Discours sur l'ensemble du Positivisme - Auguste Comte - E-Book

Discours sur l'ensemble du Positivisme E-Book

Auguste Comte

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Extrait : "Dans cette série d'aperçus systématiques sur le positivisme, je caractériserai d'abord ses éléments fondamentaux, ensuite ses appuis nécessaires, et enfin son complément essentiel..."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARANLes éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants : • Livres rares• Livres libertins• Livres d'Histoire• Poésies• Première guerre mondiale• Jeunesse• Policier

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EAN : 9782335049701

©Ligaran 2015

Préface

Après avoir publié, en 1842, le tome sixième et dernier de mon Système de philosophie positive, je commençai bientôt l’élaboration du Système de politique positive, ou Traité de sociologie, qui constitue le principal et le plus urgent des quatre traités annoncés à la fin de mon livre fondamental. Mais la longue persécution personnelle qui suivit cette publication m’a empêché d’accomplir aussi tôt que je l’espérais ce second grand ouvrage, composé de quatre volumes. Ces obstacles involontaires me déterminent aujourd’hui à publier séparément le Discours préliminaire qui servira de prélude général à ce nouveau traité. Il donnera d’avance une juste idée du développement systématique, surtout moral et social, qu’a reçu le positivisme d’après l’ensemble de mes dernières méditations.

Cet essor décisif est déjà caractérisé par l’exposition orale qui constitua, en février, mars, et avril 1847, le préambule philosophique du cours hebdomadaire que j’ai gratuitement professé, pendant dix-sept ans, à la mairie du troisième arrondissement de Paris. Le Discours actuel reproduit un fidèle équivalent de ces douze séances exceptionnelles, qui me rappelleront toujours le recueillement continu d’un nombreux auditoire, surtout prolétaire, pendant chacune de ces pénibles improvisations de trois ou quatre heures sur les plus éminents sujets.

J’y ai seulement introduit les modifications secondaires qu’exigeait la mémorable transformation survenue, en France, quand j’achevais d’écrire la première partie de ce discours. Ce changement inespéré m’a surtout permis de mieux caractériser la politique exceptionnelle la plus propre à seconder aujourd’hui la terminaison organique de la révolution occidentale, jusqu’à ce que l’élaboration philosophique ait graduellement dissipé l’interrègne spirituel, d’après le libre ascendant de la doctrine finale. On sentira ainsi que la même théorie historique qui détermine l’ensemble de l’avenir social est également apte à diriger la transition actuelle.

Cet écrit est surtout destiné à constater que le positivisme, toujours poussé par sa réalité caractéristique, constitue enfin un système complet et homogène, où tous les aspects humains convergent spontanément vers une entière unité, à la fois objective et subjective. Sans attendre l’ouvrage annoncé, les lecteurs bien préparés sentiront ainsi que cette synthèse finale, résumée dans le Culte de l’Humanité, surpasse nécessairement toutes les systématisations provisoires qui seules avaient pu surgir jusqu’ici, et surtout l’admirable ébauche propre au Moyen Âge. D’après cette comparaison naturelle avec le catholicisme, l’aptitude morale du positivisme deviendra bientôt aussi évidente que son aptitude intellectuelle, reconnue aujourd’hui par tous les vrais penseurs.

Quant à sa destination politique, j’ai surtout expliqué comment toute profonde appréciation sociale conduit aujourd’hui à fonder la réorganisation finale sur l’avènement du nouveau pouvoir spirituel que suscite la philosophie positive. Cette grande construction, dont le Moyen Âge nous a légué l’accomplissement, fut représentée, dans mon essor initial, dès 1825, comme la seule terminaison possible de notre immense révolution. Après avoir consacré les dix-sept années suivantes à poser la base philosophique qu’exigeait une telle solution, je me félicite aujourd’hui que la précocité de mes travaux ait permis à ma maturité de réaliser directement le hardi projet de ma jeunesse. Un système et un culte qui acceptent pleinement le programme moral et social du Moyen Âge, se montrent dignes de remplacer à jamais le catholicisme, et même s’y substituent déjà, quelque petit que soit encore le nombre des vrais positivistes. Désormais, c’est des prolétaires et des femmes que les prêtres de l’Humanité attendent le principal appui de leurs efforts systématiques pour reconstruire les opinions et régénérer les mœurs afin de réorganiser les institutions.

Cette coalition décisive, où les trois éléments sociaux étrangers au pouvoir politique concourent à fonder la force morale, sera dirigée par le Comité positif occidental, annoncé, à cette fin, dans mon premier grand ouvrage. Il faut donc regarder ce Discours comme le manifeste fondamental où ce comité rénovateur initie tout l’Occident à l’ensemble de ses opérations continues, et prépare la Revue Occidentale destinée à les seconder.

Tous ceux qui compareront cet écrit au traité philosophique sur lequel il repose remarqueront, peut-être avec surprise, l’heureux ascendant que le positivisme accorde directement au sentiment, et même à l’imagination. Mon ouvrage fondamental fournit tous les germes de cette évolution décisive, en constituant, sur des bases inébranlables, l’universelle prépondérance, à la fois logique et scientifique, du point de vue social. Néanmoins, un tel développement semblait réservé à mon successeur, si une incomparable affection privée n’avait ranimé ma vie publique, au temps même où ma mission sociale exigeait ce salutaire ébranlement. Quoique l’ange méconnu d’où émana cette admirable impulsion ne puisse hélas ! en apprécier aujourd’hui les résultats irrévocables, je dois ici rendre à sa sainte mémoire un tribut de gratitude qui n’équivaudra jamais à l’immensité du bienfait. La composition du grand traité dont ce discours n’est que le préambule commença, en 1846, par la dédicace exceptionnelle qui, six mois après notre fatale séparation, put seule rouvrir le cours de mes travaux. Mais un hommage aussi mérité ne serait pas entièrement digne de son objet si je le liais à un simple fragment. Je ne dois pas l’isoler de l’ensemble de l’ouvrage qu’il caractérise spontanément. Malgré ma juste impatience de hâter l’éternelle identification par laquelle le public récompensera, j’espère, un lien sans exemple, je me suis borné à extraire de cette dédicace initiale l’épigraphe propre à ce discours préliminaire.

En terminant cette indispensable indication, qu’il me soit permis de remercier ici mes auditeurs des deux sexes pour la précieuse sympathie qui accueillit, l’an dernier, l’expansion involontaire arrachée à ma douleur par la coïncidence spontanée de ma séance relative aux femmes avec le premier anniversaire de notre catastrophe. Puisse cette intime alliance entre la vie privée et la vie publique annoncer déjà l’un des plus nobles privilèges du nouveau culte, qui poussera dignement à vivre, autant que possible, au grand jour !

Cette importante connexité me conduit à compléter cette préface, en y consignant la juste réparation que je fis à M. Arago pendant ma séance positiviste du dimanche 27 février dernier. Elle est assez caractérisée par la lettre ci-jointe , que j’écrivis aussitôt à mon éminent collègue philosophique M. Littré, et dont j’obtins ensuite la reproduction dans plusieurs journaux, français, hollandais, et anglais. Je n’oublierai jamais que l’inspiration spontanée de cette heureuse démarche surgit, le lendemain d’une généreuse commotion sociale, pendant mon invocation quotidienne de la mémoire sacrée qui ne cessera jamais d’améliorer mon cœur.

Une telle manifestation me rappelle naturellement un doux devoir, que je me serais déjà honoré d’accomplir, si j’en eusse trouvé plus tôt une digne occasion.

Dans une seconde édition de mon ouvrage fonda mental, je supprimerai ce que contient de défavorable à la personne de M. Poinsot la note la plus considérable du sixième volume. Cette juste rectification est déterminée par la belle conduite de cet éminent géomètre pendant tout le cours de la grave persécution indiquée ci-dessus. Ma sévérité philosophique eût peut-être dispensé tout autre savant de combattre, avec une infatigable noblesse, l’iniquité alors consommée envers moi. Puisse cette reconnaissance publique pour mon ancien maître mathématique témoigner doublement contre les reproches absolus de sécheresse morale qu’une appréciation empirique adresse encore à un genre de culture intellectuelle qui ne réagit ainsi que sur ses organes vulgaires !

Je ne terminerai pas ma préface sans y proclamer la gratitude que m’inspire le zèle généreux auquel je dois la possibilité de publier aujourd’hui ce Discours. Notre crise industrielle empêche tous les éditeurs d’entreprendre cette petite publication, quoiqu’ils la regardent comme impatiemment attendue. D’un autre côté, mon défaut total de fortune personnelle m’interdit, à cet égard, des avances incompatibles avec la spoliation que je souffre depuis quatre ans. Aussitôt qu’une telle perplexité a été connue, ces obstacles matériels, qui pouvaient encore retarder longtemps cette urgente publication, ont été noblement levés par l’intervention spontanée de quelques éminents positivistes, étrangers à la France, mais considérant Paris comme le centre normal de la régénération occidentale. Je regrette que leur modestie me défende ici de signaler leurs noms à la juste reconnaissance de toute la nouvelle école philosophique.

 

Paris, le jeudi 22 juin 1848.

Discours sur l’ensemble du positivisme

On se lasse de penser, et même d’agir ; jamais on ne se lasse d’aimer.

(Dédicace inédite)

Dans cette série d’aperçus systématiques sur le positivisme, je caractériserai d’abord ses éléments fondamentaux, ensuite ses appuis nécessaires, et enfin son complément essentiel. Quelque sommaire que doive être ici cette triple appréciation, elle suffira, j’espère, pour surmonter définitivement des préventions excusables, mais empiriques ; de manière à convaincre tout lecteur bien préparé que la nouvelle doctrine générale, qui semble encore ne pouvoir satisfaire que la raison, n’est pas, au fond, moins favorable au sentiment, et même à l’imagination.

Préambule général

Le positivisme se compose essentiellement d’une philosophie et d’une politique, qui sont nécessairement inséparables, comme constituant l’une la base et l’autre le but d’un même système universel, où l’intelligence et la sociabilité se trouvent intimement combinées. D’une part, en effet, la science sociale n’est pas seulement la plus importante de toutes ; mais elle fournit surtout l’unique lien, à la fois logique et scientifique, que comporte désormais l’ensemble de nos contemplations réelles . Or, cette science finale, encore plus que chacune des sciences préliminaires, ne peut développer son vrai caractère sans une exacte harmonie générale avec l’art correspondant. Mais, par une coïncidence nullement fortuite, sa fondation théorique trouve aussitôt une immense destination pratique, pour présider aujourd’hui à l’entière régénération de l’Europe Occidentale. Car, d’une autre part, à mesure que le cours naturel des évènements caractérise la grande crise moderne, la réorganisation politique se présente de plus en plus comme nécessairement impossible sans la reconstruction préalable des opinions et des mœurs. Une systématisation réelle de toutes les pensées humaines constitue donc notre premier besoin social, également relatif à l’ordre et au progrès. L’accomplissement graduel de cette vaste élaboration philosophique fera spontanément surgir, dans tout l’Occident, une nouvelle autorité morale, dont l’inévitable ascendant posera la base directe de la réorganisation finale, en liant les diverses populations avancées par une même éducation générale, qui fournira partout, pour la vie publique comme pour la vie privée, des principes fixes de jugement et de conduite. C’est ainsi que le mouvement intellectuel et l’ébranlement social, de plus en plus solidaires, conduisent désormais l’élite de l’humanité à l’avènement décisif d’un véritable pouvoir spirituel, à la fois plus consistant et plus progressif que celui dont le Moyen Âge tenta prématurément l’admirable ébauche.

Telle est donc la mission fondamentale du positivisme, généraliser la science réelle et systématiser l’art social. Ces deux faces inséparables d’une même conception seront successivement caractérisées dans les deux premières parties de ce Discours, en indiquant d’abord l’esprit général de la nouvelle philosophie, et ensuite sa connexité nécessaire avec l’ensemble de la grande révolution dont elle vient diriger la terminaison organique.

À cette double appréciation, succédera naturellement celle des principaux appuis qui sont propres à la doctrine régénératrice. Cette indispensable adhésion ne saurait aujourd’hui, sauf de précieuses exceptions individuelles, émaner d’aucune des classes dirigeantes, qui, toutes plus ou moins dominées par l’empirisme métaphysique et l’égoïsme aristocratique, ne peuvent tendre, dans leur aveugle agitation politique, qu’à prolonger indéfiniment la situation révolutionnaire, en se disputant toujours les vains débris du régime théologique et militaire, sans conduire jamais à une véritable rénovation.

La nature intellectuelle du positivisme et sa destination sociale ne lui permettent un succès vraiment décisif que dans le milieu où le bon sens, préservé d’une vicieuse culture, laisse le mieux prévaloir les vues d’ensemble, et où les sentiments généreux sont d’ordinaire le moins comprimés. À ce double titre, les prolétaires et les femmes constituent nécessairement les auxiliaires essentiels de la nouvelle doctrine générale, qui, quoique destinée à toutes les classes modernes, n’obtiendra un véritable ascendant dans les rangs supérieurs que lorsqu’elle y reparaîtra sous cet irrésistible patronage. La réorganisation spirituelle ne peut commencer qu’avec le concours des mêmes éléments sociaux qui ensuite doivent le mieux seconder son essor régulier, parce que leur moindre participation au gouvernement politique les rend plus propres à sentir le besoin et les conditions du gouvernement moral, destiné surtout à les garantir de l’oppression temporelle.

Je consacrerai donc la troisième partie de ce discours à caractériser sommairement la coalition fondamentale entre les philosophes et les prolétaires, qui, préparée des deux côtés par l’ensemble du passé moderne, peut seule produire aujourd’hui une impulsion vraiment décisive. On sentira ainsi que, en s’appliquant à rectifier et à développer les tendances populaires, le positivisme perfectionnera et consolidera beaucoup sa propre nature, même intellectuelle.

Néanmoins, cette doctrine ne montrera toute sa puissance organique et ne manifestera pleinement son vrai caractère qu’en acquérant l’appui le moins prévu pour prix de son aptitude nécessaire à régler et à améliorer la condition sociale des femmes, comme l’indiquera spécialement la quatrième partie de ce discours. Le point de vue féminin permet seul à la philosophie positive d’embrasser le véritable ensemble de l’existence humaine, à la fois individuelle et collective, qui ne peut être dignement systématisée qu’en prenant pour base la subordination continue de l’intelligence à la sociabilité, directement représentée par la vraie nature, personnelle et sociale, de la femme.

Quoique ce discours doive simplement ébaucher ces deux grandes explications, il fera, j’espère, assez sentir combien le positivisme est plus propre que le catholicisme du Moyen Âge à utiliser profondément les tendances spontanées du peuple et des femmes dans l’institution finale du pouvoir spirituel. Or, la doctrine nouvelle ne peut obtenir ce double appui que d’après son aptitude exclusive à dissiper radicalement les diverses utopies anarchiques qui menacent de plus en plus toute l’existence domestique et sociale, tandis que, de part et d’autre, elle anoblira beaucoup le caractère fondamental et sanctionnera activement tous les vœux légitimes.

C’est ainsi qu’une philosophie, d’abord émanée des plus hautes spéculations, se montre déjà capable d’embrasser sans effort, non seulement la plénitude de la vie active, mais aussi l’ensemble de la vie affective. Toutefois, pour manifester entièrement son universalité caractéristique, je devrai encore y signaler un complément indispensable, en indiquant enfin, malgré des préjugés très plausibles, sa profonde aptitude à féconder aussi ces brillantes facultés qui représentent le mieux l’unité humaine, en ce que, contemplatives par leur nature, elles se rattachent au sentiment par leur principal domaine, et à l’activité par leur influence générale. Cette appréciation esthétique du positivisme sera directement ébauchée dans la cinquième partie de ce discours, comme suite naturelle de l’explication relative aux femmes. J’y ferai, j’espère, entrevoir comment la doctrine nouvelle, par cela même qu’elle embrasse réellement l’ensemble des rapports humains, peut seule combler une grande lacune spéculative en constituant bientôt une vraie théorie générale des beaux-arts, dont le principe consiste à placer l’idéalisation poétique entre la conception philosophique et la réalisation politique, dans la coordination positive des fonctions fondamentales de l’humanité. Cette théorie expliquera pourquoi l’efficacité esthétique du positivisme ne pourra se manifester par des productions caractéristiques que quand la régénération intellectuelle et morale se trouvera assez avancée pour avoir déjà éveillé les principales sympathies qui lui sont propres et sur lesquelles devra reposer le nouvel essor de l’art. Mais, après ce premier ébranlement mental et social, la poésie moderne, investie enfin de sa vraie dignité, viendra, à son tour, entraîner l’humanité vers un avenir qui ne sera plus ni vague ni chimérique, tout en rendant familière la saine appréciation des divers états antérieurs. Un système, qui érige directement le perfectionnement universel en but fondamental de toute notre existence personnelle et sociale, assigne nécessairement un office capital aux facultés destinées surtout à cultiver en nous l’instinct de la perfection en tous genres. Les étroites limites de ce discours ne m’empêcheront pas d’ailleurs d’y indiquer que, tout en ouvrant à l’art moderne une immense carrière, le positivisme lui fournira, non moins spontanément, de nouveaux moyens généraux.

J’aurai ainsi pleinement esquissé le vrai caractère de la doctrine régénératrice, successivement appréciée sous tous les aspects principaux, en passant, d’après un enchaînement toujours naturel, d’abord de sa fondation philosophique à sa destination politique, de là à son efficacité populaire, puis à son influence féminine, et enfin à son aptitude esthétique. Pour conclure ce long discours, simple prélude d’un grand traité, il ne me restera plus qu’à indiquer comment toutes ces diverses appréciations, spontanément résumées par une devise décisive, viennent se condenser activement dans la conception réelle de l’Humanité, qui, dignement systématisée, constitue finalement l’entière unité du positivisme. En formulant ces conclusions caractéristiques, je serai naturellement conduit aussi à signaler, en général, d’après l’ensemble du passé, la marche ultérieure de la régénération humaine, qui bornée d’abord, sous l’initiative française, à la grande famille occidentale, devra s’étendre ensuite, selon des lois assignables, à tout le reste de la race blanche, et même enfin aux deux autres races principales.

PREMIÈRE PARTIEEsprit fondamental du positivisme

La vraie philosophie se propose de systématiser, autant que possible, toute l’existence humaine, individuelle et surtout collective, contemplée à la fois dans les trois ordres de phénomènes qui la caractérisent, pensées, sentiments, et actes. Sous tous ces aspects, l’évolution fondamentale de l’humanité est nécessairement spontanée, et l’exacte appréciation de sa marche naturelle peut seule nous fournir la base générale d’une sage intervention. Mais les modifications systématiques que nous y pouvons introduire ont néanmoins une extrême importance, pour diminuer beaucoup les déviations partielles, les funestes retards, et les graves incohérences, propres à un essor aussi complexe, s’il restait entièrement abandonné à lui-même. La réalisation continue de cette indispensable intervention constitue le domaine essentiel de la politique. Toutefois, sa vraie conception ne peut jamais émaner que de la philosophie, qui en perfectionne sans cesse la détermination générale. Pour cette commune destination fondamentale, l’office propre de la philosophie consiste à coordonner entre elles toutes les parties de l’existence humaine, afin d’en ramener la notion théorique à une complète unité, qui ne saurait être réelle qu’autant qu’elle représente exactement l’ensemble des rapports naturels, dont la judicieuse étude devient ainsi la condition préalable d’une telle construction. Si la philosophie tentait d’influer directement sur la vie active autrement que par cette systématisation, elle usurperait vicieusement la mission nécessaire de la politique, seule arbitre légitime de toute évolution pratique. Entre ces deux fonctions principales du grand organisme, le lien continu et la séparation normale résident à la fois dans la morale systématique, qui constitue naturellement l’application caractéristique de la philosophie et le guide général de la politique. J’expliquerai d’ailleurs comment la morale spontanée, c’est-à-dire l’ensemble des sentiments qui l’inspirent, doit toujours dominer les recherches de l’une et les entreprises de l’autre, comme l’a déjà indiqué mon ouvrage fondamental.

Cette grande coordination, qui caractérise l’office social de la philosophie, ne saurait être réelle et durable qu’en embrassant l’ensemble de son triple domaine, spéculatif, affectif, et actif. D’après les réactions naturelles qui unissent intimement ces trois ordres de phénomènes, toute systématisation partielle serait nécessairement chimérique et insuffisante. Toutefois, c’est aujourd’hui seulement que la philosophie, en parvenant à l’état positif, peut enfin concevoir dignement la vraie plénitude de sa mission fondamentale.

La systématisation théologique émana spontanément de la vie affective, et dut également à cette unique origine sa prépondérance initiale et sa dissolution finale. Elle domina longtemps les principales spéculations, surtout pendant l’âge polythéique, où le raisonnement restreignait encore fort peu l’empire primitif de l’imagination et du sentiment. Mais, même à cette époque de son plus grand essor mental et social, la vie active lui échappa essentiellement, sauf d’inévitables réactions, plus relatives d’ordinaire à la forme qu’au fond ; et cette scission naturelle, quoique d’abord insensible, tendit ensuite, par son accroissement continu, à dissoudre radicalement la construction initiale. Une coordination purement subjective ne pouvait s’accorder avec la destination nécessairement objective qui caractérise l’existence pratique, d’après son invincible réalité. Tandis que l’une représentait tous les phénomènes comme régis par des volontés plus ou moins arbitraires, l’autre poussait de plus en plus à les concevoir assujettis à des lois invariables, sans lesquelles notre activité continue n’aurait pu comporter aucune règle. D’après cette impuissance radicale à embrasser réellement la vie active, la systématisation théologique dut aussi rester toujours très incomplète quant à la vie spéculative et même affective, dont l’essor général se subordonne nécessairement aux principales exigences pratiques. L’existence humaine ne pouvait donc être pleinement systématisée tant que le régime théologique a prévalu, puisque nos sentiments et nos actes imprimaient alors à nos pensées deux impulsions essentiellement inconciliables. Il serait d’ailleurs superflu d’apprécier ici l’inanité nécessaire de la coordination métaphysique, qui, malgré ses prétentions absolues, ne put jamais enlever à la théologie le domaine affectif, et fut toujours encore moins propre à embrasser la vie active. Au temps de sa plus grande splendeur scolastique, la systématisation ontologique ne sortit point du domaine spéculatif, réduit même à la vaine contemplation abstraite d’une évolution purement individuelle, l’esprit métaphysique étant radicalement incompatible avec le point de vue social. J’ai assez démontré, dans mon ouvrage fondamental, que cet esprit transitoire fut toujours impropre à rien construire réellement, et que sa domination exceptionnelle comportait seulement une destination révolutionnaire, pour seconder l’évolution préliminaire de l’humanité en décomposant peu à peu le régime théologique, qui, après avoir seul dirigé l’essor initial, avait dû devenir, à tous égards, irrévocablement rétrograde.

Par cela même que toutes les spéculations positives émanèrent d’abord de la vie active, elles manifestèrent toujours plus ou moins leur aptitude caractéristique à systématiser l’existence pratique, que la coordination primitive ne pouvait embrasser. Quoique leur défaut de généralité et de liaison entrave beaucoup encore le développement de cette propriété, il n’en a point empêché le sentiment universel. Des théories directement relatives aux lois des phénomènes et destinées à fournir des prévisions réelles, sont aujourd’hui appréciées surtout comme seules capables de régulariser notre action spontanée sur le monde extérieur. C’est pourquoi l’esprit positif a pu devenir de plus en plus théorique et tendre à s’emparer peu à peu de tout le domaine spéculatif, sans perdre jamais l’aptitude pratique inhérente à son origine, même quand il poursuivait des recherches vraiment oiseuses, excusables seulement à titre d’exercices logiques. Dès son premier essor mathématique et astronomique, il a montré sa tendance à systématiser, à sa manière, l’ensemble de nos conceptions, suivant l’extension continue de son principe fondamental, qui après avoir longtemps modifié de plus en plus le principe théologico-métaphysique, s’efforce évidemment, depuis Descartes et Bacon, de le remplacer irrévocablement. Ayant ainsi pris graduellement possession de toutes les études préliminaires, désormais affranchies du régime ancien, il lui restait à compléter sa généralisation en s’emparant aussi de l’étude finale des phénomènes sociaux, qui, interdite à l’esprit métaphysique, n’avait jamais pu être saisie par l’esprit théologique que d’une manière indirecte et empirique, comme condition de gouvernement. Or, cette opération décisive a été, j’ose le dire, assez réalisée, dans mon élaboration fondamentale, pour rendre déjà incontestable l’aptitude du principe positif à coordonner toute l’existence spéculative suivant le seul mode qui puisse vraiment durer, sans cesser de développer, et même d’affermir, sa tendance initiale à régulariser aussi la vie active. La coordination positive de tout le domaine intellectuel se trouve ainsi d’autant mieux assurée que si, d’une part, cette création de la science sociale complète l’essor de nos contemplations réelles, d’une autre part elle leur imprime aussitôt le caractère systématique qui leur manquait encore, en offrant nécessairement le seul lien universel qu’elles comportent.

Cette conception est assez adoptée déjà pour qu’aucun véritable penseur méconnaisse désormais la tendance nécessaire de l’esprit positif vers une systématisation durable, comprenant à la fois l’existence spéculative et l’existence active. Mais une telle coordination serait encore loin de présenter l’entière universalité sans laquelle le positivisme resterait impropre à remplacer entièrement le principe théologique dans le gouvernement spirituel de l’humanité. Car, elle n’embrasserait point la partie vraiment prépondérante de toute existence humaine, la vie affective, qui seule fournit aux deux autres une impulsion et une direction continues, à défaut desquelles leur propre essor se consumerait bientôt en des contemplations vicieuses ou du moins oiseuses et en une agitation stérile ou même perturbatrice. Si cette immense lacune devait persister, elle rendrait d’ailleurs illusoire la double coordination théorique et pratique, en la privant de l’unique principe qui puisse lui procurer une consistance réelle et durable. Une telle impuissance serait encore plus grave que l’insuffisance nécessaire du régime théologique envers la vie active ; car, ni la raison, ni même l’activité, ne peuvent constituer la véritable unité humaine, qui, dans l’économie individuelle et surtout collective, ne reposera jamais que sur le sentiment, comme l’indiquera spécialement la quatrième partie de ce discours. C’est à sa source spontanément affective que la théologie a toujours dû son empire essentiel ; c’est à ce titre que, malgré son évidente caducité, elle conservera, du moins en principe, quelques légitimes prétentions à la prépondérance sociale, tant que la nouvelle philosophie ne l’aura point dépouillée aussi de ce privilège fondamental. Telle est donc la condition finale dont rien ne peut dispenser la grande évolution moderne : la coordination positive, sans cesser d’être théorique et pratique, doit aussi devenir morale, et puiser même dans le sentiment son vrai principe d’universalité. Alors seulement elle pourra enfin écarter toutes les prétentions théologiques, en réalisant mieux que le régime ancien la destination décisive de toute doctrine générale, puisqu’elle aura ainsi coordonné, pour la première fois depuis le début de l’essor humain, tous les aspects fondamentaux de notre triple existence. Si le positivisme ne pouvait, en effet, remplir cette inévitable condition, aucune systématisation ne serait désormais possible ; le principe positif se trouvant, d’un côté, assez développé pour neutraliser essentiellement le principe théologique, et, d’un autre côté, restant toujours incapable d’une équivalente suprématie. C’est pourquoi tant d’observateurs consciencieux sont aujourd’hui entraînés à désespérer de l’avenir social, en reconnaissant l’impuissance finale des anciens principes du gouvernement humain, sans apercevoir l’avènement graduel de nouvelles bases morales, faute d’une théorie assez réelle et assez complète pour leur avoir manifesté la vraie tendance définitive de la situation moderne. Le caractère actuel du principe positif semble justifier une telle opinion ; car son inaptitude à s’emparer jamais du domaine affectif doit maintenant paraître aussi constatée que sa prochaine prépondérance dans l’ordre actif et même spéculatif.

Mais un examen plus approfondi rectifiera pleinement cette première appréciation, en montrant que la sécheresse justement reprochée jusqu’ici aux inspirations positives tient seulement à la spécialité empirique de leur essor préliminaire, sans être aucunement inhérente à leur véritable nature. Surgie d’abord des impulsions matérielles, et longtemps bornée aux études inorganiques, la positivité ne reste, d’ordinaire, antipathique au sentiment que faute d’être encore devenue assez complète et assez systématique. En s’étendant aux spéculations sociales, qui doivent former son principal domaine, elle y perd nécessairement les divers vices propres à sa longue enfance. Par suite même de sa réalité caractéristique, la nouvelle philosophie se trouve entraînée à devenir encore plus morale qu’intellectuelle, et à placer dans la vie affective le centre de sa propre systématisation, pour représenter exactement les droits respectifs de l’esprit et du cœur dans la véritable économie de la nature humaine, soit individuelle, soit collective. L’élaboration des questions sociales la conduit aujourd’hui à dissiper radicalement les orgueilleuses illusions inhérentes à sa préparation scientifique, quant à la prétendue suprématie de l’intelligence. Sanctionnant l’expérience universelle, encore mieux que ne put le faire le catholicisme le positivisme explique pourquoi le bonheur privé et le bien public dépendent beaucoup plus du cœur que de l’esprit. Mais, en outre, l’examen direct de la question de systématisation le conduit à proclamer que l’unité humaine ne peut résulter que d’une juste prépondérance du sentiment sur la raison et même sur l’activité.

Notre nature étant caractérisée à la fois par l’intelligence et par la sociabilité, l’unité semble d’abord pouvoir s’y établir d’après deux modes différents, selon que la suprématie y appartient à l’un ou à l’autre attribut. Il n’existe pourtant qu’un seul mode de systématisation, parce que les deux attributs ne sont point, à beaucoup près, également susceptibles de prévaloir. Soit que l’on considère la nature propre de chacun d’eux ou que l’on compare leurs énergies respectives, on peut clairement reconnaître que l’intelligence ne comporte réellement d’autre destination durable que de servir la sociabilité. Quand, au lieu de s’en constituer dignement le principal ministre, elle aspire à la domination, elle ne parvient jamais à réaliser ses orgueilleuses prétentions, qui ne peuvent aboutir qu’à une désastreuse anarchie.

Même dans la vie privée, il ne peut régner entre nos diverses tendances une harmonie continue que par l’universelle prépondérance du sentiment qui nous inspire la volonté sincère et habituelle de faire le bien. Ce penchant est, sans doute, comme tout autre, essentiellement aveugle, et il a besoin du secours de la raison pour connaître les vrais moyens de se satisfaire, de même que l’activité lui devient ensuite indispensable pour les appliquer. Mais l’expérience journalière prouve néanmoins qu’une telle impulsion constitue, en effet, la principale condition du bien, parce que, d’après le degré ordinaire d’intelligence et d’énergie que présente notre nature, cette stimulation soutenue suffit pour diriger avec fruit les recherches de l’une et les entreprises de l’autre. Privées d’un tel mobile habituel, toutes deux s’épuiseraient nécessairement en tentatives stériles ou incohérentes, et retomberaient bientôt dans leur torpeur initiale. Notre existence morale ne comporte donc une véritable unité qu’autant que l’affection domine à la fois la spéculation et l’action.

Quoique ce principe fondamental convienne beaucoup à la vie individuelle, c’est la vie publique qui en manifeste le mieux l’irrécusable nécessité. Ce n’est pas que la difficulté y change réellement de nature, ni qu’elle y exige de nouvelles solutions : mais elle y parvient à un degré bien plus appréciable, qui ne permet aucune incertitude sur les moyens. L’indépendance mutuelle des divers êtres qu’il faut alors rallier montre clairement que la première condition de leur concours habituel consiste dans leur propre disposition à l’amour universel. Il n’y a pas de calculs personnels qui puissent ordinairement remplacer cet instinct social, ni pour la soudaineté et l’étendue des inspirations, ni pour la hardiesse et la persistance des résolutions. À la vérité, ces affections bienveillantes doivent être le plus souvent moins énergiques, en elles-mêmes, que les affections égoïstes : mais elles possèdent nécessairement cette admirable propriété que l’existence sociale permet et provoque leur essor presque illimité, tandis qu’elle comprime sans cesse leurs antagonistes ; aussi est-ce surtout d’après la tendance croissante des premières à prévaloir sur les secondes qu’on doit mesurer le principal progrès de l’humanité. Leur ascendant spontané peut être beaucoup secondé par l’intelligence, quand elle s’applique à consolider la sociabilité en appréciant mieux les vrais rapports naturels, et à la développer en éclairant son exercice à l’aide des indications du passé sur l’avenir. C’est dans ce noble service que la nouvelle philosophie fait consister la principale destination de l’esprit, auquel ainsi elle fournit à la fois une incomparable consécration et un champ inépuisable, bien plus propres à le satisfaire profondément que ses vains triomphes académiques et ses puériles investigations actuelles.

Au fond, les superbes aspirations de l’intelligence à la domination universelle, depuis que la grande unité théologique s’est irrévocablement rompue, n’ont jamais pu comporter aucune réalisation, et n’étaient susceptibles que d’une efficacité insurrectionnelle contre un régime devenu rétrograde. L’esprit n’est pas destiné à régner, mais à servir : quand il croit dominer, il rentre au service de la personnalité, au lieu de seconder la sociabilité, sans qu’il puisse nullement se dispenser d’assister une passion quelconque. En effet, le commandement réel exige, par-dessus tout, de la force, et la raison n’a jamais que de la lumière ; il faut que l’impulsion lui vienne d’ailleurs. Les utopies métaphysiques, trop accueillies chez les savants modernes, sur la prétendue perfection d’une vie purement contemplative, ne constituent que d’orgueilleuses illusions, quand elles ne couvrent pas de coupables artifices. Quelque réelle que soit, sans doute, la satisfaction attachée à la seule découverte de la vérité, elle n’a jamais assez d’intensité pour diriger la conduite habituelle ; l’impulsion d’une passion quelconque est même indispensable à notre chétive intelligence pour déterminer et soutenir presque tous ses efforts. Si cette inspiration émane d’une affection bienveillante, on la remarque comme étant à la fois plus rare et plus estimable ; sa vulgarité empêche, au contraire, de la distinguer quand elle est due aux motifs personnels de gloire, d’ambition, ou de cupidité : telle est, au fond, la seule différence ordinaire. Lors même que l’impulsion mentale résulterait, en effet, d’une sorte de passion exceptionnelle pour la pure vérité, sans aucun mélange d’orgueil ou de vanité, cet exercice idéal, dégagé de toute destination sociale, ne cesserait pas d’être profondément égoïste. J’aurai bientôt lieu d’indiquer comment le positivisme, encore plus sévère que le catholicisme, imprime nécessairement une énergique flétrissure sur un tel type métaphysique ou scientifique, dans lequel le vrai point de vue philosophique fait hautement reconnaître un coupable abus des facilités que la civilisation procure, pour une toute autre fin, à l’existence contemplative.

C’est ainsi que le principe positif, spontanément émané de la vie active, et successivement étendu à toutes les parties essentielles du domaine spéculatif, se trouve, dans sa pleine maturité, inévitablement conduit, par une suite naturelle de sa réalité caractéristique, à embrasser aussi l’ensemble de la vie affective, où il place aussitôt l’unique centre de sa systématisation finale. Le positivisme érige donc désormais en dogme fondamental, à la fois philosophique et politique, la prépondérance continue du cœur sur l’esprit.

Sans doute, cette indispensable subordination, seule base possible de l’unité humaine, avait été organisée, quoique empiriquement, par le régime théologique, comme je l’ai remarqué ci-dessus. Mais, d’après une fatalité propre à l’état initial, cette première organisation se trouvait nécessairement affectée d’un vice radical qui ne lui permettait qu’une destinée provisoire. Car, elle devait bientôt devenir profondément oppressive pour l’intelligence, qui n’a pu s’y faire jour qu’en la modifiant de plus en plus, de manière à finir par la dissoudre, en résultat général de cette inévitable insurrection de vingt siècles, laquelle d’ailleurs a naturellement développé les anarchiques utopies de l’orgueil métaphysique et scientifique. En effet, si le cœur doit toujours poser les questions, c’est toujours à l’esprit qu’il appartient de les résoudre : tel est le vrai sens que le positivisme vient établir en systématisant à jamais le principe nécessaire de toute économie individuelle ou collective. Or, l’impuissance primitive de l’esprit, qui ne pouvait remplir dignement son office qu’après une longue et difficile préparation, a d’abord obligé le cœur de l’y remplacer, en suppléant au défaut de notions objectives par l’essor spontané de ses inspirations subjectives, sans lesquelles toute l’évolution humaine, tant mentale que sociale, serait restée indéfiniment impossible, comme l’explique mon Système de philosophie positive. Mais cet empire absolu, longtemps indispensable, ne pouvait ensuite éviter de devenir hostile au développement propre de la raison, à mesure que celle-ci parvenait à ébaucher des conceptions fondées sur une appréciation plus ou moins réelle du monde extérieur. Telle est, en général, la principale source directe des grandes modifications successivement survenues dans l’ensemble des croyances théologiques. Depuis que ce système a subi tous les amendements compatibles avec sa nature fondamentale, le conflit intellectuel, devenu plus grave et plus rapide par l’essor décisif des connaissances positives, a pris un caractère de plus en plus rétrograde d’un côté et révolutionnaire de l’autre, d’après l’impossibilité, de plus en plus sentie, de concilier deux régimes aussi opposés. Tel est surtout le caractère de la situation actuelle, où l’ancienne domination de la théologie, si elle était susceptible de restauration, constituerait directement une profonde dégradation intellectuelle, et même par suite morale, en réglant uniquement d’après nos désirs et nos convenances toutes nos opinions sur la vérité extérieure. Aussi l’humanité ne peut-elle plus faire aucun pas décisif sans renoncer totalement au principe théologique, qui déjà ne conserve, en Occident, d’autre efficacité essentielle que de maintenir, par sa résistance nécessaire, la vraie position de la question principale, en obligeant ainsi la systématisation nouvelle à se concentrer enfin dans la vie affective, malgré les préjugés et les habitudes propres à l’immense transition révolutionnaire qui dure depuis la fin du Moyen Âge. Mais le positivisme, en remplissant, encore mieux qu’aucun théologisme, cette condition fondamentale de toute organisation, termine nécessairement la longue insurrection de l’esprit contre le cœur ; puisque, par une décision à la fois spontanée et systématique, il accorde à l’intelligence la libre participation totale qui lui appartient dans l’ensemble de la vie humaine. D’après l’interprétation positive du grand principe organique, l’esprit ne doit essentiellement traiter que les questions posées par le cœur pour la juste satisfaction finale de nos divers besoins. L’expérience a déjà trop démontré que, sans cette règle indispensable, l’esprit suivrait presque toujours sa pente involontaire vers les spéculations oiseuses ou chimériques, qui sont en même temps les plus nombreuses et les plus faciles. Mais, dans son élaboration quelconque de chaque sujet ainsi proposé, l’esprit doit rester seul juge, soit de la convenance des moyens, soit de la réalité des résultats : c’est uniquement à lui qu’il appartient d’apprécier ce qui est pour prévoir ce qui sera. En un mot, l’esprit doit toujours être le ministre du cœur et jamais son esclave. Telles sont les conditions corrélatives de l’harmonie finale instituée par le principe positif. On doit peu craindre qu’elles soient gravement troublées, puisque les deux éléments de ce grand équilibre se trouveront bientôt disposés naturellement à le maintenir, comme également favorable à chacun d’eux. Les habitudes insurrectionnelles de la raison moderne n’autorisent point à lui supposer un caractère indéfiniment révolutionnaire, une fois que ses légitimes réclamations se trouveront largement satisfaites. D’ailleurs, au besoin, les moyens ne manqueraient pas au nouveau régime pour réprimer assez des prétentions subversives, ainsi que j’aurai bientôt l’occasion de le faire sentir. D’un autre côté, la nouvelle domination du cœur ne saurait jamais devenir, comme l’ancienne, sérieusement hostile envers l’esprit, puisque le véritable amour demande toujours à s’éclairer sur les moyens réels d’atteindre le but qu’il poursuit : le règne du vrai sentiment doit être habituellement aussi favorable à la saine raison qu’à la sage activité.

Voilà comment une doctrine, qui ne comporte pas plus l’hypocrisie que l’oppression, vient aujourd’hui, en résultat général des diverses évolutions antérieures, régénérer à la fois l’ordre public et l’ordre privé, de plus en plus compromis par une situation radicalement anarchique, en ralliant à jamais la vraie philosophie et la saine politique sous un même principe fondamental, non moins susceptible d’être senti que d’être démontré, et qui est autant propre à tout systématiser qu’à tout régir. Ce grand dogme positiviste de l’universelle prépondérance du cœur sur l’esprit sera d’ailleurs représenté, dans la cinquième partie de ce Discours, comme aussi capable d’aptitude esthétique que de puissance philosophique et d’efficacité sociale. On achèvera ainsi de comprendre la possibilité de tout concentrer désormais autour d’un principe unique, à la fois moral, rationnel et poétique, seul propre à terminer réellement la plus profonde révolution de l’humanité. Chacun peut déjà constater ici que la force, essentiellement moderne, de la démonstration, encore restée, à tant d’égards, dissolvante, se sanctifie nécessairement, lors de sa pleine maturité, en recevant irrévocablement, de la nouvelle impulsion générale, une imposante destination organique, qu’un prochain avenir développera beaucoup. Je puis donc, sans aucune exagération, conclure, de l’ensemble des indications précédentes, que, malgré son origine purement théorique, désormais le positivisme convient autant aux âmes tendres qu’aux esprits méditatifs et aux caractères énergiques.

Ayant ainsi déterminé la nature et le principe de la systématisation totale que doivent maintenant construire les vrais philosophes, il me reste à en caractériser la marche nécessaire et ensuite le nœud fondamental.

Quoique cette construction ne puisse convenir à sa destination qu’en embrassant l’ensemble de son triple domaine, spéculatif, affectif, et actif, ses trois parties essentielles ne sauraient pourtant s’accomplir à la fois, sans que néanmoins leur inévitable succession altère aucunement leur solidarité spontanée, puisqu’elle résulte, au contraire, d’une juste appréciation de leur mutuelle dépendance. Il importe de reconnaître, en effet, que les pensées doivent être systématisées avant les sentiments, et ceux-ci avant les actes. C’est sans doute par l’instinct confus de cet ordre nécessaire que tous les philosophes avaient jusqu’ici borné à la seule existence contemplative le domaine général de la sytématisation humaine.

L’inévitable obligation de coordonner avant tout les idées, ne résulte pas seulement de ce que leur liaison est plus facile et comporte plus de perfection, de manière à constituer une utile préparation logique au reste de la grande synthèse. En creusant davantage ce sujet, on découvre un motif plus décisif et moins saillant, qui représente ce préambule, pourvu qu’il soit complet, comme la base nécessaire de l’ensemble de la construction, qui heureusement ne peut plus offrir ensuite aucune difficulté du premier ordre, du moins en s’y bornant avec sagesse au degré de coordination qu’exige réellement sa destination finale.

Cette importance prépondérante de la simple systématisation intellectuelle semble d’abord contraire à la faible énergie des fonctions correspondantes dans l’économie totale de notre véritable nature, où le sentiment et l’activité contribuent certainement beaucoup plus que la pure raison à chaque résultat habituel. Si l’on tente de résoudre cette sorte de paradoxe, on est conduit à discerner enfin en quoi consiste le nœud fondamental du grand problème de l’unité humaine.

En effet, une telle unité exige d’abord un principe nécessairement subjectif, qui a été posé ci-dessus, dans la prépondérance continue du cœur sur l’esprit, sans laquelle ni l’existence collective, ni même la simple existence individuelle, ne comporteraient aucune harmonie durable, faute d’une impulsion assez énergique pour faire habituellement converger les innombrables tendances, hétérogènes et souvent opposées, d’un organisme aussi complexe. Mais cette indispensable condition intérieure serait loin de suffire, si, en même temps, le monde extérieur ne nous offrait pas spontanément une base objective, indépendante de nous, dans l’ordre général des divers phénomènes qui régissent l’humanité, et dont l’évidente prépondérance peut permettre au sentiment d’amour de discipliner les inclinations discordantes, quand l’intelligence nous a dévoilé le véritable ensemble de notre destinée. Telle est la principale mission de l’esprit, dignement consacré désormais au service du cœur par la théorie positive de la systématisation humaine.

Si, au début de ce discours, j’ai représenté cette construction comme inévitablement insuffisante, et même chimérique, tant qu’elle resterait partielle, je dois maintenant ajouter, pour compléter le grand programme philosophique, qu’elle ne doit pas davantage rester isolée, et même que l’harmonie subjective serait impossible sans un lien objectif. D’abord, cette coordination purement intérieure, en la supposant accomplie à part, ne comporterait évidemment presque aucune efficacité habituelle pour notre vrai bonheur privé ou public, qui dépend beaucoup des relations de chacun de nous avec l’ensemble des êtres réels. Mais, en outre, par l’extrême imperfection de notre nature, les tendances discordantes de l’égoïsme fondamental sont en elles-mêmes tellement supérieures aux dispositions sympathiques de la sociabilité, que celles-ci ne pourraient jamais prévaloir sans le point d’appui qu’elles trouvent dans une économie extérieure qui nécessairement provoque leur essor continu, tandis qu’elle comprime l’ascendant de leurs antagonistes.

Pour apprécier assez cette réaction indispensable, il faut concevoir cet ordre extérieur comme embrassant, avec le monde proprement dit, l’ensemble de nos propres phénomènes, qui, quoique les plus modifiables de tous, sont néanmoins assujettis aussi à d’invariables lois naturelles, principal objet de nos contemplations positives. Or, nos affections bienveillantes se trouvent spontanément conformes à celles de ces lois qui régissent directement la sociabilité, et nous disposent d’ailleurs à respecter toutes les autres, aussitôt que notre intelligence en a découvert l’empire. L’harmonie affective, même privée, et surtout publique, n’est donc possible que par l’évidente nécessité de subordonner l’existence humaine à cet ascendant extérieur qui seul rend disciplinables nos instincts égoïstes, dont la prépondérance neutraliserait aisément nos impulsions sympathiques, si celles-ci ne trouvaient au dehors cet appui fondamental, que la raison peut seule mettre au service du sentiment pour régler l’activité.

C’est ainsi que la systématisation intellectuelle, essentiellement relative à ce grand spectacle naturel, acquiert nécessairement une importance très supérieure à ses propres exigences théoriques, ordinairement si faibles, même chez les plus contemplatifs. En ce sens, la synthèse spéculative résout aussitôt la principale difficulté que présente la synthèse affective, en associant à nos meilleures impulsions intérieures une puissante stimulation extérieure, qui leur permet de contenir assez nos penchants discordants pour établir l’harmonie habituelle qu’elles poursuivent toujours, mais qu’elles ne pourraient jamais réaliser sans un tel secours continu. On sait d’ailleurs que cette conception générale de l’ordre naturel constitue directement la base indispensable de toute systématisation réelle des actes humains, qui ne comportent d’efficacité qu’en vertu de leur conformité permanente à l’ensemble de cette irrésistible économie : cette partie de notre grande démonstration se trouve aujourd’hui devenue si familière que je suis ici dispensé de l’indiquer davantage. Quand la synthèse spéculative aura permis d’accomplir la synthèse affective, il est clair que la synthèse active ne pourra plus offrir de nouvelles difficultés majeures puisque l’unité d’impulsion achèvera d’instituer une unité d’action déjà préparée par l’unité de conception. Voilà comment toute la systématisation humaine dépend finalement de la simple coordination mentale, qui doit d’abord sembler en elle-même si peu décisive.

À son principe subjectif, la prépondérance du sentiment, le positivisme associe donc une base objective, l’immuable nécessité extérieure, qui seule permet réellement de subordonner à la sociabilité l’ensemble de notre existence. La supériorité de la nouvelle systématisation sur l’ancienne est encore plus évidente sous ce second aspect que sous le premier. Car, ce lien objectif ne résultait, dans le théologisme, que de la croyance spontanée aux volontés surnaturelles. Or, quelque réalité qu’on attribuât alors à cette fiction, sa source restait pourtant subjective en effet, ce qui devait rendre fort confuse et très mobile son efficacité habituelle. La discipline correspondante ne pouvait être comparable, ni en évidence, ni en énergie, ni en stabilité, à celle que comporte la notion continue d’un ordre vraiment extérieur, confirmé, malgré nous, par toute notre existence.

Ce dogme fondamental du positivisme doit être conçu, non comme le produit instantané d’une inspiration générale, mais comme le résultat graduel d’une immense élaboration spéciale, qui a commencé avec le premier exercice de la raison humaine, et qui est à peine achevée aujourd’hui chez ses organes les plus avancés. Il constitue la plus précieuse acquisition intellectuelle de l’ensemble de l’humanité, préparant avec effort, pendant sa longue enfance, le seul régime qui convienne finalement à sa vraie nature. Dans tous les cas fondamentaux, il n’est réellement démontrable que par l’observation, sauf l’extension par analogie. Jamais il ne comporte de preuves déductives qu’envers les phénomènes évidemment composés de ceux où il est déjà constaté. C’est ainsi, par exemple, que nous sommes logiquement autorisés à admettre, en général, des lois météorologiques, quoique la plupart soient encore ignorées, et doivent peut-être rester toujours inconnues : car, de tels évènements ne résultent certainement que d’un concours d’influences naturelles, astronomiques, physiques, chimiques, etc., dont chacune a été reconnue assujettie à un ordre invariable. Mais, envers tous les phénomènes vraiment irréductibles à d’autres, une induction spéciale peut seule déterminer, à cet égard, notre conviction : comment pourrait être déduit un principe nécessairement destiné à fournir la base tacite de toute déduction réelle ? Voilà pourquoi ce dogme, si étranger à notre régime initial, a exigé une si longue préparation, dont les plus éminents penseurs ne pouvaient eux-mêmes se dispenser. Quand les conceptions métaphysiques ont semblé anticiper à ce sujet sur les vérifications indispensables, leur efficacité n’est résultée, au fond, que de leur aptitude provisoire à généraliser, d’une manière plus ou moins confuse, les analogies spontanément suscitées par la découverte effective des lois naturelles envers les plus simples phénomènes. Ces anticipations dogmatiques sont même restées toujours fort équivoques, et surtout très stériles, tant qu’elles n’ont pu se rattacher à aucune ébauche spéciale de théorie vraiment positive. Aussi, malgré la puissance apparente de telles argumentations, si familières à la raison moderne, le vrai sentiment de l’ordre extérieur se trouve-t-il encore profondément insuffisant chez les meilleurs esprits, faute d’une convenable vérification envers les phénomènes les plus compliqués et les plus importants, sauf le très petit nombre des penseurs qui admettent déjà comme définitive ma découverte fondamentale des principales lois sociologiques. L’incertitude qui subsiste ainsi pour une étude intimement liée à toutes les autres, exerce d’ailleurs sur celles-ci une ténébreuse réaction, qui altère gravement la notion de l’invariabilité jusque dans les plus simples sujets ; comme le témoigne, par exemple, l’aberration radicale de presque tous les géomètres actuels quant au prétendu calcul des chances, où l’on suppose nécessairement que les faits correspondants ne suivent aucune loi. Ce grand dogme ne pouvait donc être, en un cas quelconque, solidement établi qu’autant que sa vérification spéciale s’étendait à toutes les catégories essentielles de phénomènes élémentaires. Mais cette difficile condition se trouvant assez remplie aujourd’hui, chez les penseurs vraiment au niveau de leur siècle, nous pouvons enfin constituer directement l’unité humaine sur cette base objective, désormais inébranlable : tous les évènements réels, y compris ceux de notre propre existence individuelle et collective, sont toujours assujettis à des relations naturelles de succession et de similitude, essentiellement indépendantes de notre intervention.

Tel est donc le fondement extérieur de la grande synthèse, aussi bien affective et active que purement spéculative, constamment relative à cet ordre immuable. Son appréciation réelle constitue le principal objet de nos contemplations, sa prépondérance nécessaire règle l’essor général de nos sentiments, et son amélioration graduelle détermine le but continu de nos actions. Pour en mieux saisir l’influence, il suffirait de supposer un moment sa cessation effective : alors notre intelligence se consumerait en divagations effrénées, bientôt suivies d’une incurable torpeur ; nos meilleurs penchants ne contiendraient plus l’ascendant spontané des moins nobles instincts ; et notre activité n’aboutirait qu’à une incohérente agitation. Quoique cet ordre ait été longtemps ignoré, son inévitable empire n’en a pas moins tendu toujours à régler, à notre insu, toute notre existence, d’abord active, et par suite contemplative ou même affective. À mesure que nous l’avons connu, nos conceptions sont devenues moins vagues, nos inclinations moins capricieuses, et notre conduite moins arbitraire. Depuis que nous en saisissons l’ensemble, il tend à régulariser, en tous genres, la sagesse humaine, en représentant toujours notre économie artificielle comme un judicieux prolongement de cette irrésistible économie naturelle, qu’il faut d’abord étudier et respecter pour parvenir à l’améliorer. Même en ce qu’il nous offre de vraiment fatal, c’est-à-dire d’immodifiable, cet ordre extérieur est indispensable à la direction de notre existence, malgré les superficielles récriminations de tant d’orgueilleuses intelligences. Si, par exemple, on suppose l’homme soustrait à la nécessité de résider sur la terre, et libre de changer à volonté son séjour planétaire, toute notion de société se trouve aussitôt détruite par les tendances vagabondes et inconciliables auxquelles se livreraient ainsi les diverses individualités. L’irrésolution et l’inconséquence, inhérentes à la multiplicité et à la médiocrité de nos penchants, ne nous permettent une conduite suivie et unanime qu’en vertu de ces insurmontables exigences, sans lesquelles notre chétive raison, malgré ses vains murmures, ne parviendrait jamais à terminer ses confuses délibérations. Impropres à rien créer, nous ne savons que modifier à notre avantage un ordre essentiellement supérieur à notre influence. En supposant possible l’indépendance absolue, tant rêvée par l’orgueil métaphysique, on sent bientôt que, loin d’améliorer notre destinée, elle empêcherait tout essor réel de notre existence, même privée. Le principal artifice du perfectionnement humain consiste, au contraire, à diminuer l’indécision, l’inconséquence, et la divergence de nos desseins quelconques, en rattachant à des motifs extérieurs celles de nos habitudes intellectuelles, morales, et pratiques qui émanèrent d’abord de sources purement intérieures. Car tous les liens mutuels de nos diverses tendances sont incapables d’en assurer la fixité, jusqu’à ce qu’ils trouvent au dehors un point d’appui inaccessible à nos variations spontanées.

Mais, quelle que soit déjà l’heureuse efficacité du dogme positiviste, même en ce que l’ordre naturel nous offre d’immuable, nous devons surtout considérer les modifications artificielles dont cette économie fondamentale est à tant d’égards susceptible, puisqu’elles fournissent la principale destination de toute notre sagesse. Les plus simples de tous les phénomènes, ceux de notre existence planétaire, sont, en effet, les seuls que nous ne puissions aucunement modifier. Quoique, depuis que nous en connaissons les lois, nous y puissions aisément concevoir diverses améliorations, notre puissance physique, à quelque extension qu’elle parvienne jamais, restera toujours incapable d’y rien changer. C’est à nous, au contraire, à disposer notre existence pour subir le mieux possible ces irrésistibles conditions générales, dont la simplicité supérieure nous permet des prévisions plus précises et plus lointaines. Leur appréciation positive, de laquelle a surtout dépendu la longue évolution préparatoire de notre intelligence, nous fournira toujours la source la plus nette et la plus décisive du vrai sentiment de l’immuabilité. Si leur étude trop exclusive tend encore à nous pousser au fatalisme, cette influence, désormais réglée par une éducation plus philosophique, peut aisément concourir à notre propre amélioration morale, en nous disposant mieux à une sage résignation envers tous les maux vraiment insurmontables.

Dans tout le reste de l’ordre extérieur, son invariabilité fondamentale se concilie toujours avec des modifications secondaires qui deviennent plus profondes et plus multipliées à mesure que la complication croissante des phénomènes permet à notre faible intervention de mieux altérer des résultats dus au concours d’influences plus diverses et plus accessibles, comme l’a tant expliqué mon Système de philosophie positive. Suivant l’esprit de ce même ouvrage, notre intervention acquiert ainsi d’autant plus d’efficacité que les lois naturelles se rapportent davantage à notre propre existence, soit individuelle, soit collective. Envers celle-ci surtout, les modifications comportent une telle extension qu’elles contribuent beaucoup à maintenir encore l’erreur vulgaire qui représente ces phénomènes comme affranchis de toute règle immuable.

Pour compléter une telle appréciation générale du dogme positiviste, il importe d’ajouter que cette aptitude croissante de l’ordre extérieur à subir l’intervention humaine se combine nécessairement avec son imperfection plus grande, dont elle constitue ainsi une sorte de compensation spontanée, très précieuse quoique fort insuffisante ; car ces deux caractères résultent également de la complication graduelle de l’économie naturelle. Le régime astronomique est lui-même très imparfait malgré sa simplicité supérieure, qui d’ailleurs nous rend plus irrécusables ses divers inconvénients, dont la sommaire considération mérite une attention sérieuse. Quoique nous ne puissions y apporter aucun remède, cette vue nous préserve d’une stupide admiration, et peut utilement concourir à fixer l’attitude définitive de l’humanité en présence des difficultés de tous genres qui caractérisent sa vraie destinée. Surtout elle tend à écarter radicalement la vaine recherche du bien absolu, qui entrave tant la sage poursuite des améliorations réelles.

Envers tous les autres phénomènes, l’imperfection croissante de l’économie naturelle détermine sans cesse une active stimulation de toute notre existence positive, aussi bien morale et mentale que purement pratique, en nous appelant toujours à soulager des maux que nous pouvons en effet adoucir beaucoup par le judicieux concours de nos efforts continus. C’est surtout ainsi que l’humanité peut développer un caractère de fermeté et de dignité toujours étranger à sa longue enfance théologique. Pour quiconque s’élève aujourd’hui au vrai point de vue de l’avenir social, la conception de l’homme devenu, sans scrupule et sans jactance, l’unique arbitre, entre certaines limites, de l’ensemble de sa destinée, constitue assurément une notion beaucoup plus satisfaisante, à tous égards, que l’antique fiction providentielle qui nous supposait toujours passifs. Une telle appréciation habituelle tend directement à fortifier le lien social, où chacun est ainsi conduit à voir sa principale ressource privée contre les misères générales de la condition humaine. En excitant nos meilleurs sentiments, elle nous fait aussi mieux saisir l’importance de la principale culture intellectuelle, dirigée par là vers sa véritable destination. Quoique cette heureuse influence ait toujours augmenté chez les modernes, elle a été jusqu’ici trop restreinte et trop empirique pour qu’on puisse s’en former une juste idée, autrement qu’en anticipant sur l’avenir humain, d’après une saine théorie historique. Car, notre art systématique ne comprend point encore cette partie de l’économie fondamentale qui, étant à la fois la plus modifiable et la plus imparfaite comme la plus importante, doit constituer à tous égards le principal objet de notre sollicitude permanente. L’art médical proprement dit commence à peine à sortir de sa routine initiale ; et l’art social, soit moral, soit politique, y demeure tellement plongé, que la plupart des hommes d’État contestent même la possibilité de l’en dégager jamais, quoiqu’il comporte plus qu’aucun autre une systématisation réelle, qui permettra seule de rationaliser tout le reste de notre existence pratique, comme je l’expliquerai ailleurs. Mais ces vues bornées ne tiennent aujourd’hui qu’au sentiment trop incomplet de la réalité des lois naturelles envers les plus éminents phénomènes. Quand l’ordre fondamental est dignement reconnu dans son véritable ensemble, la conception habituelle de l’art devient nécessairement aussi étendue et aussi homogène que celle de la science ; aucun bon esprit ne peut alors contester que notre existence sociale constitue désormais le principal domaine de tous deux.

Le service général de l’intelligence envers la sociabilité ne se borne donc pas à lui faire connaître l’économie naturelle dont elle doit accepter l’inévitable empire. Pour que cette détermination théorique puisse guider notre activité, il y faut joindre l’exacte appréciation des diverses limites de variation propres à cet ordre extérieur, et aussi celle de ses principales imperfections : ces deux données générales permettent seules de caractériser et de circonscrire notre sage intervention. La critique positive de la nature constituera donc toujours une importante attribution de la saine philosophie, quoique l’intention antithéologique qui l’inspira d’abord ait déjà cessé d’offrir aucun intérêt majeur, par suite même de son irrévocable efficacité. Sans s’occuper d’une lutte quelconque, on concevra désormais un tel examen comme destiné à mieux poser l’ensemble de la question humaine. Il se lie directement au but continu de toute notre existence dans le régime positif, puisque le perfectionnement suppose d’abord l’imperfection. Cette connexité générale devient surtout nécessaire envers notre propre nature, car la vraie moralité exige un profond sentiment habituel de nos vices spontanés.

Toutes ces indications caractérisent assez la condition fondamentale d’après laquelle la grande systématisation humaine, sans cesser d’être essentiellement affective par son principe subjectif, doit finalement dépendre d’une opération spéculative, seule capable de lui fournir une base objective, en la liant à l’ensemble de l’économie extérieure dont l’humanité subit et modifie l’empire. Malgré les difficultés propres à une telle explication, elle suffit au but de ce discours, simple prélude d’un traité complet. Elle fait directement apprécier le nœud essentiel de la synthèse positiviste, comme consistant à découvrir la vraie théorie de l’évolution humaine, à la fois individuelle et collective. Car, toute ébauche décisive sur ce sujet final complète aussitôt la notion générale de l’ordre naturel, et l’érige nécessairement en dogme fondamental d’une systématisation universelle, graduellement préparée par l’ensemble du mouvement moderne. Le concours spontané des travaux scientifiques propres aux deux derniers siècles ne laissait, à cet égard, de lacune capitale qu’envers les phénomènes moraux et surtout sociaux. En y démontrant aussi l’existence de lois invariables, par une première coordination totale du passé humain, la raison moderne termine sa laborieuse initiation, et dès lors elle construit son régime final, en s’élevant ainsi au seul point de vue qui puisse tout embrasser.

Tel fut le double but de l’élaboration fondamentale par laquelle, de l’aveu des principaux penseurs actuels, j’ai complété et coordonné l’ensemble de la philosophie naturelle, en établissant la loi générale de l’évolution humaine, tant sociale qu’intellectuelle. Je ne dois pas revenir ici sur cette grande loi, qui déjà n’est plus contestée, et qui d’ailleurs trouvera sa place dogmatique dans le troisième volume de ce nouveau traité. Elle proclame, comme on sait, le passage nécessaire de toutes nos spéculations quelconques par trois états successifs : d’abord, l’état théologique, où dominent franchement des fictions spontanées, qui ne comportent aucune preuve ; ensuite, l’état métaphysique, que caractérise surtout la prépondérance habituelle des abstractions personnifiées ou entités ; et enfin, l’état positif, toujours fondé sur une exacte appréciation de la réalité extérieure. Le premier régime, quoique purement provisoire, constitue partout notre unique point de départ ; le troisième, seul définitif, représente notre existence normale ; quant au second, il ne comporte qu’une influence modificatrice ou plutôt dissolvante, qui le destine seulement à diriger la transition de l’une à l’autre constitution. Tout commence, en effet, sous l’inspiration théologique, pour aboutir à la démonstration positive, en passant par l’argumentation métaphysique. C’est ainsi qu’une même loi générale nous permet désormais d’embrasser à la fois le passé, le présent et l’avenir de l’humanité.

À cette loi de filiation, mon Système de philosophie positive a toujours associé la loi de classement dont l’application dynamique fournit le second élément indispensable de ma théorie d’évolution, en déterminant l’ordre nécessaire suivant lequel nos diverses conceptions participent à chaque phase successive. On sait que cet ordre est réglé par la généralité décroissante des phénomènes correspondants, ou, ce qui revient au même, par leur complication croissante : de là résulte leur dépendance spontanée envers tous ceux qui sont plus simples et moins spéciaux. La hiérarchie fondamentale de nos spéculations réelles consiste ainsi dans leur classement naturel en six catégories élémentaires : mathématique, astronomique, physique, chimique, biologique, et enfin sociologique, dont chacune subit avant la suivante les différents degrés essentiels de l’évolution totale, laquelle ne pourrait offrir qu’un caractère vague et confus sans l’usage continu d’une telle classification.

Une théorie formée par l’intime combinaison de cette loi statique avec la loi dynamique semble d’abord ne concerner que le mouvement intellectuel de l’humanité. Mais les explications indiquées ci-dessus nous garantissent d’avance son aptitude nécessaire à embrasser aussi le développement social, dont la marche générale a dû toujours dépendre de celle de nos conceptions élémentaires sur l’ensemble de l’économie naturelle. La partie historique de mon grand ouvrage a démontré, en effet, la correspondance continue entre l’évolution active et l’évolution spéculative, dont le concours naturel devait régler l’évolution affective. Cette extension décisive de la théorie fondamentale exige seulement qu’on y joigne un dernier complément essentiel, directement relatif à l’essor temporel de l’humanité. Il consiste, comme on sait, dans la succession nécessaire des divers caractères principaux de l’activité humaine, d’abord conquérante, ensuite défensive, et enfin industrielle. Leur solidarité naturelle avec la prépondérance respective de l’esprit théologique, de l’esprit métaphysique, et de l’esprit positif, explique aussitôt l’ensemble du passé, en systématisant sans effort la seule conception historique qui soit spontanément sanctionnée par la raison publique, c’est-à-dire la distinction générale entre l’antiquité, le Moyen Âge, et l’état moderne.