7,99 €
Continuellement, dans notre tête, défilent des pensées et se forment de petites histoires éphémères qui affleurent à peine la surface de notre conscience. Déclenchés par un mot entendu, un événement de la vie quotidienne, un visage, une phrase ou un récit surgissent, inattendus, horribles ou tendres, comme une effraction dans le réel. Puis tout s'efface. Ce livre est le partage de ces phénomènes furtifs, ces disruptives, ces petites poésies impromptues qui fissurent ingénument la fine nacre des apparences.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Seitenzahl: 340
Veröffentlichungsjahr: 2020
A nos amis poètes de la vie, connus et inconnus, des autres et d’eux-mêmes.
Avant-propos
Réveil
Raccroche !
Suivi
Désolé
Brisé
Artificiel
Epatante
Britannicus
Défense
Vivant !
Cinglé
Les yeux blancs
Mise en garde
Colère
Jeanne
Mon ciel
A l’abri
Les boules
Idiomatiques
Mon père
Dans le corps
Pas mon genre
Éblouie
Habitude
Lévrier
Beauf
Le bus
Rêverie
Un air de famille
Dramaturgie
Poupée maléfique
Pas réveillé
Pressentiment
Poussière
Congeler
Militante
Enserré
Reflets
Sacrifice
Borgne et triste
Maladresse
Remède
Faux semblant
En apparence
Nu
Représentant
Engrenage
Regard
Baignade
Poursuite
Flashback
Education
Circonstances
Contretemps
Pouffe
Météorologique
Virage
À l’envers
Poisson
Solide
Perversion
Perdue
Transgresser
Cris et chuchotements
Sérieux ?
Réponse
Convoitise
Harmonie
Savate blues
Invisible
Le bœuf
Obéir
Fou de…
Dégourdie
Saint
Le lapin
Empathie
Vent
La cravate
Ubiquité
Mimique
Stupidité
Méprise
Le bien et le mal
Bretagne Sud
Sombre
Raisonnement
Cendres
Potes et pots
Les filles
Clignotant
Aider
Impression
Langage
Le passant
Intuition
Respiration
Délivré
Porte
Organisation
Fixation
Perception
Espoir
Allumette
Incomplet
Violence
Performance
Dédicace
Protection
Congruence
Vécu
Lui dire
Maîtresse
Lien
Maladresse
Décalage
Chance
Passe-temps
A l’origine
Erreur
Pragmatisme
Souhait
Choisir !
Le plafond
Commandant
Secret
Restons zen
Présence
Le cil
Étiquettes
Le piège
Les laveries
Inclinaison
Soif
Pas au courant
Patience
Du temps
Punition
Bavardes
La nuit
Furtive
Caché
Pouvoir
Aventure
Electrique
Être
Le vrai est faux
Excitation
Disparition
Visages
L’observant
Nos yeux
The end
Vivre
On tourne
Pointe
Sous la peau
Sentiments
Philo rurale
Désuet
Merci
Au parfum
On se comprend
Réminiscence
Aveu
Assassin
Curiosité
Gagner ou perdre
Sonnette
Les passants
Rimes
Inégal
Interminables
Irrépressible
Le cirque
À l’envers
Tous pourris
Éblouissement
Astuce
Et toi ?
Méfiance
Quiproquo
Doré
Le jeu
La crampe
Projet
Amusement
Fou de joie
Hypothèse
C’est fou
Gris
Miss Mystère
Ordre
Décalages
Noir
Réjoui
À ses côtés
Breton
Confession
Lâcher prise
Compliqué
Féru
Pauvre énervé
Maligne
Passe-muraille
Branches et racines
Rabat-joie
Malentendu
Danger
Imagination
Faux-semblant
Les poètes
Qui m’aime…
Messages
Trop bu
Expérience
Message
Mendiant
Fragilité
Doute
La vraie vie
Mémoire
Le cube
Honte
Baba
Conversation
Le choix
Carrière
Prudence
Renversante
Comme si
Je me soigne
Le lien
Terreur
Simplement
Allusion
Voter
L’éclipse
Incarnation
Dieu
Résignation
Une phrase
Compassion
Admiration
Cumul
Plus tard
Monsieur et Madame de…
Doute
Candide
L’ennui
Amazonie
Hésitation
Contre-indications
Là
Talisman
Traces
Du Japon
Maison-mère
Bizarre
Combat
Autophilie
L’étranger
Le mort
Inclinaison
Rencontre
Pointu
Ne pas faire
Tiraillé
La star
Malhonnête
Gobé
Taxilogique
Trop court
Fleur
Pire
Les mots
Sublimation
Bon sens
Résumé
Subterfuge
Jumeaux
Raisonnement
Perché
Apôtres
Parler
La horde
Les ongles
Étonnant
Suspendu
Méditante
Grammaire
Fiction
Bistrot
Bête
Difficile
Les mots
De biais
Agaa
Prénombres
Culpabilité
Romantique
Synchro
Bas le masque
Hausse
Raccourci
Mal à propos
Ping-pong
Grande sagesse
Dialecte
Belle à croquer
Banalités
Ambivalence
Chercher l’erreur
Coïncidence
Stratagème
Médication
Horizon
Anti-ennui
Préférence
Généreuse
Moderne
Petit
Équilibre
Témoignage
L’inversé
Mésentente
Baratineur
L’insupportable
Épinglé
Quoi, ma mère !
Rapide
Les desséchés
Illusions
Solution
La mutée
À distance
Rupture poétique
Speak English
Logique
Faux espoir
Réseaux
Louche
Drame
Raccourci
Anomalies
Les contraintes
Imagine
Gore
Incompréhension
Zéro
Imprimés
Presque sec
Mélange
Contact
Véhémence
Partagé
Guimauve
Poème
L’excellence
Couleur
Pari
Maladresse
Cible
Diktat
Nocturne
Blague
Attente
Ça rime
Médor
Futilités
Philo
Compliment
Endiguer
Tendre violence
Le plan
L’événement
À contre-emploi
Existentiel
Le froid
Où ?
Dilemme
Tradition
Whisky
Agitées
Anomalie
À cran
Mentir
Inaccessible
Décoratrice
Baiser volé
Obsédé
Campagnard
Pleureuses
Fissuré
Brisée
Intimité
Mouillé
Naturel
Spiritualisation
Affection
Drapeaux
La patronne
Politique
Reproches
Cigarette
Pipi
Le geste
Manière
La nature
Perceptions
Soirée coquine
Méduse
Ombre et lumière
Humour
Méditation
Tranquille
Pouffe et Bimbo
Monde parallèle
Ruse
Buées
Fusion
Baume
Dans la montagne
Les grands principes
Tenir
Avec amour
Chaussures neuves
Destin
Vie et mort
Erreur
Les mers
Caractère
Scandale urbain
Malheureuse
Divisé
Antisystème
Fantasme
Loto
Magazine
Rottweiler
Bricolage
Déchiré
Mon lit
Omniscient
Envoûtement
Étonnement
Cauchemar
Escapade
Dieu
Logique
La beauté
Le cadeau
Mourir
Chaud et froid
Les spécialistes
Les ascètes
Parler
Les crochets
Délire
Maîtriser
Mélancolie
Télé - fenêtre
La lettre
Plausibilité
Karma
Les éléphants
Bulot
Mal au cœur
Décalage
Faraday
Fleurette
Empreinte
Mal fait
Ascenseur
Soit précise
En latin
Serviable
Fripé
Morte
Névrosé
Multilingue
Mon âme
Cabane
Lui demander
Bâtons rompus
De nuit
Progrès
Covoiturage
Timide
Expressions
Démodé
Malchance
Géniale
L’ennui
Printemps mensonger
Trauma
Discussion
Le temps
Concours
Le chacal
Pédagogie
Joute
Dans la tombe
Bonne nouvelle
Bonne soirée
Balade
Mobilier
Tranquille
Éducation
Étrange
Renoncement
Loïc
Soirée chic
Le plafond
Paroles
Sigles
Être proche
Malin
Pizza
Bigrement
Clic-clic
Le président
Différence
Terrorisé
Balance
Orientation
Fétiche
Perdu
Naturelle
Délicatesses assassines
Le comptage
Mon chien
Les filles
Changé
Parano
Patience
Bionique
Culture
Libre
Cassé
Du passé
Mon ado
Différents
Vitesse
Troublé
Technique
Aventures
La comète
Se comprendre
J’adore
Battle
Le premier matin
C’est personnel
Trip
Tout ça
Je te vois
Vieille ado
Écouter
Grain
Tiraillé
Exécution
Machisme
Cloche
Apparences
Végétarien
Liaisons dangereuses
Sérieux ?
Offrande funèbre
Surnom
Immolation
Soupir
Exposition
Prédation
Le grand saut
Grâce
En retard
Passionné
Survie
Tout va bien
Un film
Bien rangée
Pub
Rédemption
Précoce
Horoscope
Tu t’en fiches
La reine
Irresponsable
Approximative
Bescherelle
Chien mouillé
Moi non plus
Se comprendre
Volatiles volutes
Taoïsme
Les maux
Invisible
Courrier intime
Féline
Le jeu
S’adapter
Les mains
À contrecœur
Préférence
Félicités
Épictète
Les yeux fermés
Trop
Futée
Pipelette
Pensées croisées
Là, c’est moi
C’est toi !
Aimable
Difficile
Provoc
Le devin
Réveillon
Optimiste
Maléfice
Retrouvailles
Boule à neige
Amoureux
S’embrasser
Charade
Rébellion
Evidence
Préjugé
Jalousie
Méchante
Coup de gueule
Je suis là
Désobéir
Astuce
Plan drague
Volatile
Chaleur
Zappé
Illumination
Trop
Aïe !
Troubles
Embrasser
Comment dire
Politesse
Flag
Ça arrive par accident. A un moment, la lumière change et apparaît une autre manière d’être, de penser, de parler ou d’agir. À travers de petites fêlures dans le vernis du quotidien, une lumière étroite éclaire spontanément et autrement « le fonctionnement des choses », comme disait le sage Lao Tseu.
Continuellement, dans notre tête, défilent des pensées et se forment de petites histoires éphémères qui affleurent à peine la surface de notre conscience. Déclenchés par un mot entendu, un événement quelconque de la vie quotidienne, un visage… à la seconde même, des mots surgissent, inattendus, horribles ou tendres… J’ai nommé ces phénomènes : disruptives car ils font rupture, irruption. Parfois, ils apparaissent d’un bloc, d’autres fois il faut tirer le fil de soie délicatement pour qu’il conduise à l’ensemble du récit.
Ces choses-là sont étranges, tellement inhabituelles et parfois choquantes, que la tendance pourrait être de les refouler immédiatement (ce que nous faisons habituellement). J’ai fait le choix de les considérer.
Il a été important pour moi de laisser apparaître et se manifester ces phénomènes, sans jugement, sans censure, sans peur du ridicule.
Simplement, oser les laisser être tels qu’ils sont.
Je ne cherche pas toute la journée à les saisir, je laisse simplement, quelque part en moi, une petite fenêtre ouverte sur cette possibilité.
Du coup, je vois et j’entends. Je me suis beaucoup amusé à collectionner ces poésies incongrues, furtives, éphémères, dans le carnet que je consacre à mes élucubrations.
J’ai aimé observer ces mailles sautées dans le tissu des circonstances, en ressentir l’audacieuse poésie, et admiré comment, subtilement, ces petites disruptives arrive à fissurer la fine nacre des apparences...
Et derrière les apparences, quel monde !
Jean-Marc Ortéga
Elle m’a réveillé juste au moment où elle m’embrassait.
Non, pas elle.
Elle.
Téléphone. Je l’entends me dire : non, en fait tu sais : ce n’est plus possible…
Je raccroche précipitamment avant que la douleur n’atteigne mon cœur.
Je sors de l’épicerie, il est derrière moi. Je suis un peu mal à l’aise.
Je rentre dans la boulangerie, il rentre aussi. Je m’inquiète.
Quand je vais à la pharmacie, il est encore derrière moi.
Là, je commence à flipper.
Et, quand je rentre chez moi, il est là, juste derrière moi !
Finalement, je me retourne et lui dis :
— Il se passe quoi là ?
Et stupéfait, je l’entends effrontément me répondre :
— Ben, rien papa.
— Je suis désolé. Vraiment, je suis tellement désolé. Comment je peux m’améliorer ?
— Tue-toi.
Je vis avec un cœur brisé.
Tiens, ma montre aussi s’est arrêtée.
— Ah, vous avez des fleurs artificielles. Elles sont moches, me dit-elle d’un air pincé, tout en laissant échapper une sorte de soupir désespéré. Voyez, si mon manteau était en fourrure artificielle, il serait moche. Heureusement c’est de l’animal ! Du vrai.
— Elles ne sont pas moches ces fleurs. Elles sont très belles mais, si je vous comprends bien, c’est l’idée de ce qui est artificiel qui vous semble moche. Vous me dîtes : c’est moche parce que ce n’est pas naturel.
— Exactement, cher Monsieur. Quel manque de goût ! C’est moche à mourir, me répond-elle avec une petite voix haut perchée et une moue de dédain.
— En fait, si j’ose une comparaison : vous, par exemple, vous ne parlez pas de manière naturelle mais d’une manière sophistiquée et maniérée. Je ne dirais pas pour autant que vous êtes moche. Je dirais que vous êtes artificielle… Ce qui, par ailleurs, ne vous empêcherait pas d’être moche… Éventuellement, bien sûr.
Offusquée, nez et menton levés, elle s’enfuit précipitamment.
Artificielle, moche… les gens confondent tout !
Quand elle pleure, elle ne fait pas semblant !
Elle est toute rouge, il y a de la morve qui coule de son nez, elle bave…
Moi qui suis timide, je la trouve vraiment très forte, épatante, cette fille !
Oui, vraiment.
— Britannicus : Excité d'un désir curieux, cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux, triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes, qui brillaient au travers des flambeaux et des armes, belle, sans ornement, dans le simple appareil, d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Pas mieux.
Elle lit ma lettre de rupture.
Je vois son visage lisse et angélique se crisper, se durcir comme pour
empêcher la douleur d’apparaître, de l’envahir et de la dissoudre.
Elle me dit d’un ton dur et cassant :
— Il y a des fautes d’orthographe. Tu aurais pu t’appliquer !
Elle a raison, c’est mieux d’être cassante que cassée.
Je pointe un doigt vers les légumes fanés, en prenant à témoin la vendeuse :
Mort.
Je pose le doigt sur ma poitrine : Vivant.
Le vent fouette et cingle mon visage.
Ça me donne un drôle d’air : l’air d’un cinglé.
Balade romantique, en barque, sur le lac.
Fébrilité. L’émotion de sa présence… je fais une fausse manœuvre et la barque chavire. Nous tombons tous les deux dans l’eau froide.
Je suis émerveillé car c’est dans ces moments-là qu’elle exprime le plus sa beauté.
Ses yeux sont bleus habituellement, mais le choc glacé de la chute ne laisse entrevoir de ses yeux que du blanc. De beaux yeux blancs.
C’est vrai, qu’habituellement, les yeux blancs révulsés ça fait film d’horreur.
Mais, chez elle, c’est charmant. Ça fait mariage…
Et, aussitôt, je nous imagine à l’église : robe blanche, dragées blanches, riz blanc… et les yeux blancs de la mariée.
La boulangère te sourit.
Regarde-la bien.
Peut-être un jour elle te haïra et essaiera de te tuer.
Je l’ai attendu. Elle n’est pas venue.
Une heure.
J’étais triste.
Alors, j’ai attendu encore une heure de plus pour que la colère arrive :
— Me faire ça à moi ! Mais, pour qui elle se prend cette espèce de…, cette petite prétentieuse !
J’ai un peu honte, mais c’est ça ou je m’effondre.
— Dieu m’est apparu, et m’a ordonné de manger la dernière part du gâteau.
— Tu veux rire ?
— Non, je t’assure. Je n’avais pas faim et je n’aime pas spécialement ce gâteau. Mais, voilà quoi : j’ai entendu Sa voix…
— Arrête tes salades, Jeanne !
Je baisse les yeux. Je n’ai rien dont je puisse être fier…
Je lève les yeux… Si, j’ai le ciel !
Quand je sens sa main, bien à l’abri dans la mienne, j’ai l’impression de faire partie de la grande famille de la nature.
Comme les fleurs fragiles s’abritent du vent sous le couvert des bosquets.
Comme l’arbuste naissant se met dans l’ombre du grand chêne.
Comme l’oisillon insouciant s’élance et tombe du nid sachant sa mère en garde-fou…
Sa main dans la mienne.
Ma main dans la sienne.
Dans les belles mains de la nature.
Je n’ai jamais été très fort aux boules.
— Tu pointes, ou tu tires ?
— Je pire.
— Tu as l’air de mauvais poil, ce matin, peut-être n’as-tu pas les yeux en face des trous, me dit mon prof d’anglais qui rajoute perfidement : quand tu connaîtras les expressions idiomatiques, les expressions populaires, familières, tu pratiqueras vraiment un langage vivant.
Je lui réponds : tu veux dire comme : rouler à tombeau ouvert ? Ou bien : casser sa pipe, être six pieds sous terre, entre quatre planches, avaler son bulletin de naissance, passer l'arme à gauche, être emporté par la faucheuse, bouffer les pissenlits par la racine ? C’est vivant ça ? !
Interloqué, il me regarde les yeux ronds.
J’enfonce le clou : relax man, I’m just pulling your leg ! (C’est juste une blague)
Non, mais !
Je n’ai jamais quitté la chambre d’hôpital où mon père est mort.
Je lui tiens la main. Il y meure, j’y demeure. C’est là que je suis.
Parfois je rentre dans la salle de bain, je commence à me raser, et je me dis : qu’est-ce que je fais la ?
Quand je la prends dans mes bras, je sens son corps doux et chaud, lové contre moi…
Quand je pense à son corps, en fait, j’exclus les poumons, le foie, l’estomac, les intestins, la vessie… et tout le reste.
Et pourtant c’est aussi elle tout ça.
C’est étrange.
Pot de fin d’année au boulot. Je la vois au centre de la pièce. Rayonnante. Elle a de longs cheveux blond vénitien servant d’écrin à un doux visage au délicat ovale, des yeux en amande vert émeraude, une fine bouche mutine qui attire le baiser, un long cou gracile maintenu comme suspendu par un port de tête altier et un décolleté prometteur… Elle susurre d’une voix séraphine des mots chantants, les semant à la volée sur un troupeau d’étalons, affublés de sourires niais, qui l’entourent en la dévorant des yeux. Bref, ce type de femme est le contraire de mon idéal. Oh, que je ne supporte pas ce genre de frimeuse arrogante, ces soi-disant femmes-fatales !
Je me demande juste pourquoi j’ai chaud et que je ne peux détacher mon regard de cette détestable créature.
Soirée festive entre copines et copains, copines et copains de copains et copines. Parmi les invités il y a un prototype de dragueur.
Je l’ai sans doute repéré grâce à sa veste brillante et rutilante comme une boule à facettes de boîtes de nuit. Bien évidemment, il se dirige vers Anaëlle, ma petite amie, sans doute parce qu’elle est timide et discrète.
C’est stéréotaxique : ça s’emboîte, comme le prédateur et sa proie.
Aussitôt à sa portée, il lui balance un regard intensément lumineux et perçant, genre plein phares dans le brouillard. Elle semble éblouie. Il enchaîne en lui disant : enchanté, Mademoiselle, en allumant son sourire composé de dents étincelantes.
Assistant à la parade, je compatis en me disant qu’il n’a pas de chance, il ne la connaît pas : Anaëlle a une peau très blanche, fragile et des prunelles bleutées presque transparentes. Elle ne supporte pas la lumière, ni le soleil, s’équipe toujours d’une ombrelle pour sortir et porte de ravissants chapeaux… sans parler de ce genre d’homme.
En détresse, elle me regarde en plissant des yeux douloureusement…
J’accuse réception de sa demande en la gratifiant d’une tendre œillade complice et je lui passe mes lunettes de soleil.
— Pute borgne, fait chier, bordel de merde !
— Tu n’as pas l’air content ?
— Bah non. Je te dis : pute borgne, fait chier, bordel de merde, c’est clair ça, non ! ?
— Attends, j’ai un peu de mal avec la grossièreté. Tu veux dire quoi exactement ?
— Je veux dire que c’est casse-pieds qu’il n’y ait pas de parmesan pour manger les pâtes.
— Ah d’accord, je comprends mieux. Mais pourquoi t’exprimer si grossièrement ?
— Parce que ça fait chier, bordel de merde… Non ? !
Quand je l’ai rencontré, il m’a fait penser à un Lévrier Afghan, racé, élégant, presque hautain…
Même si j’imagine mal un Lévrier Afghan avec une grosse chaîne en or autour du cou et une gourmette à son nom : Roger.
Le beauf postillonne au bistrot : gouvernement pourri ! Tous des incapables !
Ils nous étouffent avec leurs impôts !
Soudain, le petit rouge passe de travers, le beauf devient tout rouge à son tour, s’étrangle et tombe raide-mort.
Encore un que le gouvernement n’aura pas.
J’attends le bus 147.
Furtif, le 146 est passé.
Le 148 passe lentement sous mon nez, en me narguant.
Bon sang !
— Je fais beaucoup de rêves en ce moment. C’est agréable.
— Moi aussi, je rêve beaucoup et en plus je pratique le rêve éveillé. Tu connais ?
— Non, c’est quoi ?
— C’est comme une rêverie. Tu vis des aventures en utilisant ton imagination.
Moi je recherche des sensations fortes. Très fortes.
Par exemple, cette nuit je me suis imaginé sauter du haut d’une tour à La Défense, avant-hier c’était du haut des falaises d’Étretat. Et là, je plonge et je me laisse planer. C’est une sensation inouïe. Je tombe à pic à une vitesse extraordinaire. J’ai des difficultés à respirer. J’ai le cœur qui panique dans ma poitrine en cognant contre les parois comme pour sortir d’un piège ! J’ai les yeux qui pleurent, je suis grisé par la vitesse. Un super shoot d’adrénaline…
— Mais c’est un cauchemar ton truc, parce qu’à la fin tu t’écrases, non ?
— Non, parce que j’ai mis au point une astuce.
En fait, au début de mon rêve éveillé, je m’imagine dans une salle de cinéma, assis dans un fauteuil, et je me vois sur l’écran me jeter du haut de la falaise ou de la tour, puis planer, foncer vers le sol… et au moment le plus délicat, celui du crash : coupure de courant ! Ou bien c’est le machiniste dans sa salle de projection qui a cassé le film… ou bien je reçois un SMS qui m’informe que ma mère est morte et que je dois quitter le cinéma d’urgence… Alors, bien sûr je ressens une petite frustration, mais c’est beaucoup moins dramatique que la désintégration, la pulvérisation, la bouillie finale. Astucieux, non ?
Ma mère farfouille dans le frigo en quête du dîner, ma sœur sert l’apéro et mon frère allume la télé…
On se croirait en famille.
C’est dingue !
— Tu sais ce qui m’est arrivé ? Déjà, je ne sais pas pourquoi, mais je rentre à la maison avec un sombre pressentiment.
Je l’appelle. Elle ne répond pas. Un silence inquiétant règne entre les murs. Pris de panique, je fonce dans toutes les pièces de l’appartement et j’ouvre chaque porte, une à une, à la volée.
Rien. Aucune trace d’elle. Alors, désespéré, je reviens dans le séjour et là… mon regard tombe sur un petit mot posé près du téléphone…
En tremblant, je déplie le papier. C’est son écriture. C’est elle, avec ses jolies courbes (l’écriture) et son encre bleue. Au travers des larmes, je lis : je suis partie…
Là je m’effondre. Mon cœur rate un battement, puis deux battements, puis trois battements…
— Je peux te dire quelque chose ?
— Euh oui. Quoi ?
— Nous sommes bien inscrits tous les deux au cours de dramaturgie, n’est-ce pas ? Alors je te rappelle simplement que pour obtenir une forte intensité dramatique, il est important de respecter la règle numéro trois, c’est-à-dire : un seul événement inattendu et hors du commun dans une séquence. Or là, il n’y en a pas un mais deux.
— Ah bon ?
— Tout à fait. Premièrement, tu habites un simple studio. Alors à part ouvrir la porte d’entrée à la volée, c’est à peu près tout ce que tu peux faire. Deuxièmement, sur le mot laissé par Alice il est écrit : je suis partie… faire des courses.
— A oui… faire des courses. J’avais oublié.
Elle se tient devant moi toute mignonne, une petite fille-poupée ou une poupée-petite fille, je n’arrive pas à savoir.
Je ne le saurais que lorsqu’elle aura parlé et bougé.
— Bonjour petite. Tu es qui ?
— Je suis ton pire cauchemar, me dit-elle, la voix caverneuse et les yeux devenus d’un noir profond, comme enfoncés profondément dans ses orbites.
Je lui réponds, le souffle court, en tremblant comme une feuille et en bégayant :
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Mais tu sais parfaitement pourquoi, ignoble créature…
Cherche dans ton passé et tu vas trouver l’acte abominable que tu as commis avec une incommensurable cruauté…
Et aujourd’hui écoute-moi bien : tu vas le regretter, crois-moi. Je t’en fais le serment sur la tête du Seigneur des ténèbres !
— Mais je ne vois vraiment pas de quoi vous parlez, Madame, bafouillais-je au bord de la suffocation, complètement paniquée…, euh Mademoiselle…, non euh, pardon : petite…
— Stop ! Maintenant c’est l’heure de régler les comptes et de payer.
Ton cauchemar est là, devant toi, et c’est maintenant que tu vas souffrir, me dit-elle d’une voix rauque et coupante comme une lame de rasoir.
Je me mets à trembler de plus en plus fort, mon corps est traversé de violentes secousses, mes yeux sont révulsés, mes cheveux dressés sur la tête, mes oreilles bourdonnent et mes yeux sont brouillés de larmes acides… Et c’est à travers ce brouillard douloureux que j’entends, d’abord faiblement puis c’est presque assourdissant, la petite fille éclater de rire et dire :
— Eh Monsieur, je rigole !
C’était pour rire.
Je m’entraîne à jouer la méchante pour le spectacle de fin d’année à l’école. Merci de m’avoir écouté et surtout d’avoir joué le jeu.
Merci beaucoup Monsieur. Bonne journée.
— Euh, bonne journée… à ton service… bon spectacle…
Dès qu’elle est partie, je m’évanouis.
— C’est peut-être un peu tôt pour toi. Tu es sûr que tu es prêt ?
— Carrément.
— Tu ne veux pas prendre encore une petite heure, histoire de te déplisser, de te défroisser le visage. Peut-être qu’un deuxième œil pourrait même s’ouvrir et que ta voix ne fera plus ce petit bruit de papier de verre si désagréable ? Peut-être même que tes cheveux en bataille pourraient faire une trêve genre : le repos du guerrier, et se reposer, se poser à plat gentiment sur ton crâne ?
— Non, ça ira. J’assure.
— Bon, eh bien si tu te sens prêt, on va pouvoir aller bosser mon cher binôme. Juste un petit détail : tu pourrais enlever ton pyjama à rayures et remettre ta tenue de policier s’il te plaît, parce que tu sais les gens sont un peu conformistes.
— Ah oui, merci. Je ne m’en étais pas rendu compte.
— Et encore une petite chose : avant d’aller faire la patrouille, tu laisses ton doudou au commissariat.
Je suis sur ma terrasse, et soudain j’ai un sombre pressentiment.
Deux minutes plus tard, le soleil se couche et le soir tombe brutalement.
Je le sentais.
— Pourquoi tu pleures ?
— Je ne pleure pas, j’ai une poussière dans l’œil.
— Ah, ça doit être une poussière triste alors.
On a retrouvé des mammouths préhistoriques congelés dans la banquise depuis des millions d’années.
Il y a aussi des gens, plutôt riches, qui veulent se faire congeler pour être réanimés dans le futur.
Je me demande, bizarrement, si un con gelé reste un con même quand il est dégelé ?
— Il est sympa, il est sympa... C’est toi qui le dis, mais il ne faudra pas qu’on s’étonne si un jour on le découvre, ficelé et rôti, avec une pomme dans la bouche tel un petit porcelet prêt à être consommé !
— Tu ne serais pas une activiste anti-chasse toi ?
À son petit sourire, je vois que j’ai visé plutôt juste. Elle enchaîne, jubilante et provocante : on ne sera pas non plus surpris si on le retrouve, un beau matin, enduit de saindoux, badigeonné de marinade, l’intérieur farci de piments et de feuilles de laurier, avec une carotte dans le derrière, du persil dans les oreilles et…
— Eh oh, ça va là, j’ai compris. Je te rappelle que ce soir on va dîner chez mon père qui, effectivement, est chasseur. Alors tes histoires de cochon de lait-chasseur, si tu veux bien te les garder pour toi, au moins pendant le temps du repas, ça serait sympa. Merci d’avance.
J’aime le côté militant, exaltée de ma douce… enfin ma douce ?
Elle me tourne le dos. Furieuse ou triste, je n’arrive pas à le savoir.
Je l’ai déçue. Je suis si triste. Ça me fait mal.
Un cercle de fer enserre ma poitrine.
Salle de bains. Face à mon miroir, je tire la langue. Aussitôt, mon reflet me tire la langue. Je cligne des yeux. Mon reflet cligne des yeux à son tour. Je fais une grimace de singe, mon reflet fait la même grimace de singe. Il me singe.
L’autre matin, c’est mon reflet qui a commencé : il tire ses oreilles vers le haut et la langue vers le bas. Je le mime. Mon reflet ouvre la bouche démesurément, comme pour le cri d’horreur muet de Munch. Je fais pareil.
Parfois c’est moi, parfois c’est lui, je ne sais plus qui prend l’initiative.
Qui singe qui ? C’est mystérieux, n’est-ce pas ?
La plupart des gens ne font pas attention à ces petits détails : qui commence, qui a l’initiative… le matin, face au miroir de nos salles de bain.
À mon avis, les gens sont peu attentifs à ce qui se passe autour d’eux. C’est triste. Ils passent à côté. Ce n’est pas avec une façon de vivre métro-boulot-dodo qu’on va arriver à résoudre cette question. Réveillez-vous, bon sang !
Dimanche matin, la télé est allumée, c’est la messe. Je joue du Marilyn Manson à la guitare. Une pensée me vient : l'Eglise de Satan ne l’a-t-elle pas évoqué comme l’un de ses ministres ordonnés ? Soudain, j’ai peur d’être excommunié. En sifflotant, l’air de rien, je sacrifie Marilyn et range ma guitare. Je me compose une tête d’ange en me concentrant sur la messe. Ça tombe bien c’est le moment de l’eucharistie, le sacrifice rédempteur de Jésus… Nous nous sommes tous les deux sacrifiés !
Je m'interroge. Un unijambiste court moins vite qu'un bipède. Un vieux lion édenté mange moins vite l’antilope qu’un jeune lion qui a les crocs.
Est-ce que le borgne, qui n'a qu'un œil, pleure deux fois moins... ?
Est-il deux fois moins triste ?
Les jardins du Luxembourg.
On se balade gentiment quand, soudain, je reste en arrêt devant un tas de feuilles mortes. Ébahi. Émerveillé.
Mon amie me dit : j’ai remarqué dans la vie que certaines personnes ont les yeux qui brillent devant des rivières de diamants, un ticket gagnant du loto, une Ferrari, une jolie fille ou un bel étalon (c’est selon) … et puis il y a toi, dont les yeux brillent devant un tas de vieilles feuilles mortes toutes pourries. Tu m’expliques ?
— C’est évident. Regarde ce tas de feuilles : il n’a ni forme particulière, ni couleur définie. Il est à moitié écroulé, à moitié défait et dispersé par le vent, piétiné par les promeneurs, repoussé, rejeté au pied d’un arbre par un balayeur fatigué… et pourtant il est magnifique.
C’est un tas de feuilles magnifique ! Simple, imparfait, il ne recherche rien d’autre qu’à exister, seconde après seconde, dans l’instant présent.
Il ne souhaite qu’une seule chose : être ce qu’il est, comme tu le dis : un tas de vieilles feuilles mortes toutes pourries.
Et ça c’est sa beauté !
— Ah bon, c’est une drôle de manière de voir.
— Tu trouves ? Pourtant, si je ne me trompe pas, il y a un petit tas de feuilles regroupées en vieux livres sur ta table de nuit du genre : Oser être soi, Le courage d’être soi et, sur le dessus de la pile, ton petit dernier : Être soi dans l'instant présent, de Eckhart Tolle et Deepak Chopra…
On se comprend ? Tu vois le rapport : vieux tas de feuilles pourries / Élisabeth ? Élisabeth / vieux tas de feuilles pourries ?
Elle me lance un regard outré, me tourne le dos puis part en soufflant rageusement et en martelant le tapis de feuilles mortes.
— Élisabeth… J’ai dit quelque chose qui… ? Élisabeth… Élisabeth…
Mon cœur est brisé. Le scotch est mon remède.
Douze ans d’âge.
Je le hache en petits morceaux, et je tire la chasse d’eau.
Je lui dis : salut, content de voir.
Il me dit : tu as l’air bizarre ?
Je lui replie les jambes en chien de fusil, la tête bien rentrée dans les épaules, bien enfoncée, les bras ficelés, je réussis à le caser dans le four. Thermostat 280.
— Ah, tu trouves ? Par contre, toi tu as super bonne mine !
— Tu sais ce que c’est qu’un Giáo su ?
— Non, pas du tout.
— Et une Phòng tam, tu connais ?
— Aucune idée, je vois pas du tout de quoi tu parles.
— Tu n’es pas Vietnamien ?
— Ben non. Pourquoi, j’en ai l’air ?
— Non. Mais je sens que tu es Vietnamien. J’en ai eu tout de suite l’intuition dès que je t’ai vu. Tu sais ce n’est pas parce qu’on n’a pas l’air de ceci ou de cela qu’on ne l’est pas.
— Ah bon, c’est une drôle d’idée.
— Par exemple, regarde-moi : j’ai l’air de quoi ?
— Honnêtement ? Je trouve là que tu as l’air stupide et complètement barré.
— Exactement ! Tu vois : toi aussi tu ne te laisses pas berner par les apparences. Tu es très intuitif, tu sens bien les choses. Bravo !
Nu, je me sens libre.
Nu, dans mes habits.
Je travaille comme représentant.
À ce titre, je représente.
Je me présente : représentant.
Qui suis-je ?
— J’en ai marre, je vais prendre l’air.
— Mais, tu as vu qu’elle air tu prends quand tu me dis ça ? !
— Je dis juste : je vais faire un tour.
— Alors là, je ne sais pas quel tour tu me fais, mais je n’aime pas ça du tout !
— Bon, tu me lâches là, j’ai besoin de souffler deux minutes.
— Mais c’est moi qui suis soufflée ! Et c’est toi qui me lâches et qui te barres, comme un lâche !
— Je veux juste voir clair.
— Mais, je vois clair dans ton jeu !
— J’ai l’impression de tourner en rond.
— C’est une fausse impression : c’est juste que c’est toi qui ne tournes pas rond ! … Et c’est moi qui en ai marre… et qui vais prendre l’air…
— Mais tu as vu qu’elle air tu prends quand tu me dis ça ? !
— Je dis juste : je vais faire un tour.
— Alors là, je ne sais pas quel tour tu me fais, mais je n’aime pas ça du tout !
— Bon, tu me lâches là, j’ai besoin de souffler deux minutes.
— Mais, c’est moi qui suis soufflé ! …
D’une chiquenaude l’homme balance son mégot à mes pieds.
Je le regarde comme si c’était un animal abattu.
— Je vais me baigner ! Mais pourquoi cette pierre est attachée autour de mon cou ?
— C’est au cas où tu ne saurais pas nager.
— Mais, je ne sais pas nager.
— Ben, comme ça, ça fait d’une pierre deux coups.
La voiture dévale la piste comme un train lancé à toute allure et sa vitesse devient rapidement terrifiante.
Les freins ont lâché, je n’ai plus aucun moyen de ralentir.
Soudain j’entends le crépitement des mitraillettes derrière moi.
Dans le rétroviseur, j’aperçois trois voitures noires, pratiquement collées à mon parechoc. Les tueurs, fanatiques et dangereux, vident frénétiquement leurs chargeurs dans ma direction.
Je slalome entre les grands arbres de la forêt. Puis s’ouvre une clairière tapissée de brume.
Je sens que les roues patinent sur une mince couche de glace.
Je suis, comme en apesanteur, au milieu d’un étang gelé.
Alors, je freine - glisse comme je peux jusqu’à ce que la voiture s’immobilise dans un silence de mort.
Puis, j’entends la glace craquer en se fissurant… lentement, inexorablement…
Mes poursuivants ont disparu. Ainsi que les oiseaux. Seuls demeurent le silence et ces craquements sinistres.
Je suis transi de froid, complètement frigorifié…
Soudain, un cri me fait sursauter :
- Hé ho, allô la lune ! Tu finis de manger au lieu de rêvasser ! Tu vas voir, cette bonne soupe chaude va te réchauffer.
C’est maman. Me réchauffer…
Comment sait-t-elle ?
Le café maure de la Grande Mosquée de Paris est calme.
Mon thé vert arrive. Les effluves de cardamome et de miel s’élèvent, troublent l’instant. Mon regard est déjà perdu au fond du verre.
Je ferme les yeux lorsque les vapeurs odorantes, douces et parfumées m’atteignent.
Puis, en ouvrant à nouveau les yeux, tout redevient net. Et elle est là.
Marie.
Nous avions un peu plus de 20 ans.
Le même thé, les mêmes tasses.
Les mêmes yeux. Bleus.
Je n’ai jamais su comment me comporter à un enterrement.
On m’a dit comment me tenir à la messe, ou à table, mais pas à un enterrement.
C’est pourquoi je suis mal à l’aise, voire empoté la plupart du temps.
Aussi j’évite.
Généralement je décline ces invitations.
Quand je l’ai rencontré, elle paraissait dangereuse et froide.
Je l’aurais croisée à une soirée chez des amis, j’aurais dit : mignonne, pétillante et même rigolote.
Mais là, trois heures du mat, un couteau sous la gorge, allégé de mon portefeuille et grelottant par moins 5°…
Elle me paraît dangereuse et froide.
Je me trompe peut-être.
J’aimerais.
Je vois son nom sur mon téléphone.
Ça fait deux ans que je n’ai pas de nouvelles.
Et là : son nom ! Je n’en reviens pas.
Dans une soudaine bouffée de chaleur et fébrilement, je décroche.
Elle dit : hé salut… Ah, excuse-moi, j’ai plus de batterie… je te rappelle…
Puis, plus rien.
La pouffe pouffe de rire.
C’est mal fait.
Normal.
Ses yeux rouges font des étincelles. Elle me foudroie du regard. C’est l’éclair.
Aussi j’attends, angoissé, le tonnerre qui va suivre.
Elle se retourne brusquement et me hurle dessus.
Trois secondes entre l’éclair et le tonnerre. L’orage est proche.
Juste le temps de m’abstraire dans un monde où le ciel est azuréen et les princesses douces et romantiques.
Le ciel était bleu, il tourne au gris.
Mon œil aussi l’était.
Avant qu’elle…
— Je me sens bien ce matin !
— Oh putain, mon pauvre.
— Et puis j’ai dormi comme un bébé. Et j’ai fait de beaux rêves !
— Tu n’as vraiment pas de pot. Ça doit être dur pour toi. Je te plains de tout mon cœur.
— Pas de mal au crâne, pas de nausées, pas de catastrophe annoncée, ni de remarques humiliantes de la part de Josette. Tu te rends compte ?
Ce matin j’ai la tête légère, le cœur joyeux et je me sens en pleine forme.
Ce n’est pas possible ça ! Non mais où on va, là ? C’est le dérèglement climatique ou quoi ! Je ne sais plus quoi faire. Ça m’est tombé dessus comme ça subitement, quelque chose qui ne m’était jamais arrivé.
Ma journée est foutue !
— Ah, je sens un peu de négativité là. Tu as l’air en colère. C’est bon signe ça.
— Mais non, malheureusement. Regarde, quand je te dis : ma journée foutue, je souris. C’est dingue !
— Bon. Action ! Radicale. J’ai une idée : tu te remets au lit. Quand tu te lèves, tu mets tes pantoufles de travers ce qui te fait trébucher. Tu t’étales de tout ton long brutalement sur le plancher. Tu te tords le poignet et te cognes la tête contre le coin de la table. Ça saigne. Beaucoup. Tu as très mal : il va falloir aller à l’hôpital te faire recoudre. En plus il pleut, ta voiture est en panne, tu n’as pas d’argent pour payer un taxi, et tu vas manquer ton rendez-vous amoureux avec la sœur de Josette. En résumé : enfin ta journée est revenue à l’endroit : elle est merveilleusement foutue. Comme au bon vieux temps, tout est rentré dans l’ordre. Merci qui ?
— Merci mon ami. Je savais que tu me sortirais de ce bon pas.
— Tu veux que je te pousse un petit peu ? C’est juste pour le plaisir.
Il y a des poissons qui nagent et des poissons qui flottent…
Moi, quand ma vie va à vau-l’eau, personnellement, je flotte.
Elle m’invective : alors tu as réfléchi ? Tu as pris une décision ? !
Je prends une tartine et commence à la beurrer.
Elle me relance : alors tu te décides ! ?
J’étale consciencieusement le beurre sur mon pain, en gardant le silence, et en ayant l’air de quelqu’un qui beurre sa tartine.