De la Tyrannie - Victor Alfieri - E-Book

De la Tyrannie E-Book

Victor Alfieri

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Beschreibung

Extrait : " De l'ambition. Ce désir impérieux, ce puissant aiguillon qui porte les hommes, plus ou moins, à chercher les moyens de s'élever au-dessus des autres et d'eux-mêmes ; cette passion bouillante qui produit tout ensemble, et les dessins les plus glorieux et les entreprises les plus abominables, l'ambition, enfin, sous la tyrannie, ne perd rien de son activité ; elle ne reste pas endormie ou étouffée, comme tant d'autres nobles passions de l'homme."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À la liberté

La plupart des livres sont dédiés aux puissants, dans l’espérance d’en obtenir crédit, protection ou même récompense : tes brillantes étincelles, ô divine Liberté, ne sont pas éteintes dans tous les cœurs ! Quelques auteurs modernes, de temps en temps, nous découvrent, dans leurs écrits, quelques-uns de tes droits les plus sacrés et les plus violés ; mais ces livres aux auteurs desquels il ne manque que la courageuse volonté d’exposer de grandes vérités, portent souvent à leurs premières pages le nom d’un prince, de quelqu’un de ses satellites, et presque toujours celui d’un de tes plus cruels ennemis nés. On ne doit donc pas s’étonner si tu as dédaigné jusqu’à présent de jeter un regard favorable sur les peuples modernes, et si tu as refusé de faire germer dans ces livres déshonorés par de tels protecteurs, ce petit nombre de vérités enveloppées par la crainte dans des termes obscurs et équivoques, ou étouffés par l’adulation.

Mais moi qui ne veux point suivre de pareils modèles, moi qui ne me vois forcé de prendre la plume que parce que le temps malheureux dans lequel je vis, me défend d’agir ; moi qui voudrais dans une pressante nécessité la jeter loin de moi, pour prendre l’épée sous tes nobles étendards ; ô Liberté ! c’est à toi que j’ose dédier cet ouvrage. Je ne prétends pas y faire un étalage pompeux d’éloquence, je le voudrais peut-être en vain, encore moins une dépense fastueuse d’érudition, que je n’ai pas ; mais j’essayerai de tracer avec méthode, précision, simplicité et clarté, les pensées dont je suis rempli ; de développer ces vérités que les seules lumières de la raison m’indiquent et me dévoilent ; de mettre au jour enfin ces désirs généreux nés dans les premières années de ma jeunesse, et que j’ai renfermés dans mon cœur brûlant.

Quoique ce livre, tel qu’il est, ait été conçu avant tout autre, et écrit dans ma jeunesse, cependant j’ai l’espérance, après l’avoir retouché dans un âge plus avancé, de le publier comme le dernier de mes ouvrages ; et s’il ne me restait plus dans ce temps-là le courage, ou pour mieux dire, le feu nécessaire pour le penser, il me restera néanmoins assez d’esprit d’indépendance et de jugement pour l’approuver et pour mettre fin par lui à toutes mes productions littéraires.

Traduction du sonnet italien qui est à la tête de l’ouvrage

On entendra plusieurs méchants dire (car il est si facile de le dire aux sots surtout), que je n’écris que sur les tyrans, et toujours d’un style très amer. On dira que ma plume sanglante et trempée dans le fiel, ne touche jamais qu’une seule corde et très ennuyeusement ; qu’elle ne porte personne à rompre les chaînes de son esclavage ; mais qu’au contraire, ma muse rechignée, excite à rire.

Tout cela ne pourra jamais me détourner du but sublime auquel visent mon esprit et mon talent, tout faibles qu’ils sont, et insuffisants pour une si grande besogne.

Mes paroles ne seront pas perdues si après nous peuvent renaître des hommes qui regardent la liberté comme une partie essentielle de la vie.

Livre premier
CHAPITRE PREMIERCe que c’est qu’un tyran

Vouloir définir les choses par les noms serait croire ou prétendre qu’elles sont aussi inaltérables ou aussi durables que les noms eux-mêmes, ce qui évidemment n’a jamais existé. Celui donc qui aime la vérité, doit, avant toutes choses, définir les noms par les choses qu’ils représentent ; et ces choses variant dans tous les temps et, dans tous les pays, aucune définition ne peut rester plus stable qu’elles ; mais une définition sera juste toutes les fois qu’elle représentera la chose telle qu’elle était sous tel nom, dans tels temps et dans tels lieux. En admettant ce petit préambule, j’avais conçu une définition suffisamment exacte et précise du tyran, que j’avais placée au commencement de ce chapitre ; mais dans un autre livre écrit après, et imprimé avant celui-ci, ayant eu besoin de définir le prince, il m’est arrivé, sans m’en apercevoir, de me servir de la définition du tyran ; ainsi, pour ne point me répéter, je la passerai sous silence en partie, et je n’y ajouterai que les particularités absolument nécessaires au sujet que je traite maintenant, et qui est tout à fait différent de celui du prince et des lettres, quoique également dirigé au but très utile de chercher la vérité et de l’écrire.

Les Grecs (ces hommes véritablement hommes) donnaient le nom de tyrans à ceux que nous appelons rois, et les anciens flétrissaient indistinctement du nom de rois ou de tyrans, tous ceux qui obtenaient, sans réserve, les rênes du gouvernement, par la force ou par la ruse, par la volonté même du peuple ou des puissants, et qui se croyaient et étaient en effet au-dessus des lois.

Un tel nom avec le temps devint exécrable ; il devait l’être par sa nature ; et de là nous voyons aujourd’hui que les princes qui exercent la tyrannie s’offensent hautement d’être appelés tyrans. Une telle confusion de noms et d’idées a mis entre nous et les anciens une telle différence d’opinion, qu’à leurs yeux un Titus, un Trajan, ou quelque autre prince, encore plus rare par sa bonté, aurait pu être traité par eux de tyran, tandis que parmi nous un Néron, un Tibère, un Philippe II, un Henri VIII, ou tout autre monstre moderne, capable d’égaler les anciens, pourrait être appelé prince légitime ou roi : tel est l’aveuglement du vulgaire ignorant, porté dans ce siècle à un tel degré, qu’il se laisse facilement tromper par de simples noms ; que sous un autre titre, il met son bonheur à avoir des tyrans, tandis qu’il déplore le malheur des anciens peuples qui les souffraient.

Chez les nations modernes on ne donne donc le nom de tyran (et encore tout bas et en tremblant) qu’à ces princes seulement qui, sans aucune formalité, ravissent à leurs sujets, la vie, les biens et l’honneur.

On appelle, au contraire, rois et princes, ceux qui pouvant disposer de toutes les choses à leur fantaisie, les laissent néanmoins à leurs sujets, ou ne les ravissent que sous un voile apparent de justice : on les décore même alors du titre de cléments et de justes, parce que, pouvant avec impunité se rendre maîtres de toutes choses, il semble que l’on reçoive d’eux comme un don tout ce qu’ils ne veulent pas nous ravir.

Mais la nature même des choses offre à celui qui médite, une distinction plus exacte et plus précise. Puisque le nom de tyran est le plus odieux de tous les noms, on ne doit le donner qu’à ceux des princes ou des simples citoyens qui ont acquis, n’importe comment, la faculté illimitée de nuire ; et quand même ils n’en abuseraient pas, le fardeau qu’ils se sont imposé est tellement absurde et contraire à la nature, qu’on ne saurait en inspirer trop d’horreur, en leur donnant un nom si odieux et si infâme.

Le nom de roi, au contraire, étant de quelques degrés moins exécrable que celui de tyran, devrait être donné à celui qui, soumis lui-même aux lois, et beaucoup moins puissant qu’elles, n’est dans une société que le premier, le légitime et le seul exécuteur impartial des lois établies.

Si cette distinction simple et nécessaire était universellement reconnue en Europe, elle y ferait luire la première aurore de la liberté, prête à éclairer le monde.

Il est reconnu qu’aucune institution humaine n’étant permanente ni stable, il arrive (comme le dirent tant de sages), que la liberté prenant le caractère de la licence, à la fin elle dégénère en esclavage ; ainsi le gouvernement d’un seul marchant toujours vers la tyrannie, il devrait à son tour se régénérer en liberté.

Maintenant, si je jette mes regards sur toute l’Europe, je n’aperçois, dans presque toutes ses contrées que des figures d’esclaves ; et si, comme il est prouvé que l’oppression générale ne peut plus s’accroître, quoique la roue toujours mobile des choses humaines paraisse s’arrêter en faveur des tyrans, les hommes sages doivent croire et espérer que l’évènement inévitable qui doit substituer à la servitude universelle une liberté presque universelle n’est pas désormais fort éloigné.

CHAPITRE DEUXIÈMECe que c’est que la tyrannie

On doit donner indistinctement le nom de tyrannie à toute espèce de gouvernement dans lequel celui qui est chargé de l’exécution des lois peut les faire, les détruire, les violer, les interpréter, les empêcher, les suspendre, ou même seulement les éluder avec assurance d’impunité. Que ce violateur des lois soit héréditaire ou électif, usurpateur ou légitime, bon ou méchant, un ou plusieurs ; quiconque, enfin, a une force effective capable de lui donner ce pouvoir est tyran ; toute société qui l’admet est sous la tyrannie, tout peuple qui le souffre est esclave.

Et réciproquement, on doit appeler tyrannie le gouvernement dans lequel celui qui est préposé à la création des lois peut lui-même les faire exécuter ; et il est bon de faire remarquer ici que les lois, c’est-à-dire le pacte social solennel, égal pour tous, ne doit être que le produit de la volonté de la majorité, recueillie par la voix des légitimes élus du peuple.

Si donc ces élus, chargés de réduire en lois la volonté de la majorité, peuvent eux-mêmes, à leur caprice, les faire exécuter, ils deviennent tyrans, puisqu’il dépend d’eux de les interpréter, de les abroger, de les changer et de les exécuter mal ou point du tout.

Il est bon d’observer encore que la différence entre la tyrannie et un gouvernement juste ne consiste pas, comme quelques-uns l’ont prétendu, ou par stupidité ou à dessein, à ce qu’il n’y ait pas de lois établies, mais bien à ce que celui qui est chargé de les exécuter ne puisse, en aucune manière, se refuser à les exécuter.

Le gouvernement est donc tyrannique, non seulement lorsque celui qui exécute les lois les fait, ou celui qui les fait les exécute, mais il y a parfaite tyrannie dans tout gouvernement où celui qui est préposé à l’exécution des lois ne rend jamais compte de leur exécution à celui qui les a créées.

Mais il y a tant d’espèces de tyrannies qui, sous des noms différents, produisent les mêmes effets, que je ne veux pas entreprendre de les distinguer, et beaucoup moins encore d’établir la différence qui existe entre elles et tant d’autres gouvernements justes et modérés ; ces distinctions étant connues de tout le monde.

Je ne prononcerai pas non plus sur la question très problématique de savoir si la tyrannie de plusieurs est plus supportable que celle d’un seul ; je la laisserai de côté pour ce moment : né et élevé sous la tyrannie d’un seul, plus commune en Europe, j’en parlerai plus volontiers, plus savamment, et peut-être avec plus d’utilité pour mes coesclaves. J’observerai seulement, en passant, que la tyrannie de plusieurs, quoique plus durable par sa nature, ainsi que Venise nous le prouve, paraît cependant à ceux sur qui elle pèse moins dure et moins terrible que celle d’un seul ; j’attribue la cause de cette différence à la nature même de l’homme. La haine qu’il porte à plusieurs tyrans perd sa force en se divisant sur chacun d’eux ; la crainte qu’il éprouve de plusieurs n’égale jamais celle qu’il peut avoir à la fois d’un seul, et enfin plusieurs tyrans peuvent bien être continuellement injustes et oppresseurs de l’universalité de leurs sujets ; mais, jamais, par un léger caprice, ils ne seront les persécuteurs des simples individus. Dans ces gouvernements que la corruption des temps, le changement des noms et le renversement des idées, ont fait appeler républiques, le peuple, non moins esclave que sous la mono-tyrannie, jouit cependant d’une certaine apparence de liberté : il ose en proférer le nom sans délit ; et il est malheureusement trop vrai que, lorsque le peuple est corrompu, ignorant et esclave, il se contente facilement de la seule apparence.

Mais, pour revenir à la tyrannie d’un seul, je dis qu’il y en a de plusieurs espèces ; elle peut être héréditaire et élective. Nous avons parmi les tyrannies de cette seconde espèce les États du pape et plusieurs des États ecclésiastiques. Le peuple, sous de tels gouvernements, parvenu au dernier degré de stupidité politique, voit de temps en temps, par la mort du tyran célibataire, retomber dans ses mains sa propre liberté, qu’il ne sait ni connaître, ni apercevoir ; il se la voit bientôt reprendre par un petit nombre d’électeurs, qui lui donnent bientôt un autre tyran qui a le plus souvent toutes les vues des tyrans héréditaires, sans avoir la force effective pour forcer ses sujets à le supporter. Je ne parlerai pas davantage de cette espèce de tyrannie qui ne frappe que quelques hommes entièrement indignes par leur lâcheté de porter un tel nom.

Je parlerai donc désormais de cette tyrannie héréditaire qui, depuis plusieurs siècles, est plus ou moins enracinée sur différentes parties du globe ; elle n’a jamais été attaquée que rarement et éphémèrement par la liberté qui cherchait à s’élever ; et souvent même cette tyrannie n’a été altérée ou détruite que pour faire place à une autre tyrannie ; et dans cette classe je mettrai tous les royaumes de l’Europe, en en exceptant seulement, jusqu’à présent, celui d’Angleterre. Je voudrais aussi en excepter celui de Pologne, si quelques-unes de ses parties, se sauvant du démembrement général, et persistant cependant à vouloir conserver des esclaves et à s’appeler république, les nobles alors devenaient esclaves, et le peuple libre.

L’ignorance, la flatterie et la crainte ont donné et donnent encore au gouvernement tyrannique le doux nom de monarchie. Pour en démontrer l’incohérence, il suffit, je crois, de donner la simple définition de ce nom ; si le mot monarchie veut dire l’autorité exclusive et prépondérante d’un seul, monarchie alors est synonyme de tyrannie ; si, au contraire, monarchie veut dire l’autorité d’un seul, restreinte par les lois, ces lois, pour pouvoir arrêter l’autorité et la force, doivent avoir nécessairement aussi une force et une autorité effectives égales au moins à celles du monarque ; et aussitôt qu’il y a dans un gouvernement deux forces et deux autorités qui se balancent mutuellement, il est clair que ce gouvernement cesse à l’instant d’être une monarchie. Ce mot grec ne signifie autre chose enfin que gouvernement et autorité d’un seul avec des lois, et avec des lois, parce qu’aucune société n’existe sans lois, telles quelles ; mais on entend alors aussi autorité d’un seul, au-dessus de ces lois, parce qu’il n’y a pas de monarque où il existe une autorité plus grande ou égale à la sienne.

À présent, je demande en quoi différent le gouvernement et l’autorité d’un seul dans la tyrannie du gouvernement, et de l’autorité d’un seul dans la monarchie ? On me répond, dans l’abus ; je réplique ; et qui peut empêcher cet abus ? On ajoute les lois ; je reprends : ces lois ont-elles une force et une autorité par elles-mêmes, tout à fait indépendantes de celle du prince ? Tout le monde se tait à cette objection. Donc à l’autorité d’un seul puissant et armé se joint l’autorité de ces lois prétendues, fussent-elles même d’une source divine ; toutes les fois qu’elles ne seront pas d’accord avec lui, que feront-elles ? Ne sont-elles pas impuissantes contre la force et la puissance absolue ? Elles succomberont, et en effet, nous les voyons journellement succomber ; mais si une force légitime et effective est introduite dans l’État pour créer, défendre et maintenir les lois, il est évident qu’un tel gouvernement ne sera plus une monarchie, puisque, pour faire ou abroger les lois, l’autorité d’un seul ne sera plus suffisante ; c’est pourquoi le titre de monarchie, quoique synonyme parfait de tyrannie, n’étant pas aussi exécré jusqu’à présent, il n’est donné à nos gouvernements que pour assurer les princes dans leur domination absolue, et tromper les peuples en les laissant, ou en les faisant douter de leur esclavage absolu.

On trouve continuellement la preuve de ce que j’avance ici dans l’opinion même des rois modernes. Tandis qu’ils se glorifient du titre de monarque, ils montrent la plus grande aversion pour celui de tyran ; mais en même temps ils regardent comme bien au-dessous d’eux le petit nombre de rois ou de princes qui, ayant des bornes insurmontables à leur pouvoir, partagent l’autorité avec les lois.

Ces rois absolus savent donc très bien qu’il n’y a pas la moindre différence entre tyrannie et monarchie. Pourquoi les peuples qui en font continuellement la triste expérience ne le savent-ils pas aussi bien qu’eux ? Mais les princes européens, qui chérissent le pouvoir des tyrans, se contentent seulement du modeste titre de monarque. Les peuples, au contraire, dépouillés, avilis et opprimés par la monarchie, ne savent que stupidement abhorrer le non de tyrannie.

Mais le petit nombre d’hommes qui ne sont ni rois ni esclaves lorsqu’ils ne méprisent pas également tous les princes, monarques ou tyrans, ou même les princes dont le pouvoir est limité, comme perpétuellement inclinés à le devenir ; ce petit nombre de penseurs profonds, dis-je, sait très bien quelle différence il y a entre la dignité plus importante, plus glorieuse et plus préférable, de présider sous l’égide des lois au gouvernement d’un peuple libre, et celle de conduire au gré de ses caprices un vil troupeau de bétail.

J’abandonnerai donc toute preuve ultérieure comme non nécessaire à démontrer qu’une monarchie limitée ne peut exister sans que la monarchie cesse immédiatement, et que toute monarchie qui n’est pas limitée, est une véritable tyrannie, alors même que la monarchie, n’abusant pas pour quelque temps de son pouvoir de nuire, ne se conduit pas en tyran. Je passerai ces preuves sous silence pour le seul désir d’être laconique, et parce que je crois parler à des lecteurs qui n’ont pas besoin qu’on leur dise tout.

Je vais essayer d’analyser la nature de la mono-tyrannie, et par quels moyens elle a su si bien s’enraciner dans l’Europe, qu’elle y paraît désormais inexpugnable.

CHAPITRE TROISIÈMEDe la peur

Les Romains, ce peuple libre, auquel nous ne ressemblons en rien comme connaisseurs profonds du cœur de l’homme, avaient élevé un temple à la Peur ; ils avaient donné des prêtres à cette déesse, et ils lui sacrifiaient des victimes. La cour des rois me semble une vive image de ce culte antique, quoique destiné à un objet tout différent. Le palais des rois est le temple, le tyran est l’idole, les courtisans sont les prêtres ; la liberté, les mœurs pures, l’amour de la justice, la vertu, le véritable honneur et nous-mêmes, voilà les victimes qui tous les jours y sont immolées.

Le savant Montesquieu dit que l’honneur est le principe et le ressort de la monarchie. Ne connaissant pas cette monarchie idéale, je dis, moi, et j’espère prouver, que le principe et le ressort de la tyrannie sont la seule peur.

D’abord je distingue la peur en deux espèces aussi diverses entre elles dans leurs causes que dans leurs effets ; la peur de l’opprimé, et la peur de l’oppresseur.

L’opprimé craint parce qu’il sait très bien qu’au-delà de ce qu’il souffre journellement, il n’y a pas d’autres limites à ses souffrances que la volonté absolue et le caprice arbitraire de l’oppresseur. De cette crainte toujours renaissante et aussi démesurée, il devrait en résulter, si l’homme raisonnait, la ferme résolution de ne vouloir plus souffrir ; et à peine cette résolution viendrait-elle à se former simultanément dans le cœur de tous, ou au moins de la majorité, qu’elle mettrait fin immédiatement à ses souffrances, qui paraissent devoir durer toujours : et cependant il arrive, au contraire, que cette crainte excessive et continuelle produit et nourrit dans l’âme resserrée et avilie de l’esclave cette extrême circonspection, cette aveugle obéissance, cette soumission respectueuse aux ordres du tyran, qui sont portées à un tel point, que Dieu même ne pourrait pas en exiger de plus grandes.

L’oppresseur tremble aussi ; la crainte qu’il éprouve, provient de la conscience de sa propre faiblesse effective, et tout à la fois de la force idéale et indéterminée qu’il a acquise : si l’autorité absolue ne l’a pas rendu tout à fait stupide, le tyran frissonne au fond de son palais, lorsqu’il vient à examiner quelle haine démesurée sa puissance sans borne a dû allumer dans tous les cœurs.

Les conséquences de la crainte du tyran sont tout à fait différentes de celles de la crainte des sujets, ou, pour mieux dire, elles sont semblables dans un sens contraire, en ce qu’elles empêchent et le tyran et le peuple de se débarrasser de cette crainte commune, ainsi que la nature et la raison leur en font un devoir, c’est-à-dire les peuples, en ne voulant plus se soumettre à la volonté d’un seul, et les tyrans, en ne voulant plus dominer les peuples par la force ; et, en effet, il paraîtrait que le tyran épouvanté de sa propre puissance, toujours d’autant moins assurée qu’elle est plus excessive, devrait en diminuer la terreur, sinon en y mettant des bornes insurmontables, au moins en en faisant porter le poids plus doucement à ses sujets. Mais de même que les sujets ne s’abandonnent pas aux fureurs du désespoir, lorsqu’il ne leur reste plus à perdre qu’une vie malheureuse, de même le tyran ne devient pas doux et humain, lorsqu’il ne lui reste plus à acquérir que les louanges et l’amour de ses sujets. La crainte et le soupçon, compagnons inséparables de toute puissance illégitime (et tout pouvoir qui ne connaît pas de limites est illégitime), offusquent tellement l’esprit du tyran, même celui d’un caractère doux, qu’il devient cruel par force et toujours prêt à offenser et à prévenir les effets de la haine générale qu’il sent avoir méritée. C’est pourquoi il a coutume de punir avec la plus grande cruauté la plus petite tentative de ses sujets contre cette autorité, qu’il sait lui-même être excessive, et il ne la punit pas seulement quand elle a été exécutée en entreprise, mais quand il suppose ou qu’il feint de croire qu’une tentative a seulement été conçue.