Démocratie - Didier Caveng - E-Book

Démocratie E-Book

Didier Caveng

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Beschreibung

Les valeurs démocratiques, telles que l’égalité des citoyens et la liberté d’expression, justifient l’idée que la démocratie concerne chacun de nous et que nos opinions peuvent jouer un rôle crucial dans le progrès de la société. Cependant, elle fait face à des menaces. Dans un contexte de recul mondial de ce régime politique, l’auteur met en garde contre les dangers posés par les extrêmes, notamment à travers des tendances autocratiques et des attaques contre les libertés individuelles, qui fragilisent les démocraties libérales.

 À PROPOS DE L'AUTEUR 

Docteur en sciences de gestion, diplômé de l’INSEAD et de l’IMD, Didier Caveng a su développer une expertise solide en tant que membre de la direction au sein d’établissements bancaires et comme gestionnaire de projets en Suisse et à l’international. Parallèlement, il a enrichi son parcours en concevant des programmes d’enseignement et en dispensant des cours dans divers instituts privés et publics

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Didier Caveng

Démocratie

Le choix des valeurs démocratiques face au totalitarisme

Essai

© Lys Bleu Éditions – Didier Caveng

ISBN : 979-10-422-4750-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Réédition augmentée et actualisée

Aux bienveillants de la démocratie

Du même auteur

– L’éthique et la finance, Ed. Peter Lang, 2019 ;
– Le Muzungu, Ed. L’Harmattan, 2019 ;
– Les mains vengeresses, Ed. Anovi, 2020 ;
– La formation de conduite militaire au service des entreprises, Ed. Anovi, 2020 ;
– Une remise en question – Le pavillon des covidés, Ed. Amazon, 2021 ;

Le jour où la Suisse entra en guerre, Ed. Amazon, 2022.

Préface

Démocratie et totalitarisme :

Le « Vieux Monde »

à la croisée des chemins du XXIe siècle

Vraiment, celles et ceux qui décident de prendre leur plume afin de défendre ce qui leur tient à cœur ne sont pas légion. Franchir le Rubicon, sortir des eaux calmes pour s’aventurer dans l’océan des polémiques demande courage et cuirasse, tant parler vrai dérange et met à mal ceux dont le pouvoir ne repose que sur la force, la peur et le mépris des peuples asservis.

Didier Caveng, écrivain engagé, ose sortir de sa belle campagne lémanique pour clamer haut et fort les vertus de la démocratie et les mensonges et les excès des totalitarismes. Un combat de plus en plus difficile à l’heure où les conflits actuels tendent à jeter par-dessus bord les vieilles règles internationales régissant les relations entre les nations.

Au fil des pages, vous découvrirez les crises qui rongent les valeurs du « Vieux Monde », les adversaires de la démocratie, les raisons du déclin marqué, celles de la montée en puissance des régimes d’autorité et enfin les fondements de la pérennité des valeurs occidentales. Défendre avec conviction des valeurs éternelles n’est pas chose aisée alors que tout est remis en question, alors que les opérations de déstabilisation et d’influence perturbent les processus démocratiques et alors que les vérités sont sans cesse battues en brèche.

Vous allez pénétrer, chapitre après chapitre, dans des dossiers solides et étayés par les péripéties du monde d’aujourd’hui avec ses forces et ses contradictions.

La rigueur de la démonstration fait ressortir les qualités de ce témoignage porté par un professeur avant tout soucieux de la formation de ses étudiants et par l’officier de milice convaincu par les valeurs à défendre pour que vivent les démocraties. L’ouvrage disséqué et assimilé, posons-le à portée de main et tirons-en la « substantifique moelle ». À nous d’en appliquer les recettes.

Notre époque restera profondément marquée par l’assaut du Capitole à Washington, par le sac du Palais Présidentiel à Brasilia, par les Gilets jaunes en l’Hexagone, par l’autoritarisme d’un despote vieillissant à Ankara, et par l’aveuglement d’un assassin sanguinaire au bord de la Moskova.

Heureusement, la liberté et la démocratie n’ayant pas de prix, des hommes et des femmes se lèvent encore pour rappeler aux autres qu’il vaut mieux mourir debout qu’esclave des tyrannies à terre.

Du fond de son étude, l’auteur a su nous faire ressortir l’essence de ses réflexions, la valeur éternelle des composantes de la démocratie et les négations des totalitarismes. Il a cherché à regarder, à écouter et à défendre ce qui fait le sel de nos vies.

Des pages étonnantes de vérité, un auteur passionné et rigoureux. De quoi remettre en question ses interrogations. De quoi se lever bien droit pour la défense d’un acquis éternel.

Charles-André Pfister

Officier général des troupes blindées

Ancien chef du service de renseignement militaire

Officier de la Légion d’honneur

Prologue

Clisthène, un petit-fils de tyran

devenu le père de la démocratie

507 avant Jésus-Christ…

« Il a donné le pouvoir à tout un peuple ! »

La formule lapidaire d’Aristote résume à elle seule la vie de Clisthène. Mais qui était donc Clisthène ?

À la fin du VIe siècle av. J.-C., la cité d’Athènes connaît une période difficile. Beaucoup d’Athéniens sont très pauvres et sont endettés. Certains deviennent esclaves à cause de cette grande précarité. Une toute petite partie de la population s’enrichit et ne supporte pas d’être gouvernée uniquement par les plus riches. La société est très injuste, une minorité de riches gouverne une majorité de pauvres.

Ce jour, devant le temple d’Héphaïstos, près de l’Acropole, au sommet de l’Agora antique d’Athènes, un aristocrate, membre d’une des plus illustres familles athéniennes, prend la parole :

« Moi, Clisthène, fils de Mégaclès II, archonte de notre ville, décrète que tous les citoyens disposent des mêmes droits et des mêmes devoirs. Les citoyens pourront voter pour choisir ceux qui dirigent la cité. »

Pourtant, rien ne laissait supposer que ce réformateur audacieux réussisse son entreprise. Clisthène appartenait à la famille des Alcméonides qui avait joué un rôle majeur dans la vie publique de la cité depuis le début de l’époque archaïque. Mais il souffrait de la malédiction publique suscitée au siècle précédent par Mégaclès Ier, l’arrière-grand-père de Clisthène, avec le massacre des partisans de Cylon. Opposé au tyran Pisistrate, il dut quitter l’Attique en 546. Clisthène, le petit-fils d’un tyran, y est revenu une vingtaine d’années plus tard et fut élu premier archonte d’Athènes en 525-524. Il élabora les grands principes d’une réforme démocratique des institutions athéniennes approuvées par l’assemblée du peuple (démos). Un peuple qui acquit la puissance et l’autorité (kratos). Un peuple souverain qui jouit de droits dont il n’avait jamais disposé jusqu’alors et qui se retrouvait aussi face à ses devoirs. Un peuple qui devait faire face à ses responsabilités de gouvernant et qui devait donner une partie de son temps à la collectivité. Un peuple qui devenait le seul gardien de la constitution et le garant de son pouvoir et de sa liberté. Un peuple qui allait se prémunir contre la corruption, la remise en question des principes démocratiques et un retour des oligarques et des tyrans.

La civilisation grecque avait imposé durablement son modèle dans tout le bassin méditerranéen, marquant à jamais le visage de l’Europe.

Vingt-cinq siècles plus tard, a-t-on tourné le dos à cet héritage grec ? La démocratie est-elle toujours en nous ? Sommes-nous dans un autre monde où toute confusion entre la civilisation occidentale actuelle et celle de la Grèce antique est un jeu de théâtre à la Giraudoux ? Ou bien est-ce que la pensée grecque vole encore vers nous et qu’elle n’a pas fini de nous atteindre ? En gravissant l’Acropole, j’ai eu le sentiment que cette civilisation pourtant disparue était encore vivante en Occident.

Avant-propos

Une crise des valeurs

Aucune société ne peut exister sans un ensemble de valeurs que ses membres reconnaissent et auxquelles ils adhèrent. Elles sont nécessaires pour la cohésion et pour son fonctionnement. Elles orientent nos motivations et nos actions et les rendent cohérentes au sein de son environnement sociétal. Cette fonction ne peut être assurée par la contrainte ou la violence, ni même par le droit. La loi ne formule que ce qui est interdit ; elle ne nous donne pas le carburant de ce qui nous permet de déterminer notre propre système de référence de ce qui est bon pour nous, de ce qui nous plaît, de ce qui nous donne envie d’agir.

Pourtant, l’Occident se trouve en instance de divorce avec ses propres valeurs. Ce système de fins acceptées par tous et de croyances communes portant sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, ce que l’on doit faire et ne pas faire, indépendamment de ce qu’en dit la loi, n’existe plus guère dans notre société d’aujourd’hui. Pour l’être humain, la crise des valeurs traduit une dimension importante liée à la perte des repères moraux et du sens. On a dès lors le sentiment que nos actions perdent leur signification et ne servent pas les bonnes fins. La crise des valeurs appelle donc chacun à se questionner sur ce qu’elles représentent pour lui et les principes qui doivent le guider. Pour la société, l’idée de crise renvoie à la rupture d’un consensus social. Face à cet éclatement, le retour à une idéologie politique, religieuse ou autre n’est souvent pas souhaitable. Si le pluralisme des valeurs se répand de plus en plus dans nos communautés, il nous force aussi à repenser le comment vivre-ensemble.

Mais comment résoudre les conflits opposant des individus qui partagent des valeurs différentes, voire opposées ? Comment établir les valeurs qui fondent une décision prise collectivement ? Doit-on imposer à la minorité les valeurs décidées à la majorité en considérant que celles-ci sont « meilleures » ou « légitimes » ?

Les réponses à ces questions convergent à trouver un moyen de permettre à chacun, dans la mesure du possible, de vivre selon ses idéaux, tout en protégeant certaines valeurs et certains principes qui devraient être respectés par tous. Encore convient-il de définir ces valeurs fondamentales qui sont enchâssées dans nos chartes des droits et libertés de la personne et qui font office de base commune lors de la réflexion éthique. Parmi elles, et à titre d’exemples, l’amour, l’amitié, la justice, l’honnêteté, la liberté, le partage peuvent constituer une morale qui donne aux individus les moyens de juger leurs actes et de se construire une éthique personnelle. Pour une entreprise, les valeurs fondamentales sont les convictions essentielles qui façonnent sa culture, définissent sa vision et lui servent de boussole dans son processus décisionnel.

Ces valeurs occidentales sont loin d’être universelles. En premier lieu, elles font l’objet de dissensions internes. Une partie de la population n’y souscrit pas du fait que l’on a négligé ses revendications socio-économiques. Et elle ne souhaite donc pas se retrouver en guerre contre le reste du monde pour ces valeurs. Pour bon nombre de nos citoyennes et citoyens, à force de pousser la guerre culturelle contre les civilisations rivales, aucun parti en Europe ou aux États-Unis ne s’est occupé de satisfaire leurs revendications de base. De plus, dans notre modèle économique, la prédominance de l’intérêt rend délicate la coopération entre les hommes. Non seulement l’individualisme ne permet pas d’engendrer les motivations adéquates lorsque la satisfaction personnelle n’est pas garantie, mais cet individualisme s’accompagne de la perte de vertus morales ou sociales comme la confiance ou le sens de l’obligation. Cela conduit aussi à des changements soudains, qui ont engendré de profondes fractures dans nos valeurs sociétales.

En second lieu, les vertus qui émanent aujourd’hui d’Europe et d’Amérique du Nord sont loin d’être universellement partagées par le reste du monde. Dès lors, deux visions s’affrontent, creusant un fossé culturel jusqu’à provoquer un divorce conduisant à une bipolarisation idéologique. Ce que l’Occident promeut, c’est notre modèle démocratique et notre façon de vivre, qu’on aimerait continuer d’exporter. Sauf que de l’autre côté, il n’y a que peu d’adhésion. Ces valeurs n’ont pas la même signification pour la vaste majorité des autres pays hors Europe et Amérique du Nord et leur promotion est vue comme un instrument de domination. Des pays, qui pèsent lourd sur l’échiquier politique, comme la Chine ou la Russie, ne partagent pas cette vision et piétinent nos leçons de morale. Ainsi, l’Occident, dans sa croisade idéologique, se retrouve de plus en plus seul à défendre ses idéaux pendant que les autres se battent pour imposer leurs propres valeurs, diamétralement opposées.

À l’image des démarches philosophiques de Hans Jonas et de Jan Patocka1, la crise des valeurs affecte le sens même de notre humanité. Le combat que le philosophe allemand avait mené en ayant fui l’Allemagne nazie pour mieux la combattre en tant que soldat, et celui du philosophe tchèque, qui avait payé de sa vie sa résistance au pouvoir totalitaire alors en place, s’inscrivent dans une logique de fond qu’il s’agit d’identifier, non pas simplement en vue de donner un sens au passé, mais en vue d’affermir une force éthique et morale, une force qui permet de repousser les régimes totalitaristes. Il convient dès lors d’identifier les sources du « mal » afin qu’on puisse proposer une alternative qui ne les entretienne pas, celles qui constituent les ennemis de la démocratie.

Première partie

Les ennemis de la démocratie

Chapitre 1

Des effets pervers internes

Imposer la démocratie : une source de destruction pour les régimes antidémocratiques

En ces temps sombres qui ont marqué la Seconde Guerre mondiale, un homme avait incarné un pays, un royaume ainsi qu’une certaine idée du politique et de la démocratie. Prophète de la plus belle heure d’Angleterre, Winston Churchill avait défini la démocratie par cet aphorisme comme étant « le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres ». Jamais, dans l’histoire de l’Europe, la démocratie ne s’était affirmée avec autant d’ampleur et de force qu’en ce début de XXIe siècle. La plupart des sociétés européennes peuvent se prétendre démocratiques à partir du moment où elles reposent sur les principes d’une citoyenneté souveraine, une prise de décision transparente et un gouvernement tenu de rendre des comptes. Ces principes, bien que difficiles à appliquer dans la réalité, sont globalement la voie à suivre pour le développement de la démocratie dans l’Europe d’aujourd’hui. Beaucoup d’entre nous et bien des pays dans le monde voient dans ce régime le meilleur système de gouvernement valide et viable. Deux principes fondamentaux illustrent ce pouvoir incarné par le peuple : le principe de l’autonomie individuelle, par lequel nul ne doit être soumis à des règles imposées par d’autres, et le principe de l’égalité, à travers lequel chacun doit avoir la même possibilité de peser sur les décisions qui touchent les membres de la société. Dans une oligarchie, le pouvoir est entre les mains d’un petit groupe de privilégiés qui se distinguent des autres par leur richesse, leur puissance ou leur pouvoir sécuritaire ; dans une ploutocratie, le gouvernement est contrôlé par les plus riches ; dans une dictature par un seul individu tout puissant. Ces systèmes ont ceci en commun qu’ils violent l’autonomie individuelle et l’égalité, parce que le pouvoir y est détenu par une personne ou une classe sociale qui prend les décisions pour le reste de la population.

Tocqueville2 croyait que l’égalité jouait un rôle essentiel dans la vie et l’organisation politique des Américains. La même égalité qu’ils percevaient, disait-il, faisait que personne ne pouvait exercer un pouvoir tyrannique parmi les autres, qu’il considérait comme l’idéal vers lequel la démocratie tend. Selon Tocqueville, la démocratie engendrerait le conformisme des opinions dans la société à cause de la moyennisation de la société. Ainsi il dénonce l’absence d’indépendance d’esprit et de liberté de discussion en Amérique. Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835), Alexis de Tocqueville traite du risque de la tyrannie de la majorité (ou « despotisme de la majorité »).

En pratique, la démocratie peut revêtir plusieurs formes. Il existe des démocraties présidentielles, comme en France ou en Roumanie, et des démocraties parlementaires, comme au Royaume-Uni, en Slovaquie ou en Espagne. D’autres pays, comme l’Allemagne, sont dotés de structures gouvernementales fédérales. Dans quelle mesure respectent-elles les deux principes évoqués ? Dans certains pays, les plus démunis peuvent avoir plus de difficultés à se faire entendre. Dans d’autres, les femmes, moins présentes sur la scène politique, peuvent avoir moins de possibilités de peser sur les décisions, même sur celles qui les concernent tout spécifiquement. Certains groupes sociaux peuvent avoir le sentiment que les règles leur sont imposées par des représentants élus qui ne relaient pas leurs intérêts. Où sont alors les principes démocratiques fondamentaux ?

La démocratie n’est jamais ni parfaite ni entière. Karl Popper a même affirmé : « Le mot démocratie désigne quelque chose qui n’existe pas. » Pour le philosophe, la théorie de la souveraineté aboutit à une théorie de la légitimité d’un pouvoir conçu comme absolu. Contre cette théorie de la souveraineté qui consacre la dictature, Popper prône « une théorie des contrôles et de l’équilibre ». Il remplace la question « Qui doit gouverner ? » par la question « Comment peut-on concevoir des institutions politiques qui empêchent des dirigeants mauvais ou incompétents de causer trop de dommages ? ». La théorie poppérienne peut se résumer à deux formes de gouvernement : les tyrannies (celles dont les gouvernés ne peuvent se débarrasser que par une révolution victorieuse et les démocraties (celles dont on peut se débarrasser sans effusion de sang – par des élections générales, par exemple – parce que les institutions en fournissent les moyens3. Mais ces moyens nécessitent pour le citoyen un régime extrêmement exigeant, du fait qu’il nous demande de mettre nos émotions de côté et souvent d’aller à contre-courant de ce que notre instinct ou notre conviction nous dicterait de faire.

Considérons dès lors trois de nos principaux piliers de nos systèmes démocratiques, soit des élections libres, la liberté d’expression et la présomption d’innocence. En démocratie, nous devons accepter le résultat des élections, quel qu’il soit, quand bien même le parti ou le candidat pour lequel nous avons voté n’a pas gagné. Reconnaître et accepter le verdict populaire, même s’il nous semble erroné, n’est pas facile. C’est toutefois le prix à payer pour vivre en démocratie. Souvenons-nous de la déclaration du président américain, Joe Biden, dans un discours portant sur la protection de la démocratie, à propos de l’élection présidentielle :

« La démocratie américaine est en danger parce que l’ancien président, vaincu, des États-Unis, refuse d’accepter les résultats de l’élection de 2020… et qu’il a abusé de son pouvoir et que sa loyauté envers lui-même est passée avant la loyauté envers la Constitution. »

De même, la liberté d’expression n’incarne pas la protection des idées qui font consensus, mais davantage celle d’opinions souvent impopulaires. Des idées qui peuvent choquer et offenser. Ainsi, défendre la liberté d’expression, ce n’est pas seulement défendre des gens qui pensent comme nous, mais c’est aussi défendre des gens qui pensent différemment. Et dans ce cas, c’est mettre notre sensibilité de côté et aller à l’encontre de nos propres idées. L’attentat perpétré le 7 janvier 2015 à Paris au siège de Charlie Hebdo, ayant fait douze morts, a suscité de violentes réactions, comme celle de Izza Leghras, chercheuse sur l’Europe occidentale à Human Rights Watch :

« Ce crime abominable est une tentative de limiter la liberté d’expression, et constitue une attaque contre les personnes qui usent de cette liberté. »

Quant à la présomption d’innocence, dans un régime démocratique, tout citoyen, même celui qui semble le plus odieux à nos yeux, a le droit à une défense pleine et entière avec un avocat. Concernant la guerre en Ukraine, le procureur de la Cour Pénale Internationale parle d’une enquête « sur la situation en Ukraine à partir du 21 novembre 2013, englobant ainsi dans son champ d’application toutes les allégations passées et présentes de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide commis sur toute partie du territoire de l’Ukraine, par toute personne ». Le communiqué de la CPI précisait également s’intéresser aux actes de « n’importe quel belligérant au conflit ». La Russie n’était pas citée une seule fois dans aucun des deux textes.

La démocratie n’est pas un état qui se satisfait, par principe, de la situation déjà existante. Elle n’obéit pas à une philosophie conservatrice, à une pensée fataliste, au maintien de ce qui a toujours existé ou au respect inconditionnel des traditions. Elle ne se réfère pas, non plus, à quelque ancien livre sacré, une sorte de code qu’il faudrait toujours appliquer de manière parfaite :

« Affaiblissez un de ces piliers et nous payons la voie à une pente extrêmement glissante qui mène directement à la dictature. »4

Certes, ce facteur de progrès est louable en soi, mais, à certaines périodes, la démocratie se voit animée d’une conviction particulièrement forte : celle de se croire porteuse d’un bien supérieur et de considérer dès lors comme légitime de l’imposer aux autres par la force, y compris par les armes.

C’était déjà le cas des guerres révolutionnaires conduites par la France après 1789, des guerres coloniales censées apporter la civilisation, et, après tout, du communisme. C’est ce qui s’est malheureusement passé, ces derniers mois, en Libye, mais aussi, il y a quelques années, en Irak ou en Afghanistan. C’est bien évidemment là un paradoxe, et non des moindres, puisque cette aspiration au progrès, qui est une des principales caractéristiques de la démocratie, devient, ainsi, une source de destruction pour les pays qui ne la partagent pas. En d’autres termes : le mal surgit ici, par le plus grand des paradoxes en effet, du bien !

Le fait d’imposer aux autres le bien par la force au lieu de seulement leur proposer, revient à postuler au départ qu’ils sont incapables de se diriger eux-mêmes et que pour être libérés ils doivent d’abord se soumettre. Dès lors, la question suivante se pose : la démocratie peut-elle être imposée à un pays par des forces étrangères, à la suite de l’occupation militaire de son territoire ?5 Plusieurs spécialistes de la politique comparée considèrent que les seules tentatives d’imposition de la démocratie réussies par des forces étrangères d’occupation au cours de l’Histoire sont celles des Alliés en Allemagne de l’Ouest, au Japon, en Italie et en Autriche, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Samuel Huntington6 pense, quant à lui, que les deux premières vagues de démocratisation (1828-1926 ; 1943-1962) sont dues à l’intervention des Britanniques, des Américains ou des Alliés. Quant à Laurence Whitehead7, il soutient qu’en 1990, près des deux tiers des démocraties existantes devaient leur origine, au moins en partie, à des actes délibérés d’imposition ou d’intervention d’acteurs externes. Toujours est-il que les tentatives d’imposition de la démocratie n’ont jamais été définies avec précision, ni recensées et évaluées de manière systématique. Par conséquent, on ne connaît pas leur nombre exact et on ne sait pas dans quelle proportion elles ont été des succès ou des échecs. On ne peut donc pas se prononcer sur la théorie de ces changements politiques.

Par ailleurs, l’imposition de la démocratie par des forces étrangères depuis 1945 a-t-elle été limitée à quelques cas d’exception ou a-t-elle été à l’origine des deux tiers des démocraties comme le soutient Whitehead ? Depuis une vingtaine d’années, les interventions militaires occidentales visant à protéger les populations, défendre les libertés fondamentales ou rétablir la démocratie se sont multipliées. Avec des échecs, comme le montrent les exemples de l’Afghanistan et de l’Irak.

L’exportation de la démocratie est somme toute une mise en pratique récente. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que les grandes démocraties occidentales, alignant leur politique extérieure sur les valeurs dont elles se réclament en interne, pratiquent et assument ouvertement leurs ingérences dans les affaires intérieures des États au sein desquels elles interviennent en vue d’y promouvoir les mécanismes de la démocratie de marché, le respect des droits de l’homme, la protection des droits des minorités. L’explication est à chercher dans la configuration des rapports de puissance qui caractérise le système interétatique de l’après-guerre froide. Au niveau de la puissance, nous nous trouvons dans un monde unipolaire, pour cause de la seule superpuissance que sont les États-Unis. Forts de leur prédominance économique et militaire, seuls ou alliés aux autres démocraties occidentales, ils peuvent se permettre de mener une politique étrangère reposant sur le néolibéralisme international. Ils revendiquent par ailleurs ouvertement ce « standard de civilisation » dans leur stratégie8 en déclarant :

« Aujourd’hui, les États-Unis jouissent d’une force militaire sans égale et d’une très grande influence économique et politique. [Ils] mettront à profit cette opportunité pour répandre à travers le monde les bienfaits de la liberté. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour apporter l’espoir de la démocratie, du développement, du marché libre et du libre-échange aux quatre coins de la planète. »

Au vu de ces analyses et considérations géopolitiques actuelles, la question fondamentale reste posée : peut-on imposer la démocratie par la force ?

Cela signifie que l’on contraint tout un peuple par la violence à ce que l’on souhaite. Ainsi, imposer la démocratie par la force paraît très paradoxal. D’une part, cela implique l’utilisation de la violence, de la répression et de la mort sans aucune légitimité au départ. En effet, le monopole de la violence est aux mains de l’État, quel que soit son système politique, et donc du consentement du peuple dans un système démocratique. Ainsi, utiliser cette violence est contraire aux règles en général, et également contraire aux principes démocratiques. Dans une démocratie, le pouvoir doit être aux mains de tous les citoyens, et non pas seulement à un groupe restreint de personnes. L’utilisation de la force est rejetée dans une démocratie où tout est régi par les lois, le vote et la justice. Elle est contraire à la démocratie. D’autre part, si l’on impose quelque chose à un peuple, cela suppose la non-volonté de celui-ci à un changement de système politique.

Trois ans après avoir justifié le maintien des troupes françaises en Afghanistan, Nicolas Sarkozy, dans la foulée de Barack Obama, avait annoncé le retrait des soldats français, en précisant qu’il n’a jamais été question de garder indéfiniment des troupes en Afghanistan. Au-delà des raisons conjoncturelles qui ont motivé ce revirement, il y a de fortes chances que l’échec pressenti de la présence occidentale en Afghanistan en soit l’explication. Les expériences passées de tentatives d’exportation de la démocratie incitent en effet à la prudence, tant les études montrent que la démocratie et la militarisation ne font pas systématiquement bon ménage.

Les politiques d’exportation de la démocratie constituent la dernière incarnation de la bonne conscience de l’Occident, et l’internationalisme néolibéral qui les justifie renoue avec les idéologies de la chrétienté, de la raison et de la civilisation qui, successivement, ont servi de rationalisation à l’expansion des valeurs et normes européennes au-delà de l’Europe.

Dario Battistella9 cite dans ce contexte :

« À l’image des Espagnols, Français et Britanniques prenant à leur compte la distinction fondamentale opérée dès l’Antiquité entre Grecs et barbares en opposant chrétiens et païens, Européens et sauvages, civilisés et non-civilisés, les démocraties occidentales autour des États-Unis procèdent par différenciation hiérarchisée entre démocraties libérales et failed states d’un côté, entités incapables d’accéder par elles-mêmes au modèle de la démocratie et qu’il faut donc aider à y parvenir, et rogue states de l’autre, entités perturbatrices de l’ordre international néolibéral et qu’il faut donc combattre. »

Todorov10 voit une première vague de messianisme politique dans les guerres révolutionnaires et coloniales, une seconde dans le projet communiste, et une troisième dans l’imposition de la démocratie par les bombes. Selon le chercheur au Centre national de la recherche scientifique, la démocratie est devenue un régime à part, pour le regretter, comme une anomalie, dont elle serait elle-même responsable. La démocratie en devenant souvent soluble dans un autoritarisme débridé, où le pouvoir politique présente une multitude d’apparences, se trouve prise en tenaille entre le double processus de légitimité/légitimation.

Ses ennemis sont ses propres enfants illégitimes : principes démocratiques isolés du projet d’ensemble, qui se retournent contre elle, à l’exemple du messianisme politique, surenchère soi-disant démocratique des partis pirates, liberté de la presse qui est bonne en tant que contre-pouvoir, critiquable en tant que pouvoir. La démesure démocratique relève en vérité d’un genre nouveau, la « curialisation démocratique », qui est très proche du pouvoir personnel. La démocratie qui semblait évidente est pourtant menacée si l’on en juge par les contestations, l’abstention et le rejet. Que vaut alors la démocratie si elle ne permet plus de consolider des régimes gouvernés par des principes constitutionnels de liberté et d’indépendance de pouvoir ?

En tentant d’exporter leurs valeurs, les démocraties occidentales en viennent à oublier la sagesse du plus authentique représentant de la tradition démocratique, Emmanuel Kant11 :

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »

L’emprise d’une oligarchie financière excessive

18 décembre 2008 : un tsunami financier mondial

Au lendemain de la faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, l’économie mondiale sombrait dans la pire crise depuis 1929. Le système bancaire et financier se grippait, incapable de déterminer la valeur des produits dérivés sophistiqués, les subprimes liés à des prêts hypothécaires pourris, que l’industrie financière, à la recherche d’un rendement maximum à moindre risque, avait usinés et vendus à la chaîne à des investisseurs peu regardants. Selon Fitch12, les pertes potentielles pour les actifs liés aux subprimes étaient évaluées à 400 milliards de dollars.

La crise de 2008 a eu aussi des répercussions bien au-delà de Wall Street. Elle a fortement déstabilisé les démocraties, permettant l’avènement du Brexit, de Donald Trump et de Viktor Orban.

4 novembre 2020 : les loups de Wall Street dans la crise de la Covid-19.

Ce moment a mis en évidence la déconnexion entre les marchés financiers et la société. En plein milieu de la pandémie, l’indice Dow Jones dépasse le cap de 30 000 points pour la première fois alors qu’une crise mondiale éclate au grand jour. Le rebond spectaculaire des bourses a été provoqué par l’injection massive de capitaux par la Réserve Fédérale américaine et par des mesures de stimulation budgétaire qui ont atteint, au niveau mondial, 16 000 milliards de dollars en un an. C’est le contribuable qui est venu au secours des actionnaires. Ce déséquilibre est devenu insoutenable et questionne les mécanismes qui permettent un tel abus face auquel le populisme s’engouffre alors que c’est l’humanisme qui devrait prévaloir13.

2022 : l’année des « polycrises »14.

Adam Tooze distingue huit crises ou causes de crise : la pandémie de Covid, l’inflation, la récession, le risque de famine dans le Sud, la crise du climat, les dettes publiques dans la zone euro, le risque d’escalade nucléaire (en lien avec la guerre en Ukraine) et l’arrivée au pouvoir aux États-Unis du parti républicain. Des chocs hétérogènes qui interagissent, rendant l’ensemble accablant. Ces chocs ont augmenté depuis le début du siècle, avec la crise de 2008, celle des dettes souveraines, la pandémie et la crise énergétique. L’invasion de l’Ukraine et la flambée de l’énergie ont rebattu les cartes. Inégalée depuis les années 1970-80, l’inflation pousse des millions de ménages de pays développés dans la précarité et menace ceux des pays pauvres d’une misère accrue.

La dérive financière des démocraties occidentales

Suite à ces crises successives, un choc des cultures s’est produit entre la finance et nos gouvernements. Alors que la croissance économique forte des Trente Glorieuses autorisait un progrès social sans dérive financière, il en va tout autrement depuis trente ans. Mais la culture politique n’a pas évolué. La conquête du pouvoir se réalise toujours en grande partie sur la base de promesses de dépenses ou de réductions d’impôts.

Le divorce entre la finance et nos régimes démocratiques peut être expliqué de la façon suivante : le monde de la finance comme celui de la politique se sont professionnalisés. Du côté de la finance, le fait de drainer des capitaux colossaux auprès des apporteurs pour les mettre au service des entreprises, des États et des collectivités publiques constitue une fonction vitale. Pour ce faire, des instruments complexes ont été créés, dont seuls les spécialistes comprennent les mécanismes, basés sur une rationalité actuarielle et probabiliste. Ceux-ci, du fait de leur savoir-faire, ont acquis un pouvoir technique important, contribuant ainsi à ce que les marchés financiers deviennent indispensables. Ces marchés agissent à l’échelle planétaire, contrairement aux États, réduits dans une aire géographique limitée. Ayant parfaitement assimilé la globalisation, ils fonctionnent à la vitesse de la lumière avec une mobilité, une adaptabilité et une réactivité très fortes. Du côté des politiciens, il s’agit d’adapter son discours et son image aux attentes d’un créneau électoral à conquérir. Nous nous trouvons dans un marketing électoral. Le politicien vit dans un monde d’assemblées, d’élections et de laborieuses réunions de partis. Dans les marchés, le trader réagit instantanément par des ordres informatisés aux évolutions de l’environnement politico-économique et met l’autorité politique devant le fait accompli. Ce n’est pas le financier qui est en avance, c’est le politicien qui est en retard. L’un vit dans le monde qui se construit sous nos yeux, celui des réseaux planétaires, l’autre dans un monde dont les modalités de fonctionnement remontent au XIVe siècle.

Des demandes contradictoires

Cet anachronisme fait qu’une des raisons structurelles de la défiance démocratique la plus souvent mise en avant tient à l’incapacité des gouvernements à répondre aux attentes des populations, en termes de pouvoir d’achat, d’emploi ou de réduction des inégalités. Pour Wolfgang Streeck15, cette impotence découle d’un divorce croissant et irrémédiable entre la démocratie et le capitalisme financier, soumis à deux types de demandes contradictoires, celles des électeurs et celles des marchés. Les gouvernants seraient tombés dans une dépendance presque totale vis-à-vis des seconds, dépendance expliquant la colère des premiers. D’aucuns ne croient plus aux vertus de la démocratie si les investisseurs internationaux ont la possibilité par leurs stratégies financières de réduire à néant les choix légitimement formulés dans les urnes.

Une politique d’endettement malsaine

Les démocraties occidentales ont cru pouvoir échapper à la simple logique financière. Les gouvernants sont confrontés à la situation qu’ils ont toujours cherché à masquer par la fuite vers l’endettement : faire accepter à leurs électeurs la réalité économique. La montée en puissance de pays émergents est concomitante avec l’érosion de secteurs clés du côté occidental. La hausse du niveau de vie dans des régions asiatiques, africaines et sud-américaines suit une baisse du niveau de vie dans beaucoup de pays occidentaux, comme le laisserait penser le principe des vases communicants. Cette baisse sera d’autant plus forte qu’elle est reportée dans le temps en raison de l’endettement des États. Ceci donnera l’occasion aux mouvements populistes de rassembler les mécontents à coup de slogans simplistes. Les démocraties seront fragilisées à leur base : une classe moyenne paupérisée. Des choix politiques clairs et sensibles devront être nécessaires et devront aller à l’encontre de ce qui se fait depuis des décennies. En lieu et place de continuer une politique d’endettement consistant à augmenter systématiquement le nombre de personnes situées au bas de l’échelle des salaires ou de relever automatiquement les minimas sociaux par le biais des interventions étatiques, la politique des revenus devra s’orienter vers une hiérarchisation plus nette en fonction des qualifications et des compétences. Afin d’éviter de grossir les rangs des prolétaires ou des exclus, il faudra que la classe moyenne puisse garder une différenciation des niveaux de vie. Dans le cas contraire, la démocratie n’y survivrait pas.

Une régulation des marchés inéluctable

Les marchés agissent au-dessus du droit des États, tout en le respectant en général, mais il ne représente pour eux qu’une variable stratégique. La fuite hors du droit fait la force des marchés financiers. Les paradis fiscaux, la finance grise, la capacité de mettre en concurrence les droits des différents États le démontrent et fragilisent chaque jour nos démocraties. Pour les renforcer, il faut améliorer l’efficacité du droit.

L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est identifiée comme un acteur important de la mondialisation économique, historiquement actif dans la diffusion du monde libéral. Cette instance économique internationale (plus de 160 membres qui représentent 98 % du commerce mondial) est chargée de régler les conflits commerciaux entre ses membres, de faciliter les relations commerciales et d’encourager le libre-échange. Son but primordial est de faire en sorte que le commerce soit aussi libre que possible, dès lors que cela n’a pas d’effets secondaires indésirables. On peut considérer l’OMC comme un embryon de régulation du commerce international, mais elle ne joue pas le rôle d’une organisation internationale des marchés financiers. Or, à long terme, une régulation de ces marchés est inéluctable. À moyen terme, concernant l’Europe, une fiscalité européenne, une politique monétaire européenne et une politique monétaire européenne plus pragmatique devront être mises en place. À court terme, seules des dispositions internes aux États sont concevables. Il est dès lors nécessaire d’encadrer par le droit le pouvoir financier des dirigeants politiques. Des dispositions constitutionnelles prévoyant un cadre conceptuel global de gestion des finances publiques, avec sanctions et autorité juridictionnelle habilitée à les infliger, seraient nécessaires. Encore faut-il l’adhésion de la classe politique dans ce domaine de l’argent public.

Être socialement responsable dans le monde de la finance.

Les marchés financiers ont favorisé l’innovation et, probablement, renforcé la croissance économique. Ils ont aussi contribué à rendre les économies plus résistantes aux chocs. À côté de leurs avantages, les marchés financiers modernes comportent de nouveaux risques. Ceux-ci poussent à l’adoption de réglementations toujours plus poussées, nécessaires pour garantir leur intégrité. Mais le véritable risque ne provient pas des marchés financiers qui ne font que déclencher l’alarme. Prétendre que la richesse acquise pendant les Trente Glorieuses serait éternelle est une erreur d’analyse et conduit les dirigeants qui l’affirment à faire rêver nos citoyens avec des promesses irresponsables. Laisser nos sociétés dans l’illusion d’un progrès social continu et d’une élévation infinie de leur niveau de vie n’est pas réaliste. Les dernières crises évoquées l’attestent. Ainsi, au lieu de désigner les marchés comme des boucs émissaires commodes et impersonnels, il convient plutôt d’évoluer avec des compétences, de l’honnêteté et du sérieux. À défaut de paradis terrestre, celui des vertus demande plus d’effort mais paraît plus réaliste.

Sortir du régime oligarchique pour réinventer une démocratie vivante.

Pour Hervé Kempf16, les pays occidentaux sont entrés dans un régime oligarchique : la domination d’une petite classe de puissants qui discutent entre pairs et imposent ensuite leurs décisions à l’ensemble des citoyens. Les puissances d’argent ont acquis une influence démesurée, les lobbies décident des lois en coulisses et les libertés sont jour après jour entamées, souligne-t-il. Si nous voulons répondre aux défis du XXIe siècle, il faut revenir en démocratie, car la crise écologique et la mondialisation rebattent les cartes de notre culture politique : l’Occident doit apprendre à partager le monde avec les autres habitants de la planète. Si nous échouons, précise Kempf, les oligarques nous entraîneront vers la violence et l’autoritarisme.

Auteur du livre Oligarchy, Jeffrey A. Winters17 jette un regard critique sur l’attitude occidentale au lendemain de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989. C’était une vision à très court terme, dit-il, de croire à l’époque en Occident que la démocratie, les droits humains, la prospérité et la liberté convergeaient tous dans un sens progressif et que c’était un tournant. Les problèmes que nous connaissons aujourd’hui avaient déjà commencé à se faire jour. L’oligarchie telle qu’il la définit pose un problème particulièrement épineux pour la démocratie, qui tient au type de pouvoir de chacun. Si le pouvoir des oligarques est résolument matériel, celui de la démocratie est « non matériel » pour reprendre ses termes. Les institutions démocratiques peuvent tenter d’apprivoiser les oligarques, l’oligarchie en revanche, à moins de redistribuer la richesse des grandes fortunes, ne peut être éradiquée par des mécanismes strictement démocratiques.

Kempf et Winters s’accordent pour rabattre la figure de l’oligarque sur celle du riche. Dans cette optique, l’oligarchie serait une ploutocratie et, pour mettre un terme à ses effets politiques néfastes pour la démocratie, il faut soit revivifier celle-ci, comme le suggère Kempf, soit, selon Winters, instaurer de puissants mécanismes de redistribution de la richesse.

Il ne s’agit pas ici de disqualifier la finance par idéologie. Bien gérée, elle joue un rôle essentiel dans la compétitivité et la richesse d’un pays. Elle permet de s’assurer que toutes les décisions créent de la valeur et engendrent de la richesse. Idéalement, la finance devrait permettre à tout un chacun d’accéder à un niveau de vie plus élevé. Parce que l’argent a aussi des vertus. Mais une défection de l’État au profit des lobbies, des décisions politiques à courte vue engendrant une paupérisation galopante et un enrichissement croissant des plus nantis nous conduirait à un monde financier dévoyé et à une crise permanente qui nous toucherait tous et toutes au quotidien. L’enjeu démocratique majeur dans ce contexte est de se prémunir contre les oligarchies associées aux puissances de l’argent. Tel est le défi démocratique : finaliser socialement, éthiquement, démocratiquement la finance. S’il existe un puissant levier de transformation réelle du monde, c’est bel et bien la finance. Avoir de l’ambition démocratique, c’est promouvoir un projet de justice sociale qui perdure, qui s’appuie sur une justice environnementale et des technologies capacitaires au sens où elles nous rendent plus autonomes et conscients de leur interdépendance. C’est retourner l’intérêt personnel contre lui-même au profit de l’intérêt collectif. Une réalité un peu idéale ? Ou bien une valeur démocratique qui casserait la prophétie de Tocqueville, qui n’aimait ni le libéralisme déchaîné ni la démocratie quand elle vire à la tyrannie d’une ploutocratie.

Le populisme toxique pour l’équilibre de nos sociétés

Certains politiciens jouent sur les peurs des populations et font de la démagogie leur fonds de commerce. Ils font profession de populisme en suscitant et en activant les passions les plus négatives, parfois même les plus perverses pour étendre leur audience et entretenir leurs troupes. Les boucs émissaires de ce système sont souvent les immigrés et les élites. Aujourd’hui, le populisme devient un effet dominant du rapport aux citoyens dans nos sociétés occidentales démocratiques qui ont perdu le sens de la délibération publique, de la consultation populaire et du bien commun.

Le populisme s’est beaucoup répandu, aussi bien dans les régimes autoritaires que dans ceux qui sont plus démocratiques. Il est arrivé au pouvoir dans des pays au régime politique très différent, comme en Turquie avec Recep Erdogan, ou en Hongrie avec Viktor Orban, ou encore aux États-Unis avec Donald Trump, au Venezuela avec Hugo Chavez et son successeur Nicolas Maduro et avec Jair Bolsonaro au Brésil.

La notion de volonté générale

Le populisme, en utilisant la notion de volonté générale, s’inspire de Jean-Jacques Rousseau qui, dans Du contrat social (1762), considère que la volonté générale n’est pas la volonté de la majorité mais « la somme des différences de la volonté de tous ». La souveraineté exprime directement la volonté générale et exclut en tant que telle la représentation :

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale (…). Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle. » (réf. Du contrat social).

Quelles conséquences pourrait-on tirer de cette affirmation si on la met en lien avec la crise française concernant la réforme des retraites ?

Hugo Chavez, dans son discours d’investiture de janvier 2007, constitue un excellent exemple de cette lecture populiste de la volonté générale :

« Rien n’est plus en accord avec la doctrine populaire que de consulter la nation en tant qu’ensemble en ce qui concerne les principaux éléments sur lesquels les gouvernements, les lois fondamentales et la Constitution sont établis. Tous les individus sont sujets à l’erreur et à la séduction mais pas le peuple, qui possède en lui un degré éminent de conscience de son propre bien et la mesure de son indépendance. Parce que son jugement est pur, sa volonté est forte et rien ne peut le corrompre ou l’impressionner. »

La notion de représentation politique

Pascal Perrineau18 insiste dans son analyse sociologique sur le rapport difficile qu’entretient le populisme avec la notion de représentation politique qui est au cœur de notre conception de la démocratie libérale. Aux yeux des populistes, tout gouvernement représentatif est une forme d’aristocratie qui trahit la volonté générale. Ils privilégient ainsi les institutions et procédures censées construire la volonté générale du peuple, telles que les référendums, les consultations et initiatives populaires, les plébiscites ainsi que les procédures de révocation et d’abrogation à l’initiative du peuple. Cette volonté suppose un peuple homogène et une unité forte de celui-ci ainsi qu’une claire démarcation entre ceux qui y appartiennent et ceux qui en sont exclus. Cette perception d’une volonté générale absolue légitime l’autoritarisme et l’hostilité au libéralisme dans la mesure où elle ouvre la voie à la stigmatisation de ceux qui menacent l’homogénéité du peuple.

En dépit de ses idées simples, le populisme a pu se développer, car le contexte est celui d’une crise sévère de la démocratie représentative. Certains notent que sous les coups de boutoir de la défiance politique qui ne cesse de monter, la démocratie n’apparaît plus forcément comme le meilleur régime politique, et même d’aucuns souhaitent le retour d’une personnalité politique dominante d’un régime autoritaire. Le rejet de la politique, le sentiment de dépossession politique ou encore le rejet des partis peuvent être autant d’étapes du retour d’une autarcie. Perrineau développe dans son analyse qu’en lieu et place d’avoir un « homme fort » qui n’a pas à se préoccuper des élections, la démocratie devra se réarticuler sur des clivages actuels de notre société : ils ont pour nom identité nationale, Europe, mondialisation, rapport à l’autre. À défaut de cela, le populisme s’imposera et transformera la démocratie.

En quoi le succès grandissant des idées et des partis populistes est-il une menace pour la démocratie ?

En premier lieu, si les États populistes prenaient le pouvoir dans certains États démocratiques, on pourrait redouter la possible restauration d’un État totalitaire sur le modèle de ceux qu’a connus l’Europe des années 1920 à 1940. S’ensuivraient alors une période de troubles et une déstabilisation des pays concernés.

Au lendemain de la Grande Guerre, les États-nations centre-est européens s’étaient retrouvés devant deux défis immenses, celui de devoir construire des communautés politiques fortes et celui de moderniser leurs économies. Or, la présence de nombreuses minorités sur leur territoire avait déclenché des angoisses identitaires et le contexte défavorable des années 1920 et 1930 ne favorisait pas l’introduction du libéralisme économique19. Les pays de la région se tournèrent alors vers des solutions alternatives au modèle de modernisation occidental. Portées par des mouvements populistes, elles prônèrent la construction des communautés politiques à partir d’un groupe ethniquement majoritaire, souvent au détriment des minorités, et défendirent l’idée d’un État fort, encourageant ses velléités autoritaires.

Cette crainte est alimentée notamment par la présence de groupuscules néofascistes ou néonazis gravitant autour de partis populistes établis, et aussi par certaines tendances manifestes au sein des partis eux-mêmes. Ces inquiétudes naissent également des expériences récentes de la Hongrie et de la Pologne, où les partis populistes parvenus au pouvoir sont accusés d’attenter aux libertés civiles (liberté de la presse, liberté d’expression, etc.) et de montrer un profil extrêmement autoritaire, notamment dans la gestion de la crise migratoire.

En second lieu, les partis de la droite radicale populiste pourraient exercer un effet de contagion sur les autres partis, en les amenant à se repositionner sur des thèmes chers à la droite populiste tels que l’immigration et les valeurs traditionnelles.

Il convient toutefois de nuancer les propos d’une tendance totalitaire et essentiellement « anti-démocratique » des partis populistes. D’une part, l’autoritarisme n’est pas un trait distinctif du populisme, et d’autre part la participation au pouvoir des partis populistes n’a que très rarement semblé mettre en danger l’existence même de l’ordre démocratique. De fait, des partis populistes ont été représentés de longue date dans les parlements et dans des gouvernements occidentaux sans que cela n’entrave le fonctionnement des institutions démocratiques, malgré des coups d’éclat et une agitation permanente de certains leaders populistes. Dans ce contexte, le populisme serait soluble dans la démocratie, ce que l’on serait en droit d’attendre d’une idéologie revendiquant la primauté d’une volonté populaire.

Si la progression des mouvements populistes peut représenter une menace pour la démocratie, elle peut avoir aussi un effet positif en exerçant une fonction corrective. Elle consiste à défendre des catégories sociales défavorisées en raison d’un manque de ressources (en termes de capital économique, culturel ou social) dont elles auraient besoin pour faire valoir leurs intérêts auprès des instances décisionnelles. À cet égard, le rôle des partis populistes pourrait être de contraindre les régimes démocratiques à prendre en compte un certain nombre de demandes et préoccupations légitimes formulées par de nombreux citoyens, demandes qui resteraient largement ignorées sans la pression exercée par les acteurs populistes. Dans une analyse plutôt complaisante à l’égard des forces populistes, celles-ci redonneraient une voix à des citoyens « oubliés » par les partis traditionnels. En sortant de la pénombre les doléances des « sans-voix », les acteurs populistes forcent les autres partis à adapter leurs programmes politiques.

Le populisme : toxique pour la construction de l’opinion publique et la cohérence de la pensée ?

Au vu de ce qui précède, la montée du populisme dans le monde suscite la confusion quant à savoir si le populisme est une menace à la démocratie. De nos jours, les causes de la montée du populisme sont étroitement liées aux crises économiques, à l’émergence des réseaux sociaux et aux craintes pour l’identité nationale. Concernant les crises économiques, la croissance au plus bas et le manque de perspectives ont entraîné un accroissement des inégalités accentué par les effets de la mondialisation. Concernant les réseaux sociaux, le politologue germano-américain, Yascha Mounk, professeur à Harvard, décrypte très bien ce phénomène de technopopulisme :

« Comme l’imprimerie en son temps, la révolution d’Internet et des réseaux sociaux a profondément bouleversé la circulation de l’information dans le débat public. Tout le monde peut interpeller tout le monde. L’avantage des élites – qui seules avaient la parole dans les médias – a fortement diminué, favorisant les positions extrêmes plutôt que les positions modérées. »

Donald Trump en est l’illustration parfaite lorsqu’il rejette la presse traditionnelle qu’il nomme fake news et utilise les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook. Quant aux craintes pour l’identité nationale, des décennies de migration de masse et d’activisme social ont transformé en profondeur les sociétés. Mais si une partie de la population a accepté – et même salué – ce changement, une autre en a éprouvé un sentiment de menace et de colère. Dominique Reynié, politologue, résumait ce ressenti auprès d’un grand nombre de populistes comme suit :

« L’installation des partis populistes dans toute l’Europe est avant tout liée à l’inquiétude des sociétés européennes quant à leur avenir et à leur mode de vie. »

Les gens voient le monde dans lequel ils ont grandi, dans lequel ils se projetaient, être menacé par des populations nouvelles qui arrivent. Ce que prône le politologue américano-allemand Yasha Mounk :

« Défendre une société à la fois juste et multiethnique, ce qui suppose de ne pas ignorer le nationalisme mais de le domestiquer et de revenir à son sens historique : élargir les liens et la solidarité au-delà de la personne, de la famille ou des liens ethniques et religieux. »

Si finalement le populisme est bien un révélateur d’une situation, ce qu’il mobilise est toxique pour l’équilibre de nos sociétés. René Longet20 le définit comme dangereux, car il privilégie.

« Un abord réactif au détriment d’une approche analytique, un discours subjectif au lieu d’une déontologie de la vérification des faits, une approche sur sa propre tribu, sur une perception à très court terme, au détriment d’une vision plus large intégrant les intérêts légitimes d’autres acteurs, une conduite désinhibée, agressive, dénigrante, violente dans les mots puis dans les faits. »

Dans ce contexte, le populisme serait bien un ennemi de la démocratie lorsqu’il mise sur des ressentis de dépossession, de peur, de rétrogradation, lorsqu’il les cultive, et lorsqu’il en tire une colère malsaine, une haine et une victimisation autosatisfaites.