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Richard Héritier s’engage dans l’armée à l’âge de dix-sept ans. Trois ans plus tard, en 1939, il est en garnison au Liban. Peu après l’invasion allemande, il entend l’appel du 18 juin et rejoint la France Libre à Londres, au prix d’une évasion risquée et d’un périple incroyable. Après de nombreuses missions périlleuses en France, il est arrêté à Lyon par Klaus Barbie et torturé à la prison de Montluc, puis transféré à Fresnes à Paris. Déporté, il connaîtra plusieurs camps de concentration, subira la faim, la peur, la souffrance sous les coups. Mais il fera aussi des rencontres qui réchaufferont son cœur, ranimeront son désir de vivre et sa confiance en l’être humain. Au fil de ces années, la mort est souvent très proche, mais il y échappe plusieurs fois comme par miracle et finit par croire à sa bonne étoile. Ce livre transmet l’intégralité de son récit bouleversant, écrit de sa main à la libération en 1945.
À PROPOS DE L'AUTEUR
À la suite d’une formation en électromécanique,
Richard Héritier intègre la marine française. Au cours de sa longue carrière militaire, il vit douze années au combat, durant la Seconde Guerre mondiale, puis en tant que capitaine à la tête de sa compagnie en Indochine. Décoré de nombreuses fois pour sa bravoure, il reçoit la médaille de Commandeur de la Légion d’honneur. Dans les années 1960, il s’installe à Toulouse et continue sa carrière en tant que chef de service à la préfecture de la Haute-Garonne et prend sa retraite le 27 janvier 1984. Son fils, Richard Héritier, publie ce livre à sa mémoire et en hommage à tous les combattants pour la liberté.
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Seitenzahl: 332
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Richard Héritier
Du sang… des cris… des larmes…
© Lys Bleu Éditions – Richard Héritier
ISBN : 979-10-377-9157-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce récit est authentique !
Souviens-t’en durant ta lecture.
Confie-moi ici tes préjugés, ta religion, ta nationalité,
ta race et lis avec ton cœur.
Alors tu ressentiras mieux toute cette souffrance et toute cette horreur dans le sang, les cris et les larmes.
Il t’appartient qu’elle ne se renouvelle jamais.
C’est dans cette intention que je te le dédie en mémoire de toutes celles et tous ceux qui se sont immolés afin que nous soyons libres.
L’auteur
Si
Rudyard Kipling
Mehr Licht
Goethe
Il n’y a rien de si puissant qu’une idée dont le temps est venu
Victor Hugo
Préface
Mon père, Richard Héritier, a fait carrière dans l’armée durant vingt-cinq ans, dont douze années au combat lors de la Seconde Guerre mondiale et en Indochine.
Il s’engage dans la marine en 1936, à l’âge de dix-sept ans. Trois ans plus tard, l’Allemagne nazie envahit la Pologne (septembre 1939) puis la Hollande, la Belgique et la France au printemps 1940. Il a écrit ce récit peu après la libération. Le texte a été dactylographié en 1980.
Il m’avait offert un exemplaire que je viens de relire avec un regard nouveau sans doute, un recul qui me pousse à penser que ce témoignage historique si émouvant vaut la peine d’être partagé.
Quarante ans ont passé, les pages se détachent et l’encre commence à pâlir, il est temps de l’éditer avant que tout ne soit perdu.
Mon père a pris sa retraite de l’armée au début des années soixante et a terminé sa carrière comme chef de service à la préfecture de la Haute-Garonne, à Toulouse. Il est décédé en 1984, terrassé en quelques minutes par une rupture d’anévrisme.
Les médailles et décorations, il les a presque toutes reçues, dont celle de commandeur de la Légion d’honneur au titre de déporté résistant. Dans un cadre accroché au mur de son salon, on pouvait lire une note manuscrite du général de Gaulle en personne :
… Vous avez été de ceux qui, au premier rang, ont permis de remporter la victoire. Au moment où le but est atteint, je tiens à vous remercier amicalement, simplement, au nom de la France…
Cette histoire peut raviver en chacun le désir de devenir plus humain, d’oser regarder en face, dans sa vie, ce qui reste encore de violence et d’ingratitude. Ne nous illusionnons pas, la paix commence au plus profond de soi.
C’est ce qu’exprime admirablement Etty Hillesum, juive hollandaise confrontée à la fureur nazie et morte à Auschwitz en 1943, dans son journal :
Notre unique obligation morale, c’est de défricher en nous-mêmes de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y aura de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.
Extrait de Une vie bouleversée
Mon père cherche aussi, au cœur de ce désastre, ce qui fait la valeur de l’homme, et raconte les événements de sa vie bouleversée par la guerre, où la torture ne parvient pas à anéantir sa dignité :
Je ne crois pas que la souffrance endurcisse, mais qu’au contraire elle humanise.
Il échappe plusieurs fois à la mort qui paraissait si proche et sortira vivant de cet enfer, comme par miracle. Sans sa bonne étoile, il n’aurait sans doute pas survécu. Au fil de la lecture, on est touché par une foule de gestes, de courage et de bienveillance, mais on devine aussi la présence d’une main invisible qui le protège.
En 2020, nous fêtions les quatre-vingts ans de l’appel du 18 juin, lancé depuis Londres par Charles de Gaulle. Cette guerre est finie depuis longtemps, cependant notre terre est toujours en ébullition de bien des manières.
Ce récit peut réveiller en chacun le désir de changer en profondeur. C’était le souhait de mon père, qui a toujours espéré que la liberté serait au bout du chemin et que l’amour triompherait de la haine.
Pour qu’enfin advienne un monde meilleur.
Richard Héritier (fils)
L’aube du 3 septembre 1939 se levait radieuse à Beyrouth, chassant les derniers brouillards encore accrochés aux rives baignées par une mer d’huile comme seule sait l’offrir la Méditerranée lorsqu’elle veut séduire.
Un jour nouveau allait commencer ou recommencer, car tout est toujours à recommencer. Qu’allait nous apporter celui-ci ? Depuis l’avant-veille, la mobilisation générale avait été décrétée sur le territoire français et dans son empire.
Dans le port, se profilant en clair-obscur, au ras des flots tranquilles, émergeait une escadrille de sous-marins, immobiles et redoutables : « Le Requin », « Le Marsouin » et « Le Narval », envoyés en renfort en juin 1939 au Moyen-Orient en prévision de troubles graves.
Seuls les « teuf-teuf » d’un diesel procédant à la charge autonome des accus de plongée du « Requin » venaient troubler cette douceur magique d’ombres et de lumières sur lesquelles les mouettes, silencieuses avant l’aurore, semblaient glisser dans un éternel mouvement de noria.
La recharge des accumulateurs étant terminée, avant la chaleur diurne, le quartier-maître électro-mécanicien Héritier, sans quitter l’ampèremètre des yeux, fit un signe au mécanicien qui effectua la manœuvre de ralentissement du diesel : 1 200 ampères, 1 000 ampères, 700, 550, il fallait avoir le coup d’œil afin de faire sauter le disjoncteur tripolaire au moment de l’équilibre à zéro ampère, sinon le diesel, continuant sa décélération, aurait provoqué son entraînement par la dynamo devenue moteur électrique, l’inversion des pôles étant automatique. L’étincelle de rupture en fonction de l’intensité absorbée aurait détérioré les contacts en cuivre du disjoncteur malgré l’ouverture en deux temps provoquée par des plots de charbons protecteurs… 400, 200, 150, 80, 50, 20, top ! il appuya sur le bouton de disjonction. Le temps de l’inertie électromagnétique, la génératrice devenue moteur n’avait absorbé que quelques ampères, ce qui se traduisit au moment de la rupture par de jolies étincelles blanches frangées de bleu.
À l’instant, le calme revint sur la rade. Dans le lointain, on entendit la voix du muezzin invitant les fidèles musulmans à la prière, du haut de son minaret.
Les deux sous-mariniers quittèrent la salle des machines et, traversant le poste central, montèrent du kiosque, passèrent par l’écoutille déverrouillée et ouverte pour se retrouver sur la plage arrière. Là trônait un fût d’essence que le fond nanti d’une pomme d’arrosoir transformait en réservoir d’eau douce.
Nous étant entièrement dévêtus, nous nous douchâmes et nous savonnâmes copieusement de la tête aux pieds avec le bon morceau de savon de Marseille réglementaire jusqu’à être recouverts de mousse blanche, pour terminer par un plongeon dans la mer. Au contact de l’eau, la réaction chassa de nos membres l’ankylose due aux six heures de veille d’affilée passées, presque immobiles, devant le tableau des machines.
Une vedette se détacha du quai et vira en direction de l’escadrille. Les équipages dormant à terre, au mouillage, rejoignaient leur bord afin de vaquer à leurs occupations habituelles.
L’aurore précédait le lever du soleil.
Quand l’Aurore avec ses doigts de rose entr’ouvrira les portes dorées de l’Orient. (Fénelon, Aurore)
Le temps d’agir, de parler, l’action et la parole sont dépassées. Déjà, le jour se levait sur une date qui allait devenir historique.
La veille, Daladier n’avait-il pas déclaré au Parlement :
— La mobilisation n’est pas la guerre.
Aujourd’hui, contrairement à ce qui s’était passé en 1914, l’Angleterre, la première, déclarait la guerre à l’Allemagne. Six heures après, la France ne pouvait que suivre.
Quelle incohérence dans notre politique ! C’est elle qui amènera nos indécisions et nos faiblesses tragiques, à moins que ce ne soient ces dernières qui provoquent celle-là ?
La ville s’éveillait. On entendait au loin le bruit de ferraille des tramways contournant la place des « Martyrs », dite des « Canons ». Les futurs morts se trouvaient déjà honorés avant la lettre, puisque c’est toujours la même guerre et toujours la dernière.
Dans le port, les grutiers étaient à leur poste. Sur les navires à quai, les marins s’affairaient autour des guindeaux et des cabestans. Le charme était rompu et comme de funestes prémices, tous ces treuils braillards poussaient leurs chants grinçants.
— Nous venons de toucher le prêt : mois doublé ?
À notre question, l’on nous répond que c’est un ordre de Paris. Autrement dit, c’est un peu « le verre de rhum avant l’assaut à la baïonnette ».
Je viens d’être prévenu qu’avec d’autres électriciens et techniciens de l’escadrille nous allons être débarqués afin de renforcer le poste de dix kilowatts de « Radio-Jdeideh » qui assure le relais entre Saïgon et Paris. Nous rejoignons notre nouvelle affectation dans la journée à une dizaine de kilomètres de Beyrouth.
Et les mois passent avec cette drôle de guerre en France qui se trouve être également une drôle de guerre au Levant.
À « Radio-Jdeideh », nous sommes surveillés et ne pouvons prendre les nouvelles en phonie, en dehors des relais et transmissions de routine ou motivées, en morse encore, entre l’Extrême-Orient et Paris. Quant à la presse, toutes les nouvelles importantes sont censurées et nous nous trouvons sans cesse dans un climat d’intoxication psychologique créé par Vichy et soigneusement entretenu par le haut-commissaire Puaux et le général Fougère, commandant supérieur des troupes au Levant.
Puis nous apprenons successivement et brutalement l’attaque de la Hollande, de la Belgique et de la France par les Allemands qui contournent la ligne Maginot. Ah ! Que n’a-t-elle pas été prolongée jusqu’à la mer du Nord comme le désirait en 1927 Maginot alors ministre de la guerre. Mais il ne fallait pas alors y englober la Hollande et la Belgique, car ç’aurait été attenter à leur souveraineté. D’autre part, ces derniers auraient estimé comme inamical de notre part, en les livrant à la merci d’une attaque allemande, de la prolonger jusqu’à la mer en suivant le tracé de notre frontière et en les excluant de cette protection. Autrement dit, il fallait l’arrêter au point de jonction de notre frontière avec la Belgique. C’est ce qui a été respecté et maintenant nous sommes tous envahis. Quel malheur que Maginot n’ait pas été doublé d’un Clémenceau, car par une réminiscence, et tandis que le malheur s’abat sur notre patrie, je me souviens de l’ouvrage de ce dernier : Grandeurs et misères d’une victoire, paru en 1930 en réponse aux Mémoires du maréchal Foch. Pourquoi ceux qui l’ont lu ne l’ont-ils pas écouté ? Non ! Toujours la facilité et la médiocrité dans une politique incohérente, parce que chronologique et hiérarchisée. Et pourtant, Clémenceau avait tout dit, tout raconté, tout dénoncé et tout prévu :
– La nécessité, dès le départ de la guerre, de l’unité de commandement ;
– Les mutilations du traité de Versailles et la paix séparée due aux initiatives américaines ;
– Le défaitisme ;
– L’esprit uniquement défensif de nos chefs militaires ;
– Enfin, toutes les intrigues politiques qui, avec un système adéquat, éliminaient des postes politiques importants les hommes de valeur, à commencer par le président de la République en la personne de Clémenceau lui-même !
Toutes ces données peuvent s’appliquer exactement à la situation actuelle depuis la déclaration de guerre en 1939 jusqu’à ce mois de juin 1940 où, dans la débâcle, nos armées débordées, anéanties ou embouteillées dans les convois de réfugiés civils sur les routes, se trouvent paralysées dans tous leurs mouvements. Il suffit d’ajouter à la suite de « Paix séparée due aux initiatives américaines », « Armistice séparé dû aux initiatives françaises ».
En effet, nous venons d’apprendre, comme un glas, en ce mois de juin 1940, que la France a signé seule l’armistice avec l’Allemagne. Le moment de stupeur passé, la gorge nouée et les yeux emplis de pleurs, je me jure personnellement de ne jamais pactiser avec l’ennemi et de continuer le combat où il sera et avec qui que ce soit contre l’ennemi commun.
Le 27 novembre 1940, nous apprenons que l’avion transportant Jean Chiappe, désigné par le maréchal Pétain afin de remplacer le haut-commissaire Puaux et qui rejoignait Beyrouth, a été abattu au-dessus de la Turquie par des avions inconnus, probablement alliés, et qu’il a disparu corps et biens dans la Méditerranée.
En décembre 1940, l’ambassadeur Puaux est remplacé par le général Dentz, personnage très conformiste disposé à exécuter les ordres que lui donnera l’amiral Darlan. Peu après, le général Fougère passe son commandement des troupes au général de Verdilhac.
Un radiotélégraphiste vient de me dire qu’il a transmis à Paris que des « Gaullistes » rapatriés d’office se trouvaient sur le paquebot « Providence » en partance pour la France. J’apprends ainsi qu’il y aurait un général « dissident » (sic), à Londres, le général de Gaulle, et que ces jours-ci Radio-Alexandrie a retransmis son appel du 18 juin 1940 fait à Londres.
Mais les événements vont se précipiter, et c’est dans ces conditions et sous ce commandement que nous allons vers un affrontement avec les forces alliées cantonnées et rassemblées en Palestine et en Irak. Une lutte fratricide avec un groupement tactique sous les ordres du général Legentilhomme, composé de « Français libres », qui attaquera en direction de Damas. Et tandis qu’une division australienne et néo-zélandaise remontera le long du littoral libanais, une brigade hindoue investira le nord de la Syrie et de l’Irak. Au total, les alliés engageront moins de forces qu’il ne leur en sera opposé par le général Dentz qui dispose de trente mille hommes. L’ensemble des forces alliées est placé sous les ordres du général anglais Wavell.
Le 21 mai, le colonel Collet, commandant le groupe des escadrons Tcherkesses, franchit la frontière palestinienne et rallie avec une partie de ses éléments les troupes alliées.
Le 8 juin, Français libres et Britanniques se portent en avant en agitant des drapeaux alliés. Malheureusement, l’intoxication vichyste aura fait son œuvre et par endroit des combats sporadiques et fratricides s’engageront.
Cela n’empêche pas que ces derniers soient rapidement menés. Le 21 juin, après un vif combat à Kiswa, les Français libres entrent à Damas. Le 10 juillet, les troupes australiennes sont à quelques kilomètres de Beyrouth et le général Dentz, après avoir expédié ses navires de guerre et ses avions en Turquie, où ils seront internés, demande une suspension d’armes aussitôt accordée par les alliés. Le drame est terminé.
Dès lors, nous sommes rassemblés et isolés par armes, après transport, dans les casernes de Tripoli à quatre-vingt-douze kilomètres au nord de Beyrouth. En ce qui concerne la marine nationale, nous sommes rassemblés dans une caserne à la périphérie de la ville, gardés à vue par des Sénégalais armés du fusil Lebel, baïonnette au canon et qui ne connaissent que la consigne :
« Interdiction de laisser entrer ou sortir qui que ce soit sauf sur ordre ».
Des bruits contradictoires commencent à circuler disant que nous passerons tous dans une pièce qui comportera trois portes : par l’une nous serons rapatriés en France, par l’autre nous pourrons rejoindre les troupes alliées et par la troisième nous pourrons choisir de rester en tant que civils neutres au Liban jusqu’à la fin des hostilités. Personnellement, je n’accorde aucun crédit à ces élucubrations, mais du fait que nous savons que plusieurs paquebots cinglent de France vers Beyrouth pour le rapatriement forcé des troupes stationnées au Liban et en Syrie, je décide par tous les moyens de rejoindre Beyrouth où il doit bien exister une possibilité de rallier les forces françaises libres ou toutes autres forces combattantes. Il a été en effet porté à notre connaissance par voie d’affiches sur les murs de notre caserne que les troupes australiennes et anglaises stationnées à Tripoli, se conformant aux accords de Saint-Jean-d’Acre passés avec le général Dentz, n’accepteront aucun déserteur ! Autrement dit, c’est notre condamnation à être ramenés en France manu militari.
J’ai lié connaissance depuis quelques jours avec le quartier-maître fusilier Canal lors de la lecture des affiches. À sa réflexion, j’ai compris qu’il ne désirait pas retourner en France. Quoique ce soit dangereux, il n’y a pas le choix et il faut bien être deux à réfléchir et à s’entraider avant de se lancer dans une pareille aventure. Je décide de l’accoster dans la cour plutôt que dans la chambrée :
— Dis donc Canal, le temps presse et je vais te poser une simple question.
— D’accord.
— J’ai cru comprendre que tu n’étais pas désireux de rentrer en France, est-ce exact ?
— C’est exact !
— Veux-tu que nous fassions équipe pour nous évader, jusqu’à la réussite ?
— J’accepte.
Nous nous serrons la main afin de sceller ce pacte.
Durant plusieurs jours, prudemment, de jour comme de nuit, nous allons :
– Par des conversations, essayer de bien nous situer par rapport à la ville de Tripoli et à la direction de Beyrouth ;
– Par des promenades discrètes dans les cours de la caserne, nous efforcer de découvrir une issue possible afin de nous évader ;
– Par des veilles de nuit au cours desquelles nous nous relaierons, cachés dans les W.C. qui sont situés dans la cour au rez-de-chaussée des dortoirs, pour repérer les heures de rondes et la relève ainsi que le circuit et les postes de sentinelles.
Au bout d’une semaine, nous sommes arrivés à obtenir tous les renseignements que nous désirions.
Le 24 juillet 1941, nous décidons que l’évasion aura lieu la nuit suivante à minuit trente. Nous franchirons un mur de deux mètres cinquante, en prenant appui, l’un tenant l’autre, sur le loquet de la grosse serrure se trouvant à environ un mètre vingt du sol, d’une porte massive du mur de ronde, donnant sur l’extérieur.
Avant de nous coucher tout habillés à vingt heures, nous avons chacun préparé une petite valise avec le minimum d’affaires personnelles et récapitulé le déroulement de l’opération jusqu’à ce que nous soyons de l’autre côté du mur. Pour la suite, nous ne pouvons nous en remettre qu’au hasard.
À vingt et une heures, nous entendons la sonnerie de l’extinction des feux. Il va falloir rester éveillés jusqu’au départ, ça ne sera pas très difficile, car nous sommes très excités. Nos lits sont côte à côte et nous entendons sonner toutes les heures jusqu’à vingt-trois heures. À vingt-trois heures trente, nous nous levons sans bruit, personne ne bouge dans le dortoir au premier étage et nous partons à cinq minutes d’intervalle, moi le premier, en direction des W.C. où nous rentrons chacun dans deux cabinets contigus. De là, nous voyons la porte donnant sur l’extérieur.
À minuit, nous entendons la relève qui arrive. Le caporal de garde fait l’échange de deux sentinelles, l’arme sur l’épaule et repart avec son peloton après avoir assuré la relève. Dès lors, il va falloir être prudents, car les Sénégalais sont armés : au choix, c’est une balle dans la peau ou un coup de baïonnette dans le ventre, car la cour est sombre à cet endroit.
Le Sénégalais de garde part vers le fond de la cour pour prendre contact avec l’autre sentinelle. Avant son retour, nous disposons de cinq minutes.
Nous sortons silencieusement des toilettes en direction de la porte, franchissons rapidement les vingt mètres qui nous en séparent, sans encombre. Au pied du mur, j’actionne inconsciemment le loquet, afin de vérifier s’il tient bon avant d’y monter. Le loquet joue et j’ouvre la porte ! Décidément, ça n’est jamais ce qui est prévu qui arrive. Nous sortons subrepticement et rapidement en refermant derrière nous la porte qui ne grince même pas.
De l’autre côté du mur, la clarté est plus forte, due aux lumières de la ville dont nous voyons les premières maisons à environ cent mètres en contrebas d’une pente à quarante-cinq degrés. Mais nous n’avons pas le loisir de réfléchir plus avant, car dans le silence de la nuit, nous percevons des pas assez lointains se rapprochant rapidement. Nous plongeons tous les deux dans une tranchée emplie d’herbes et d’arbustes.
Au bout de quelques secondes, nous voyons apparaître et déboucher du coin du mur un officier de marine accompagné du sous-officier de ronde, se dirigeant, leur ronde terminée, vers la porte que nous venons de franchir. Nous retenons notre souffle. Ils entrent et referment la porte à clé. Ouf ! Nous avons eu chaud et notre cœur bat la chamade. Pris, nous étions bons pour être jetés en prison en attendant d’être amenés menottes aux mains à bord d’un des paquebots en partance pour la France.
Maintenant, nous pouvons à loisir détailler le paysage. Nous décidons de gagner la ville par la pente raide afin de nous éloigner le plus rapidement possible. Elle est rude et abrupte, mais nous avons des ailes. Nous atteignons une ruelle, puis une rue bordée de maisons et apercevons un café maure vers lequel nous dirigeons nos pas.
Dès notre entrée, les Arabes nous saluent et nous demandons à voir le patron afin d’avoir une contenance et un interlocuteur. Il se présente, sympathique, comme d’ailleurs le sont tous les Libanais avec les Français. Après un conciliabule rapide, il nous apprend ce que malheureusement nous savions déjà : toutes les troupes sont bien consignées. Par le « téléphone arabe », il est au courant de tout.
— Il n’y a que des troupes australiennes, anglaises et néo-zélandaises à Tripoli.
— Il existe bien un bureau d’engagement des forces françaises libres, mais il se trouve à Beyrouth.
— Enfin, et indépendamment du couvre-feu de minuit à six heures du matin, la circulation pour les Arabes est assez libre, mais il y a un poste-contrôle de gardes mobiles à la sortie de Tripoli et un autre, le plus dangereux, à une quinzaine de kilomètres de Beyrouth où le contrôle est systématique, fait de chevaux de frise et de barbelés à l’endroit où la route est encaissée dans la montagne et au bord de la mer. De l’autre côté, c’est la liberté !
Notre décision est vite prise. Nous lui demandons de nous procurer un taxi et pour chacun de nous un tarbouch et une djellaba usagés.
L’Arabe nous sert le thé puis s’en va quérir ce que nous lui avons demandé. Dix minutes plus tard, il est de retour avec un chauffeur de taxi qui s’est faufilé avec lui dans les ruelles. Ce dernier nous apprend qu’il est de Beyrouth ; bloqué à Tripoli depuis près de quinze jours, son seul souhait est également de rejoindre son domicile et sa famille. Donc tout est pour le mieux puisque nous avons un allié sûr. Nous réglons le prix qu’il demande et promettons autant lorsque nous serons arrivés à destination. Nous réglons également l’achat des deux tarbouchs et djellabas, puis nous nous faisons servir une collation en attendant l’heure du départ.
À six heures cinq, ce 25 juillet 1941, le chauffeur de taxi arrive avec son véhicule devant le café. Après avoir revêtu notre déguisement arabe et tout réglé avec le cafetier, nous montons dans le fond du taxi.
Nous nous dirigeons vers la sortie de Tripoli en direction de Beyrouth. Le barrage est ouvert et les gardes mobiles nous laissent passer sans embarras.
Nous roulons depuis deux heures sans encombre lorsque le conducteur s’arrête, avant un virage à gauche, sur le bas-côté droit de la route, pour nous prévenir que le barrage se trouve à environ un kilomètre. Nous nous préparons à le quitter après l’avoir réglé comme promis. Nous risquerons notre chance à travers le djebel ; lui se présentera seul au barrage…
Soudain, dans le lointain derrière nous, un nuage de poussière se lève. Quelques secondes passent et nous réalisons qu’il s’agit d’un convoi de plusieurs camions se dirigeant à vive allure vers le barrage.
Je réagis le premier et une décision est vite prise : je dis au taxi qu’il lui reste cinq cents mètres, avant que le convoi arrive sur nous, pour rouler à la même vitesse afin de s’intercaler sans être vu du barrage. Il démarre et commence à accélérer, deux minutes à peine et nous sommes à soixante kilomètres à l’heure alors que le premier camion passe à notre hauteur. C’est un convoi de camions australiens. Ils respectent les distances entre chaque véhicule à cause des tourbillons de poussière, plus de cinquante mètres. Le taxi continue de prendre de la vitesse, deux, trois camions passent. Au quatrième, nous sommes presque à la bonne allure et frisons les quatre-vingt-cinq kilomètres à l’heure. Je lui dis de rentrer dans le convoi qui roule au milieu de la route. Par un simple coup de volant, grâce à la vitesse acquise, il place son taxi dans le sillage du camion précédent, ce qui avec l’inertie due à la manœuvre nous vaut un coup de klaxon du camion suivant.
Mais c’est réussi. Nous sommes dans le convoi et roulons à l’estime, dans la poussière, à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Le barrage approche, à cette allure, il doit être ouvert pour ce convoi allié. C’est exact ! Quelques secondes plus tard, nous passons, pétaradant, devant les gardes mobiles qui, trop tard, sifflent et tirent sur nous ou en l’air, on ne le saura jamais.
Encore quelques mètres. Ouf, ça y est ! Le barrage est franchi et nous sommes sains et saufs du côté allié.
Le taxi décroche sur la droite et nous roulons tranquillement durant un quart d’heure avant d’atteindre les faubourgs de Beyrouth. Nous nous arrêtons enfin près du port à la base de la « Marine du Levant » pour retrouver le lieutenant de vaisseau Jacquet, qui a également réussi à se rallier et nous fait signer notre engagement provisoire dans les forces françaises libres.
Nous ne sommes qu’une quarantaine de ralliés au péril de notre vie, stationnés dans la caserne face à la « Grotte aux pigeons ». Quarante sur les trente mille hommes de ce corps expéditionnaire… Très peu ont pris le risque. Nous avons quartier libre et nous nous promenons dans Beyrouth. Au cours de l’après-midi, séance photo sur l’avenue de France avec trois Australiens et un sous-officier français également rallié, après avoir échangé nos calots.
Le 27 juillet 1941, le général de Gaulle vient nous voir à notre caserne, nous félicite pour notre ralliement et serre cordialement la main à chacun. S’il est vrai que nous combattons pour un idéal de liberté et non pour un homme, il est nécessaire toutefois de personnifier une action. L’amiral Muselier ou le général Noguès auraient pu aussi bien l’incarner, mais le destin a choisi : c’est le général de Gaulle.
Il y a aussi un temps pour chaque chose et pour le bien de tous, chaque chose doit être exécutée en son temps. Pour l’instant, nous sommes en guerre contre l’Allemagne et c’est elle qui l’a provoquée. Il n’y a donc qu’une solution : liquider le contentieux, après nous verrons, quitte à être les meilleurs amis du monde. Ainsi s’écrit l’histoire. Cet homme, qui en ce jour nous redonne la fierté d’être des hommes et des Français, c’est le général de Gaulle et personne d’autre.
Puisse-t-il ne jamais détruire l’image qu’il a créée et être fidèle au pacte que nous avons implicitement conclu, car, si nous ne sommes rien sans lui, il n’est bien davantage rien sans nous ! Que peut faire un général sans troupe, si grand soit son mérite ? Ne sommes-nous pas comme lui apatrides jusqu’à la victoire finale, tous condamnés à mort, à la détention perpétuelle ou à des peines de prison, et en cas de capture par l’ennemi destinés au poteau d’exécution ?
Ce matin, nous avons subi chacun un interrogatoire afin d’expliciter les raisons de notre ralliement. À la fin, chacun doit préciser dans quel corps et dans quelle arme il désire servir. De plus, il est demandé à certains s’ils sont volontaires pour des missions spéciales en France. La plupart ne prennent pas cette demande au sérieux. Seuls avec Serge Moutailler, aspirant de la marine marchande, nous nous portons volontaires et serons contactés en Angleterre le moment venu.
Le 10 août 1941 au matin, nous embarquons à vingt par véhicule à bord de deux camions en direction de Haïfa, via Saïda et Tyr, où nous arrivons tard dans la nuit. Après une douche, une collation et un peu de repos dans un hôpital, nous prenons un train à la gare d’Haïfa en direction de l’Égypte. Nous roulons toute la journée, passons successivement par Tel-Aviv, Gaza et El Arich pour aboutir le 11 août au soir sur le canal de Suez que nous traversons avec le bac d’El Kantara. Le soir même, arrivée à Alexandrie où, dans la nuit, nous subissons notre premier bombardement allemand.
Le lendemain, 12 août, on nous amène à « Ména Camp », camp anglais situé au Caire en face des Pyramides. Le 9 septembre, après un séjour de quatre semaines passé dans des familles françaises, nous partons en train du Caire et par Ismaïlia rejoignons Suez où nous embarquons sur le « S/S Oronsay » de vingt-deux mille tonnes.
La Méditerranée étant interdite par les sous-marins italiens, nous appareillons le jour même pour un périple de deux mois, avec un régiment d’infanterie et un régiment d’artillerie anglais rapatriés après campagne, et mouillons successivement à Durban et Cape Town en Afrique du sud, puis à Freetown en Sierra Leone pour arriver en Angleterre, à Bristol où nous débarquons le 20 octobre 1941 à six heures du matin. Nous prenons le train le jour même et arrivons à Londres où nous signons au quartier général de la France Libre, au 4 Carlton Gardens, notre engagement officiel dans les F.F.L. (Forces Françaises Libres), en présence de deux témoins et par devant l’officier d’administration R. Bervard.
Nous sommes cantonnés à Barnes, dans la banlieue de Londres. Le 23 octobre, avec Moutailler et Canal – les trois seuls marins sur le convoi des quarante alliés – nous partons à destination de Portsmouth pour être embarqués sur le contre-torpilleur « Arras », mouillé dans la rade, qui se trouve être le dépôt des Forces Navales Françaises Libres. Dans la rade sont également mouillés le cuirassé « Courbet », redoutable par son artillerie anti-aérienne, ainsi que l’aviso colonial « Théophile Gautier », transformé en base de l’École Navale et dont l’un des élèves est le propre fils du général de Gaulle, Philippe de Gaulle. Nous l’apercevons avec les autres élèves, lorsqu’en vedette, venant du fond de la rade pour aller à terre, nous passons devant l’aviso et le cuirassé.
Les affectations commencent et Canal est destiné à être embarqué sur un sous-marin. Avec Moutailler, nous demandons un sursis pour notre affectation du fait que nous attendons notre désignation pour les « Missions Spéciales » en France. Mais début mars, l’ingénieur mécanicien faisant fonction de commandement en second nous prévient que dans le courant du mois, deux vedettes rapides « Moteur Lunch » vont être affectées aux F.N.F.L. (Forces Navales Françaises Libres) et que nous allons être désignés pour cet embarquement, car il va falloir presque la totalité du dépôt pour pouvoir armer ces deux bâtiments. Nous voyons notre espoir de mission en France s’évanouir lorsque nous apprenons qu’un enseigne de vaisseau de première classe, le lieutenant Kieffer est décidé, à l’instar des Anglais, à former un commando français. Il viendra à bord demander s’il y a des volontaires.
Le 15 mars 1942 à dix heures, nous sommes réunis sur le pont et le lieutenant Kieffer, après avoir exposé son idée, demande des volontaires. Je sors des rangs avec le second-maître Moutailler. Le lieutenant discute avec nous et décide de venir nous chercher dans l’après-midi lorsque nous aurons été renseignés sur notre solde et indemnités diverses, et préparé notre paquetage.
L’après-midi, il arrive à quinze heures et nous embarquons sur la vedette à destination de Portsmouth.
Dans la nuit, nous débarquons à Camberley où nous sommes reçus et pris en compte par le second-maître Chapuzot. C’est la joie de retrouver César et Wandelaer, deux légionnaires ralliés à Beyrouth en même temps que nous en juillet 1941, ainsi qu’Enrard Rabouhans avec qui nous étions à Londres.
À vingt-huit hommes, nous formons le premier groupe du « Commando Kieffer ». Le 1eravril au matin, nous embarquons à la gare de Camberley pour arriver le soir même en gare de Skegness. Nous sommes dirigés et pris en compte le soir même par le commandant du camp « H.M.S. Royal Arthur ».
Un petit incident intervient lorsque les Anglais, après nous avoir attribué notre carte d’identité de la base, décident de nous donner du thé. Nous refusons de nous rendre au mess tant qu’ils ne nous auront pas mis au grog ! Après quelques tergiversations, le lieutenant Kieffer obtient gain de cause.
Alors que nous sommes tous militaires depuis près de cinq ans et plus, nous subissons un entraînement intensif. L’épreuve la plus dure est une distance de douze kilomètres à couvrir dans l’heure, en tenue. Pour comble de bonheur, je suis tireur au fusil mitrailleur et porte un « Bren ». Nous tenons tous le coup, presque toujours en courant, car c’est du cross-country. Nous terminons dans le temps prévu, mais dans quel état ! J’ai cru que je ne pourrais pas finir le parcours. Dès l’arrivée, je m’effondre, le souffle coupé.
Le 1er mai 1942, nous venons de terminer le premier mois d’entraînement et maîtrisons le maniement de toutes les armes d’infanterie. Démontage et remontage de nuit, tir instinctif, traversées de précipices, escalades avec rappel, débarquement, parcours choisi du combattant.
En ce jour de la fête du Travail, nous avons quartier libre, et prenons la première photo du commando, avec le lieutenant Kieffer et le commandant du camp « H.M.S. Royal Arthur ».
Le 18 mai au matin, le lieutenant Kieffer reçoit un deuxième rappel de Londres lui intimant l’ordre impératif de me faire acheminer avec Moutailler sur l’état-major particulier du général de Gaulle afin d’être affecté au B.C.R.A.M. (Bureau Central de Renseignement et d’Action Militaire).
– Ordre 86-PM2-Postal. Note 8 335 : A.L. daté du 14/03/42.
Kieffer répond qu’avec les délais de transmissions, il ne l’a reçu que le 15 avril et que pour une question d’esprit d’équipe et de psychologie il n’a pas voulu nous sortir du commando avant la fin de l’entraînement. Il essaie également de nous dissuader de partir. Mais avec Moutailler, et malgré toute l’affection que nous portons à nos camarades ainsi qu’à notre chef et à l’esprit d’équipe qui nous anime, nous décidons d’aller au B.C.R.A.M. afin d’en découdre le plus rapidement possible avec l’Allemand qui envahit notre pays.
Arrivée à Londres où Kieffer nous remet entre les mains du capitaine de corvette Jacquet, qui nous connaît depuis Beyrouth et nous adjure de retourner au commando, car, dans les missions spéciales, nous dit-il, nous serons immanquablement arrêtés et torturés. Mais rien n’y fait et nous tenons bon. Il n’a pas d’autre ressource que de nous diriger vers les services du colonel « Passy » (André Dewavrin) qui nous affecte le jour même au deuxième bureau, service action sous les ordres du capitaine « Bienvenue ».
Il ressort du premier entretien que nous devrons subir un entraînement intensif afin de devenir des agents spéciaux. Il n’y a pas d’autre solution pour justifier notre mission ; sans cela nous serions rapidement arrêtés par les services allemands du fait de notre inexpérience, ce qui ne serait pas rentable, sans parler des risques que nous ferions courir à nos camarades et aux réseaux.
Force nous est d’accepter ces exigences. Pour commencer, nous allons être hébergés tous les deux à Londres, dans une famille française faisant partie du service, qui ainsi ne nous posera pas de questions. D’autre part, tous les jours, nous devrons venir au service pour information sur ce qui nous attend en mission, afin de rendre notre volontariat définitif.
À la fin de la première semaine, Moutailler m’avoue que ce n’est pas une question de peur, mais d’après tout ce qu’il a appris, il ne se sent pas l’étoffe et les nerfs nécessaires pour être agent secret. Lorsqu’il verra un Allemand, ce sera plus fort que lui, ça le démangera de le descendre, et s’il est arrêté et torturé, il n’est pas sûr de tenir le coup, ce qui serait trop grave pour ses camarades.
Nous nous séparons et il rejoint le commando Kieffer. Je reste donc seul pendant la deuxième semaine à me rendre tous les jours au B.C.R.A.M.
À la fin de la quinzaine, je suis mis au courant de tout ce qui m’attend en France en cas de capture par la Gestapo. Je connais tous les uniformes, les armes, les avions, les tanks et véhicules de l’armée allemande. S’il n’est pas question de camp de concentration, il m’est dit que les agents qui ne sont pas fusillés sont déportés en Allemagne où ils vivent dans des conditions inhumaines… Je ne pourrai en vouloir à personne qu’à moi-même puisque j’ai été entièrement informé.
Le 1er juin 1942, le colonel « Passy » et le capitaine « Bienvenue » me posent la question suivante :
— Malgré tout ce que vous savez et avez vu, êtes-vous toujours volontaire pour les missions spéciales ?
— Oui !
Le sort en est jeté.
Le jour même, je suis remis entre les mains de l’Intelligence Service (I.S.) qui va s’occuper de mon entraînement. Pour l’instant, je suis envoyé dans un château au nord de Londres, où je débarque dans l’après-midi. Je m’y retrouve avec quatre autres Français. Il est interdit de communiquer nos noms et de nous raconter quoi que ce soit.
Je vais y passer un mois. Ce n’est pas de l’entraînement à proprement parler, mais plutôt une étude complète de notre caractère, psychisme et comportement général, à laquelle les Anglais se livrent sur nous.
La première semaine, un premier est renvoyé dans son corps d’origine : il parlait en anglais quand il rêvait. La deuxième semaine, un second est éliminé pour insuffisance en éducation physique. La troisième semaine, après un raid de nuit, nous avons été arrêtés par la police qui, soi-disant non au courant de cet entraînement, nous a pris pour des parachutistes allemands parlant français, puisque nous sommes nantis de faux papiers et en battle-dress sans insignes. Un troisième, qui a déclaré, devant la menace de passage à tabac, qu’il effectuait un entraînement spécial au château, est écarté.
Nous terminons le stage à deux, l’aspirant Pichard et moi-même, sortis de toutes les embûches, tests et examens qui seraient trop longs à relater et n’amèneraient qu’à une constatation : Les Anglais, de jour comme de nuit, ont fait tout leur possible durant un mois pour nous amener à une rupture psychique. Ils y sont parvenus pour trois d’entre nous qui ont été renvoyés dans leur unité.
À l’issue de ce stage, nous sommes félicités par le commandant de l’école qui précise que le véritable entraînement va commencer maintenant pour chacun de nous, séparément.
On m’adjoint le lieutenant Richard Johnson qui sera mon « Conducting Officer » durant tous les stages d’école que je suivrai, il sera le dernier que je verrai avant mon départ en mission. En effet, durant tous les stages spéciaux à accomplir dans les différents S.T.S. (Special Training School), je serai toujours seul avec lui et mobiliserai lors de chaque stage toute une école, du commandant aux instructeurs, en passant par les cuisiniers, les conducteurs, les administratifs, la troupe de sécurité et de garde. Mon entraînement coûtera la bagatelle de dix mille Livres Sterling de l’époque, un véritable capital dont je serai responsable et comptable tout au long de mon action. Comme il me connaîtra de mieux en mieux, il sera appelé à donner son avis à l’issue de chaque stage afin d’affirmer ma véritable personnalité et mes possibilités, en discutant au besoin les notes chiffrées et les appréciations écrites que chaque commandant d’école me donnera.
Je suis promu sous-lieutenant par les Anglais qui m’accrochent un « stripe » sur chaque épaulette de mon battle-dress et j’ai le droit d’ouvrir les revers de mon blouson sur ma cravate.