à un ancien désir formulé par son père, elle avait prié son fiancé d’ajourner leur mariage jusqu’au retour du savant.

Son retour d’où ? Puisque la Villa Féerique s’était effondrée dans le volcan de Belleville, et qu’au squelette découvert dans les cendres on avait fait des funérailles nationales !

C’était fou !

Qu’espérait Cyprienne ? Qu’attendait-elle ? Elle-même n’osait le préciser et quand l’ingénieur l’interrogeait, tendrement et anxieusement, elle soupirait sans répondre.

Mais voici qu’un jour un bruit stupéfiant se répandit dans les milieux spirites et bientôt même déborda de ce cercle.

Une nouvelle en parvint aux oreilles de Jean Chapuis et de Cyprienne.

Un médium prétendait être entré en communication avec l’au-delà. Le caractère particulier des réponses reçues faisait de cette communication quelque chose d’assez troublant.

À l’ordinaire question : « Qui êtes-vous ? » l’esprit avait répondu :

— Je suis un mort qui n’est pas mort.

— Que désirez-vous ?

— Mettre les humains en garde contre le fléau qui fermente dans l’ombre.

— Quel est ce fléau ?

Je ne saurais rien préciser encore. Défiez-vous de ce qui peut petit tomber du ciel.

Puis, pressé de questions, il avait prononcé ces deux noms qui paraissaient incompréhensibles :

— Yogha… Hantzen…

Lorsque Cyprienne Oronius eut connaissance de ces réponses sibyllines, elle donna des marques d’une émotion extraordinaire. Jean Chapuis ne pouvait manquer de partager son angoisse.

— Il nous faut voir ce médium, dit-elle fébrilement. Je veux entrer en relation avec cet esprit, car nous seuls pouvons comprendre ses paroles !

À ce désir son fiancé ne pouvait qu’acquiescer.

Ils se rendirent chez le médium.

Au domicile de ce dernier, obéissant à une sorte d’appel intérieur, la jeune fille demanda à demeurer seule avec l’intermédiaire des esprits.

L’entrevue fut courte.

Lorsque, moins d’un quart d’heure plus tard, la jeune fille rejoignit son fiancé, elle était effroyablement pâle.

— Si vous m’aimez, mon cher Jean, vous allez tout préparer selon mes indications en vue d’un voyage qu’il nous faut entreprendre sans tarder.

— Votre désir est un ordre, ma chère Cyprienne. Puis-je vous demander où nous irons ?

Elle plongea son regard dans les yeux de l’ingénieur et laissa alors tomber ces mots énigmatiques :

— Rejoindre mon père que je viens de voir.

Se reprenant tout aussitôt, elle expliqua :

— Ce n’était, vous le devinez, qu’une manifestation de ce phénomène spirite qu’on nomme une matérialisation. La mienne présente cette particularité merveilleuse qu’Oronius affirme n’être point mort. D’ailleurs, je l’avais déjà pressenti…

— Vous l’aviez déjà… ?

— Oui ! Rappelez vos souvenirs ? Quand cette voix fit basculer notre Alcyon en criant : « On ne pleure que les morts ! »

Jean Chapuis s’exclama :

— Oui, c’est vrai !… Alors, où serait-il ?

— Je l’ignore. S’il pense avoir le pouvoir de nous attirer vers lui, il n’a point la possibilité de nous révéler sa retraite. Ou peut-être craint-il le la révéler en même temps à des ennemis qui, pour le moment sont comme lui en dehors de l’humanité.

— S’agit-il de Yogha et de Hantzen ? demanda vivement l’ingénieur.

— Chut ! fit Cyprienne. Nous ne devons prononcer aucun nom. Il faut même nous abstenir de penser et de questionner. Obéissons seulement aux inspirations qui me seront transmises mentalement aux moments voulus.

Ces paroles laissaient le jeune homme en face d’un double problème : le maître qu’il avait cru mort existait-il encore ? Au cas improbable où cela serait, était-il possible de le rejoindre en cet endroit inaccessible aux humains, que laissaient pressentir les allusions de Cyprienne ?

Autrement terrible était la perspective qu’ouvrait certaine partie de l’étrange communication.

Si vraiment c’était la voix d’Oronius qui s’était fait entendre par l’intermédiaire du médium, quel sens fallait-il donner à son avertissement ?

— Craignez Yogha et craignez Hantzen ! avait-il dit.

Jean Chapuis s’était-il donc trompé en croyant avoir débarrassé le monde de ces deux monstres ?

Ne pouvant répondre à de telles questions, il avait résolu de suivre de point en point les suggestions de sa fiancée. Et c’était ainsi qu’avait été décidée et entreprise l’expédition sur La Stella, expédition qui venait d’aboutir à leur chute au fond de l’océan, un instant mis à sec.

CHAPITRE IIIDANS LA TOMBE SOUS-MARINE

Sitôt dans la grotte sous-marine, les rescapés de La Stella attendirent avec un effroi concevable l’avalanche des eaux retombantes. Ils en furent encore pour leur effroi. La montagne liquide ne put pénétrer à leur suite dans la galerie parce que, dans sa chute, elle venait de heurter un polypier géant dont les ramures, énormes, mais sensible, s’étaient étroitement appliquées sur l’ouverture, l’obstruant en entier.

— Si qu’on visitait le palace ? proposa le Parigot en désignant une galerie basse. En route !

Guide consciencieux, le mécano Laridon prit la tête et marcha le premier.

Nous employons là une expression inexacte, car le guide improvisé ne pouvait précéder ses compagnons dans le posture ordinaire de la marche. Il avançait tout bonnement à quatre pattes, ce qui lui permettait d’explorer de plus près le terrain sur lequel il se risquait. L’espèce de boyau qui accueillait nos troglodytes forcés n’était pas à vrai dire totalement plongée dans les ténèbres. Pour la première fois sans doute depuis des milliers d’années, elle revoyait la lumière du jour et celle-ci, pénétrant par l’ouverture débloquée de sa cuirasse de roches, passait au travers des ramures violâtres du polypier, dissipant un peu les ombres. Durant les premiers pas, on pouvait voir à peu près où l’on était.

Naturellement, la compagnie tout entière, y compris sa meute minuscule, n’était guère en humeur de curiosité. Ce n’était pas en touristes qu’ils pénétraient en ce lieu singulier. Il y avait trop de chances pour qu’il devint leur tombeau.

Néanmoins, chacun jeta autour de soi un regard machinal qui lui permit de distinguer rapidement une caverne assez spacieuse, s’enfonçant obliquement dans le sol ; un éboulement de blocs en murait imparfaitement l’entrée.

Ce fut tout ce qu’ils virent ; car le fond de la caverne se perdait dans une nuit presque complète et que leurs regards ne pouvaient percer.

De plus le guide volontaire ne leur donna pas le loisir d’examiner longuement les lieux.

Fixant ses yeux fureteurs sur un des recoins sombres de la caverne, il s’y précipita tout à coup en homme qui reconnaît le bon chemin.

Savait-il donc s’il en existait un ? Et dans ce cas comment pouvait-il le reconnaître ?

Mais l’instant n’était pas aux questions et, répétons-le, Laridon avait la bosse de l’action.

— Par ici, m’sieu, dames ! recommanda-t-il avec une singulière assurance.

Tous suivirent sans discuter et se glissèrent sur les talons du mécano, dans l’orifice d’un boyau latéral.

Heureuse inspiration !

À peine s’y étaient-ils réfugiés qu’un bruit formidable emplit la caverne. Le polypier, peut-être fatigué de sa faction, venait de replier son rideau, laissant passer une trombe d’eau qui se précipitait par l’ouverture en balayant devant elle où en roulant parmi ses flots les blocs de roche et tous les débris qu’elle rencontrait sur son passage.

Comme l’avait prévu Jean Chapuis, en réoccupant l’espace un instant déserté, l’océan prenait également possession de toutes les anfractuosités nouvelles, créées par le tremblement de terre sous-marin.

Logiquement, il fallait donc supposer que les eaux allaient également venir noyer le boyau où Laridon avait entraîné la troupe.

C’était une simple question de secondes.

Malgré soi, Jean Chapuis frissonna et serra davantage sa compagne. Il était bien inutile d’avoir joué à cache-cache avec la mort. Inéluctablement, celle-ci saurait les dénicher et les atteindre dans leur refuge ; c’était elle qui aurait le dernier mot.

Il attendit plein d’angoisse l’arrivée du flot mugissant.

Mais, les secondes s’écoulèrent ; puis les minutes, sans amener l’assaut prévu. Dans la grotte le bruit paraissait s’être régularisé. C’était maintenant le tumulte d’un torrent ou d’une cataracte, bondissant en écumant sur le lit qu’ils se sont choisis.

Leur course passait avec fracas à côté des ensevelis, en les épargnant.

Il n’y avait à ce fait qu’une explication : la grotte ne finissait pas à quelques mètres de son ouverture ; elle présentait une fissure s’enfonçant dans les entrailles du sol – issue qui permettait au torrent de s’écouler.

Mais cela ne pouvait accorder aux condamnés qu’un répit plus ou moins long.

Songeant à l’énorme masse d’eau que représente l’océan, Jean Chapuis ne se faisait aucune illusion. Quelques que fussent les dimensions de la fissure, les eaux l’empliraient. Et lorsqu’elles auraient atteint le fond, elles reflueraient fatalement dans les couloirs latéraux qu’elles semblaient, pour l’instant, dédaigner.

Le jeune ingénieur poussa un profond soupir.

Il trouvait cruel le jeu du destin. Pourquoi prolongeait-il leur agonie, tout en leur interdisant l’espoir ?

Près de lui, Laridon devait se livrer à des réflexions beaucoup moins pessimistes. Car, ayant tiré de sa poche un de ces photophores à base de solarium, qui avaient si avantageusement remplacé les lampes électriques, il en dirigea vers le torrent le faisceau lumineux.

Alors, il sourit avec satisfaction.

— Cavale toujours ! dit-il en narguant l’eau. Cascade ! On n’ira pas ribouldinguer dans ton dancing… On est bien trop sérieux, nous, les fistons de Pantruche !

— Naïf ! riposta mélancoliquement Jean Chapuis. Te figures-tu que nous sommes hors de danger ?

— Comme de bien entendu, patron ! Ce n’est pas la place qui manque dans ce « bocal ». Visez un peu l’escalier. Si on se trouve pas bien à l’étage, on carapatera vers le cellier. V’là tout !

L’ingénieur haussa les épaules.

— Quel avantage y trouverions-nous puisque cela ne peut nous conduire nulle part ? Sais-tu où nous sommes, mon pauvre Victor ?

Le mécano ne se démonta point et riposta du tac au tac en criant, car la cataracte faisait un bruit assourdissant :

— Où qu’on est, on s’trouve, pas vrai ? Et même on s’ trouve les pieds au sec après avoir manqué prendre un bain « fadé ». C’te situation privilégiée me donne confiance pour l’avenir.

Silencieusement, Cyprienne approuva de la tête. Il était clair qu’elle partageait tout à fait la confiance du brave mécanicien.

Celui-ci s’était rapproché de l’entrée du boyau et contemplait le passage de l’eau.

La clarté du photophore illuminait des formes confuses : blocs de rocher et épaves diverses que les eaux entraînaient, avec elles.

Le mécano parut les examiner avec un évident intérêt.

Cette vue lui suggérait certainement des réflexions satisfaisantes. Maître Laridon savait parfois voir les choses de loin.

— Oh ! oh ! grommela-t-il avec un sourire énigmatique. C’est l’express et même le rapide. Ça pourrait remplacer le fourgon des bagages. Je parie qu’il arrivera avant nous.

Il fit un petit signe de le main.

— Bon voyage !… Et à la revoyure !

L’esprit du gamin de Paris ! Toujours le mot pour rire – même quand la circonstance ne semble pas en comporter. Que voulait dire Laridon ? Il avait certainement quelque idée de derrière la tête, qu’il ne jugeait pas à propos de communiquer à ses compagnons fort affaissés.

Pour avoir conservé quelque apparence d’espoir et de vigueur, il n’y avait que Cyprienne et lui-même.

Mais sur quoi pouvait bien reposer une pareille confiance ? Si on leur avait posé cette question, il est probable que la jeune fille et le mécano eussent fait des réponses assez différentes.

Cyprienne Oronius avait sans doute des raisons différentes de celles de Laridon pour rester calme au milieu de celle effarante aventure.

Depuis quelques instants, au bruit de la cataracte venaient se joindre d’autres bruits plus formidables encore. On aurait dit des détonations d’artillerie ou des explosions de mines, elles ébranlaient la masse rocheuse au sein de laquelle les ensevelis avaient trouvé refuge. C’était comme si un bélier colossal avait frappé contre ses parois à intervalles presque réguliers.

Puis, il se produisit une chose surprenante. Le fracas et le volume du torrent diminuèrent tout à coup ; bientôt ce ne fut plus qu’un filet d’eau qui s’écoula et disparut, comme si la source dont il provenait s’était tarie.

Une telle hypothèse n’était-elle pas invraisemblable, alors que cette source n’était autre que l’inépuisable Océan ?

Jean Chapuis, ébahi, n’en pouvait croire ses yeux : il marcha vers l’entrée du boyau et jeta dans la grotte redevenue silencieuse un regard étonné.

L’obscurité y était redevenue complète. Il dut recourir au photophore.

— Éclaire-moi, Victor !

Le mécano s’approcha à son tour et inspecta comme son ingénieur.

— Quelqu’un a rebouclé la « lourde », constata-t-il. Écoutez la « marsouine », m’sieu Jean. Elle est en train de calfater les joints.

C’était exact. Entraînés par les eaux, des blocs s’étaient amoncelés dans le couloir et avaient fini par obstruer complètement l’entrée.

Et sous la pression des eaux, ces blocs s’étaient agglomérés en une sorte de maçonnerie si compacte que toute infiltration avait cessé.

Le danger d’inondation du refuge n’était plus à redouter.

Par contre, les infortunés qui s’y trouvaient enfermés devaient se considérer comme murés vivants dans un tombeau.

Devaient-ils se réjouir de ce salut imprévu ? Non, sans doute, car il semblait vouloir les réserver pour un autre genre de trépas, plus lent et non moins atroce !

Des milliers de mètres cubes d’eau salée les séparaient à présent de l’air libre et de la surface des flots.

N’importe ! des gaillards de la trempe de Jean Chapuis et de Laridon pouvaient regarder cette situation en face.

Ils vivaient… Ils respiraient… C’était décidément le mécano qui avait raison.

En somme, c’était à son inspiration que tous devaient d’être encore de ce monde… presque dans l’autre !

Jean Chapuis lui frappa amicalement sur l’épaule.

— Ami Victor, dit-il, tu as eu une fameuse idée ! Et j’avais grand tort de m’en moquer. Sans la partie de cache-cache que tu nous as obligés d’engager avec l’Océan, nous aurions une terrible indigestion d’eau salée !

— Oui, traduisit le mécano, la limonade à prendre était un peu là !

Puis il ajouta plus sérieusement :

— À parler franc, je n’ai pas eu cette idée là tout seul ; peut-être bien qu’on me l’aurait soufflée.

— Soufflée ?…

Cyprienne fit un geste. Elle semblait comprendre, elle.

— N’est-ce pas ? fit-elle involontairement. Vous avez eu l’impression d’être entraîné ? Ce qui nous arrive ne saurait être imputé au hasard.

Jean Chapuis lui adressa un regard d’affectueux reproche.

— Ne vous abandonnez pas à de déraisonnables chimères, ma chère Cyprienne, objecta-t-il. Je ne saurais croire que nous ayons été attirés en ce tombeau par une volonté amie. En tout cas, ce ne saurait être là la voie susceptible de nous conduire vers celui qui vous appelle. Vous devez sentir comme moi combien il serait absurde de le supposer… S’il fallait admettre que notre terrible submersion ait été provoquée, je craindrais plutôt de devoir l’attribuer à l’intervention d’un ennemi.

Cyprienne ne fit aucune réponse à cette objection. Sa confiance n’était peut-être pas entamée, mais elle paraissait vouloir éviter la discussion.

— En tout cas, reprit-elle, nous ne sommes pas séparés, c’est le principal. Nous supporterons ensemble ce qui nous arrivera. Je pense donc ceci : quel qu’il soit et en quelque région qu’il doive nous mener, nous devons explorer ce séjour où le Destin – pensez-vous – vient de nous jeter.

— La situation ne me semble pas comporter d’issue, murmura soucieusement Jean Chapuis. Malgré tout, avez raison, ma chère Cyprienne. Nous devons agir comme s’il était possible de conserver un espoir. S’abandonner est le fait des lâches. Il y en a point ici.

Son regard, qui pour ne pas inquiéter la fiancée, s’obligeait à être ferme, alla étudier les visages de ses compagnons.

Ni Turlurette, ni Mandarinette ne devaient se rendre un compte exact de l’aventure. Elles paraissaient surtout ahuries.

Pipigg et Kukuss avaient trouvé des cailloux salés par les vapeurs de la chute et s’occupaient à les lécher.

Quant au brave nègre, Julep, il était assis sur un entablement avec un air tellement détaché des choses de ce monde que l’ingénieur s’étonna.

— Qu’as-tu, malter Julep ? lui demanda-t-il. Tu ne parais pas très en train mon brave.

— Inutile bouger, massa ! répondit le nègre polychrome. Plus rien à faire pour gagner bon paradis.

— Pourquoi ça ?

— Julep mort. Julep être arrivé dans monde meilleur… Et massa Laridon y être aussi. Et Pipigg ! Et Kukusss ! Julep est fini, crevé, mouri avec tous son z’amis !

C’était dit avec une telle conviction que les auditeurs ne purent s’empêcher d’éclater de rire.

— Si nous étions morts, observa judicieusement Laridon, nous ne serions plus soumis aux nécessités humaines, mon vieux boule de neige. Or, mon estomac me tiraille bigrement, impossible de m’y tromper : j’ai « la dent », donc, je suis vivant !

— Julep aussi beaucoup appétit ! reconnut le nègre après réflexion.

Le mécano se gratta l’occiput et reprit :

— Tu vois bien, passionné, t’as la boulimie… Pourtant, mon nègre d’amour, en un sens, tu pourrais bien avoir raison. Ta fringale est celle l’un macchabée récalcitrant. Car nous avons dû claquer sans nous en apercevoir. C’est la seule explication possible. Il n’y a qu’à des morts qu’une aventure pareille pouvait arriver. Nous sommes chez les morts… La preuve c’est que j’en ai aperçu un.

Cyprienne Oronius donna des signes d’intense émotion. Les autres s’ébahirent seulement.

— Qu’est-ce que tu chantes-là ? s’exclama l’ingénieur.

— La vérité, m’sieu Jean. Je ne vous l’avais pas dit – d’abord parce que je n’en ai pas eu le temps ; et ensuite parce que j’en suis resté vert pomme couleur jus de chique. La chose s’est passée au moment où nous venions de toucher le fond du gouffre et où mes yeux, se portant instinctivement autour de moi, j’ai aperçu l’entrée de la caverne sous-marine… Eh bien ! parole de Laridon, j’ai distingué une silhouette humaine… une tête aux yeux extraordinaires qui nous reluquait.

— Hallucination, Victor ! Tu as cru voir.

— J’ai vu, m’sieu Jean ! Vu, ce qui s’appelle z’yeuté !

— Une créature humaine, dis-tu ? Une créature vivante sortant des entrailles de la terre ! Tu es fou ! C’est impossible !

— Pourquoi non ! intervint doucement Cyprienne, dont les prunelles s’animaient.

— Parce qu’il existe des limites que la vie ne saurait franchir, riposta l’ingénieur : en secouant la tête. Ne compliquons pas notre aventure en imaginant l’invraisemblable. Elle est déjà suffisamment extraordinaire. Je l’explique ainsi : une série de hasards favorables nous a fait survivre à la perte de notre navire et à la chute qui en est résultée. Tenons-nous-en à cette explication. Nous atteignons, en pleine possession de nos facultés physiques et intellectuelles, le sol de l’océan, disloqué par un tremblement de terre. Nous trouvons, contre toute attente raisonnable, un refuge au fond d’une crevasse que l’Océan lui-même a pris soin de refermer sur nous. La situation est donc parfaitement claire, sinon réjouissante. Nous voici murés au fond d’une faille de l’écorce terrestre, avec toute la profondeur de l’océan au-dessus de nos têtes. Quelles sont les dimensions de cette faille ? Pouvons-nous y vivre ? Et combien de temps ? Telles sont les questions à examiner. Nous allons donc procéder sans tarder à cette exploration.