De la mer bleue au Mont-Blanc - Ligaran - E-Book

De la mer bleue au Mont-Blanc E-Book

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Extrait : "Dans le bureau que j'occupe au ministère de la guerre, j'essaie vainement de travailler et mes idées deviennent de plus en plus mélancoliques. Le jour tombe, maintenant plus pâle, sur une aquarelle un peu naïve, mais pleine d'expression, dans laquelle le général Lejeune a peint la bataille d'Austerlitz : au premier plan la neige et au loin les bataillons russes qui disparaissent sous la glace des étangs de Pratzen brisée par les boulets français."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 213

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Paris, le 13 février 1901.

 

Dans le bureau que j’occupe au ministère de la guerre, j’essaie vainement de travailler et mes idées deviennent de plus en plus mélancoliques. Le jour tombe, maintenant plus pâle, sur une aquarelle un peu naïve, mais pleine d’expression, dans laquelle le général Lejeune a peint la bataille d’Austerlitz : au premier plan la neige et au loin les bataillons russes qui disparaissent sous la glace des étangs de Pratzen brisée par les boulets français.

Le général près duquel mon service m’appelle vient de partir il y a une heure en mission pour Saint-Pétersbourg. Il va traverser en train express les vastes plaines monotones parsemées de pauvres arbres où je roulais péniblement à bicyclette il y a dix ans, et que la neige recouvre maintenant.

Le vent souffle plus fort et de ma fenêtre je vois blanchir le boulevard Saint-Germain sous la neige qui tombe. Les passants plus rares se hâtent, tandis que les chevaux ralentissent leur pas entremêlé de glissades, dans l’appréhension de la chute prochaine. Dans quelques jours, le froid donnera un manteau clair aux nymphes des fontaines de la place de la Concorde.

FONTAINE DE LA PLACE DE LA CONCORDE

Pour fuir la pensée de l’hiver russe, la vision de l’hiver parisien, un peu attristantes toutes deux, et pour occuper mes loisirs d’officier d’ordonnance sans général, je vais m’asseoir au coin du feu et lire un journal près de la lampe basse qui laisse dans l’ombre la neige d’Austerlitz. Dans le journal je trouve un récit plus triste que mes pensées. C’est de la neige encore et toujours qu’il s’agit. Un architecte de Paris que j’avais entendu dans une conférence du Club alpin raconter, il y a quelques semaines, ses très intéressantes courses d’hiver, vient d’en entreprendre une nouvelle avec deux camarades d’excursion qu’il a pris à Albertville. Il a été entraîné avec eux par une avalanche ; une coulée de neige a suffi pour étouffer sa voix et briser sa vie, tandis qu’à deux pas à peine au-dessus de cette tombe c’était encore la lumière et le salut.

Ma pensée va tout entière à cette neige attirante et perfide de la montagne qui rend parfois lentement la vie aux faibles, mais qui souvent aussi l’enlève brutalement aux forts. J’ai foulé pendant trois hivers cette neige pour aller voir à la frontière ceux de nos soldats qu’elle isole du reste du monde. Ce qui était d’abord un devoir est devenu ensuite un attrait. Aux manœuvres des pontonniers, j’avais appris jadis à aimer l’eau des fleuves et des rivières, elle aussi attirante et perfide. Aux marches d’hiver des chasseurs alpins, j’ai bien vite aimé la neige, puis, trouvant trop étroit le cadre militaire dans lequel sont enfermées les manœuvres des uns et des autres, je l’ai brisé pour descendre en été le plus grand fleuve de l’Europe, pour essayer de gravir en hiver sa plus haute montagne. J’ai conté autrefois les souvenirs inoubliables que j’ai gardés des fleuves lointains, et je voudrais écrire aujourd’hui les impressions non moins vives que m’ont laissées les Alpes françaises, de la mer bleue au mont Blanc.

Le Mans, avril 1904.

 

À ces réflexions vieilles de trois ans déjà, je voudrais en ajouter quelques autres, expliquer en peu de mots comment j’ai abandonné ces récits pendant un si long temps avant de les reprendre enfin. Qui de nous n’a été interrompu lorsqu’il écrivait une lettre et n’a pu achever celle-ci qu’après le départ du courrier ? Pareille chose m’arriva, et ma vie se trouva complètement remplie par les exigences du service d’état-major, enlacée dans ses chaînes dorées, absorbée ensuite par les détails du service de troupe, qui avaient été entièrement modifiés pendant les neuf années que j’avais passées ailleurs. Pouvais-je échapper à ce double service, honneur et servitude de l’officier breveté ? Non ; mes récits de voyages, en équilibre instable entre ces deux services comme un canonnier novice entre deux selles à la tête du régiment, sont tombés à terre, où ils furent longtemps oubliés dans la poussière.

Je les ramassai un beau jour de février 1004, voulant profiter d’une période de l’instruction du régiment qui me laissait quelques loisirs. Trois jours plus tard, je tombai brusquement malade. Je me résignai en pensant que j’avais éprouvé déjà bien d’autres ennuis aussi graves et que cependant j’avais été amené par la suite à les considérer comme d’heureux évènements. De mon passage dans un régiment de pontonniers en 1882, j’ai gardé le meilleur souvenir après y avoir vu la plus grande disgrâce qui pût atteindre un officier d’artillerie. Onze ans plus tard j’étais envoyé à Lyon, et là, n’ayant plus de camarades comme au régiment, je m’étais senti isolé, perdu dans cette grande ville ; c’est à cette désignation cependant que je dois tous mes voyages dans les Alpes. Onze ans plus tard, la maladie qui devait m’empêcher de terminer ces récits fit place très vite à une longue convalescence qui, en m’interdisant tout exercice physique, me laissait toute liberté de travail intellectuel. Ce fut la grande halte aux deux tiers, vers la fin peut-être de l’étape, le repos au bord d’un fleuve agité. J’en ai profité pour revivre dans le passé. Puissent ceux qui voudront bien me lire y trouver comme moi, sinon quelque enseignement, du moins quelque plaisir !

CHAPITRE PREMIERLa mer bleue – La Tinée

Les quatre vallées de l’Isère, de l’Arc, de la Durance et de l’Ubaye ouvrent chacune une route de la vallée du Rhône ou plutôt de la 14e région de corps d’armée vers l’Italie. Les quatre cols correspondants : le petit Saint-Bernard, le mont Cenis, le mont Genèvre et le col de Larche sont barrés par les quatre places de Bourg-Saint-Maurice, de Modane, de Briançon et de Tournoux. Ces places comprennent des forts et aussi de simples postes qui permettent de surveiller la frontière italienne. Chaque année, les officiers de l’état-major du 14e corps d’armée, dont je faisais partie, étaient envoyés dans les Alpes en reconnaissances, en voyages d’état-major et en manœuvres pendant l’été, en visites de postes pendant l’hiver. Ces visites de postes avaient un triple but : renseigner directement le commandement sur ce qui se passait à la frontière, transmettre et faire aboutir rapidement les demandes des chefs de poste et enfin exercer les officiers d’état-major aux marches d’hiver dans les Alpes. Ces derniers prenaient le chemin de fer, souvent ensuite la diligence, pour arriver au fond de la vallée qui leur avait été attribuée. Ils montaient enfin à un ou deux postes d’hiver, y passaient la nuit quand la course était trop longue et revenaient rapidement à Lyon. Ces voyages duraient cinq ou six jours et se faisaient dans les mois de novembre ou de décembre. Ils ne manquaient ni de charme ni d’incidents, mais l’aller et le retour étaient monotones. J’ai toujours eu l’horreur des chemins déjà vus et je comparais, à tort peut-être, chacune de ces grandes vallées que je devais suivre, à une prison dont les crêtes neigeuses et infranchissables des montagnes formaient les murailles, et dont les postes d’hiver étaient les hautes fenêtres accessibles seulement pendant quelques heures au prisonnier, c’est-à-dire au voyageur d’en bas.

J’essayai d’abord timidement, sans autorisation et sans succès d’ailleurs, de passer directement de l’une de ces vallées dans l’autre. Plus tard d’autres tentatives moins malheureuses me firent concevoir le projet plus hardi de suivre d’une extrémité à l’autre cette frontière des Alpes, que j’avais appris à connaître pendant l’été. Je voulais autant que possible, chaque jour, monter à un col ou sur un sommet, y retrouver le soleil, les horizons lointains déjà entrevus, mais sous un ciel d’hiver, dans un air plus pur, avec une parure immaculée, avant de redescendre dans l’une des grandes voies transversales des Alpes, à la nuit, dans le brouillard, dans la boue, au niveau de l’homme. J’aurais en vain cherché pour ce voyage un point de départ plus beau que Nice au bord de la mer bleue, une borne d’arrivée comparable au mont Blanc, non pas au mont Blanc des longs jours d’été, auquel on arrive par une piste frayée dans la neige, parfois large comme une route d’Algérie dans le sable, ou comme une route russe dans les terres noires du sud, mais au mont Blanc des longues nuits d’hiver, inviolé par l’homme, évité par tout être vivant.

NICE – PROMENADES DES ANGLAIS

Pour ce voyage où je désirais mettre de mon côté les meilleures chances de succès, je ne voulus pas prendre les derniers jours de l’année qui m’avaient été imposés dans mes courses précédentes ; ces jours trop courts étaient aussi trop pleins de neige, et il importait de passer avec le moins de dangers possible entre les avalanches d’hiver et celles du printemps. Je désirais aussi assister au carnaval de Nice et voir cette ville dans sa plus grande splendeur, dans sa gaieté la plus folle, avant d’entrer dans la solitude si complète des grandes Alpes.

Je demandai enfin au gouverneur militaire de Lyon l’autorisation qui m’était nécessaire pour mon voyage ; elle me fut accordée sous la condition que je serais accompagné dans la partie la moins facile du trajet par le guide Blanc, maire de Bonneval-sur-Arc, le meilleur guide d’hiver des Alpes françaises. Celui-ci accepta en me prévenant que « la course était sérieuse » et que je devrais me munir non seulement de mon piolet et de mes raquettes, mais encore de tout ce qui était nécessaire pour protéger contre le froid ma tête, mes mains et mes pieds. J’avais fait construire à Lyon un appareil photographique de grand format, très léger. Je préparai l’envoi de plaques et d’effets de rechange, que mon ordonnance devait m’adresser en temps voulu dans toutes les grandes vallées des Alpes, aux points où je pensais les traverser, et, quand tout fut prêt, je me décidai à partir de Lyon le lundi 26 février 1900.

Le lendemain, mardi gras, je me réveillais au bord de la Méditerranée. J’avais laissé l’hiver à Lyon pour trouver ici le printemps, les arbres en fleurs et bientôt, près de Cannes, les palmiers. À dix heures du matin j’étais à Nice. J’avais fixé mon départ à six heures du soir ; j’avais donc huit heures devant moi, pendant lesquelles j’allais faire provision de chaleur, de lumière et de gaieté pour le reste de mon voyage. Je monte au château, d’où la vue est si jolie sur la longue courbe régulière de la plage et de l’autre côté sur le petit port de Lympia. Dans un restaurant où j’ai peine à trouver place, la maîtresse d’hôtel me dit : « Monsieur, certainement vous êtes officier ; je crois bien vous avoir déjà vu. » Je ne le pense pas, car depuis de nombreuses années je n’ai passé qu’une nuit à Nice, le 14 juillet dernier, entre une journée de marche sans arrêt et sans repos, pleine de chaleur lourde et de lumière éclatante dans les rochers du Siricoca, du Pied de Jacques et du mont Agel, et une autre longue journée de repos complet sur les chemins de fer du Sud, dont les trains ne vont si lentement que pour laisser admirer leurs beaux viaducs sur les gorges profondes, au pied des grands « baous » blancs.

À partir de midi Nice s’anime peu à peu : au monde élégant du matin sur la promenade des Anglais succède une foule bruyante qui suit la fanfare entraînante des pompiers et le cortège des chars de toute espèce, grands et petits, élégants et burlesques, d’où l’on jette à profusion fleurs et confetti. En voyant mes vêtements gris se blanchir de plâtre, je m’applaudis d’avoir laissé mon appareil photographique à l’hôtel. Sur la place Masséna, où la foule est plus dense, je suis pris dans un remous et entouré pendant quelques secondes par trois danseuses que le flot emporte bien vite ailleurs. Quelle gaieté sous ce soleil déjà chaud ! quelles couleurs éclatantes sous ce beau ciel à peine voilé parfois de quelques nuages ! Combien je suis loin ici des fêtes des jours gras dans les villes du nord, où il faut fuir si souvent la pluie ou la neige, souvent aussi les paroles grossières ou les sons discordants de gens qui croient pouvoir emprunter à un costume piteux ou ridicule le droit de s’amuser aux dépens des autres ! Au milieu de cette foule à laquelle rien ne me lie qu’une distraction passagère, je me sens aussi seul que dans la montagne, presque triste.

VUE PRISE DU CHÂTEAU DE L’ANGLAIS SUR LE PORT DU LYMPIA
NICE – ENTRÉE DU PORT DE LYMPIA
NICE – PORT DE LYMPIA

En allant à la gare des chemins de fer du Sud, je rencontre une danseuse que sa gaze légère et son maillot doivent mal défendre de la fraîcheur du soir. Le train qui va m’amener lentement à la station de la Vésubie emporte un guerrier romain, court vêtu lui aussi, dont le casque brillant est surmonté d’un cygne. Il a rehaussé aujourd’hui l’éclat de l’un des chars du cortège ; dans un wagon de chemin de fer il fait ce soir une singulière figure. Il descend à la gare de Colomars et va gagner par un chemin sinueux sa maison au flanc de la montagne ; au passant attardé il causera quelque étrange surprise avant d’aller déposer jusqu’à l’année prochaine son costume d’un jour.

Mercredi 28 février 1900. – Je renvoie à Lyon les vêtements civils dont je n’aurais pu me passer hier à Nice. Les confettis qui ont pénétré dans mes poches me rappellent le carnaval, qui est déjà loin. Je rentre dans la vie sérieuse, mais, tout en prenant la route de la montagne, je me pose une question : dans la vallée profonde où l’on parle encore l’italien autant que le français, où les lucioles volent en si grand nombre pendant les nuits chaudes de l’été, où la neige n’est peut-être pas tombée cet hiver, le guerrier romain n’est-il pas plus à sa place que le capitaine d’artillerie qui chemine avec ses deux grands sacs photographiques sur le dos, un piolet et des raquettes à la main ? Voici bientôt la gorge de la Mescla que j’avais vue si animée l’été dernier, et où de nombreux ouvriers creusaient dans le rocher un canal qui devait donner l’eau et la vie à la vallée inférieure du Var, l’énergie aux tramways électriques et la lumière aux villes du littoral. Elle est solitaire aujourd’hui et, au pied des grands rochers calcaires, dont les plans de clivage presque verticaux semblent prendre appui sur la route comme un décor d’opéra sur le plancher de la scène, je n’aperçois qu’un point rouge et quatre points noirs qui se déplacent dans le même sens que moi, mais d’une allure plus lente. C’est une jeune femme, « tout de rouge habillée », une bergère qui ne fait point partie du carnaval de Nice et qui conduit ses chèvres sur les pentes très raides au-delà du défilé.

LE VAR AU CONFLUENT DE LA TINÉE

Près des culées à demi détruites d’un pont suspendu qu’une inondation a emporté, je quitte la vallée du Var dont le torrent principal a creusé, ainsi que le Cians, son affluent, des gorges si belles et si profondes dans les masses de schiste rouge qui leur barraient le passage. La vallée de la Tinée, que je vais remonter maintenant dans toute sa longueur, est pittoresque aussi. Sur un piton planté de maigres oliviers, à six cents mètres au-dessus du torrent se dresse Tournefort, l’un des villages les plus pauvres de ce pays et qui commandait au Moyen Âge la région d’entre Var et Tinée. Sur la même crête, mais un peu plus bas, les ingénieurs militaires ont construit, il y a vingt-cinq ans, le fort du Picciarvet. Les habitants du village l’abandonnent de plus en plus ; peut-être en sera-t-il de même un jour de la garnison du fort !

La chaleur et la fatigue furent mes compagnes dans cette première journée de marche. La profonde vallée de la Tinée, qui m’avait paru belle en été, a perdu avec sa verdure son plus grand charme ; les montagnes couvertes de neige me paraissent lointaines parce que l’entraînement me fait défaut. J’essaie de déjeuner à l’auberge du pont de Clans, mais hélas ! la femme est allée au carnaval de Nice et son mari ne m’offre que des œufs à la coque, cuits sur le gril où ils ont pris un fort goût de corne brûlée ; je me console en pensant que je dînerai d’autant mieux ce soir à Saint-Sauveur.

Jeudi 1er mars 1900. – Je me lève à deux heures du matin pour prendre le courrier et arriver ce soir à Jausiers, si faire se peut. La voiture va lentement, généralement au pas. Quatorze kilomètres en trois heures, ce n’est pas un effort exagéré pour le cheval que les aboiements continus d’un petit chien empêchent de dormir et de buter. De ce voyage de nuit, à la frontière même de l’Italie, il ne m’est resté que l’impression vague, endormie en quelque sorte, d’une gorge sombre où la Tinée coule en torrent. Aux premières lueurs du jour, nous arrivons à Isola ; le petit chien s’est lassé d’aboyer, le cheval et le voyageur sommeillent, le conducteur dort profondément. Le cheval va presque jusqu’au bout du village, hésite de plus en plus et, après mûre réflexion, finit par s’arrêter. Des paysans interpellent le conducteur qui se réveille enfin. Le capitaine T…, des douanes, m’invite à prendre un peu de café chez lui avant de remonter en voiture ; nous ferons route ensemble jusqu’à Saint-Étienne où l’appelle son service. Nous causons de toute sorte de choses, des contrebandiers qui introduisent en Italie du sel et du pétrole sur lesquels on a mis dans ce pays des impôts très élevés. Nous mettons pied à terre, car la route a été emportée sur une grande longueur par la Tinée, qui coule à côté de nous et qui a inondé cet hiver toute sa vallée à la suite d’une pluie de deux jours et de la fonte des neiges qui en est résultée. De violents orages ont troublé cette eau si limpide aujourd’hui, et les truites, dont les ouïes s’emplissaient de sable, sont venues pour la plupart mourir étouffées à la surface.

GORGE DE LA TINÉE – TOURNEFORT
LA FRONTIÈRE D’ITALIE

Vue prise de Bouzieyas

À huit heures et demie du matin, nous arrivons à Saint-Étienne, gros bourg très malpropre ; la route s’arrête là et je pars à pied. À Vens, la neige forme un léger tapis qui s’épaissit rapidement. Sur la piste étroite du sentier, je rencontre le curé du Pra, pauvre hameau dont on descendait les morts, il y a quelques années à peine, dans un charnier à deux pas de l’église. Il est accompagné de Goléan, le gardien du baraquement militaire des Fourches, qui vit là seul avec son neveu pendant tout l’hiver. Tous deux font demi-tour, trop heureux de trouver à qui causer dans ce pays si fréquenté par nos troupes en été, si désert en cette saison. Goléan va m’accompagner jusqu’à Bouzieyas, le dernier hameau de la Tinée. Chemin faisant, il me raconte avec une joie profonde et une légitime fierté, que le général P. l’a reconnu l’été dernier de l’autre crête de la vallée, de très loin et l’a appelé par son nom. À l’auberge nous prenons du vin, des châtaignes et du lard cuit dans une pâte lourde que j’ai peine à avaler malgré ma faim. Goléan me dit qu’il ne passe peut-être pas dix personnes au col chaque hiver, qu’il est une heure et demie et par conséquent trop tard pour tenter aujourd’hui l’aventure ; mais je ne saurais que faire ici dans cette pauvre auberge jusqu’à demain. Je partirai.

CHAPITRE IIL’Ubaye

Deux cols très proches l’un de l’autre, que l’on dénomme généralement Pelouse et Pelousette, s’ouvrent à la même altitude dans la crête qui sépare les vallées de la Tinée et du ruisseau d’Abriès, affluent de l’Ubaye. De ces deux cols, je prendrai celui de droite, Pelousette, parce que je ne le connais pas encore. Martin, l’un des fils de l’aubergiste, qui va faire prochainement ses vingt-huit jours comme réserviste à Antibes, m’accompagnera jusqu’au col. Nous marchons sans raquettes sur la neige que le soleil a durcie. Le ciel est sans nuages, mais le temps passe. Il est quatre heures lorsque nous arrivons au col. Martin veut aller plus loin, mais quelques minutes plus tard, je le renvoie. Il y consent à regret, craignant de m’abandonner seul au danger : « Mon pauvre capitaine, me dit-il, prenez au moins ma petite bouteille de rhum et mes quatre morceaux de sucre. » Ainsi fut fait. Je descends rapidement, partagé entre deux sentiments très différents : une certaine satisfaction d’abord de n’être plus sous la tutelle d’un guide très jeune, solide, mais sans grande expérience et en outre un peu d’émotion de me sentir seul, loin de tout être humain et de tout secours, dans la solitude glacée de la montagne. Mais cette émotion est légère parce que j’espère bien trouver un peu plus bas, au lac des Sagnes, des hommes du 157e régiment d’infanterie ; par une lettre écrite de Nice, j’ai prié le commandant d’armes de Jausiers d’envoyer quelqu’un au-devant de moi. La pente est rapide et j’arrive vite au fond du vallon, qui se resserre bientôt entre de gros rochers, à l’abri desquels poussent les premiers arbres. La neige, qui n’a jamais reçu ici les rayons du soleil, devient très molle et la marche très pénible ; avec mes raquettes, j’enfonce jusqu’aux genoux, sans elles, je serais perdu.

Dans la petite plaine des Sagnes dont les lacs sont gelés, je ne trouve personne, parce que ma lettre a dû passer par Marseille et n’arrivera à Jausiers qu’un jour après moi. Le fil télégraphique du col de Pelouse, que je viens de rejoindre, me guidera bien dans la plaine, mais que ferai-je dans la forêt ? Ici encore la nuit est assez claire, mais que sera-ce sous les sapins ? Je traverse de nombreuses coulées d’avalanches que je reconnais moins à la vue qu’au contact de leurs blocs de neige très durs et irréguliers qui fatiguent les raquettes et les pieds ; elles m’avertissent aussi qu’il faut passer sur la rive gauche du torrent pour éviter les escarpements de Cuguret sur la rive droite. Je renonce à trouver le pont, qui se trouve en dehors de la ligne des poteaux télégraphiques, à peine visible elle-même, et je passe à gué dans l’eau aussi vive que froide. Je l’avais trouvée délicieuse autrefois en été ; j’avais désiré aussi de loin l’ombre de cette forêt de Beaumont que je redoute en y pénétrant cette nuit. Je perds sans cesse le chemin qui tantôt se renfle en son milieu comme un gros bourrelet de neige molle, tantôt forme avec le terrain à droite et à gauche une pente régulière et uniforme, tantôt enfin traverse des clairières coupées de taches noires qui forment contraste par leur direction horizontale avec les troncs sombres des sapins. Ces taches sont tout ce que l’on voit des cabanes éparses dans la forêt, entre la neige qui s’accumule à leur pied sous une couche de verglas et celle qui écrase leur toit. Dans ces cabanes abandonnées pendant l’hiver, j’ai cherché vainement du foin pour me reposer un moment ou un abri contre le froid.

Vendredi 2 mars 1900. – Après une marche très lente et très pénible, dans la fatigue du chemin souvent perdu sans traces humaines, à la perpétuelle recherche du point d’appui dans la neige qui cède ou résiste, avec des raquettes qui tiennent bon ou chavirent, j’arrive enfin à une heure et demie du matin à l’extrémité de cette forêt de Beaumont si belle en été, si inhospitalière dans cette nuit d’hiver et par un singulier contraste, peut-être un peu aussi à la dérive, ma pensée s’en va à la forêt équatoriale, aux récits des explorateurs africains qui, après avoir cheminé péniblement pendant de longs jours sous le feuillage impénétrable, soupirent ardemment après la lumière, dût cette lumière luire pour eux sur un désert saharien ! Mais cette lumière à laquelle j’arrive n’est même pas « la sombre clarté qui tombe des étoiles ». Le ciel s’est voilé et se confond maintenant entièrement avec la neige. Dans l’obscurité presque complète, je ne distingue plus qu’avec peine le fil télégraphique qui me paraît descendre très brusquement. Pendant une heure, je cherche le chemin à travers les broussailles et les murs de pierres sèches qui semblent être les degrés par lesquels la montagne s’abaisse vers de très profonds ravins. À chaque tentative, la prudence me ramène au point où j’ai franchi la lisière de la forêt, le seul dont je sois assuré. De l’autre côté du torrent d’Abriès, à quelques centaines de mètres seulement, la neige a fondu au soleil de ces derniers jours, mais nul chemin ne conduit à cette terre désirée. Μa journée de labeur est longue de vingt-quatre heures déjà ; je suis las, j’ai sommeil et je me décide à bivouaquer jusqu’au jour. Au pied d’un rocher qui m’abritera un peu, je dépose mes deux sacs photographiques, qui pèsent bien dix kilogrammes, je tasse la neige et me roule au fond du trou ainsi formé, ramassé autant que possible sur moi-même dans ma légère pèlerine de caoutchouc, qui ne peut me défendre du froid, mais qui me préservera du moins du contact de la neige. Qu’elles m’ont paru longues les trois heures que j’ai passées là, dans l’alternance presque régulière d’une torpeur insurmontable et d’un réveil glacé, sans énergie pour résister à ces deux ennemis : la fatigue et le froid, dont l’un peut me livrer sans défense à l’autre !