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Le secret est-il un chef-d’œuvre en péril ? Confronté aux assauts de la transparence absolue, il se trouve remis en question dans tous les aspects de la vie personnelle et collective. De la sphère privée aux réseaux sociaux, en passant par le système judiciaire où médias et acteurs du procès en fragilisent la préservation, cet essai dissèque les menaces qui pèsent sur lui. Sur le plan religieux, il interroge la crise de l’Église catholique et la sacralité du secret de la confession : pourquoi doit-il rester inviolable ? Dans une seconde partie, l’auteur explore les fondements du secret, convoque les sciences humaines, les arts et les lettres pour en proposer une réhabilitation et en révéler la dimension spirituelle.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Bernard Hawadier a mené une carrière marquée par d’importantes responsabilités professionnelles ordinales, qu’il estime avoir accomplies avec succès. Auteur de "L’avocat face à l’IA" – Librinova –, il partage depuis treize ans ses réflexions sur le blog « Chercheur de vérité », où il publie un billet chaque semaine. Homme d’engagement, il affirme ainsi sa volonté d’agir et de débattre sur les grands enjeux de notre époque.
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Seitenzahl: 336
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Bernard Hawadier
Éloge du secret
Pour une éthique de la transparence
Essai
© Lys Bleu Éditions – Bernard Hawadier
ISBN : 979-10-422-6381-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ma famille
Je dédie ce livre à une enfant venue de loin. Elle porte un secret qu’elle n’a pas choisi, celui de sa naissance. Il s’agit de celui de sa mère qui l’abandonna après lui avoir donné la vie. Secret subi. Secret imposé. Elle a reçu cette terrible blessure sans la ressentir lorsqu’elle lui fut infligée, si ce n’est dans son inconscient. Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Elle est venue au monde avec le destin d’être enlevée puis accueillie. Rejetée puis aimée. Secret des origines. Passage des ténèbres à la lumière. Émouvant et singulier secret de l’être.
Après une longue attente, après une interminable délibération, elle fut recueillie par des cœurs aimants et des bras affectueux. Son adoption fut un pari sur ce terrible secret qu’il lui faut accepter, transcender, surmonter. Vivre avec le secret, avec son secret, avec le secret d’une autre.
Lorsque je la regarde grandir, je ne peux m’empêcher de maudire l’humanité et en même temps de bénir le ciel, tant pour elle que pour les siens. Tout n’est que paradoxe sur cette terre. Chacun a son secret, ses secrets. Le sien est plus prégnant, plus exigeant. L’avenir le lui apprendra. C’est une méditation infinie que celle de la vie et de ses secrets.
Ne sommes-nous pas tous le fruit du secret hasard d’une rencontre ? De la rencontre physiologique, spirituelle, amoureuse et physique de deux êtres puis de notre confrontation avec le monde. Tel est notre secret, abyssal. Humain et divin. Mystère du secret, mystère des secrets de la naissance au monde. La vie transforme tout. Elle trouve sa voie pour nous faire grandir entre l’ombre et la lumière.
À toi, petit enfant, je dédie donc ma quête sur le secret. Je ne sais pas si un jour tu en liras le résultat. Mais je suis certain que tu sauras grandir avec et contre ton secret, comme on rebondit, de manière intuitive et intelligente, raisonnable, avec amour. Tu sauras surmonter sans savoir. Surmonter ce secret subi et jamais élucidé pour vivre, pour progresser, pour grandir. Chacun le fait à sa manière. Tu choisiras la tienne. Ce sera ta force. Ce sera ton secret.
Or, avant même de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu viennes toujours, je t’ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les nations.
Saint Augustin, Jérémie 1 : 5
Toi et moi, cher lecteur, nous sommes le fruit d’un acte secret. Conçue dans l’intimité des cœurs et des corps, notre vie est déterminée par ce premier acte. D’autres secrets s’y greffent. Notre vie est le résultat de ce que nous faisons de ces secrets, de l’enfance à l’âge adulte, jusqu’à la mort. Le secret détermine, il conditionne. Il coule dans nos veines comme un principe fondateur, vital et identifiant. Il est consubstantiel à l’homme. Il lui est nécessaire.
Mon expérience personnelle m’a permis de le comprendre de manière progressive. En tant que catholique, depuis ma plus tendre enfance, j’ai régulièrement demandé la grâce du sacrement de confession dans le secret des confessionnaux à la protection desquels je reste attaché. En ma qualité d’avocat, j’ai conseillé et défendu mes clients pendant plus de 40 ans, le secret chevillé au corps. En tant qu’ami, parent, confrère et citoyen, je suis resté soucieux de la parole donnée, de la promesse faite et tenue, de la confiance réciproque essayant de partager et d’échanger avec les autres, à l’écart des indiscrets, dans le cœur à cœur des « moi ». Enfin, j’ai pratiqué le secret dans l’intimité de mon couple et de ma famille, ce terrain de la jalousie et de la coexistence des jardins secrets nécessaires à l’équilibre de chacun.
Comme chacun, j’ai connu les échecs. Ce ne fut pas toujours facile, malgré la tension intérieure que me donna une éducation autant humaniste que chrétienne. Qui n’a buté, trébuché et douté ? Surtout face à un secret si souvent ambigu, exigeant, piégeur. La vie n’est pas une ligne droite ; toutefois, je crois pouvoir écrire que la mienne est demeurée rythmée, bercée et soutenue par un secret astreignant, rassurant autant que protecteur. J’ai pu vérifier la vérité du proverbe hébreu : « Ton secret est ton esclave ; mais si tu le laisses échapper, il deviendra ton maître. »
Or voilà que ces dernières années, l’actualité, la pression sociétale, les « affaires » ont tout chamboulé. Un vrai jeu de massacre… Obligation de dénonciation faite aux médecins, aux avocats et aux clercs, remise en cause du secret de la confession, protection hypocrite de criminels par des pratiques dévoyées du secret, dogme aveugle de la transparence, exposition effrénée sur les réseaux sociaux. J’en ai eu le tournis. M’étais-je imposé des exigences pour rien ? Tout ça pour ça ? Était-il acceptable qu’un avocat dénonce son client ? M’étais-je abusé lorsque j’accordais le plus grand prix à la promesse de garder le silence à la suite d’une confidence faite par un ami ? Ai-je pensé à tort que la vie en commun nécessitait que chacun puisse se ménager un espace intime dont il détienne seul les clés ? M’étais-je illusionné sur la nécessité du secret lorsque « j’allais à confesse » ? L’éthique du for interne marquée du sceau du secret pouvait-elle être négligée, emportée par le tourbillon du progrès ? Que de questions laissées sans réponses par les nouveaux dynamiteurs !
Sans doute ces interrogations étaient-elles en germe depuis des années…
Mais faut-il s’interroger ? S’inquiéter ? Se remettre en question ? À quoi bon ? Carpe diem ! « Hakuna Matata » (sans aucun souci) comme disent les Africains ! Vis Bernard… Arrête de te faire du mal pour rien. Tous ces questionnements ont-ils un intérêt ? Sens les choses. Cesse de te compliquer la vie. Facile à dire…
A-t-on besoin d’une théorie du secret ? À quoi bon philosopher ? La morale, la logique et la métaphysique sont des matières d’avant l’ère de la science et du scientisme, du temps où les humains faisaient de la philosophie comme M. Jourdain faisait de la prose. Il n’est pourtant pas si loin, ce temps… celui où on faisait ses humanités. Faut-il tout jeter par la fenêtre ?
Ce moment d’interrogation s’est prolongé. Un goût d’inachevé persistait, lancinant, obsédant. À tel point que j’ai éprouvé le besoin de prendre la plume après avoir lu, interrogé, échangé, réfléchi. Besoin de clarifier et d’essayer de témoigner. Faut-il se laisser aller dans le courant conformiste du fleuve du temps ?
Drôle d’époque que la nôtre. Nous parlons beaucoup. Si nous lisons, sauf exception, ce ne sont plus guère que des textes sans forme, déstructurés. Si nous écrivons, c’est de manière intuitive, en réfléchissant au même rythme que celui de nos doigts sur nos claviers, sans prendre le moindre recul. Nous nous étourdissons dans un tourbillon de paroles. Mazarine Pingeot, une vraie figure du secret… écrit avec justesse que nous communiquons au lieu de nous exprimer, que nous sommes passés de la rhétorique à la simple communication.1 De fait, nous ne débattons plus. Nous échangeons à vide, en boucle, souvent de manière stérile, mais plus selon les règles de la « disputatio » des anciens ; « point de vue » contre « point de vue ». Avis contre avis. Chacun sa vision. Chacun son optique. Chacun sa doctrine. Chacun sa philosophie. Chacun sa religion. Chacun son Dieu.
Voilà qui, l’air de rien, et malgré les apparences, complique la vie sociale. Comment réguler une confrontation d’egos divinisés ? On touche les fondations de notre vivre en commun. Le relativisme, la recherche de majorités de plus en plus relatives ou de consensus de façade ont définitivement préempté toute autorité et toute légitimité. Adieu la dialectique ! Place à la jungle des egos.
Si nous continuons de nommer les choses, les notions et les principes avec les termes hérités du passé, nous ne leur donnons plus le même sens. Or si « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde », comme l’a si justement écrit Albert Camus, cela vaut aussi pour les notions et les idées. Pour cela, il faut partager un sens commun, ce qui n’est plus le cas. Toute signification objective est contestée et fragilisée. L’heure n’est qu’à la contractualisation et au vote. Nous nous sommes faits les négociateurs des conditions de la vie durable en société. Sous couvert de libéralisme et de laïcité, nous vivons sans références morales, éthiques, philosophiques et spirituelles communes, sans partage réel ni adhésion commune à ce qui doit pourtant nous permettre de vivre ensemble. Comme sur des sables mouvants… L’aiguille de notre boussole sociétale relativisée tourne dans le vide, de manière arbitraire et relative, sans autre contrôle que celui des juges, nos nouveaux prêtres. Or l’individualisme forcené fait le lit des phénomènes sociaux violents, tant est fort le besoin du « nous commun » chez l’être humain2.
Contrairement à ce que beaucoup croient, face à ce chamboulement, les analyses utiles ne peuvent être ni passéistes ni nostalgiques. Pas de retour au passé. La vie est devant nous ! Mais pour autant, la nouveauté des problèmes n’a pas pour corollaire que les solutions ne soient pas dans les principes de la sagesse éternelle. La modernité n’est pas un passe-partout.
Nous devons retrouver le prix de l’échange, du débat, de la disputatio et de l’honnête recherche de parcelles de vérité et de stabilité. Dans cette dialectique constructive, toute idée d’évolution n’est pas à proscrire. Les anciens ne sont ni plus ni moins intelligents que nous. L’histoire n’est-elle pas un éternel et perpétuel recommencement de nos recherches et de nos échanges autour de ce qui doit nous réunir et nous aider à vivre, non pas ensemble mais en commun, dans un commun revigorant ?
Écoutons Gustave Thibon : Entre les conservateurs qui barrent l’avenir et les progressistes qui renient le passé, nous devons être avant tout les hommes de l’éternel, les hommes qui renouvellent, par une fidélité éveillée et agissante, toujours remise en question et toujours renaissante, ce qu’il y avait de meilleur dans le passé. Car le passé ne nous intéresse pas en tant que tel (nous ne sommes ni embaumeurs ni gardiens de musée), mais comme support et matrice de l’avenir. Et si nous veillons sur les racines, c’est par amour pour les fleurs qui risquent de sécher demain, faute de sève. Toute civilisation digne de ce nom se reconnaît à la fécondation perpétuelle du présent par le passé.3
La fécondation du présent par le passé est due aux principes fondateurs et ordonnateurs de la vie en commun. Ces principes ne sont pas des constructions idéologiques. Les milieux conservateurs ont le tort de les ériger en valeurs. Le réalisme social et politique n’est pas affaire de foi. C’est une construction pragmatique. Les principes, tels des piliers, sont constitués par les notions autour desquelles la vie s’organise et se structure, individuellement comme collectivement.
Et le secret dans tout cela ? Il fait partie de ces principes structurants, vieux comme l’humanité. L’homme et la femme des origines se sont fait des secrets, sans doute avant d’écrire, en même temps qu’ils ont dû commencer à s’organiser pour vivre à plusieurs, de concert, en commun. Et ils ont continué. C’est dans leur nature. Le secret est une notion naturelle, centrale, partagée et vécue dès l’enfance, dans tous les domaines de la vie, privés comme publics. C’est cette inlassable confidence commune aux petits et aux grands : « Je vais te dire quelque chose mais tu ne dois pas le répéter » !
Tout évident et naturel qu’il soit, le secret a toujours été l’objet de questions et de préoccupations, de cas de conscience, de doutes. Ardu et contraignant, il est aussi simple que complexe. Allant de la morale la plus élémentaire, naturelle, à la plus haute spiritualité, il nous conduit à travers les arcanes de la philosophie, de la théologie, du droit mais aussi de la déontologie, celle des médecins, celle des avocats, celle des journalistes. Le secret est partout. Il imprègne nos vies. Il traverse le temps, quels que soient les régimes, les cultures, les religions ou les systèmes économiques. On le retrouve à toutes les étapes de la vie individuelle, communautaire, religieuse, sociale, familiale, économique, professionnelle. Il nous entraîne dans les affres du mal que l’on subit, que l’on confie, que l’on cache, dont on se confesse. Le secret se nourrit des paradoxes de la nature humaine. Singulier, il est ce lieu interdit que, mus par l’envie, le jugement, la pudeur, l’égoïsme, la jalousie ou encore la curiosité, nous nous autorisons à investir dans des mouvements contradictoires liés aux passions qui nous enflamment.
L’homme habite son secret, ses secrets. Il les confie, les garde, les trahit, tributaire de ce qu’il y a de plus fragile, versatile et influençable dans l’humain. On dit que les chrétiens orientaux se confessent moins que les catholiques romains à cause du mariage des prêtres et de la crainte des confidences sur l’oreiller… Terrible et fragile « hommerie » ! C’est donc un lieu paradoxal. Véritable « terra incognita ». Mais un lieu unique en son genre. Serait-ce le lieu de l’être ? Sacré secret…
Le secret repose sur la confiance. Sans confiance, pas de secret partagé ni confié. La confiance le précède, le justifie et le fonde. Et si, a contrario du secret, la confiance ne soulève pas d’interrogations ni de doutes, force est de constater que nous avons perdu confiance dans la confiance. Certains disent même que notre société est caractérisée par la défiance. La France s’est enfermée dans un cercle vicieux ; on s’y méfie de tous et de chacun. La défiance va de pair avec un incivisme de plus en plus fréquent. Des auteurs l’ont même théorisé sur le plan économique et social.4
Il n’y a pas de société possible sans confiance. Non pas une confiance aveugle mais une confiance éclairée, nourrie, alimentée, soutenue et structurée. Car la confiance est propre à l’homme et à la relation sociale. Elle est l’une des caractéristiques du règne humain par rapport au règne végétal et au règne animal, même si André Petitat a identifié des ébauches de confiance ou de tromperie chez les singes anthropoïdes.5 La confiance est souvent indépendante du savoir ; on pourrait se passer d’elle si on savait tout par avance. Elle a un lien singulier avec le secret.
Le secret est aussi un tour de main, un savoir-faire. Chacun a ses secrets. Les secrets de cuisine, de peinture, d’art, de médecine, de l’amour… Reflets de cette intelligence du for interne, émanations de cette forteresse individuelle dont les portes sont verrouillées par des serrures aux clés cachées ou confiées à des personnes choisies, triées sur le volet de la confiance et de la défiance.
Dans l’élan de la modernité est apparu un élément nouveau de complexité qui n’est pas sans influence sur le secret : la technique. L’intelligence artificielle, son dernier avatar, est d’une neutralité trompeuse fondée sur ses calculs, ses formules, ses datas, ses algorithmes. Elle a investi notre place forte intérieure à visage masqué, aidée par notre complicité passive autant qu’active ; elle s’est immiscée au cœur de notre intimité personnelle gouvernée et couverte par le secret. Fascinés, nous avons parfois tendance à donner sans contrôle les clés de notre château intérieur à n’importe qui ou n’importe quoi ; n’importe qui se cachant souvent derrière n’importe quoi. Robert Redeker écrit à propos de la télévision « qu’elle a dévoré la vie privée des hommes et des femmes du quotidien, transformant la vie privée en un spectacle que tous peuvent voir, retournant la pudeur en exhibitionnisme » et plus loin « la télévision déprivatise les êtres humains en exhibant leur vie privée ».6 Avec l’avènement des nouvelles technologies, les exigences de la pratique du secret et de la transparence sont transformées. Plus les progrès se développent, plus l’homme est manipulable, plus il devient un stock d’informations aiguisant les appétits, les curiosités, les animosités. Conscient de cette évolution, l’homme en use, en abuse, en profite et en souffre tout en s’exposant au jeu pervers de la « machine » et de ceux qui la conçoivent. Il accepte cela et l’intègre avec hantise, mêlant le désir et la crainte.
La technique au sens analysée par Jacques Ellul est le nœud d’une complexité désorganisée au sens donné par Edgar Morin, en opposition à la complexité organisée. Désorganisée parce qu’anarchique, irréfléchie et acceptée de manière tacite sans réflexion préalable. Cependant, force est d’admettre que seule une raison ouverte, capable de travailler avec l’irrationnel, peut relever « le défi de la complexité ». Dans cette frénésie d’hyperactivité, aveuglés par les progrès, fascinés, empêtrés dans nos paradoxes, nous n’avons pas conscience des risques auxquels nous nous exposons. Du coup, emportés par la vague, nous ne mesurons pas l’importance qu’il y a à préserver notre château intérieur dont le secret est le sésame.
Le secret est contesté, stigmatisé, remis en cause, critiqué et mis sur la sellette au prétexte qu’il servirait à couvrir des actes et des faits devant être dénoncés au nom de la morale, de la justice, du droit des victimes, de l’exigence supérieure de transparence. Il n’a pas bonne presse. L’actualité la plus récente le confirme. Les nouveaux moyens de communication qui sont le dernier lien entre les humains ne sont pas sans soulever de multiples interrogations par rapport à la pratique du secret et à sa préservation. Prenons quelques exemples récents.
Le rapport sur les crimes sexuels au sein de l’Église catholique suggère une révision du secret de la confession pourtant absolu et inviolable. Est-ce justifié ?
Le secret professionnel du médecin a été soumis à d’innombrables remises en question par des exigences de santé publique. Il est réduit comme peau de chagrin. N’allons-nous pas trop loin ?
Le secret professionnel de l’avocat vient encore d’être remis en question à l’occasion de l’arrêt de la Cour de cassation du 22 mars 2016 (Arrêt A 1583.205) à propos des échanges entre Nicolas Sarkozy et son avocat, mais aussi de l’élaboration de la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire qui prévoit d’élargir les possibilités d’y porter atteinte. A-t-on encore droit à un avocat à qui on puisse se confier ?
Le secret de la correspondance et de la communication est totalement remis en question par les nouvelles technologies. Comment faire ?
Les questions sont multiples. Pour quelle raison devrait-on encore confier des secrets ? Peut-on toujours confier un secret avec une confiance absolue ? Pourquoi ? Comment ? À qui ? Faire du secret revient-il nécessairement à créer de la défiance vis-à-vis d’autrui ? Pourquoi garder un secret ? En accoucher est-il le seul moyen de sortir de certaines souffrances ou déséquilibres psychologiques ? Est-il nécessaire ? Vital ? Absolu ? Peut-il être relativisé ? Comment se justifie-t-il ? Quels arbitrages pouvons-nous faire à son sujet ?
Indépendamment de la mode du modernisme, l’une des explications de ces mises en question du secret tient au surgissement de l’exigence nouvelle et systématique de la transparence qui a vu le jour ces dernières décennies. Provoquée par des attentes souvent légitimes mais également par les errements de « l’hommerie » moderne, elle atteint les personnes dans leur for interne et dans leur conscience.
La société de transparence est fondée sur l’arbitraire individuel. Le verdict général y est : « ça me plaît », à l’image des « like » de Facebook qui, de manière révélatrice, a obstinément refusé d’introduire un bouton « dislike » dans son application.
La relation que nous entretenons avec le secret est paradoxale du fait du besoin apparemment irrépressible que nous ressentons de la transparence. Ce désir de savoir, de transgresser, de connaître est une forme de curiosité malsaine… car si nous avons besoin de savoir, la vie nous apprend que nous cherchons toujours à savoir plus que ce dont nous avons réellement besoin. L’humain est un animal insatiable…
Nous nous sommes convaincus petit à petit de la légitimité de la transparence érigée en nouvelle vertu. Elle est la marque, la caractéristique de nos sociétés contemporaines… en passe de devenir un dogme de la vie en commun, une exigence verticale. Nous semblons acquiescer à la nécessité de tout savoir et de tout montrer. « La pudeur est devenue honteuse et l’exhibitionnisme vertu ».7 Telle semble être notre nouvelle règle d’or. La transparence nous piégerait-elle ? Nous ne l’avons pas vu venir. Elle avait pourtant chaussé de gros sabots ! Il faut dire qu’elle utilise malicieusement les mêmes ingrédients que ceux mis en œuvre dans la pratique du secret. C’est une grande séductrice…
Au-delà de cet ébranlement de la forteresse inviolable du moi, la transparence fragilise aussi les institutions. Aucune n’est épargnée sans que l’on puisse affirmer de manière péremptoire que c’est à tort ou à raison. Les lignes bougent.
La revendication d’une transparence absolue heurte le secret de plein fouet ; elle remet frontalement en cause le droit au secret qui en est « sens dessus dessous ». Transparence ou secret semble être l’alternative de la période actuelle. Pourquoi préférer la transparence et lui donner une forme de priorité ? Pourquoi ne pas plutôt et à l’inverse se poser la question de ce que peut et doit nous apporter le secret ? Le secret et la transparence sont-ils vraiment contradictoires ? La disparition du secret marquerait-elle l’avènement d’une société idéale ? Mais dès lors ne risquerions-nous pas de tomber dans le drame et l’inhumanité d’une société de type orwellien ? Invivable, insupportable, totalitaire… Il y a là un vrai paradoxe car la transparence débarrassée de son absolutisme et de son exclusivisme n’est pas non plus à rejeter.
Alors : conflit ? Opposition ? Complémentarité ? Quel tandem entre la transparence et le secret ? Nous voici au cœur de mon sujet. Car, bien que contradictoires, secret et transparence nécessitent une complicité, une complémentarité à la mesure de ce qui est bon pour l’homme et pour la société. Dans la recherche des points d’équilibre entre le secret et la transparence, dans les domaines de l’information, de la justice, des collectivités, de la société et des corps intermédiaires qui la constituent, il convient de ne pas se tromper de guide. Il s’agit de rechercher les fils conducteurs entre la personne, la conscience, sa dignité, sa liberté fondamentale, la relation sociale, les échanges interpersonnels, l’amour, la famille, la filiation, l’entreprise, la nation, l’État, la diplomatie, la religion ; et la liste n’est pas exhaustive !
Le secret concerne autant l’être individuel dans l’intimité de sa forteresse intérieure que le commun. Véritable clé de voûte, il est paradoxalement et en même temps révélateur d’un mouvement de tribalisation souvent sectaire dans nos sociétés post-modernes. La même ambiguïté préside à la constitution de sociétés secrètes et à notre aversion pour tout ce qui peut nous être caché dans la vie des institutions, qu’elles soient politiques, sociales ou religieuses. La franc-maçonnerie est réputée pour sa pratique du secret dont elle a quasiment fait un absolu. Le reproche lui en est fait. Pour autant, les hommes éprouvent légitimement le besoin de garder secret parfois ce qui les réunit, ce qui les fait s’associer pour poursuivre des objectifs communs. Quelles sont les légitimités de ces pratiques ? Sont-elles moralement acceptables ?
Dans sa relation avec le secret, poussé jusque dans les tréfonds de sa personne, de son âme, l’homme réagit de toute éternité en fonction des exigences de sa conscience. Question essentielle que l’on retrouve dans bien d’autres domaines mais qui a une place centrale dans notre recherche. Antigone n’est pas loin. Son combat n’est pas achevé. Nul doute qu’au cœur de ces turbulences conceptuelles notre conscience pourra nous aider à retrouver et identifier des repères. Lieu de l’être, le secret est le siège de la conscience. La liberté y naît et peut s’y perdre. La personnalité s’y abrite et s’y forge.
Ces questions impactent notre équilibre personnel et, plus encore, notre relation avec Dieu pour ceux qui croient, ou avec l’indéfinissable mystère de la vie pour ceux qui ne croient pas. Avec le secret et la confiance qui en sous-tend la protection et la transmission, nous touchons à ce qui est immatériel, spirituel, à l’âme ; ce qui caractérise l’humain. Si l’homme n’est pas nécessairement attiré par le secret en soi, il éprouve naturellement et instinctivement le besoin d’en créer pour se protéger, sauvegarder ce qu’il a de plus cher, préserver les sources de son bonheur, mais aussi celles de ses souffrances, de ses blessures, et donc protéger autant ce qui lui permet de vivre que ce qui le met en péril. Le secret peut aussi être une arme et faire souffrir. Je pense à la mère de Romain Gary qui dans la « Promesse de l’aube »8 lui cache à l’avance son décès alors qu’il est à la guerre. Le secret peut même parfois devenir un cercueil. On y enfouit ou on enfouit avec lui ce que l’on ne veut pas voir, ce que l’on ne veut pas montrer, ce que l’on veut cacher ou parfois ce que l’on ne veut montrer qu’à certains et cacher à d’autres. On cache. On montre. On cherche. On enfouit. Parfois même, on invente du secret là où il n’y en a pas… Il n’est pas étonnant que le secret soit une source inépuisable d’inspiration romancière et cinématographique. Que seraient les arts sans le secret ?
Le secret est encore l’objet de multiples interventions humaines manipulatrices, bienfaisantes, calculatrices, maléfiques, négatives, positives, organisatrices ou faiseuses d’anarchie ; c’est pourquoi sa pratique convoque la justice morale.
Les témoignages d’Antoine de Saint-Exupéry dans sa lettre au général X où il écrit qu’à notre époque l’homme meurt de soif et de Georges Bernanos pour qui la vie moderne est une conspiration contre toute forme de vie intérieure illustrent « la vidange de l’épaisseur ontologique de l’âme » que Robert Redeker fait remonter à Descartes.9 Ce malaise si profondément ressenti par deux des auteurs les plus sensibles de notre XXe siècle n’est pas sans lien avec la crise du secret qui plonge ses racines dans la vie intérieure.
Mon éloge du secret sera une enquête. Retourner aux origines. Interroger l’homme, l’histoire, les arts, les civilisations, les cultures, c’est-à-dire, pour reprendre les mots de Sa Sainteté le pape Jean-Paul II « tout ce qui fait en l’homme l’humain ».
Il ne peut être question ici de refaire ce qui l’a déjà été par d’innombrables auteurs auxquels je me référerai. Mon objet n’est pas de bégayer une répétition ou un résumé de ce qui a déjà été écrit mieux que je ne puis le faire. Mon ambition est autre. Réfléchir et témoigner.
Le secret est-il un chef-d’œuvre en péril ?
Qu’est-il devenu dans la vie profane ? Mais aussi sur un plan religieux.
Soumise à une subtile dialectique d’acceptation-refus des différents types de secrets, l’Église est au cœur du cyclone médiatique et populaire qui menace de tout emporter. En tant qu’institution religieuse et spirituelle, divine, l’Église catholique se sert du secret et le sublime. Elle reçoit des secrets, les garde et les préserve. Elle leur donne du sens. Elle est un cadre emblématique de la pratique du secret. Un modèle dont l’Occident qu’elle a façonné et qui reste marqué par son empreinte cherche à se défaire. Malgré les tempêtes, l’Église peut participer à l’apaisement de l’ouragan dont l’idéologie de la transparence est le souffle. À ce titre, la remise en cause du secret qu’elle a toujours pratiqué constitue une sorte de cas d’école dont il convient d’essayer de tirer les enseignements.
Chrétien, je chercherai dans l’enseignement de l’Église les principes directeurs susceptibles d’éclairer cette quête car Elle détient les clés de l’universalité et des portes d’un commun juste et pacificateur, nonobstant les scories de l’histoire accumulées par les hommes, y compris parfois en son sein.
Au-delà de tout particularisme mais sous la lumière de ce qu’il y a d’universel dans la sagesse dont nous avons hérité, mon étude essaiera dans toute la mesure du possible de réduire la fracture entre l’homme et ce qui le transcende, quoi qu’il croie, quoi qu’il pense, qui qu’il soit, croyant, athée ou agnostique. Retrouver l’universalité du secret. Je m’attacherai à rechercher dans ses différentes dimensions ce qui peut nous aider à redonner du contenu à cette notion centrale et identitaire de telle sorte qu’il soit possible encore d’en faire usage dans nos vies, individuelles et sociales, de manière profitable, bénéfique, non condamnable, voire recommandée.
L’objectif sera d’identifier les points cardinaux de la géographie individuelle et sociale du secret. Telle est ma conviction, mon sujet. Mon ambition est de t’en convaincre, cher lecteur.
Spécialiste en rien, simple fantassin du bataillon des essayistes, mon ambition est d’écrire pour le commun des mortels dont je fais partie. Je chercherai les raisons qui légitiment une pratique moderne du secret et lui donnent sa justification. Quels sont donc les secrets du secret ? Tel sera mon guide dans la lumière de l’enseignement social et spirituel chrétien car j’entends faire un éloge chrétien du secret ; à la recherche des secrets du secret perdu. Pour cela, je dois répondre à deux questions qui dirigeront ma réflexion et constitueront les deux parties de cet ouvrage dont chaque chapitre sera précédé d’un portrait destiné à l’éclairer.
Le secret est-il destiné à rester un chef-d’œuvre en péril ?
Peut-on le réhabiliter et lui redonner son souffle vital ?
Faire l’éloge du secret peut sembler anachronique et relever de la gageure. Cela pose une question à multiples tiroirs : le secret est-il un chef-d’œuvre ? Dans l’affirmative est-il en péril ? Pourquoi ? Comment ? Dans quels domaines ? Profane ? Religieux ?
Le secret est remis en cause par la transparence dans le domaine profane. Il faut s’interroger sur l’usure dont les traces le défigurent, ainsi que sur les attaques dont il fait l’objet de la part de la transparence.
Le profane et le religieux étant imbriqués, qu’en est-il dans le domaine religieux ? De fait, le secret est dénoncé en raison de son utilisation par l’Église à qui on reproche de s’en servir pour se protéger et protéger les siens. Qu’en est-il ? Question essentielle car l’Église fut en première ligne dans la pratique du secret ; son histoire institutionnelle et apologétique est indissociable de la pratique du secret.
La mise en accusation de l’Église du fait des terrifiantes affaires de crimes sexuels commis en son sein a placé le secret au centre des débats. Que penser de cette mise en cause du secret à propos de tous les scandales qui ont éclaboussé et éclaboussent l’Église ?
Les effets sont dévastateurs ; le secret de la confession qui est la clé de voûte de la pratique du secret par l’Église est mis en cause à cause de ces errements. Cette remise en question doit être analysée avec soin tant il est vrai que la conception du « sigillum » (sceau de la confession) est à la racine même de tous nos secrets professionnels et plus généralement donc de la sacralisation du droit au secret qui dépassa le seul cadre de l’Église et que l’on retrouve par exemple dans la Justice.
Le secret est intemporel. Mais il n’est pas à l’abri des affres du temps et de la mode. C’est donc dans le temps long de l’histoire qu’il faut nous placer. Mon parti pris est de me placer dans le sillage de la civilisation chrétienne ni par suivisme, ni par dogmatisme mais parce qu’elle est la matrice de ce que nous sommes.
Les trois chapitres de cette première partie seront donc :
Le secret profane au risque de la transparence.
Le secret de l’Église catholique au risque des hommes.
La fissuration des secrets institutionnels et sacrés.
Où suis-je si ce n’est dans cette partie inconnue de moi-même ?
Proverbe persan
Figure : Edward Snowden.
Edward Joseph Snowden, né le 21 juin 1983 à Elizabeth City (Caroline du Nord), est un informaticien et lanceur d’alerte américain, naturalisé russe en 2022. Ancien employé de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la National Security Agency (NSA), il a révélé l’existence de plusieurs programmes de surveillance de masse américains et britanniques. Ceci ne fut possible que grâce à la violation des secrets des organismes pour lesquels il travaillait. En cela, ses exploits ne sont pas légitimes. Pour autant, ils ont été exploités par les médias au grand damne de ses employeurs. Secrets sans légitimité ? Transparence légitime ?
Homme ordinaire, presque invisible, perdu dans les méandres d’un système colossal. Le visage mince, les yeux cachés derrière des lunettes sans éclat, Edward Snowden ne semblait pas destiné à marquer l’histoire.
Essayons de l’imaginer avant qu’il soit poursuivi puis exilé.
Veilleur dans un monde verrouillé par des secrets chèrement gardés. Des secrets d’État ? En tous les cas des secrets qui font trembler.
Edward Snowden avait un très haut niveau d’accréditation. Sa connaissance des failles de sécurité alliée à son ingéniosité et à sa patience lui a permis d’extraire d’énormes quantités de documents des serveurs de la NSA.
En 2013, il déclara que son intention était de « rendre possible le débat ».
À partir du 5 juin 2013, Snowden rend publiques, par l’intermédiaire des médias, notamment le Guardian et le Washington Post, des informations de la NSA classées top-secrètes concernant la captation des métadonnées des appels téléphoniques aux États-Unis, ainsi que les systèmes d’écoute sur Internet des programmes de surveillance PRISM, XKeyscore, Boundless Informant et Bullrun du gouvernement américain et les programmes de surveillance Tempora, Muscular et Optic Nerve du gouvernement britannique. Pour justifier ses révélations, il déclare que son « seul objectif est de dire au public ce qui est fait en son nom et ce qui est fait contre lui ».
Le 14 avril 2014, l’édition américaine du Guardian et le Washington Post se voient décerner le prix Pulitzer pour la publication des révélations de Snowden sur le système de surveillance de la NSA, rendues possibles grâce aux documents qu’il leur a fournis.
La transparence a triomphé !
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Le secret est fragile. Il est tributaire des affres de la nature humaine. Il est marqué par l’ambiguïté, la dualité mais aussi les dévoiements dans la pratique quotidienne qu’elle soit individuelle, sociale, économique, politique ou religieuse.
La transparence s’oppose au secret à la pratique duquel elle nous renvoie telle un miroir, tout en le fragilisant. Que devient le secret face à la transparence qui est à la fois son contraire, sa mauvaise conscience et son mauvais génie ? Le secret et la transparence qui se chassent mutuellement sont liés par leur antinomie. Le premier est une nécessité. La seconde répond à une attente, un besoin, un désir. Le secret est d’un usage délicat et exigeant ; affranchi de son ontologie et de son éthique il peut devenir condamnable. La transparence abandonnée aux penchants de la nature humaine, devenue le droit de tout savoir et de tout voir peut quant à elle devenir tyrannique.
Tel est le processus qu’il convient de décrypter en commençant par le phénomène de l’usure propre au secret.
I. L’usure du secret
Dans son passionnant Éloge de l’hypocrisie, Olivier Babeau écrit « l’hypocrisie est la vie de notre conscience qui sans elle sortirait nue » et « c’est le subterfuge de l’hypocrisie qui permet de ménager l’espace d’une civilisation dans le courant des forces chaotiques. Nier l’hypocrisie, c’est refermer cet espace et rappeler le chaos. C’est former le projet utopique et monstrueux d’un ordre unique, monolithique. C’est s’exposer au retour violent et incontrôlé de la part maudite que l’hypocrisie servait à canaliser. »10
L’homme aurait besoin de l’hypocrisie pour vivre en société. Celle-ci organise la cohabitation des contradictions humaines. Citant Oscar Wilde l’auteur développe le thème du dévoilement pour mieux montrer que « le but du menteur est simplement de charmer, d’enchanter, de donner du plaisir. Il est la base même de la société civilisée ». Il n’y a pas un mot dans son livre sur le secret et pourtant il y est omniprésent. Car c’est bien dans le cœur de chacun, dans l’intimité de nos personnes, que se réalise cette alchimie délicate mais nécessaire derrière le paravent de l’hypocrisie. L’hypocrisie est-elle nécessaire, voire vitale ? Voilà qui semble relever de la provocation. Mais on doit pouvoir ne pas tout dire et tout montrer ; ce qui revient à garder le secret, à faire du secret, à confier du secret sans pour autant aller jusqu’au mensonge ou à des pratiques à réprouver. Il s’agit de rendre supportables les liens sociaux dans le respect équilibré des intimités.
Cette analyse met le doigt sur l’ambiguïté des pratiques autour du secret et sur les risques liés à son instrumentalisation qui le rendent tributaire de l’usage qui en est fait. D’où la possibilité d’une usure du secret. Car si le secret fut omniprésent dans la vie publique dès la plus haute antiquité il a été érodé par son utilisation et son instrumentalisation.
Prenons quelques exemples.
Les cabinets noirs furent une réponse au nécessaire secret de la correspondance.
Sous l’ancien régime, le cabinet noir fut : « une des plus absurdes et des plus néfastes inventions du despotisme » selon le mot de Clermont Tonnerre ; cette cellule avait pour mission d’intercepter les courriers et de les ouvrir lorsque la sûreté de l’État et du roi pouvait être en cause. Les correspondances restaient théoriquement secrètes. La violation du secret de la correspondance n’était pas justifiée par la recherche de la transparence. On était dans la raison d’État et dans ses possibles abus qui contribueront au processus d’usure du secret. Les détournements de l’objectif légitime de cette pratique étaient légion et conduisirent Louis XIV à se comporter comme Salomon lorsqu’après que l’on eut ouvert un paquet qui ne contenait en fait qu’une modeste paire de pantoufles. Le roi répondit au responsable des postes qui se plaignait du reproche que lui en avait fait Choiseul qu’il avait effectué son travail mais que le ministre Choiseul avait quant à lui fait son métier en le lui reprochant…
Le cabinet noir traversa la révolution. Le décret du 9 mai 1793 autorisa la violation ouverte du courrier de tous ceux que l’on croyait hostiles aux idées nouvelles ! Barras confirma que « le secret des lettres est violé dans toute la République ». Sous le directoire, une section particulière de la police secrète fut chargée de « l’examen des lettres interceptées ». Et la pratique du ramollissement des cachets (sic !) selon le mot célèbre de Beaumarchais originairement attribué à Richelieu, se perpétua sous le Consulat et l’Empire et même par la suite jusqu’au moins sous le Second Empire…
Si l’existence d’un cabinet noir semble aujourd’hui révolue, bien qu’on puisse supposer que les échanges électroniques aient le leur… notre époque n’en est pas moins l’illustration d’une perpétuation de pratiques occultes, inavouées et plus généralement des tendances des pouvoirs à vouloir tout savoir. Le secret est toujours pourchassé pour des raisons plus ou moins avouées ou légitimes. C’est ainsi qu’on l’use.
Le secret des correspondances a toujours été essentiel dans la communication entre les êtres humains, quels qu’en soient l’objet ou le but. Une lettre est secrète par définition. Elle est fermée sous un pli cacheté, non ramolli (!). La loi la protège. Nul ne peut publier le contenu d’une lettre qui ne lui a pas été destinée si tant est qu’il ait seulement pu la lire.
L’article 226-15 du Code pénal stipule : « Le fait, commis de mauvaise foi, d’ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers, ou d’en prendre frauduleusement connaissance, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ».
Or nous avons quasiment abandonné la lettre cachetée, transmise par porteur ou par la poste, qui garantissait formellement ce secret.