Des chutes en cascade - Patrick Lagneau - E-Book

Des chutes en cascade E-Book

Lagneau Patrick

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Beschreibung

Voici un florilège d'histoires courtes qui va vous conduire de la guerre de 14/18 à une mission écologique, en passant par un saut en parachute catastrophique, un enlèvement, un concert à Vienne, un premier contrat, un jeu de cachette en forêt troublant, un carambolage, une attaque de diligence au Far West, une amnésie surprenante, une arrestation surprise, un message d'amour dans une bouteille à la mer, des destins qui se croisent, une séparation difficile, une évasion éclair, une rencontre avec Django Reinhardt, une séance de spiritisme et même au feuilletage d'un album photo particulier.

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À mon beau-frère Patrick, lecteur assidu de mes écrits, qui aurait sans doute apprécié ce recueil de nouvelles, mais qui n’aura pas eu le temps d’en tourner la première page.

La nouvelle a sur le roman, à vastes proportions, cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet.

Charles Baudelaire

Poète français

(1821-1867)

La nouvelle, c’est la flèche et sa cible aussitôt atteinte.

Horacio Quiroga

Écrivain Uruguayen

(1878-1937)

Table des matières

Les Bottes du Célestin

Le concert à Vienne

Un peu d’Avance

Un Vrai Mariage d’Amour

La Dernière Fois

Le Contrat

La Cachette de Marie

La Cabine

Carambolage

Karson-City

Amnésie

L’Arrestation

La Bouteille à la Mer

Destins Croisés

La Séparation

La Mission

Évasion Éclair

Nuages

Contact

L’Album Photo

LES BOTTES DU CÉLESTIN

Les Bottes du Célestin

« Tu vois, piot, le Célestin, c’était le mari d’une demi-soeur à ma grand-mère, oui, je sais, les histoires de famille c’est un peu compliqué à comprendre, mais ne t’inquiète pas, va, quand j’avais ton âge, moi non plus je ne comprenais pas bien. Une chose est sûre, c’est qu’on allait lui rendre visite tous les dimanches après-midi. Avec ma grand-mère, ma mère et mes deux tantes, c’était la balade incontournable. Un passage obligé. C’était comme ça. On ne se posait pas de questions. Heureusement qu’il y avait mon cousin qui avait le même âge que moi.

Le Célestin était né en 96… Tu imagines ?... Mais non, quoi, pas en 1996. Réfléchis ! Il aurait dix-huit ans… T’es pas un champion des maths, toi, hein… Non, il était né en 1896. Au XIXe siècle… L’année où est mort Verlaine… Tu connais Verlaine ?...

Non ?... Tu ne connais pas Verlaine ? C’était un grand poète français… Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon coeur d’une langueur monotone… Ah, ah ! Je savais bien que tu connaissais… Ah non, piot, on ne dit pas une phrase. On dit des vers. Parce que c’est de la poésie… Tu ne savais pas que c’était Verlaine qui avait écrit ça ? Ben voilà, maintenant, tu le sais. Bon, pourquoi je te parle de Verlaine, déjà ? Ah oui, le Célestin… Tu vois, quand je l’ai connu, il était déjà vieux… Enfin, il faisait vieux… Mais ça, c’est à cause de sa grosse moustache blanche qui piquait les joues quand il nous embrassait. Moi, je l’ai toujours connu avec cette moustache. Et derrière sa grosse moustache blanche, il y avait deux yeux bleus, mais d’un bleu… pfff ! tu peux même pas imaginer. Le ciel et la mer en même temps. Mais ce qui nous frappait, quand on était gosse, c’était pas la couleur de ses yeux, non, pas du tout, on s’y habituait à ce bleu, et à force, on n’y pensait plus. Non, nous, ce qui nous frappait, c’était le rire qu’on y lisait. Oui, ses yeux riaient tout le temps. Pourquoi ? Ah, ben ça, j’en sais rien, piot. Peut-être parce qu’il était heureux de vivre. C’est pour ça qu’on l’aimait bien. Il suffisait qu’il nous regarde, et hop ! on était content d’être avec lui. Ah, c’était un drôle de bonhomme, le Célestin !

Si tu l’avais vu dans sa chemise en lin épaisse et son pantalon en velours côtelé, il avait la classe, comme vous dites aujourd’hui. Nous, ce qui nous impressionnait chez lui, c’était sa large ceinture abdominale en flanelle qu’il enroulait je ne sais combien de fois autour de la taille. Mon père - ton arrière-grand-père - m’avait dit que ça lui maintenait mieux les reins. Tu sais, il avait été paysan toute sa vie, et autrefois, ce n’était pas comme aujourd’hui. C’était un métier difficile, un métier de force. Nous, on disait qu’il devait trop la serrer sa ceinture. Il la serrait, il la serrait, il la serrait tellement, que ça l’obligeait à marcher la poitrine en avant. Comme ça… Ah, ça te fait rire, hein… Ben nous aussi, ça nous faisait marrer, tu parles. Quand on descendait avec lui la petite allée en terre qui conduisait aux clapiers où on allait donner du foin aux lapins, on avait toujours l’impression qu’il allait tomber. Tu veux que je te dise ? Eh ben, il est jamais tombé. Et tu sais pourquoi, piot ? Je vais te le dire. Parce qu’il avait des bottes en caoutchouc. Oui monsieur. Des bottes en caoutchouc. Tu sais, comme celles que met ton père pour aller à la pêche… Eh ben, il avait des bottes comme ça. Et je peux te dire qu’il les aimait bien ses bottes. D’ailleurs, c’est simple, je ne l’ai connu qu’avec ça aux pieds. Il ne s’en séparait jamais. Entre nous, on disait même qu’il devait dormir avec. Bon, c’est sûr, on n’a jamais pu vérifier. N’empêche que je ne l’ai jamais vu marcher avec autre chose. Tiens, le dimanche, il passait toujours le matin chez ma grand-mère avant d’aller à la messe. C’était un grand moment. Il arrivait toujours sur le coup des dix heures sur son vieux vélo, un vieux clou qu’avait dû faire la guerre, tellement il était vieux, avec un cageot de légumes de son jardin sur le porte-bagage qu’il offrait à ma grand-mère. Eh ben, tu me croiras si tu veux, même le dimanche, il pédalait avec ses bottes. Oh, elles étaient propres, va, bien nettoyées avec de l’eau et une éponge. C’était toujours la même chose, il posait le vélo contre le mur, devant la maison, il entrait sans sonner, il était un peu comme chez lui. On le repérait au couinement de ses bottes sur le carrelage ancien du couloir qui menait à la cuisine. Et là, il toquait doucement à la porte. Ma grand-mère disait toujours « Entre, Célestin ! » et lui, il demandait à chaque fois, les yeux rieurs, comment elle avait bien pu faire pour savoir que c’était lui. Alors là, tout le monde éclatait de rire, et ensuite on avait droit au piqué de moustache sur les joues. Il buvait son petit canon de rouge, et hop ! il partait à pied à la messe, parce que l’église était à cinquante mètres. Et je peux te dire qu’il était le seul à assister à l’office avec des bottes en caoutchouc… Et tu rigoles, toi… Nous aussi, on rigolait, va… jusqu’à ce qu’il meure. Et ce fut mon premier enterrement. J’avais treize ans. C’est là que j’ai appris qu’il en avait soixante-dix. Soixante-dix ans, tu te rends compte… Nous, on lui en donnait, je sais pas moi, quatre-vingts, quatre-vingt-cinq… On n’en revenait pas… Mais ce qui nous a complètement mis KO, c’est tous les drapeaux colorés qu’il y avait à l’église. Des tas de copains à lui les tenaient. Ils avaient le même âge que lui. Plusieurs d’entre eux sont allés parler de lui devant tout le monde. Et là, on a su. Ils avaient tous eu vingt ans en 1916. Ils avaient été parmi les premiers à avoir « fait » Verdun. C’était en février. Les trois quarts de leur régiment étaient tombés sous les balles et les obus. Les survivants étaient restés des heures, blottis dans la boue glacée des tranchées jusqu’à ce qu’on vienne les relever. Et puis à l’enterrement, un dernier a pris la parole. Je n’ai jamais oublié ce qu’il a dit.

« Oui, mes amis, malgré l’éclat d’obus qu’il a pris dans les reins, malgré ses pieds qui ont gelé, jamais il ne s’est plaint. Toute sa vie, il a aimé la vie. Sans jamais raconter quoi que ce soit à personne. On ne raconte pas la boucherie. On ne raconte pas l’horreur. Et pour cacher ses blessures à l’âme, Célestin s’était inventé des yeux rieurs. C’était le meilleur pied de nez qu’il pouvait faire à la mort, le plus beau clin d’oeil qu’il pouvait faire à la vie. »

Tu vois, piot, tu fais comme nous, à l’époque. Tu ne ris plus. Toi aussi, tu as compris. Eh oui, piot, la ceinture de flanelle, c’était pour endormir la douleur dans son dos, et c’est à cause de ses pieds gelés qu’il ne pouvait porter que des bottes en caoutchouc. Eh ben moi, tu vois, j’ai aussi compris autre chose ce jour-là. Avec sa grosse moustache blanche qui nous piquait les joues, j’ai connu le baiser d’un Poilu, piot. Et ça, je m’en rappelle comme si c’était hier.

LE CONCERT À VIENNE

Le concert à Vienne

Le grand chef d’orchestre français, Philippe Grandgirard, est fébrile dans sa loge. Non pas qu’il redoute d’affronter la centaine de musiciens de l’orchestre, car dans sa carrière, il en a dirigé plus d’un. Mais là, pour Philippe, c’est un grand évènement. Une première. Il a été choisi pour conduire l’Orchestre Philharmonique dans la salle dorée du Musikverein à Vienne, et qui plus est, le 1er janvier, pour le concert du Nouvel An.

C’est certain, le programme lui est imposé. Il sait qu’il devra notamment diriger ses musiciens sur un répertoire composé majoritairement d’oeuvres de la famille Strauss, Johann, le père, et ses trois fils, Johann, Josef et Eduard.

Un orchestre d’une centaine de musiciens, c’est une chose. Le répertoire des Strauss, c’en est une autre. Mais ce qui le galvanise le plus aujourd’hui, c’est que le concert est retransmis en Eurovision et en Mondovision dans plus de cent pays pour une audience estimée à plus de cent millions de téléspectateurs.

Philippe boit en plusieurs gorgées un verre d’eau, histoire d’humidifier sa bouche et sa gorge, asséchées non pas par le trac, mais par une sorte d’appréhension compréhensible face à ce second évènement diffusé à la télévision dans le monde, après certaines compétitions sportives.

Pour être le plus possible à l’aise, il relit pour la énième fois à voix haute les voeux qu’il devra prononcer en allemand après l’introduction de la valse du « Beau Danube bleu ».

« Die Wiener Philarmoniker und ich wünschen Ihnen Prosit Neujahr »1

Alors qu’il s’apprête à le prononcer de mémoire, on frappe à la porte de la loge.

— Entrez !

Un des responsables de la cérémonie fait son entrée.

— Excusez-moi, Maître, l'ensemble du public est installé et les musiciens n'attendent plus que vous.

— Oui merci ! Je viens...

L’homme sort de la loge et referme la porte derrière lui.

Philippe se dirige vers le miroir, ajuste son noeud papillon en soie noire au col cassé de sa chemise, enfile sa veste de smoking, remet en place une mèche rebelle et, satisfait, quitte la loge.

Il longe un couloir aux murs recouverts de velours et parvient en coulisses où l’attendent plusieurs personnes qui le saluent d’une brève courbette, puis s’effacent pour le laisser passer.

Il prend une profonde inspiration, puis se lance dans la salle dorée sous les applaudissements du public en longeant la scène devant les musiciens qui se sont levés à son entrée.

Il parvient au centre, prend place sur l’estrade surélevée appropriée, se tourne vers le public et incline plusieurs fois la tête pour le saluer.

Bien sûr, il était venu repérer l’immense salle somptueuse et fleurie du Musikverein avant le concert, avait pu admirer Appolon et ses muses au plafond, les colonnes arborant des silhouettes féminines antiques, mais là, avec les applaudissements des quelque deux mille personnes du public en parterre ou sur les balcons, les caméras réparties dans la salle, et tous les musiciens debout derrière lui, Philippe a la sensation de vivre un rêve éveillé.

Alors que le public cesse d’applaudir, il se retourne face à son grand pupitre sur lequel est ouvert son conducteur avec la notation musicale de tous les instruments et fait signe aux musiciens de s’asseoir.

Le morceau d’ouverture est « Wer tanzt mit ?2 », une polka rapide, gaie et légère d’Eduard Strauss.

Sa baguette levée, un regard serein et complice sur l’ensemble des musiciens, un signe de la main et les premières notes s’élèvent dans la salle, pour le public aussitôt conquis.

Applaudissements nourris après la note finale.

Philippe va vivre maintenant un grand moment : le « Beau Danube bleu ». Il sait ce qui l’attend.

Après les premières mesures d’introduction, de nouveaux applaudissements montent de la salle. Philippe fait signe aux musiciens de cesser de jouer, puis de se lever.

Il se tourne alors vers le public et réclame le silence, puis lance la fameuse phrase qu’il s’est entraîné à prononcer :

— Die Wiener Philarmoniker und ich wünschen Ihnen...

Il lève ses deux mains et l’ensemble des musiciens le rejoint pour conclure par...

— Prosit Neujahr !

Nouveaux applaudissements nourris du public.

Philippe se tourne vers l’orchestre, fait signe aux musiciens de reprendre leur place.

Et là, un silence religieux s’installe.

Les spectateurs savent qu’ils vont entendre l’intégralité du morceau emblématique du concert.

Alors que par de lents mouvements de sa baguette Philippe dirige l’orchestre pour lancer pour la seconde fois l’introduction du « Danube bleu », il se décompose littéralement...

Un violoniste vient de jouer une fausse note !

Tous les musiciens cessent aussitôt de jouer et Philippe perçoit des murmures outragés dans le public. Jamais aucun musicien de l’Orchestre Philharmonique de Vienne n’a joué faux, surtout pendant le concert du Nouvel An retransmis mondialement en direct à la télévision.

En observant les violonistes, Philippe parvient sans difficulté à repérer, à sa confusion affichée et aux regards de ses collègues tournés vers lui, celui qui a osé commettre l’indicible, l’irréparable. C’est un jeune garçon qui n’en mène pas large.

En quelques minutes, ce qui n’est jamais arrivé, le public en colère quitte la salle et les musiciens la scène, en jetant à Philippe des regards outrés comme s’il était responsable.

Même les techniciens derrière leurs caméras sont partis. Philippe, en colère, sait que la retransmission est terminée. En très peu de temps, il se retrouve seul face au violoniste qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau.

— Non, mais tu rêves ou quoi ? Un bémol, c’est quoi ?

Les images de la retransmission du concert du Nouvel An que Philippe a regardé avec ses parents il y a trois jours s’estompent dans son esprit. La partition devient nette devant lui, et un doigt insiste sur une note de la portée.

— Un bémol, ça sert à quoi ?

Philippe reprend conscience maintenant de l’endroit où il se trouve. Cours particulier avec son professeur de violon. Chez lui.

— Philippe, un bémol, ça sert à quoi ?

— Euh... à... baisser la note d’un demi-ton...

— Alors, joue-moi un si bémol et non pas un si ! D’accord ?

— Mais... il n’y a pas de bémol devant le si, M’sieur...

— Alors là, je n’y crois pas. Philippe, il y a deux bémols à la clef. On est systématiquement en « si bémol majeur ». Pas de bémol devant tous les « si » et les « mi » de la portée, d’accord ? Non, mais vraiment, tu n’es pas concentré. Allez, on arrête pour aujourd’hui. Pour la semaine prochaine, tu me travailleras ce morceau. Et n’oublie pas, il est en « si bémol majeur » !