De la sculpture antique et moderne - René Ménard - E-Book

De la sculpture antique et moderne E-Book

René Ménard

0,0

Beschreibung

Extrait : "Il est très difficile de dégager une réalité historique du milieu des légendes qui avaient cours en Grèce sur les origines de la sculpture. Quand les Grecs ont commencé à s'inquiéter de leur histoire, ils avaient des rapports fréquents avec des peuples plus anciens qu'eux. Ils ont trouvé naturel d'attribuer leur éducation artistique aussi bien que leur initiation religieuse à des colonies égyptiennes ou asiatiques."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. 

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants : 

• Livres rares
• Livres libertins
• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
• Policier

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 414

Veröffentlichungsjahr: 2015

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



EAN : 9782335050516

©Ligaran 2015

Introduction

Le sujet que nous abordons ici a été mis au concours par l’Académie des beaux-arts dans les termes suivants :

« De l’enseignement de la sculpture chez les Grecs et chez les modernes ; apprécier quelles ont été les causes de ses progrès et de ses défaillances. »

Au premier abord, il semble exister une certaine analogie entre cette question et celle qui avait été proposée par la même Académie en l’an VIII : « Quelles ont été les causes de la perfection de la sculpture antique et quels seraient les moyens d’y atteindre. » On reconnaît bien vite, cependant, que les deux questions ont une portée toute différente. Celle de l’an VIII était purement dogmatique ; elle laissait en dehors non seulement toute la sculpture moderne, mais le développement historique de l’art dans l’antiquité et les variations de l’enseignement. Émeric David, qui remporta le prix avec un mémoire publié depuis sous le titre de Recherches sur l’art statuaire, s’était aidé des conseils du statuaire Giraud. Les principes qui ont guidé les sculpteurs de l’antiquité sont exposés dans cet ouvrage avec un grand talent. L’auteur analyse les formes du corps humain et montre comment l’art grec a su arriver à la beauté idéale sans jamais oublier son point de départ, limitation de la nature. Il ajoute que les traditions de l’antiquité n’ont pas toujours été suivies par les artistes modernes, mais sans expliquer dans quel sens et au nom de quels principes vrais ou faux la tradition antique a été abandonnée ou combattue. Cette question, qui ne rentrait pas dans son cadre, est précisément celle que pose cette année l’Académie. Il n’y a donc pas à recommencer le travail d’Émeric David, d’abord parce qu’il est bien fait, ensuite parce que le programme nouveau roule sur tout autre chose.

La marche que nous nous proposons de suivre est celle que l’esprit scientifique de notre époque impose désormais à toutes les recherches. Le temps des constructions dogmatiques est passé ; pour donner une base solide aux théories, il faut les appuyer sur les faits. En suivant l’histoire de l’art, on assiste à l’éclosion des systèmes, et, à mesure qu’ils se produisent, on peut les juger par leurs œuvres. Les monuments eux-mêmes, comme des témoins irrécusables, déposent pour ou contre les principes qui ont guidé les artistes des différentes écoles. Aux transformations de l’enseignement répondent les progrès ou les défaillances de l’art.

Ce travail se divise naturellement en deux parties, la sculpture grecque et la sculpture moderne. En restreignant la question aux Grecs pour ce qui touche l’antiquité, l’Académie écartait les monuments de l’Égypte et de l’Assyrie et ceux qui nous restent de l’art étrusque. Ce n’est que pour déterminer plus nettement le caractère de la sculpture des Grecs qu’il y avait lieu de l’opposer à celle des autres peuples, et particulièrement des Égyptiens. Les nombreux traités que les Grecs avaient composés sur l’art, et dont quelques-uns avaient pour auteurs des artistes célèbres, ne nous sont malheureusement pas parvenus. Il n’en reste que les titres, qu’on peut lire dans l’ouvrage de Junius sur la peinture des anciens, et dans la bibliothèque grecque de Fabricius. Les indications éparses dans les ouvrages de Pline, de Pausanias, de Cicéron, de Quintilien, de Philostrate, seraient d’un faible secours si nous n’avions pas d’autres moyens de connaître les principes des sculpteurs grecs en matière d’enseignement. Heureusement ces principes se déduisent avec bien plus de certitude de l’examen des œuvres qu’ils nous ont laissées. Il était nécessaire, toutefois, pour tirer de cette étude des inductions positives, de déterminer à quelles époques et à quelles écoles devaient être rapportés les divers monuments que nous possédons, et pour cela il fallait commencer par une revue rapide de l’histoire de la sculpture grecque.

Cette histoire doit s’appuyer sur deux ordres de recherches ; il faut rassembler, contrôler les uns par les autres les documents disséminés dans les auteurs ; il faut ensuite, dans le cadre historique ainsi rétabli, classer les statues et les bas-reliefs dispersés dans les musées. Ce classement des œuvres, qui forme l’objet de notre premier chapitre, n’étant qu’un moyen de suivre la marche de la sculpture grecque dans les grandes périodes de son développement, il n’y avait pas lieu d’insister sur les légendes qui se rapportent à ses origines, ni d’introduire des discussions archéologiques sur les points obscurs de son histoire. Il suffisait de résumer les faits acquis à la science de l’antiquité depuis les savants travaux qu’ont publiés successivement Winckelmann, Visconti, Ottfried Müller, Quatremère de Quincy, Raoul Rochette, et récemment encore M. Beulé.

Parmi les monuments de la sculpture grecque, ceux qui se rapportent à la religion sont les plus nombreux. Pour en comprendre le véritable caractère, il ne faut jamais perdre de vue la destination qu’ils avaient dans le milieu où ils se sont produits. La religion grecque a trouvé son expression dans la poésie d’abord, plus tard dans la sculpture. Les poètes et les sculpteurs ont été les véritables théologiens de la Grèce. Ce fait, extraordinaire pour nous et unique dans l’histoire des religions, nous oblige à étudier la sculpture grecque d’un point de vue particulier, à placer en première ligne dans cette étude des considérations d’un ordre très élevé, qu’autrefois on négligeait absolument. Ces innombrables statues de Dieux et de Déesses qui ornent aujourd’hui nos musées, ont représenté la vie morale de tout un peuple. Sous ces formes que nous admirons, il y avait l’âme de la Grèce. Comment comprendre de pareilles œuvres si l’on ne sait pas quelle signification elles avaient pour les artistes qui les ont faites, et surtout pour le peuple qui les regardait, non pas seulement avec l’admiration qu’on a pour les belles choses, mais avec le respect qu’on doit aux choses saintes ? Dans ces types divins créés par la sculpture, quelle était la part de la poésie, quelle était celle de la nation tout entière ? La tradition religieuse a-t-elle arrêté en Grèce, comme elle l’a souvent fait chez d’autres peuples, le libre développement de l’art, ou bien a-t-elle été là seulement, par une exception singulière, un guide et un secours pour les artistes au lieu d’être une entrave ?

Ces questions seront traitées dans le second chapitre, où nous passerons en revue les principaux types religieux et artistiques dont l’ensemble constitue le panthéon de la Grèce. Pour expliquer les rapports de l’art avec la religion hellénique, il a fallu pénétrer jusqu’à l’essence même de cette religion, en exposer brièvement le caractère intime, souvent méconnu, plus souvent encore travesti par de faux systèmes. La science des religions est une des conquêtes de notre époque. Le grand ouvrage de Creuzer, complété par son savant interprète, M. Guigniaut, celui de M. Alf. Maury, les travaux qui se succèdent tous les jours en France et en Allemagne ont singulièrement modifié les idées qu’on se faisait autrefois sur le polythéisme grec. De là devait sortir une transformation correspondante dans la manière de comprendre la symbolique de l’art chez les anciens. C’est ce qui m’a obligé à m’écarter quelquefois des explications d’Ottfried Müller, tout en rendant hommage à la science profonde de cet illustre archéologue.

Émeric David, dans un essai sur la religion grecque, a cherché à expliquer la mythologie par les œuvres de la sculpture. Ses idées ont produit plus de sensation en Allemagne qu’en France ; cependant, notre célèbre helléniste, M. Hase, en parle en ces termes dans le Journal des savants : « Il était naturel qu’après avoir considéré les productions de la sculpture antique sous le rapport de la beauté physique des formes, il étudiât les formes elles-mêmes dans leur convenance avec le caractère particulier et distinctif attribué à chaque divinité. Une statue est belle par ses proportions, sa majesté, son élégance ; mais elle représente Jupiter, Apollon, Mercure ou les autres personnages divins, par le choix de ses traits, relativement à l’idée que l’antiquité s’était faite de chacun de ses Dieux. Or, la base de ce genre de mérite réside dans la religion ; il faut par conséquent remonter jusqu’à cette source, et c’est par là qu’Émeric David a complété le système qu’il nous offre sur l’archéologie monumentale, qui pourrait, suivant lui, être définie : la connaissance de la religion dans ses rapports avec les beaux-arts. » C’est en me plaçant sur le même terrain, mais en retournant la question, que j’ai essayé d’expliquer la sculpture par la religion des Grecs.

Il n’était pas moins intéressant de l’étudier dans ses rapports avec les mœurs et la vie politique de la Grèce. Cette étude fait l’objet d’un troisième chapitre qui complète la première partie de ce travail. L’importance des statues athlétiques dans l’antiquité nous a fourni l’occasion de chercher quel était l’idéal moral des Grecs, et comment cet idéal, que l’éducation publique tendait à réaliser dans chaque citoyen, a trouvé sa parfaite expression dans l’art. Nous verrons comment la morale des anciens, d’accord avec leur conception religieuse, donnait pour base à la loi sociale la dignité humaine, et comment la sculpture présentait cette pensée sous une forme visible, en offrant aux regards du peuple ses types merveilleux de force calme et de sereine beauté. Par une conséquence naturelle de cette morale, nous verrons chez les Grecs la sculpture expressive montrer toujours l’homme supérieur aux passions et plus fort que la douleur. En conduisant les esprits par la route enchantée du beau à la notion du vrai et du juste, la Grèce a confondu, pour les traduire dans une même expression plastique, les lois de l’art et celles de la conscience.

En passant en revue les principales œuvres de la sculpture grecque, nous verrons quel rôle l’antiquité donnait à l’art dans la vie de l’individu et dans celle des sociétés. L’art antique traitait avec la même perfection et la même convenance les sujets les plus simples et ceux qu’il empruntait aux traditions héroïques. L’immense variété des scènes représentées sur les sarcophages nous fournira l’occasion d’étudier les formes allégoriques par lesquelles les anciens traduisaient dans l’art leurs idées sur la mort et la vie future. Nous nous arrêterons aussi sur la forme particulière employée dans l’antiquité pour consacrer les souvenirs historiques, et sur la manière dont on concevait les représentations individuelles, c’est-à-dire le portrait. Enfin, nous étudierons la sculpture dans son association avec l’architecture, et les marbres du Parthénon nous montreront le plus magnifique exemple des efforts combinés de ces deux arts pour la manifestation d’une grande pensée religieuse, politique et nationale.

Nous n’avons pas cru nécessaire de parler de la partie technique de la sculpture. La pratique, ici, n’est plus associée à la théorie, mais à l’expérience, et si l’on veut s’instruire de ce côté, ce n’est pas avec des livres qu’on peut le faire, mais en travaillant dans un atelier. Winckelmann a introduit dans son Histoire de l’art une dissertation sur les variations du costume dans l’antiquité. Ce sujet, traité dans d’excellents ouvrages, est étranger à la question qui nous occupe. Nous nous sommes également abstenus, en parlant des statues, d’indiquer la nature du marbre et les carrières d’où il a été tiré, ces indications se trouvant toujours dans les livrets des musées. Enfin, il ne pouvait entrer dans notre cadre de décrire les proportions du corps humain et l’anatomie des formes, mais nous nous sommes efforcé de montrer l’importance qu’on a attachée à cette étude dans les différentes périodes de l’histoire de l’art.

Entre la sculpture grecque et la sculpture moderne s’étend une période stérile en œuvres d’art, et que nous ne pouvions néanmoins passer sous silence, puisque notre programme comporte non seulement l’enseignement de la sculpture et les causes de ses progrès, mais encore les causes de ses défaillances. Il a donc fallu montrer comment les traditions de l’art antique avaient été perdues par suite de la destruction des chefs-d’œuvre, et, après avoir tracé le triste tableau de cet immense naufrage, indiquer quels obstacles presque insurmontables opposait à l’éclosion d’un art nouveau une révolution religieuse qui condamnait la forme et proscrivait l’étude du nu. Tout ce qu’on pourrait écrire sur la sculpture pendant la première moitié du Moyen Âge n’aurait trait qu’à l’emploi de quelques procédés, non à la recherche du vrai et du beau. Il fallait néanmoins suivre les destinées de l’art, ou du moins de ce qui en tenait lieu pendant ces longs siècles, qu’on voudrait pouvoir retrancher de l’histoire, et ensuite énumérer les causes qui, en faisant surgir à la fois des artistes capables de produire et un public pour les encourager et les comprendre, ont préparé de loin une renaissance. Les transformations politiques d’où devaient sortir nos sociétés modernes ont été le signal d’une immense activité artistique, et depuis lors la sculpture s’est développée parallèlement, quoique sous des formes différentes, en France et en Italie.

Il y a bien plus de documents sur la sculpture moderne que sur la sculpture ancienne ; cependant certains points demeurent encore dans une obscurité profonde. Le grand ouvrage de d’Agincourt, les Annales archéologiques de M. Didron, la savante étude d’Émeric David sur la sculpture française au Moyen Âge, enfin les renseignements qu’on peut tirer de Vasari, Félibien, Dargenville et autres auteurs français ou italiens, ne suffisent pas pour constituer un ensemble. Il y a encore bien des terrains absolument vierges à déblayer, bien des faits douteux à vérifier, bien des erreurs à détruire.

La seule histoire à peu près complète de la sculpture moderne, celle de Cicognara, bien que très intéressante, est empreinte d’une désolante partialité contre tout ce qui n’est pas italien. Émeric David a publié sur cet ouvrage quelques remarques très judicieuses, pour défendre l’art français. Que penser, en effet, de cette appréciation de Puget par M. Cicognara : « Puget, tant exalté par les Français, n’a que des défauts. Dépourvu d’harmonie, négligé dans les détails, ignoble partout, on ne peut trouver en lui aucune apparence de bien qui ne donne sujet à une juste critique. Sur cent compositions de l’Agonie de Milon esquissées par ses élèves, on en trouve au moins vingt qui valent mieux que la sienne. – Mais, disent les Français, il a su exprimer la douleur ! – Beau mérite, quand il s’agit d’une douleur purement physique ! » Jean Goujon n’est pas mieux traité que Puget ; si on lui reconnaît une petite qualité dans l’agencement des ornements, il la tient d’un Italien. Le savant ouvrage de Cicognara est bon à consulter à cause de l’érudition de l’auteur, mais combien, en lisant de pareils jugements, on regrette la judicieuse impartialité de Lanzi !

Dans les deux chapitres qui forment la seconde partie de cette étude et qui sont consacrés l’un à la sculpture italienne, l’autre à la sculpture française, nous nous sommes attaché à montrer les variations qu’ont subies aux diverses époques les méthodes d’enseignement. Partie de l’étude d’un bas-relief antique, la vieille école de Pise se transforme à Florence par l’étude de la nature, et Donatello imprime à l’art un élan qui va toujours croissant jusqu’à Michel-Ange. Avec les successeurs de ce grand homme, la sculpture s’égare dans des voies dangereuses ; cependant la vie artistique de l’Italie se prolonge jusqu’au Bernin, qui marque plus nettement que tous les autres les tendances de son temps. Ensuite on entre dans une nuit à peu près complète jusqu’au commencement de ce siècle, où paraît Canova. Les Italiens attribuent cette décadence à une influence française : il nous a semblé plus conforme à la vérité aussi bien qu’à la justice d’en chercher les causes dans leur propre histoire, et surtout dans les principes vicieux qui, pendant deux siècles, ont perverti en Italie l’enseignement des beaux-arts.

Privée des ressources qu’offrait à l’Italie les débris retrouvés de la sculpture antique, et par cela même initiée beaucoup plus tard aux traditions de la Grèce, la France s’est élevée bien plus haut dans l’expression de la pensée chrétienne. Le XIIIe siècle a été pour la sculpture française une époque très féconde. Malheureusement, on a l’habitude de confondre toutes ces statues de maîtres inconnus sous le terme un peu vague d’ouvrages gothiques, sans chercher à y découvrir, sous l’inexpérience pratique, ce sentiment religieux qui plaît tant dans les miniatures de la même époque. Au siècle suivant, cette inexpérience se corrige par l’observation de la nature ; notre école s’élève encore plus haut au XVe siècle, et lorsqu’au XVIe l’Italie nous envoie ses maîtres, ils se trouvent en face de rivaux. Après l’ère glorieuse des Jean Goujon et des Germain Pilon, survient une éclipse qu’expliquent nos discordes religieuses ; mais la sculpture, qui fut toujours notre art national, brille d’un nouvel éclat sous Puget. Bientôt cependant, après Girardon et Coysevox, les Coucou l’entraînent vers une grâce maniérée qui lui ôte de sa grandeur.

Je me suis efforcé de montrer quels ont été les principes de l’enseignement au XVIIIe siècle. Je ne me suis pas contenté d’examiner les statues, j’ai consulté les écrivains, et particulièrement Falconnet, ce statuaire lettré qui marcha de pair avec les érudits de son temps, et dont les écrits ne forment pas moins de six volumes. Toute la théorie du XVIIIe siècle, en matière d’art, s’y trouve présentée avec clarté par un homme pratique, très opposé aux principes que Winckelmann a fait prévaloir. Dans cette diversité de systèmes qui, dès le milieu du XVIIIe siècle, faisait déjà prévoir une transformation des méthodes d’enseignement, j’ai cherché à indiquer le rôle des principaux artistes et à dégager les efforts de chacun d’eux dans un sens ou dans l’autre. Mais j’ai dû m’arrêter au seuil de l’art contemporain, ne reconnaissant pas à la critique le droit qu’elle s’arroge chaque année de prendre parti dans les luttes du présent et de devancer les jugements de l’avenir. Son rôle est au contraire d’invoquer l’expérience des artistes pour éclairer l’histoire du passé.

La jeunesse française est naturellement portée à aimer les arts. Il ne faudrait que développer ce goût par le spectacle des chefs-d’œuvre de tous les pays et de tous les temps, et le diriger par une saine critique. Combien serait instructive pour elle une galerie de moulages où elle pourrait comparer les caractères de toutes les écoles ! En voyageant pour étudier les monuments des arts, j’ai éprouvé, je dois le dire, un certain sentiment de jalousie nationale à voir que l’Angleterre nous avait devancés dans cette voie. Mais est-ce une raison pour ne pas la suivre ? Même en l’imitant nous resterions nous-mêmes : dans cet étonnant palais de Sydenham où l’on part des colosses égyptiens pour traverser l’art grec et la Renaissance, et arriver ainsi jusqu’à l’art de nos jours, il faut admirer tous ces chefs-d’œuvre entre un ours empaillé et une marchande de bretelles au rabais. C’est conforme aux habitudes pratiques de l’Angleterre. Ayons aussi nos galeries historiques, mais traitons-y les monuments de l’art avec plus de respect ; ce sera conforme au bon goût de la France.

PREMIÈRE PARTIELa sculpture grecque
CHAPITRE PREMIERCoup d’œil sur l’histoire de la sculpture grecque

I. LA SCULPTURE PRIMITIVE.– Origine de la sculpture en Grèce. – Les Hermès. – L’art grec est-il indigène ? – La poésie épique, œuvre des loniens, crée les types des Dieux ; les Doriens développent la beauté des formes par la gymnastique. – Incertitude des traditions sur la sculpture primitive. – Les jeux sacrés ; consécration des statues des vainqueurs ; conséquences de cet usage dans l’enseignement de la statuaire. – Caractère purement humain de la sculpture dorienne. – Origine de la toreutique. – La sculpture archaïque des Grecs comparée à l’art égyptien.

II. PHIDIAS ET SON ÉCOLE.– Caractère religieux de l’école attique. – L’invasion des Mèdes et ses résultats dans l’art. – Suprématie politique d’Athènes. – Périclès. – Travaux publics dirigés par Phidias. – Fusion des écoles antérieures, – Grands ouvrages de toreutique ; le Zeus d’Olympie ; l’Athènè du Parthénon. – Autres statues de Phidias ; caractère de ses œuvres comparées à celles de Myron et de Polyclète.

III. LA SCULPTURE APRÈS PHIDIAS.– Scopas, Praxitèle et Lysippe ouvrent à l’art des voies nouvelles. – Insuffisance des documents historiques pour la fixation des dates. – Agasias d’Éphèse, les deux Cléomènes, Apollonios d’Athènes. – L’art grec sous la domination romaine ; l’époque des Antonins. – Causes de la décadence de la sculpture.

ILa sculpture primitive

Il est très difficile de dégager une réalité historique du milieu des légendes qui avaient cours en Grèce sur les origines de la sculpture. Quand les Grecs ont commencé à s’inquiéter de leur histoire, ils avaient des rapports fréquents avec des peuples plus anciens qu’eux. Ils ont trouvé naturel d’attribuer leur éducation artistique aussi bien que leur initiation religieuse à des colonies égyptiennes ou asiatiques. Mais rien n’est plus incertain que l’histoire de ces colonies. Homère n’y fait aucune allusion. Aux légendes qui parlent de statues consacrées par Kadmos, par les Danaïdes, par Kékrops, on peut opposer d’autres légendes qui attribuent l’invention des arts plastiques à Prométhée ou à Dédale. Ces traditions contradictoires sont toutes d’une époque récente et n’ont pas plus d’autorité les unes que les autres. On ne voudrait pas les rejeter toutes également, il semble impossible de les concilier, et quelles que soient celles auxquelles on donne la préférence, on se heurte à des difficultés insolubles.

Si dès les temps les plus reculés les sculpteurs grecs ont reçu des leçons de l’Égypte, il y a lieu de s’étonner de la lenteur de leurs tâtonnements. Il semble qu’il ne leur restât plus qu’à perfectionner les formes, à donner plus de vie et de mouvement aux figures. Que signifient alors les légendes d’après lesquelles Dédale aurait le premier ouvert les yeux à ses statues, séparé les bras du corps et marqué un intervalle entre une jambe et l’autre ? Dans l’antiquité on attribuait toutes les statues primitives à Dédale, comme au Moyen Âge on attribuait toutes les vieilles peintures à saint Luc. En admettant même que ce nom de Dédale, qui veut dire industrieux, représente toute une école, il faudra toujours, si on veut tenir compte de la tradition, placer cette école dédalienne avant la guerre de Troie, et alors, comment comprendre que plusieurs siècles après, les Grecs en soient encore aux premiers éléments et n’aient d’autres statues que ces grossiers Hermès placés le long des routes ? Comment se fait-il surtout qu’Homère ne parle d’aucune statue ? Car on ne peut prendre pour des réalités ni le cheval de bois, ni les servantes d’or fabriquées par Hèphaistos et qui sont douées du mouvement et de la parole. La description du bouclier d’Achille ferait supposer que l’art du ciseleur était fort avancé du temps d’Homère, mais on sait que ce morceau est regardé comme une des parties les moins anciennes de l’Iliade. C’est là qu’on trouve la mention d’un chœur fabriqué pour Ariadnè par Dédale ; on a cru qu’il s’agissait d’un bas-relief, mais il est probable que le poète a voulu parler simplement d’une salle de danse, ou plutôt d’un espace disposé pour danser.

L’Égypte et l’Assyrie avaient atteint l’apogée de leur civilisation quand la Grèce en était encore à l’état patriarcal. Elle adorait les Dieux, c’est-à-dire les puissances inconnues de la nature, dans leurs manifestations visibles, le ciel, la terre, les astres, les fleuves. À mesure que les tribus errantes se fixaient sur le sol, elles éprouvaient le besoin de placer leur territoire sous la protection immédiate de quelque Divinité particulière, en lui consacrant, par exemple, une grotte, un bois, un rocher. On rappelait cette consécration en élevant un pilier de pierre, non pas comme une représentation du Dieu protecteur, mais comme un signe permanent de sa présence. Quelques-uns de ces témoignages de la piété primitive restèrent debout jusqu’à la chute du polythéisme. Pausanias en vit un grand nombre. La plupart étaient consacrés à Hermès, l’intermédiaire universel, le Dieu des routes et des voyageurs. Les bornes des champs, les poteaux qui servaient à indiquer le chemin s’appelaient des Hermès. On en élevait à tous les carrefours, on amassait à l’entour de petits tas de pierres servant d’autel, où on déposait comme offrandes des gâteaux et des fruits. Les voyageurs attardés qui passaient par là mangeaient l’offrande, en remerciant le Dieu des chemins et des trouvailles, et apportaient quelques pierres à son autel ; cela nettoyait la route.

On imagina bientôt de tailler le haut du poteau en forme de boule ressemblant grossièrement à une tête, et en même temps, comme Hermès était le Dieu du gain et de la fécondité, multipliant les fruits dans les vergers et les troupeaux dans les étables, on rappelait cet attribut si précieux pour les cultivateurs et les bergers par un symbole dont la crudité naïve ne choquait personne à ces époques religieuses. Pour d’autres Dieux, on employait d’autres attributs caractéristiques ; par exemple, au-dessus du pilier consacré à une Divinité guerrière on plaçait un casque, et on y figurait un bouclier et une lance ; si c’était une Déesse, on l’entourait d’une étoffe précieuse figurant une robe. En transformant ces poteaux en mannequins habillés, on s’habituait à leur donner une sorte d’apparence humaine, on les nettoyait, on les chargeait d’ornements ; s’ils étaient pourris ou cassés, on les remplaçait par d’autres mieux travaillés, et on arrivait à en faire de véritables statues. On passait ainsi peu à peu, et par une transition presque insensible, des formes symboliques aux formes imitatives. Il ne fallait pas beaucoup d’efforts pour ajouter une tête et des bras grossièrement taillés à ces piliers de bois qu’on habillait ensuite comme des poupées, et les Grecs n’avaient pas besoin des leçons de l’Égypte pour faire ce que font encore aujourd’hui tous les peuples sauvages.

Ce n’est pas qu’on doive nier absolument les influences exercées sur l’art grec par les civilisations orientales. Il est certain que les Grecs ont reçu de bonne heure, par le commerce phénicien, des tissus, et sans doute aussi des vases et autres objets portatifs. Sur les plus anciens vases grecs on voit des animaux réels ou fantastiques dont les modèles ont dû être empruntés à des tapis ou à des étoffes asiatiques. Les lions de Mykènes, le plus ancien monument de la sculpture grecque, ressemblent beaucoup aux sculptures assyriennes. D’un autre côté, les plus anciens simulacres des Divinités grecques, souvent reproduits sur des monuments plus récents qui nous sont parvenus, ne ressemblent en rien aux Divinités de l’Égypte et de l’Asie. On peut admettre que les Grecs ont emprunté à des peuples plus anciens qu’eux quelques formes d’ornementation, quelques procédés techniques, mais cela intéresse l’histoire de l’industrie beaucoup plus que l’histoire de l’art.

Laissons donc de côté une question qui est du ressort de l’archéologie : « L’originalité d’un peuple consiste, non pas à n’avoir rien reçu des diverses civilisations qui se sont trouvées en rapport avec lui, mais à s’être si bien assimilé ces éléments hétérogènes, à les avoir fondus dans une si parfaite harmonie qu’il en soit résulté un art parfaitement distinct de tous les autres. Que l’art grec, dans ses caractères fondamentaux, ne ressemble ni à celui de l’Égypte ni à ceux de l’Asie, c’est ce que montre suffisamment la difficulté qu’on éprouve à retrouver la trace des emprunts qu’il a pu faire. Mais la Grèce ne se borne pas à s’approprier les idées étrangères, elle les transforme. Même dans les cas particuliers où l’importation est flagrante et palpable, cette transformation est si complète qu’elle équivaut à une véritable création. Il y a donc dans le génie grec, outre sa puissance d’assimilation, une originalité native, le don de changer en or tout ce qu’il touche, comme la lumière du soleil, dont la fable de Midas est le symbole. La Grèce n’a pas plus emprunté ses conceptions artistiques que ses conceptions sociales, car aucun peuple n’aurait pu lui donner ce qu’il n’avait pas, l’idée de la beauté, principe de l’art grec, et l’idée de la justice, principe de la cité républicaine. Voilà ce qui appartient en propre à la Grèce, et elle ne le doit qu’à son génie et à ses Dieux. »

Quelle a été la part de la religion dans le développement de la statuaire grecque ? À ne considérer que les Hermès, les représentations du Palladion et d’autres simulacres archaïques qui nous sont connus par des pierres gravées, des monnaies ou des peintures de vases, il semble que la piété, chez les Grecs comme ailleurs, était peu exigeante en fait d’art et que les Dieux helléniques se contentaient d’emblèmes grossiers analogues aux idoles de l’Orient, qui ne sont pas des œuvres d’art, mais des symboles uniquement destinés à servir d’expression visible à une pensée religieuse. Cependant la Grèce ne s’est pas arrêtée à cette première expression de ses dogmes ; elle la trouvait donc insuffisante, et en effet, lorsqu’on lit les poèmes d’Homère, lorsqu’on voit tous ces types divins qui peuplent l’Olympe si admirablement traduits dans la langue de l’épopée, on comprend que cette autre traduction des mêmes types par la forme était trop incomplète et que la sculpture devait nécessairement, pour satisfaire aux besoins impérieux de la conscience populaire, passer du symbole à l’œuvre d’art. Cet abîme devant lequel tous les autres peuples s’étaient arrêtés, la Grèce le franchit, grâce à un admirable système d’éducation physique et morale, qui n’était que l’application de ses idées religieuses.

La religion grecque eut donc sur le développement de l’art une double action : en concevant le divin sous la forme humaine, elle fournit à la poésie, le plus ancien des arts, les types multiples de la beauté ; la sculpture avait besoin, pour le réaliser à son tour, d’une longue et patiente observation de la nature ; la gymnastique, conséquence naturelle du culte de la beauté, rendit cette étude facile en présentant sans cesse aux yeux des artistes et du peuple le spectacle des belles formes. Les deux grandes branches de la race grecque eurent chacune leur part dans ce travail civilisateur : la poésie épique fut l’œuvre des Ioniens ; c’est dans les poèmes d’Homère que les artistes de tous les temps iront chercher ces types merveilleux de beauté que la religion grecque offrait à l’adoration du monde ; pendant ce temps les Doriens faisaient de la Grèce un peuple d’athlètes, et par l’établissement des jeux publics, qui élevaient la gymnastique à la hauteur d’une institution sociale, préparaient cette apothéose de la beauté qui fut l’œuvre de la sculpture.

Rien ne contribua plus aux progrès rapides de cet art que l’habitude qui s’établit de consacrer les statues des athlètes vainqueurs à Olympie. L’étude de la nature devint la première et indispensable éducation des sculpteurs. Si on réfléchit à ce qu’étaient les cinq exercices gymniques pratiqués tous les jours dans les palestres, on verra qu’ils résument toutes les combinaisons mécaniques dont le corps humain est susceptible : La course et le saut exigent l’élasticité et la parfaite structure des jambes, des cuisses, des pieds, et une poitrine robuste, pour ne pas s’essouffler. L’exercice du disque et celui du javelot qui consistent, l’un à lancer un corps pesant vers un but déterminé, l’autre à lancer un corps léger à une grande distance, développent la souplesse et la force des membres ; la lutte demande la vigueur des muscles de la poitrine et des bras, et une grande solidité des extrémités inférieures. Dans le pugilat, il faut la force d’impulsion pour produire les chocs, la force de résistance pour les supporter, la souplesse pour les diriger ou les éluder. La nécessité de représenter dans leur variété les formes corporelles, les attitudes, les mouvements qui caractérisent ces différents exercices, ouvrit à l’art grec un ordre de recherches et d’efforts inconnu à l’art hiératique de l’Égypte et de l’Asie.

Quand un athlète avait remporté trois victoires, la statue qu’il consacrait devait représenter son portrait, afin que les maîtres de palestre et les jeunes athlètes pussent comprendre, d’après sa conformation particulière, dans quel sens ils devaient diriger leurs exercices pour lui ressembler. Ainsi, au lieu de reproduire sans cesse des types consacrés, les artistes étaient obligés de rendre les caractères multiples de la beauté humaine et les convenances de proportions qui avaient valu à l’athlète la victoire dans tel ou tel exercice spécial. Ils avaient pour les juger un public parfaitement compétent, puisqu’il était composé d’athlètes aspirant tous à posséder les formes que le sculpteur devait représenter. Une interprétation savante, raisonnée, méthodique des formes et des proportions du corps humain, une application rigoureuse des règles de la géométrie dans les représentations graphiques, tel fut le courant d’idées dans lequel se développa renseignement des beaux-arts au sein des écoles doriennes d’Égine, d’Argos, de Sikyone. Ce n’était pas dans les conceptions idéales de la religion qu’elles cherchaient leurs inspirations ; leur but était la représentation des athlètes, leur moyen était l’imitation fidèle de la nature, mais d’une nature de choix, et par conséquent la recherche constante de la perfection des formes. C’est ainsi que Polyclète, le plus illustre représentant de la sculpture dorienne, fit son doryphore ou porte-lance, pour servir de canon, c’est-à-dire de règle, aux artistes qui voudraient étudier les proportions parfaites du type humain.

Ce caractère absolument humain de la sculpture dans les écoles doriennes peut-il être regardé comme une réaction contre des influences sacerdotales qui auraient entravé jusque-là le libre développement de l’art ? Nous ne le pensons pas, par la raison toute simple qu’il n’y a jamais eu de théocratie en Grèce. La religion grecque était l’œuvre du peuple, elle avait pour théologiens des poètes populaires. La gymnastique, la danse, les jeux sacrés qui eurent une si large part dans l’éducation des artistes, étaient les formes naturelles du culte ; chacun de ces nobles exercices du corps avait un Dieu pour inventeur. Dans toutes les formes de l’art, aussi bien que dans l’éducation morale et dans la constitution républicaine des cités, la Grèce ne faisait qu’appliquer les principes de sa théologie. Les autres peuples cherchaient le divin dans la nature, elle le trouva dans l’homme ; elle donna pour principe à la morale le développement harmonieux de toutes les facultés humaines, elle donna pour principe à l’art la recherche de la beauté. On croyait faire une œuvre religieuse en sculptant des athlètes. Mais ce n’était encore qu’une étude préparatoire, l’art grec ne devait pas s’arrêter là ; il faisait des athlètes pour se rendre digne de créer des Dieux. En attendant Phidias et l’école attique, les écoles doriennes élevaient dans les villes des statues humaines, Cléobis et Biton à Argos, Harmodios et Aristogiton à Athènes, et laissaient régner dans les temples les vieux simulacres consacrés par la vénération des peuples, car on ne pouvait pas les détruire et les remplacer à chaque nouveau progrès de l’art.

Le respect qui s’attachait à ces antiques images donna naissance à une branche importante de la statuaire, la toreutique, qui parvint bientôt à un haut degré de perfection : quand on était obligé de réparer l’image de quelque divinité ou même de la renouveler, on tâchait d’imiter autant que possible celle que le peuple était habitué à voir ; c’est ce qui donna l’idée d’ajouter à des corps de bois revêtus de riches étoffes des têtes, des pieds et des mains en marbre ou en ivoire, puis de remplacer les étoffes elles-mêmes par des métaux précieux. Cet art, dont on ne peut parler que d’après les témoignages des anciens, car il n’en reste aucun vestige, devait se marier parfaitement avec l’architecture polychrome des temples, et semble avoir été réservé pour les Dieux auxquels ces temples étaient consacrés ; mais on déposait à l’entour, à titre d’offrandes, d’autres statues en bronze, en marbre ou en terre cuite, en même temps que des vases, des armes, des trépieds, et à l’extérieur on ornait de reliefs en terre cuite ou en marbre les frontons et les métopes.

De savants travaux sur la sculpture grecque ont été publiés par Winckelmann, Quatremère de Quincy, Émeric David, Raoul Rochette, et plus récemment par M. Beulé. Pour déterminer la part qui revient dans le développement de cet art à chacun des artistes dont les noms nous sont parvenus, on en est réduit à comparer quelques textes épars et fort incomplets. Des ouvrages spéciaux avaient été écrits sur ce sujet dans l’antiquité ; plusieurs même avaient pour auteurs des artistes célèbres. Ces ouvrages ne nous sont pas parvenus, et les principes qui guidaient les sculpteurs ne peuvent se déduire que de l’examen attentif de leurs œuvres. Malheureusement il ne reste qu’un bien petit nombre de monuments de la sculpture archaïque des Grecs. Les plus anciens sont des bas-reliefs peints et qui ont été trouvés dans les ruines de Sélinonte. Les formes courtes et trapues, l’exagération des muscles, le caractère uniforme des têtes, tout annonce l’enfance de l’art. Ces fragments sont conservés au musée de Palerme avec des sculptures des temples d’Agrigente, et de curieux morceaux d’architecture polychrome provenant de Sélinonte et de Métaponte. Les bas-reliefs d’Assos, les statues assises qui bordaient la voie sacrée des Branchides annoncent déjà un art plus avancé.

Mais la sculpture dorienne arrive à son apogée dans les fameuses statues qui ornaient les deux frontons d’un temple d’Égine et qui sont aujourd’hui à la glyptothèque de Munich. Elles représentent les exploits des héros Æakidcs, ancêtres et protecteurs des Éginètes. Le caractère général de toutes ces statues répond bien aux indications qu’on trouve dans les auteurs sur le style éginétique : des lignes dures, des attitudes anguleuses, des mouvements heurtés, une étude très consciencieuse de la forme et une absence complète d’expression dans les têtes ; on reconnaît l’habitude de représenter les athlètes. Les cheveux sont régulièrement bouclés, les barbes pointues. Il reste des traces de couleur sur les lèvres, les pommettes des joues, les vêtements et les armes : des trous en assez grand nombre indiquent qu’il y avait des ornements métalliques. La statue de Pallas, qui occupait le milieu d’un des frontons, est vêtue d’une robe à plis nombreux et symétriques, caractère commun à toutes les statues drapées de cette époque : on retrouve la même élégance archaïque dans la Pallas du musée de Dresde, probablement imitée d’une statue en bois habillée du péplos, sur lequel les jeunes filles d’Athènes brodaient les combats des Géants et qu’on offrait à la Déesse à la fête des Panathénées. Le Louvre ne possède guère d’autres monuments importants de ce style hiératique que l’autel Borghèse et un beau bas-relief oblong récemment installé dans la même salle.

Si on suit le développement de la sculpture grecque depuis les bas-reliefs de Sélinonte jusqu’aux statues d’Égine, il est difficile de dire à quel moment se serait exercée l’influence de l’Égypte. L’art égyptien s’exerce d’abord à rendre les réalités particulières, plus tard il s’élève à la conception des types, mais alors il devient une sorte d’écriture, un ensemble de signes figurés auxquels s’attache un sens abstrait ; il a atteint son apogée lorsqu’il est parvenu à traduire chaque ordre de faits par une forme ou plutôt par une formule générale. Toutes les représentations d’un même type semblent exécutées d’après un modèle unique et avec une précision mathématique. L’individu n’existe pas plus dans l’art que dans la société ; c’est un art muet fait pour un peuple de momies. Pour atteindre la perfection de l’art grec, il lui a manqué deux choses, le sentiment de la vie et la recherche de la beauté. La Grèce, qui concevait les Dieux comme des lois vivantes et des personnes libres, et qui poursuivait dans sa morale politique l’alliance de l’ordre avec la liberté, sut aussi dans l’art s’élever du réel à l’idéal, et découvrit la véritable beauté, qui résulte de la proportion des formes et de la liberté des attitudes. Dans le bronze et le marbre, elle sut fixer la vie, cette merveille changeante, immatérielle, insaisissable, qui n’appartient qu’aux créations divines. Quand l’art n’était encore qu’une aspiration et une espérance, c’est ainsi que le présentaient les poètes : dans l’Odyssée, Hèphaistos donne à Alkinoos un chien d’or qui paraît vivant ; dans l’Iliade, le même Dieu s’avance vers Thétis soutenu par deux vierges d’or qui semblent animées. Plus tard, quand la sculpture a multiplié ses chefs-d’œuvre, c’est toujours l’expression de la vie qui excite le plus d’enthousiasme ; on le voit par les épigrammes sur la vache de Myron : « Non, Myron n’a pas modelé cette vache ; le temps l’avait changée en métal, et il a fait croire qu’elle était son ouvrage. » – « Berger, conduis tes vaches plus loin, de peur que tu n’emmènes avec elles celle de Myron. »

L’art grec sait aussi bien que l’art égyptien s’élever de l’individu au type ; mais le type n’est pas pour les Grecs une enveloppe de chrysalide qui emprisonne les êtres vivants comme un tombeau, c’est un harmonieux balancement de lignes qui règle, sans l’entraver, le jeu libre et spontané des organes. Ce même Polyclète, qui essaya de fixer dans son doryphore le canon des proportions humaines, est aussi celui à qui on doit le principe qui donne tant de vie aux statues grecques, de faire porter le poids du corps principalement sur une jambe. Il y a au Louvre un petit bas-relief ou l’on voit Prométhée modelant des figures d’hommes et de femmes, et à mesure qu’il les achève, Athènè (Minerve) leur présente un papillon, allégorie de l’âme : toute la théorie de l’art grec est là.

IIPhidias et son école

Dès que, par une étude consciencieuse des réalités vivantes, la sculpture eut acquis la science des mouvements et des formes, elle mit sa puissance créatrice au service d’un idéal divin. Elle donna des corps immortels à ces lois d’ordre, de proportion et d’harmonie, qui se révèlent dans le monde physique par la beauté, dans le monde moral par la justice, et qui sont les Dieux. Ce fut l’œuvre de l’école attique. Phidias traduisit par la sculpture la religion d’Homère ; il fut comme lui le prêtre des Dieux de la beauté. En Grèce, où la religion n’est ni une autorité ni une chaîne, mais l’expression idéale de la pensée populaire et de la vie politique, l’art religieux n’est pas la première forme de l’art, mais au contraire le but le plus élevé de son développement. La période religieuse de la sculpture grecque répond à la prépondérance politique des Athéniens, qui passaient pour le plus religieux de tous les peuples de la Grèce ; elle commence après l’expulsion des Mèdes et finit vers l’époque de la domination macédonienne. C’est pendant ce temps qu’ont été fixés sous leurs formes définitives les types de toutes les Divinités helléniques.

On n’a peut-être pas assez remarqué que l’invasion des Perses en Grèce avait eu surtout le caractère d’une guerre religieuse. La religion des Perses, comme celle des Juifs, qui s’en rapproche beaucoup, est essentiellement iconoclaste. « Il est contraire aux mœurs des Perses, dit Hérodote, de consacrer des statues, des temples et des autels ; ils regardent même cet usage comme une folie ; ce qui vient, je crois, de ce qu’ils n’attribuent pas aux Dieux la nature humaine, comme le font les Grecs. Ils se contentent d’offrir des sacrifices à Zeus sur le sommet des montagnes, et par Zeus ils entendent la voûte du ciel. » C’est à peu près dans les mêmes termes qu’on parla plus tard de la religion des Juifs : « Ils n’adorent que les nuées et la Divinité du ciel. »

Qu’on se rappelle les malédictions prononcées à chaque page de la Bible contre l’idolâtrie, les destructions de statues et d’images par les empereurs chrétiens, par les iconoclastes, les musulmans, les protestants, et on comprendra l’acharnement avec lequel l’armée des Perses se rua sur les temples de la Grèce. Ils voulaient surtout piller le grand sanctuaire de Delphes, où la piété des Grecs avait accumulé tant de statues et de trésors. Mais le Dieu défendit son temple ; la foudre tomba sur les barbares, et d’immenses quartiers de rochers détachés du Parnasse roulèrent avec un bruit horrible et en écrasèrent un grand nombre. Ces rochers furent laissés à la place où ils s’étaient arrêtés, en témoignage de la vengeance des Dieux.

Ou avait même décidé qu’on ne relèverait pas les temples de l’Attique détruits par Xerxès ; ces ruines devaient rester comme un monument de la fureur sacrilège des barbares ; mais cette résolution fut bien vite abandonnée. Dans l’enivrement de la reconnaissance pour ces Dieux qui l’avaient préservée de la servitude, la Grèce éleva partout leurs images ; elle se couvrit de temples et de statues. La destruction tant déplorée de tous les vieux simulacres fut un immense bienfait pour la sculpture. Il fallait tout renouveler à la fois, et cela, juste au moment où l’art, mûri par l’étude de la nature, entrait en pleine possession de lui-même. C’est à cette époque qu’on rapporte les marbres éginétiques, le plus beau monument qui nous reste de la sculpture dorienne. Deux légendes parallèles, figurées dans les deux frontons, traduisent une même pensée, la lutte des héros d’Égine, Télamon d’un côté, ses fils Aïas et Teukros de l’autre, contre les Troyens, et rappellent ainsi, sous une forme mythique, la part glorieuse que prirent les Éginètes à la guerre contre les barbares, rapprochement qu’indique en particulier le costume d’archer perse donné à une des figures, celle qu’on désigne sous le nom de Pâris.

Athènes avait plus souffert de l’invasion que tout le reste de la Grèce, mais comme elle s’était délivrée depuis peu des Pisistratides, elle trouva dans sa liberté reconquise une énergie surhumaine qui lui donna la part principale dans la victoire sur les Mèdes, et bientôt après une suprématie encore plus éclatante dans la sphère de l’art et de l’intelligence. « Une preuve entre bien d’autres des avantages de l’égalité, dit Hérodote, c’est que les Athéniens, tant qu’ils furent soumis à la tyrannie, ne l’emportèrent sur aucun de leurs voisins, tandis que, aussitôt délivrés, ils devinrent de beaucoup les premiers. »

Aucun peuple en effet, même parmi les Grecs, ne sut mieux appliquer les deux principes fondamentaux de la morale sociale de l’hellénisme, la liberté et l’égalité. Ces principes, inscrits à chaque page de la constitution de Solon, développés par les réformes de Kleisthènes et d’Aristide, arrivèrent sous la démagogie de Périclès à des limites que n’atteindront jamais les espérances des plus hardis novateurs. Il faut que tous les patriotismes modernes en prennent leur parti ; il n’est pas donné à des institutions humaines d’approcher davantage de la perfection. Athènes a su conquérir la démocratie, et, ce qui est plus difficile encore, elle a su la conserver. Elle l’a défendue contre les agressions du dehors, contre les usurpations et les trahisons à l’intérieur : elle a compris et pratiqué les devoirs austères qui en sont la condition et la sauvegarde ; elle restera le type des peuples libres, parce qu’aucun peuple n’a été plus digne de la liberté.

Non contente de travailler pour la défense de ses droits, Athènes combattit pour l’indépendance de tous. Elle porta seule tout le poids de la première guerre médique, et plus qu’aucune autre ville elle contribua au succès de la seconde ; c’est là ce qui lui assura l’hégémonie de la Grèce. Les contributions des Grecs confédérés furent employées d’abord à la continuation de la lutte qui assurait leur liberté, puis aux fortifications d’Athènes et à la reconstruction des anciens sanctuaires détruits par les barbares. Kimon ayant rapporté de Skyros les cendres de Thésée, on éleva au centre de la ville un temple au héros à qui la tradition populaire attribuait rétablissement de la démocratie. Sur l’emplacement de l’ancien sanctuaire d’Erechtheus on bâtit un monument consacré à Athènè Polias, à Poséidon et à Pandrose. À la place d’un autre temple détruit par les Perses, Iktinos et Kallikrate construisirent le grand temple de la Vierge, le Parthénon, au sommet de ce rocher sacré de l’Acropole, à l’entrée duquel Mnésiklès éleva les Propylées, comme un magnifique vestibule.

La guerre contre les Mèdes ayant été à la fois nationale et religieuse, ce double caractère dut se reproduire dans le grand mouvement artistique qui suivit la victoire. Les autres arts s’unissent à l’architecture pour exprimer la pensée religieuse et politique du peuple. Toute une armée d’ouvriers et d’artistes prépare le marbre, l’ivoire, les métaux, l’ébène, le cyprès, exécute les sculptures, les peintures, les bas-reliefs, les tapisseries destinés à orner le Parthénon, sous la direction de Phidias, qui, comme la plupart des artistes de cette époque, était à la fois peintre, fondeur, toreuticien et sculpteur. Ces grands travaux d’art n’étaient pas exécutés, comme en Égypte, par une population servile, ils étaient au contraire réservés aux citoyens.

C’est ainsi que Périclès avait résolu au profit de l’art des problèmes économiques qui, sous le nom de paupérisme et d’organisation du travail, ont si souvent effrayé les sociétés modernes : « La ville, disait-il au peuple, abondamment pourvue de tous les moyens de défense que la guerre exige, doit employer ses richesses à des ouvrages qui, une fois achevés, lui assureront une gloire immortelle. Des ateliers en tous genres mis en activité, l’emploi et la fabrication d’une immense quantité de matières alimentant l’industrie et les arts, un mouvement général utilisant tous les bras, telles sont les ressources incalculables que ces constructions procurent déjà aux citoyens, qui, presque tous, reçoivent de cette sorte des salaires du trésor public ; et c’est ainsi que la ville tire d’elle-même sa subsistance et son embellissement. »