En Méditerranée - Ligaran - E-Book

En Méditerranée E-Book

Ligaran

0,0

  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Lebensstil
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2016
Beschreibung

Extrait : "Le 1er mai 305, dans la plaine de Nicomédie, en présence des grands dignitaires de la cour, des détachements de l'armée, du peuple assemblée, Dioclétien, vieilli, malade, lassé du fardeau de l'empire, abdiquait solennellement le pouvoir qu'il avait exercé pendant vingt années. Puis, ayant déposé la pourpre et désigné ses successeurs, en hâte le vieil empereur se jetait dans une voiture close ; une dernière fois, comme en cachette, il traversait les rues de sa capitale."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 374

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



À MONSIEUR L. OLIVIER

DIRECTEUR DE LA REVUE GÉNÉRALE DES SCIENCES

Cher monsieur,

C’est aux croisières qu’a organisées en ces dernières années la Revue générale des Sciences que je dois d’avoir vu ou revu les pays et les monuments dont parle ce livre. C’est aux voyages faits avec vous que ces pages doivent leur naissance. Elles vous reviennent donc en quelque façon : et c’est pourquoi j’ai double plaisir à vous les dédier, comme un souvenir de nos navigations communes, comme un témoignage de ma cordiale amitié.

Ch. D.

CHAPITRE IDans la Dalmatie romaine
I Le palais de dioclétien à Spalato

Le 1er mai 305, dans la plaine de Nicomédie, en présence des grands dignitaires de la cour, des détachements de l’armée, du peuple assemblé, Dioclétien, vieilli, malade, lassé du fardeau de l’empire, abdiquait solennellement le pouvoir qu’il avait exercé pendant vingt années. Puis, ayant déposé la pourpre et désigné ses successeurs, en hâte le vieil empereur se jetait dans une voiture close ; une dernière fois, comme en cachette, il traversait les rues de sa capitale, et quittant l’Orient pour toujours, il allait s’enfermer dans la somptueuse retraite que depuis quelque temps déjà il se préparait en Dalmatie. Par un de ces sentiments d’âme simple assez naturels chez le soldat de fortune qu’il était, Dioclétien avait voulu vivre ses derniers jours près des lieux mêmes où jadis il avait commencé sa vie : sur le rivage de l’Adriatique, à côté de la ville de Salone, où probablement il était né, il avait fait bâtir son palais dans l’un des sites les plus charmants du littoral dalmate, entre la montagne couverte de bois et de vignobles, qui dessine à l’horizon un vaste amphithéâtre, et la mer parsemée d’îles, qui semble un grand lac paisible et bleu. Pourtant, en descendant du trône, en renonçant volontairement aux joies et aux soucis de l’autorité suprême, Dioclétien, par un sentiment naturel encore chez l’impérial parvenu qu’il était, ne pouvait oublier qu’il avait été le maître du monde, et il n’entendait point qu’on l’oubliât. Il avait voulu que sa retraite dernière fût immense et magnifique, décorée de monuments somptueux, parée de tous les luxes et de tous les raffinements de l’art, capable de recevoir aussi l’armée de serviteurs, de gardes, de courtisans, dont prétendit jusqu’à la mort s’entourer le vieux souverain : et ainsi le palais de Dioclétien grandit aux proportions d’une ville, et, en effet, quelques siècles plus tard une ville devait s’y loger tout entière.

Par une singulière fortune, ce monument, l’un des plus remarquables, l’un des plus précieux que nous ait laissés l’antiquité romaine, nous est parvenu, sinon intact, du moins assez bien conservé pour qu’il vaille d’être étudié avec quelque attention. Lorsque, trois siècles environ après la mort de Dioclétien, l’invasion barbare s’abattit sur Salone, les habitants de la ville saccagée, fuyant devant la menace des Croates, allèrent chercher un refuge derrière les murailles ébranlées, mais solides encore, du palais impérial maintenant désert ; au flanc des remparts et des tours, dans l’intérieur des vastes salles vides, dans l’entrecolonnement des portiques, ils accrochèrent leurs pauvres et misérables demeures : et ainsi naquit Spalato. Sans doute, dans cette transformation, bien des débris de l’antiquité disparurent ; sans doute, à mesure que la cité nouvelle s’organisa et vécut, bien des restes vénérables furent sacrifiés aux exigences de la vie journalière. Mais, pour la défense de la ville, toujours il fallut conserver la vieille enceinte protectrice du palais impérial ; pour les besoins de la vie religieuse, on trouva commode d’employer les plus somptueux des monuments qu’avait légués l’époque païenne, et par là on les sauva. Aujourd’hui encore les remparts séculaires élevés par ordre de Dioclétien enserrent le noyau du moderne Spalato ; dans l’intérieur de la cité, les édifices principaux subsistent, tels ou à peu près que les fit jadis construire une volonté toute-puissante ; et nulle part peut-être, dans le monde entier, l’empire romain à son déclin n’a laissé de lui une plus magnifique et plus vivante image. Les savants qui ont étudié le palais de Spalato le considèrent avec raison comme « un de ces monuments si rares qui en apprennent plus sur une époque que toute une histoire » ; et les profanes qui l’ont vu n’en sentent pas moins profondément l’incontestable majesté. « Spalato, écrit dans ses Mémoires le maréchal Marmont, est un des lieux dont les restes donnent la plus haute idée de la grandeur romaine… Que sommes-nous donc, nous autres modernes, à côté d’une pareille puissance et d’une semblable grandeur ? »

Salone, où selon une tradition très vraisemblable Dioclétien naquit, a eu de moins heureuses destinées que le palais de Spalato où il est mort. De l’antique capitale de la Dalmatie romaine, de la riche et florissante cité qui passait, dans l’imagination des gens du Moyen Âge, pour avoir égalé en étendue la moitié de Constantinople, il ne reste aujourd’hui que des ruines : débris de murailles et de tours, de théâtres et d’amphithéâtres, débris surtout de basiliques chrétiennes, que les fouilles, commencées au début de ce siècle, poursuivies en ces vingt dernières années avec une activité et un bonheur particuliers, ont fait lentement surgir de cette terre désolée. Mais, toutes mutilées qu’elles sont, ces ruines ne manquent ni de grandeur ni d’éloquence : elles disent ce que furent, dans Salone chrétienne, l’histoire et les progrès du christianisme naissant ; et ainsi, par un piquant contraste, en face du plus ardent adversaire que l’Église ait connu et maudit, elles évoquent le souvenir et les gloires des martyrs qui tombèrent victimes de la persécution de Dioclétien. Et par là l’étude des fouilles de Salone complète en quelque manière la visite du palais de Spalato : comme lui elles font revivre cet empire romain finissant, aux apparences robustes et magnifiques encore, mais que déjà la barbarie menace et que le christianisme transforme ; comme lui, elles offrent l’exacte image de cette civilisation vieillissante où, sous le manteau suranné des traditions anciennes, déjà l’on voit monter les germes d’un nouvel avenir.

I

Le palais de Dioclétien, qui fut pendant des siècles Spalato tout entier, n’en est plus aujourd’hui que la moindre partie : aussi est-il un peu malaisé d’abord, entre les vastes faubourgs qui de toutes parts encerclent la vieille cité, de reconnaître les restes de l’antique résidence impériale. Ce qui frappe bien plutôt le regard, quand de la mer on découvre la ville, c’est le campanile de la cathédrale, le haut campanile roman qui jadis montait svelte et élégant dans le ciel, et qu’emprisonne depuis quinze ans, pour les besoins d’une complète et trop lente restauration, une lourde armature de charpente du plus disgracieux effet. Pour démêler, entre les maisons modernes qui la prolongent ou la masquent, la façade du palais qui regardait le golfe, il faut plus d’attention et d’effort ; et une fois qu’on l’a découverte, elle paraît, cette façade, un peu décevante et mesquine, entre les masures qui en cachent la base, les terrasses modernes qui en couronnent le faîte, avec ses innombrables petites fenêtres carrées percées au hasard dans l’épaisseur de la muraille, et, tristement engagée dans la maçonnerie qui bouche les arcades, la longue rangée des colonnes qui formaient jadis, de ce côté du palais, un vaste et lumineux portique ouvert sur l’infini des flots. Mais descendez à terre, franchissez la poterne qui, aujourd’hui comme autrefois, est, du côté du port, la seule entrée du palais ; traversez le long couloir souterrain qui serpente parmi les antiques substructions de l’édifice ; marchez au hasard, surtout lorsque la nuit est close, à travers les rues étroites de la vieille cité endormie et déserte, et bientôt vous sentirez l’impression profonde, le charme mystérieux de l’ancienne demeure de Dioclétien. C’est ainsi qu’à ma première visite j’ai vu d’abord Spalato, à la douteuse clarté d’une nuit de lune, et j’ai gardé vivant dans mon souvenir le sentiment de surprise étonnée et charmée, lorsque, au sortir de l’obscur passage qui vient de la mer, brusquement la grande place du Dôme m’apparut doucement lumineuse, avec ses colonnades puissantes, ses hauts escaliers montant aux portiques du mausolée impérial, le large fronton du péristyle précédant les appartements particuliers du prince, et partout, jetée à la courbe des arcades, répandue sur la masse des architraves énormes, la broderie luxueuse d’une ornementation presque orientale. Dans la nuit claire, on entrevoit, à travers les arcades de la place, d’autres portiques encore qui, sur le pourtour du dôme, détachent en noir leurs lignes vigoureuses sur le ciel ; de l’autre côté, au bout d’une étroite ruelle, un portail de pierre, à l’encadrement ciselé comme une orfèvrerie, annonce un autre monument romain ; ailleurs, dans l’ombre du haut campanile, qui par-dessus les colonnes dresse sa silhouette légère, un sphinx de granit semble rêver, nonchalamment étendu entre deux colonnes. Et l’œil peut bien s’amuser au pittoresque contraste qu’offrent, dans ce décor antique, les rudes sculptures disposées à la courbe du portail, les balcons renaissance ou les chapelles rococo incrustés dans l’entrecolonnement des portiques : bien vite ces disparates s’effacent, et un seul souvenir subsiste, celui de l’empereur qui fit bâtir ces étonnantes merveilles ; une seule impression demeure, d’admiration étonnée et ravie, devant cet ensemble d’édifices qu’on a joliment appelé « un morceau d’histoire pétrifiée ». Et c’est ainsi dans le vieux Spalato tout entier. Certes il y a bien du charme dans ces jolis palais vénitiens qui rappellent le temps où le lion de Saint-Marc tenait sous sa rude griffe le littoral dalmate : avec leurs hautes portes blasonnées, leurs fenêtres trilobées, leurs cours où sur la balustrade des escaliers extérieurs quelque vieux et splendide tapis d’Orient met parfois une note lumineuse, ils semblent un fond de tableau fait à souhait pour un Gentile Bellini ou un Carpaccio. Mais l’impression antique est la plus forte. C’est qu’au bout de chaque rue de cette ville minuscule se dresse la masse encore formidable des remparts du palais impérial ; c’est que, pour en sortir, il faut franchir la double enceinte des portes massives, bastionnées comme des portes de citadelle, qui jadis en défendaient l’accès ; et dans la cité même, chaque maison presque garde quelque débris ancien, et le chant des vignerons qui mettent en futaille le vin nouveau des coteaux dalmates alterne avec le bruit des métiers à tisser sous les obscures voûtes romaines, où le soir des feux rougeâtres allument dans l’ombre de dansantes clartés.

Il devient dès lors assez facile de se figurer ce qu’était autrefois le palais de Dioclétien, et déjà à plusieurs reprises on s’est appliqué à en relever le plan et à en restituer la disposition originale. Dès le XVIIIe siècle, un architecte anglais, Adam, donnait, dans un grand ouvrage in-folio, une restauration complète et minutieusement détaillée de la résidence impériale. Un peu plus tard, au commencement de ce siècle, le Français Cassas reprenait le même travail et à l’étude attentive des monuments demeurés intacts, joignait, lui aussi, un essai de restitution. Malgré le mérite de ces recherches et le réel intérêt qu’elles offrent, il entre pourtant dans ces restaurations trop peu de rigueur scientifique et beaucoup trop de libre fantaisie, pour qu’il n’en faille faire emploi qu’avec une extrême prudence. Aussi bien les travaux importants entrepris en ces dernières années par la sollicitude du gouvernement autrichien, soit pour démolir les constructions parasites qui défigurent les édifices antiques, soit pour restaurer les plus considérables de ces monuments, ont-ils fourni pour l’étude du palais de Spalato de nouvelles et plus précieuses informations. Dès 1830, on avait dégagé la plus belle des portes extérieures du palais, la Porte Dorée, des masures qui l’environnaient et des amas de terres rapportées qui en cachaient la base ; on a plus récemment commencé une œuvre plus méritoire encore. On a fait disparaître les maisons établies entre les arcades du portique qui borde à l’est la grande place, et une partie de celles qui enveloppaient le mausolée de Dioclétien, devenu depuis le Moyen Âge la cathédrale de la cité ; pendant cinq années, dans l’édifice fermé au culte, on a, sous la haute direction d’un architecte distingué de Vienne, M. Hauser, procédé à une savante et minutieuse restauration ; et lorsque, le 24 mai 1885, en présence de l’archiduc Rodolphe, l’église fut solennellement rouverte aux fidèles, pour la première fois depuis des siècles, le monument reparut dans toute son imposante majesté. Actuellement, on s’occupe à réparer la rotonde qui formait le vestibule du palais ; on achève la restauration du campanile, commencée en 1887, et déjà il est question d’abattre les maisons qui obstruent les arcades du portique occidental. Sans doute ces travaux, si attentivement qu’ils aient été conduits, ne vont point sans quelque inconvénient. Le souci, louable en soi, de distinguer nettement aux yeux les restitutions modernes a taché de laides plaques blanches la patine sombre des monuments ; la réparation du campanile tend trop souvent à devenir une complète reconstruction, et mettra, quand elle sera terminée, au milieu des colonnades antiques, un édifice d’une trop fraîche et trop éclatante nouveauté. Sans doute encore, pour mener à bien l’entreprise, il a fallu depuis des années encombrer la moitié de la place du Dôme d’un chantier de construction, qui enveloppe l’un des portiques, masque le campanile et défigure la façade de la cathédrale ; et enfin, pour achever l’œuvre, et retrouver les dispositions essentielles de l’habitation impériale, il faudrait proprement démolir la ville tout entière ; et c’est là une satisfaction que ne saurait exiger vraiment l’archéologue même le plus passionné et le plus intransigeant. Il n’importe : on ne saurait trop chaleureusement remercier les hommes de mérite qui jalousement ont veillé à la conservation des monuments de Spalato et n’ont pas cessé d’appeler sur eux la sollicitude des pouvoirs publics, les Lanza, les Carrara, les Glavinié, et par-dessus tout le conservateur actuel du Musée, l’heureux et savant explorateur des ruines de Salone, Mgr Fr. Bulić. Tous ceux qui ont visité Spalato connaissent cet homme distingué, formé aux meilleures méthodes de l’érudition contemporaine, qui serait en tout pays un savant d’une réelle et incontestable valeur, et dont la Dalmatie s’honore à juste titre ; tous savent avec quel infatigable obligeance il se met tout entier au service de ses hôtes, avec quelle grâce courtoise il fait les honneurs de ce Spalato dont il connaît chaque pierre et qui est proprement son domaine, de quelle chaude et ardente parole aussi il sait revêtir les enseignements d’une science profonde et sûre. À deux reprises, j’ai eu la bonne fortune de visiter sous la conduite de Mgr Bulić, les monuments antiques de Spalato et le musée dont il est le véritable créateur ; j’aurai l’occasion de dire plus loin quelles belles découvertes il a faites à Salone, et à quel degré éminent il a eu parfois ce don de divination, fondé sur la science, qui est la marque des grands explorateurs. Mais je me serais fait reproche de ne point rappeler dès maintenant tout ce que doit aux efforts persévérants, aux savantes recherches de Mgr Bulić la connaissance exacte et précise que nous pouvons aujourd’hui avoir de l’antique palais de Dioclétien.

II

Lorsque, deux siècles environ avant Dioclétien, l’empereur Hadrien, âgé, malade, fatigué du pouvoir, voulut, lui aussi, se bâtir un asile pour ses derniers jours, il fit construire non loin de Rome l’élégante et célèbre villa de Tibur. Tous ceux qui ont visité les ruines de cette maison de campagne immense et charmante savent quelle en est la grâce originale et pittoresque. Ce n’est point un vaste et monotone palais, mais plutôt une incroyable suite d’édifices de toute forme et de toute dimension, dont nul plan d’ensemble ne paraît avoir réglé la disposition. Parmi les grands jardins traversés de fraîches eaux courantes, égayés de cascades jaillissantes, les bâtiments les plus variés et les plus riches se succédaient comme au hasard, dans un désordre où semble s’être amusée la spirituelle fantaisie du maître. À chaque pas, dans cette somptueuse résidence où Hadrien avait voulu rassembler autour de lui les vivants souvenirs des voyages qu’il avait tant aimés, c’était une surprise nouvelle, où l’imagination capricieuse d’un prince artiste et lettré s’était complue à évoquer tour à tour les gloires de la Grèce et les délices de l’Égypte ; ailleurs c’étaient des bibliothèques, des salles de lecture et de théâtre, et aussi des nymphées et des thermes ; et nulle part mieux que dans cette villa, qui porte si profondément sa marque, on ne comprend ce que fut cet empereur intelligent et fantasque, ami des plaisirs raffinés, épris de toutes les curiosités, amusé et séduit tout ensemble par cet Orient qui l’attira toute sa vie, un des souverains à coup sûr les plus attachants et les plus complexes qui se soit jamais assis sur le trône des Césars.

Rien ne ressemble moins à la villa de Tibur que le palais impérial de Spalato. Aussi bien Dioclétien était-il d’autre caractère que l’élégant et sceptique Hadrien. Né dans une condition obscure, fils de paysan, peut-être d’esclave, il avait fait toute sa fortune dans les camps, et cette rude éducation militaire ne lui avait donné ni grandes curiosités d’esprit ni grands raffinements d’élégance. Sans doute, une fois monté sur le trône, il prouva qu’il était plus et mieux qu’un soldat heureux : il avait l’intelligence nette et froide, l’esprit souple et délié, la rare maîtrise de soi qui fait les grands politiques ; mais s’il dut à ces qualités éminentes d’être un administrateur incomparable, un diplomate habile, un véritable homme d’État, jamais le parvenu qu’il était ne devint un lettré ou un artiste, un dilettante ou un raffiné. Au faîte même des honneurs, toujours par quelque côté il resta peuple, par cette brutalité native qui, parfois, lui fit la main singulièrement rigoureuse et dure, par cette superstition paysanne, crédule aux oracles et confiante aux devins, par cet amour aussi des pompes magnifiques et solennelles dont il se plut à environner sa nouvelle majesté, comme s’il eût senti le besoin de parer sa personne de l’éclat d’un prestige étranger, et redouté la familiarité des camarades d’autrefois, devenus les sujets d’aujourd’hui. Le temps aussi où il vivait avait d’autres exigences. En cette fin si troublée du IIIe siècle, lorsque, chaque année, sur le Rhin, le Danube ou l’Euphrate, Francs et Alamans, Goths et Perses se ruaient à l’assaut de l’empire, on sentait sur toutes les frontières grandir lentement la menace de l’invasion barbare ; et, malgré les efforts qu’il avait faits pour arrêter cette marée montante, Dioclétien avait trop d’esprit politique, un coup d’œil trop net et trop sûr, pour ne point sentir que c’en était fait à jamais de la paix romaine. Il avait vu d’autre part, et de trop près, avec quelle facilité on défait un empereur pour ne point prendre quelques précautions, même dans sa retraite, contre des successeurs dont il n’ignorait point les rancunes ou les ambitions. Et c’est pourquoi, autant pour se garder contre la surprise d’une incursion barbare que contre les dangers, moins apparents et plus sérieux peut-être, qui pouvaient venir de Milan ou de Nicomédie, il voulut que son palais fût défendu comme une citadelle.

Et, de fait, par le dehors, cette résidence impériale a le redoutable aspect d’une forteresse. Par le plan, c’est un camp, un vaste rectangle d’environ deux cent quinze mètres sur cent quatre-vingts ; de toutes parts, de solides murailles l’environnent, hautes de dix-huit à vingt mètres, épaisses de deux ou trois, et couronnées jadis de chemins de ronde et de créneaux ; aux quatre angles du château fort, de massives tours carrées, dont trois subsistent encore, renforcent la défense, et dominent au loin la mer et la plaine. Au milieu de chacune des trois faces qui regardent la terre, une porte s’ouvre, flanquée de tours octogonales ; et, si la principale de ces entrées, celle qu’on nomme aujourd’hui la Porte Dorée, atteste, par la richesse pittoresque de sa décoration, le désir qu’on a eu de la rendre digne d’un palais impérial, sa voûte robuste et sombre, fermée jadis à chaque extrémité par de lourds battants de chêne ou de fer, montre le souci de la défense et dit les anxiétés du maître. Seule, la façade qui regardait l’Adriatique avait un aspect un peu moins sévère : un long portique à arcades, soutenu par cinquante colonnes doriques, y formait, à six ou sept mètres au-dessus du sol, une vaste et lumineuse galerie, où, sans sortir de ses appartements, Dioclétien pouvait en sécurité promener son impériale oisiveté. De ce côté, la mer toute voisine était à elle seule une défense ; mais, par surcroît de précaution, cette façade somptueuse n’avait pour entrée qu’une étroite poterne dérobée, qu’un couloir souterrain mettait en communication avec l’intérieur du palais : sortie discrète et furtive, ménagée peut-être pour les besoins du service impérial, et peut-être pour les dangers pressants, où il faudrait s’enfuir vers l’infini des flots.

À l’intérieur aussi, le plan général du palais était celui d’un camp. Deux grandes rues, qui unissaient l’une à l’autre les quatre portes de l’enceinte fortifiée, le traversaient du nord au sud et de l’est à l’ouest, se coupant à angle droit à peu près au centre de l’édifice. Là, à l’endroit même où, dans les camps romains, s’élève d’ordinaire le prætorium, une vaste cour intérieure occupait le milieu du palais. Par la beauté de ses proportions, la richesse de sa décoration, la magnificence des bâtiments qui l’avoisinaient, c’était, à ce qu’il semble, une des plus belles parties de la demeure de Dioclétien, l’une de celles où l’architecte s’était le plus appliqué à donner une haute idée de la toute-puissance impériale : et, de fait, aujourd’hui encore, toute défigurée qu’elle est, cette place, devenue le centre du moderne Spalato, comme elle l’était de l’antique palais, rappelle ce que l’empire romain nous a laissé de plus majestueux.

Sur les deux longs côtés de l’est et de l’ouest, deux portiques bordent la place, formés de hautes colonnes corinthiennes en granit d’Égypte et en marbre blanc ; sur leurs magnifiques chapiteaux s’appuient de grandes arcades ; et, plus haut, un puissant entablement sculpté dessine en vigueur ses lignes droites sur le ciel. Au fond de la place, vers le sud, s’ouvrait l’entrée principale des appartements impériaux. Un péristyle la précède, fait de quatre colonnes de granit rouge, qui supportent une riche architrave, et que surmonte la ligne triangulaire d’un fronton ; derrière ce portique, un portail surchargé de sculptures donne accès dans un grand vestibule circulaire où, dans les murailles de brique jadis revêtues de marbre, quatre niches se creusent pour recevoir des statues ; autrefois, une haute coupole, dont la naissance est à dix-sept mètres au-dessus du sol, couronnait l’édifice ; il n’en reste que des débris aujourd’hui. Enfin, derrière les colonnades de la place, sur le terrain qu’occupent maintenant des constructions modernes, deux vastes cours étaient ménagées, et, au centre de chacune d’elles, élevés sur de hauts soubassements qui les isolaient et les mettaient en valeur, se dressaient en face l’un de l’autre deux édifices qui subsistent encore. Jadis, lorsque à travers les arcades des portiques, ils apparaissaient, magnifiques et lumineux, dans le vaste espace libre réservé par l’architecte en avant des appartements impériaux, ces monuments devaient offrir au regard des perspectives d’une originalité bien pittoresque ; aujourd’hui qu’ils sont comme noyés au milieu des bâtiments modernes, on ne peut plus guère les juger qu’en eux-mêmes : mais, même ainsi, ils conservent une incomparable grandeur.

On a longuement discuté sur la destination de ces deux édifices, et successivement on les a baptisés des noms les plus divers. Dans le bâtiment de l’ouest, petite construction de forme rectangulaire, jadis précédée d’un portique, on a voulu tour à tour reconnaître un temple d’Esculape et le propre mausolée de Dioclétien. Il est plus vraisemblable que cette somptueuse chapelle, à la porte surchargée de sculptures, aux corniches richement ciselées, à la décoration intérieure plus magnifique encore, avec sa frise couverte de bas-reliefs et sa curieuse voûte à caissons, était consacrée à la grande divinité dont Dioclétien avait, durant tout son règne, réclamé la protection spéciale, à ce Jupiter auquel il avait emprunté son propre surnom de Jovius. C’était donc la chapelle du palais ; c’est aujourd’hui le baptistère.

L’édifice de l’est est tout autrement important. Comme Auguste, comme Hadrien, comme bien d’autres empereurs, Dioclétien avait voulu, de son vivant, se préparer le tombeau somptueux où il irait dormir son dernier sommeil : c’est ce mausolée impérial qu’on doit, en toute certitude, reconnaître dans l’actuelle cathédrale de Spalato. Sans doute, il est un peu difficile, aujourd’hui, dans le monument tel qu’il nous est parvenu, de ressentir l’impression profonde qu’il faisait jadis éprouver. Depuis le jour où, vers le milieu de VIIe siècle, l’archevêque Jean de Ravenne transforma en église chrétienne le tombeau du plus grand persécuteur du christianisme, et crut devoir, pour purifier l’édifice, violer la sépulture impériale et renverser les statues qui la décoraient encore, chaque siècle a plus ou moins altéré ou ruiné le plan original. Le XIIIe siècle a doté le monument des curieuses portes de bois qui ferment le grand portail et de la chaire de marbre de l’intérieur ; le XVe y a élevé de beaux autels gothiques ; le XVIIe, plus néfaste, a brutalement éventré des pans entiers de murailles, pour accrocher à l’antique mausolée une chapelle parasite ou un chœur postiche. Au dehors la construction du campanile n’a guère été moins funeste : pour l’élever, on a jeté bas le portique qui précédait le monument, et, chose plus grave, en intercalant maladroitement la masse énorme de la haute tour romane entre la colonnade de l’atrium et la façade du dôme, on a aboli pour jamais les larges et nobles perspectives qu’avait si ingénieusement ménagées l’architecte de Dioclétien. Du moins, les restaurations modernes ont-elles débarrassé le mausolée des surcharges et des ornements sans valeur qui en défiguraient les lignes : et, aujourd’hui que l’on peut de nouveau saisir le plan primitif de l’édifice, en apprécier toute la savante élégance et l’originale beauté, on peut, sans exagération, souscrire à ce jugement d’un homme compétent, qui reconnaît dans le temple de Spalato « le mieux conservé, après le Panthéon de Rome, et, à beaucoup d’égards, le plus précieux des monuments que nous a légués l’architecture romaine ».

Entre les arcades de la haute colonnade qui borde à l’est la place du Dôme, un escalier prend naissance, qui, par vingt-deux marches, conduit au soubassement sur lequel se dresse le mausolée. En avant de l’édifice, là où est aujourd’hui le campanile, un portique élevait jadis ses quatre colonnes surmontées d’un fronton, et, sur le palier, des deux côtés de l’escalier, s’allongeaient les deux grands sphinx chargés d’hiéroglyphes que Dioclétien avait fait apporter d’Égypte et que l’on conserve encore à Spalato. Puis, c’est le monument lui-même, un édifice de forme octogonale dont les murailles épaisses de trois mètres sont construites tout entières dans une belle pierre blanche tirée de l’île voisine de Brazza, et qu’entoure à l’extérieur une galerie de colonnes corinthiennes, jadis couverte par un plafond à caissons sculptés. Assez simple par le dehors, valant surtout par la noblesse des lignes, l’harmonie des proportions, la beauté des matériaux, le mausolée se transforme au dedans en une pompeuse rotonde, toute décorée d’ornements, toute surchargée de sculptures. De hautes colonnes monolithes de granit égyptien et de rouge porphyre se superposent en deux ordres jusqu’à la naissance de la vaste coupole qui, à vingt et un mètres au-dessus du sol, dresse intacte, comme au premier jour, la courbe légère de ses briques savamment agencées. Au-dessus de chaque ordre, un riche entablement surmonte les colonnes, orné, jusqu’à la profusion, de rinceaux, de gouttes, de feuillages, et dont la pierre, déchiquetée en dentelle, est ciselée comme une orfèvrerie. Ce n’est pas tout : entre les colonnes supérieures, une frise couverte de bas-reliefs fait le tour de l’édifice, montrant, comme dans les mosaïques presque contemporaines de Sainte-Constance à Rome, tout un peuple de génies enfantins chassant ou combattant. D’autres soutiennent de longues guirlandes entre lesquelles sont sculptés des masques funéraires et des figures humaines, dont la signification a de tout temps fort préoccupé les habitants de Spalato. Au XVIIe siècle déjà, un voyageur racontait que les gens du pays, « entêtés du nom de Dioclétien », voulaient, à toute force, dans ces représentations, reconnaître l’image de l’empereur. Aujourd’hui encore, les archéologues locaux prétendent retrouver dans ces médaillons les portraits authentiques de Dioclétien et de sa femme, l’impératrice Prisca : mais, pour être ancienne, la tradition n’en demeure pas moins assez incertaine, et, quoique, dans un autre médaillon de la même frise, figure, en effet, comme un écusson, l’aigle impériale, il faut, jusqu’à démonstration plus probante, n’accepter qu’avec réserve cette séduisante hypothèse.

Une vieille légende, que connaissait au Xe siècle déjà l’empereur byzantin Constantin Porphyrogénète, et qu’aujourd’hui encore on répète couramment à Spalato, a lié étroitement au mausolée impérial le souvenir des chrétiens persécutés par Dioclétien. D’après cette tradition, la crypte humide et sombre, ménagée, pour les besoins de la construction, dans le soubassement qui porte la rotonde, aurait servi de lieu de prison et de torture aux saints martyrs victimes des cruautés impériales. Il est à peine besoin de discuter cette histoire : mais elle est un curieux témoignage des sinistres légendes dont le christianisme victorieux entoura de bonne heure les derniers jours de son implacable adversaire. Ce ne fut point assez, pour la haine des chrétiens, que Dioclétien ait, vivant, assisté à la ruine de son œuvre, qu’il ait vu son système politique détruit, le christianisme, qu’il avait combattu par le fer et par le sang, légalement reconnu. Ce ne fut point assez qu’il ait souffert dans ses affections intimes, qu’il ait vu, sans pouvoir l’empêcher, sa fille prisonnière, dépouillée de ses biens, exilée. Il a fallu de plus dramatiques vengeances à la satisfaction des vainqueurs. Lactance montre le vieux souverain, abreuve d’humiliations et d’outrages, traité « comme jamais ne le fut empereur vivant », et craignant pour sa vie même ; il le montre, dans son magnifique palais de Spalato, l’âme troublée de douleur, agitée de sombres pressentiments, refusant la nourriture, incapable de sommeil, errant à travers les salles désertes, le visage inondé de larmes, poussant de longs soupirs et de tristes gémissements : et il se réjouit de voir le persécuteur, si longtemps au comble de la fortune, accablé maintenant par la colère divine, et détestant l’existence même jusqu’à se laisser mourir de douleur et de faim. Et le farouche pamphlétaire con dut, avec un accent de triomphe : « Où sont maintenant ces surnoms magnifiques et glorieux de Jovien, d’Herculien, que s’étaient attribués insolemment Dioclétien et Maximien ? Le Seigneur les a renversés ; il les a effacés de la terre. Célébrons donc le triomphe du Seigneur, célébrons nuit et jour par nos prières la victoire de Dieu. »

N’en déplaise à ce lyrique enthousiasme et à ces malédictions tragiques, la vérité est plus simple et moins sombre. À la veille même de sa mort, le vieil empereur recevait encore de la bouche de Constantin les titres respectueux de seigneur et de père, et quand il mourut paisiblement, à la suite d’une longue maladie, les honneurs ne manquèrent point à la mémoire du grand empereur païen. Comme à ses prédécesseurs, le Sénat lui décerna l’apothéose ; et comme il l’avait ordonné, sa dépouille mortelle, ensevelie dans un somptueux sarcophage, fut déposée, recouverte de la pourpre impériale, dans le mausolée qu’il s’était préparé. Sous la haute coupole, entre les murs revêtus de marbre, parmi les statues qui lui faisaient une dernière garde d’honneur, le vieil empereur reposa dans la discrète pénombre que versait l’unique fenêtre ouverte dans la rotonde sépulcrale. Il y devait reposer en paix, à peine troublé par les pas légers de quelque voleur furtif, jusqu’au jour où, au milieu du VIIe siècle, le christianisme, prenant cette fois une définitive revanche sur son persécuteur, força les portes massives qui fermaient l’édifice, dispersa au vent les cendres impériales, et mettant à leur place les reliques des martyrs, consacra au Dieu de l’Évangile le mausolée de Dioclétien.

Il faudrait maintenant, pour achever d’avoir l’exacte image de ce qu’était dans sa magnificence compliquée et chargée le palais de Spalato, relever par la pensée les statues renversées, rendre aux sculptures noircies l’éclat de leur fraîcheur première, replacer à la voûte des coupoles les mosaïques aux vives couleurs et à la paroi des murailles de brique les revêtements de marbres précieux que Dioclétien avait à grands frais fait venir d’Orient ou d’Afrique, restituer en un mot les splendeurs abolies dont avait voulu, par politique plus encore que par goût, s’environner le souverain rentré dans l’ombre. Il faudrait surtout pouvoir faire renaître les parties de cette résidence à jamais disparues, celles dont les fondations dorment oubliées sous les maisons du moderne Spalato. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que toute la partie méridionale de la ville, en arrière du grand vestibule circulaire, était occupée certainement par les appartements impériaux ; on voit encore dans toute cette région les substructions énormes, destinées à racheter la pente du terrain s’inclinant vers la mer, et au-dessus desquelles s’élevait, de plain-pied avec la grande galerie ouverte sur le golfe, l’habitation particulière de Dioclétien. Il est probable que la partie septentrionale du rectangle, voisine de la Porte Dorée, servait au logement des gens de service, de l’armée de chambellans, de domestiques et de gardes qui formèrent jusqu’à la fin, autour du prince, une façon de cour digne d’un empereur. De tous ces bâtiments, il ne subsiste que quelques débris à peu près méconnaissables, restes d’arcades, voûtes énormes, pans de murailles décorés de niches et d’arceaux, et dans le sous-sol, les canaux qui distribuaient par la ville impériale l’eau pure qu’un aqueduc, long de neuf kilomètres, amenait de la source voisine du Jader. À ses arcades ruinées, le Moyen Âge avait accroché une curieuse légende. Dioclétien, disait-on au XVIIIe siècle encore, était très friand des petites truites de Salone : aussi « de peur d’en manquer, avait-il fait un conduit exprès – c’est l’aqueduc – qui les amenait dans son palais ». J’ai grand-peur qu’il ne faille reléguer cette histoire dans le magasin d’accessoires historiques d’où viennent également les laitues célèbres que l’empereur, selon la tradition, cultivait de ses mains dans son jardin de Salone. Je veux bien que Dioclétien ait été philosophe et désabusé ; mais, dans le palais somptueux qu’il s’était fait construire, et où il vivait, volontairement invisible, comme un être supérieur à l’humanité, certes il eût cru manquer à la dignité impériale et à lui-même en prenant, même par caprice, l’humble bêche du soldat laboureur.

III

Le règne de Dioclétien marque une date importante dans l’histoire de l’empire romain. Depuis bien des années déjà, une lente et nécessaire évolution substituait aux apparences républicaines dont Auguste avait enveloppé l’autorité suprême une conception nouvelle de la monarchie. Depuis plus d’un siècle, les réformes d’Hadrien et de Septime Sévère, centralisant entre les mains du prince tous les rouages de l’administration publique, avaient fait de l’empereur le plus absolu des souverains ; plus récemment, au contact de cet Orient dont la civilisation romaine au IIIe siècle subit si fortement l’empreinte, d’autres princes, tels qu’Aurélien, s’étaient fait appeler des noms de maître et de dieu, et pour rehausser l’état de leur majesté, ils avaient échangé l’antique costume militaire des Césars contre les vêtements somptueux et le diadème de perles des grands rois. Avec Dioclétien, la transformation s’acheva et se fixa en un système de gouvernement. Non point que cet empereur ait possédé des pouvoirs plus étendus, exercé une autorité plus absolue que ses prédécesseurs : pour tout cela, qui était le fond, l’évolution était dès longtemps accomplie. Mais dans la forme, les apparences dernières, qui masquaient encore la réalité, disparurent : tout ce que renfermait en puissance, si je puis dire, l’institution impériale passa dans le cérémonial du régime nouveau. Plus que tout autre, le parvenu qu’était Dioclétien voulut être considéré comme un monarque de droit divin, et pour marquer nettement la distance qui séparait le commun des mortels de ce « dieu présent et corporel », comme dit un historien, qu’était maintenant l’empereur, il entoura sa personne d’une étiquette compliquée et rigoureuse, « plus convenable, selon l’expression d’un contemporain, aux manières d’une cour qu’à la liberté romaine ». Désormais le prince vécut inaccessible au vulgaire, caché dans l’ombre mystérieuse du palais, au milieu d’un cortège, strictement réglé par les lois d’une hiérarchie implacable, de dignitaires de cour, de chambellans, d’eunuques : il ne se laissa plus approcher qu’en audience solennelle, il voulut qu’en présence de son « visage sacré » – tout ce qui toucha à sa personne reçut maintenant cette épithète – humblement on se prosternât et qu’on l’adorât comme un dieu. Pour isoler encore davantage du monde sa majesté nouvelle, pour en grandir le prestige aux yeux des sujets, il s’enveloppa de la pompe des costumes et des cérémonies. L’Orient, où Dioclétien vécut une grande partie de sa vie et dont il semble avoir aimé les mœurs fastueuses et serviles, lui fournissait amplement des modèles : à l’imitation des princes orientaux, il ceignit sa tête du bandeau constellé de perles, il chaussa les brodequins de pourpre ornés de pierreries ; dans ses somptueuses résidences, il voulut le chatoiement des uniformes, les splendeurs d’une cour, un déploiement de luxe qui déjà font pressentir les éblouissantes magnificences où devait plus tard se complaire le palais de Byzance. Mélange curieux de vanité et de politique, qui dans ces dehors pompeux cherchait une illusion de puissance et croyait dans cette servilité trouver un gage d’obéissance et un instrument de règne.

Tout cela se lit dans le palais de Spalato, et aussi, sous la splendeur des apparences, sous l’ostentation de force, de richesse et de gloire, la faiblesse intime, la crainte secrète qui minent sourdement l’édifice de l’empire. Le vieil empereur peut bien, invisible aux yeux du monde, s’isoler dans le faste éclatant de sa demeure et la pompeuse étiquette de sa cour ; sur toutes les frontières la barbarie menace ; au dedans l’ère des révolutions est prête à se rouvrir, et le souverain le plus puissant, s’il veut quelques heures de sécurité, doit mettre autour de sa personne tout un appareil de murailles, de créneaux et de tours. C’est par là, par l’étrange contraste qu’offre cette résidence impériale, tout ensemble forteresse et palais, qu’elle devient un monument singulièrement instructif, et symbolique en quelque manière. Non qu’il y faille voir, comme on l’a dit d’une observation à mon gré un peu courte, « l’image même de l’empire, dressant ses bastions du côté du continent, mais ouvrant sur les mers intérieures un portique hospitalier ». Au commencement du IVe siècle, ces beaux temps sont passés, et déjà la décadence commence. Le palais de Spalato marque la fin d’un monde ; il évoque les dernières splendeurs d’une civilisation expirante ; et par là, par les clartés qu’il jette sur l’époque qui le vit naître, il a pour l’historien un prix inestimable.

Peut-être, dans l’histoire de l’art, l’importance du palais de Dioclétien est-elle plus considérable encore. Lorsqu’on étudie l’architecture des édifices de Spalato, un fait frappe l’observateur le plus superficiel : c’est que l’on rencontre ici des combinaisons de formes qui ne ressemblent à rien de ce qu’on est habitué à trouver dans les monuments antiques. Sans doute, on y peut relever des traces de décadence, telles qu’elles se manifestent dans toutes les constructions de ce temps ; et sans doute aussi on y peut signaler les marques d’un travail hâtif, qui ne s’est point soucié d’achever les détails, uniquement préoccupé de produire, par des méthodes expéditives, l’effet d’ensemble qu’on recherchait. Mais à côté de ces faiblesses, ce monument vraiment unique est, si j’ose dire, gros d’avenir. « Au point de vue de la technique et de la forme, a écrit un juge compétent, il tient dans l’histoire de l’architecture une place éminente ; il est appelé à combler une vaste lacune dans la série des édifices conservés jusqu’à nous. » Placé sur la limite de deux mondes, de l’antiquité romaine finissante et du Moyen Âge chrétien et byzantin, il forme entre les deux une naturelle transition, il démontre et explique l’évolution qui a acheminé l’architecture romaine vers des principes nouveaux. Sans lui, quelque chose nous échapperait du lien intime qui unit l’art romain du IIIe siècle aux premiers essais de l’architecture chrétienne : et c’est ce qui fait l’intérêt et la nouveauté du palais de Spalato.

Dioclétien n’avait point impunément vécu presque toute sa vie en Orient. Il y avait pris naturellement le goût du pompeux et du colossal, qui convenait d’ailleurs à merveille aux intentions de sa politique, et tout naturellement aussi, quand le grand bâtisseur qu’il était voulut édifier un palais digne de lui, c’est à l’Orient qu’il demanda à la fois des matériaux et des modèles. On sait déjà avec quelle profusion l’Égypte fournit au palais de Spalato les granits et les porphyres, et les statues qui devaient servir à la décoration. Il est très probable que les architectes chargés de dessiner les plans de la demeure impériale, que les ouvriers même employés aux travaux vinrent également de l’Orient. Toutes les marques de tâcherons relevées sur les pierres des édifices sont inscrites en lettres grecques ; et surtout, que l’on considère les formes architecturales ou bien les éléments de la décoration, à chaque pas on reconnaît l’influence et l’emploi des méthodes de l’architecture asiatique.

L’art romain s’était surtout complu aux nobles et puissantes combinaisons des lignes droites ; il avait posé sur la longue file des colonnes le couronnement des architraves horizontales ; quand il avait voulu faire emploi de l’arcade, toujours il l’avait encadrée entre la ligne droite des piliers et de l’entablement, la limitant au rôle d’une simple ordonnance décorative. À Spalato, pour la première fois en Occident, les arcs appuient directement leur naissance sur les chapiteaux, annonçant la forme d’où sortiront bientôt les longues nefs des basiliques chrétiennes. Chose plus caractéristique encore, l’architrave elle-même perd sa rigidité : dans le beau portique qui précède les appartements impériaux, dans la longue galerie qui s’ouvrait vers la mer, elle se courbe en arcade au-dessus de l’entrecolonnement central et devient une archivolte. Et ainsi, de quelque côté qu’on la regarde, la grande place du dôme révèle des principes d’architecture tout nouveaux. L’ordonnance de la Porte Dorée est peut-être plus remarquable encore : avec le grand arc de décharge ouvert par-dessus le linteau de l’entrée, avec les niches demi-circulaires creusées dans l’épaisseur des parois, avec la rangée d’élégantes arcatures surtout, appliquées contre la partie supérieure de la muraille, et qui s’appuient sur de fines colonnettes reposant sur de petites consoles sculptées, son aspect n’a plus rien d’antique. Et que dire enfin de ces coupoles, déjà byzantines, qui couronnent le vestibule du palais et de la rotonde du dôme et dont la dernière, formée d’une série de petites trompes étagées les unes au-dessus des autres, offre un procédé de construction si curieux et si nouveau ?

Si nous passons aux éléments décoratifs, ils ne sont guère moins caractéristiques. Voyez, par exemple, à l’intérieur du Dôme, ces étages superposés de colonnes qui ne portent rien, et qui, dépourvues de toute utilité architecturale, semblent uniquement destinés, par la richesse des matériaux employés, à rehausser l’éclat de la décoration. Regardez le fastueux entablement qui les surmonte, et qui semble en quelque manière se détacher des murailles, pour se poser en de prodigieuses saillies sur les chapiteaux des colonnes. Examinez le caractère des sculptures qui le couvrent, de celles aussi qui encadrent la porte de la chapelle impériale ou celle du vestibule circulaire. Partout c’est un art luxueux, compliqué et chargé, d’une richesse qui va jusqu’à la profusion et où l’on sent le visible désir d’éblouir. Et sans doute cette ornementation, d’une assez lourde magnificence, ne semble d’abord rien offrir qui soit spécial aux monuments de Spalato ; et sans doute encore, l’exécution en est parfois singulièrement médiocre, comme dans ces profils en biseau, à la ligne un peu molle, que recouvre une gravure sans accent, ou dans ces génies ventrus et bouffis qui se jouent, à peine dégrossis, à la courbe de la frise. Mais regardez plus attentivement sous ces symptômes de décadence. Les broderies de dentelle découpées sur la surface de la pierre ont déjà un caractère profondément byzantin ; parmi les palmettes et les oves de l’entablement du dôme courent déjà des entrelacs du plus pur style byzantin ; dans les caissons de la curieuse voûte qui couvre le baptistère, à la base des petites consoles qui décorent la Porte Dorée ou l’entrée de la chapelle impériale, des figures humaines apparaissent, mystérieuses et bizarres, et sur la frise extérieure du baptistère, des vases accostés de lions ou de griffons achèvent de donner à cette décoration un caractère tout oriental.

C’est de l’Orient, en effet, que viennent tous ces éléments nouveaux dont nous venons de constater la présence. Si nous cherchons quelque chose qui ressemble à ces monuments, ce n’est point vers l’Occident qu’il faut tourner les yeux. C’est dans les villes mortes de la Syrie centrale, découvertes par M. de Vogüé, que nous rencontrerons, dès la fin du IIIe siècle, ces combinaisons de formes architecturales, l’arc posant directement sur la colonne, les procédés de construction des coupoles, les grands arcs de décharge soulageant les linteaux, les niches extérieures décorant les murailles ; c’est en Palestine et en Syrie que nous voyons, vers le même temps, l’architrave se tournant en archivolte au tympan des frontons. Et si nous voulons savoir enfin d’où viennent ces combinaisons décoratives, c’est encore dans les monuments romains d’Asie, à Laodicée, à Balbeck, à Palmyre, à Pétra, que nous trouverons ces ciselures de pierres, cet art luxueux et chargé, dont les motifs comme les procédés ont persisté jusqu’à l’époque byzantine.

Un dernier élément décoratif, celui-là plus remarquable que tous les autres, se rencontre enfin à Spalato. Il y a deux ans, en réparant la coupole du vestibule circulaire, on a découvert sur la voûte les restes d’une décoration en mosaïque. Quel en était le sujet ou la disposition, on ne saurait le dire d’après les rares fragments demeurés en place : mais, si peu nombreux qu’ils soient, ces cubes de verre rouges et bleus, verts et blancs, n’en ont pas moins une importance capitale ; car c’est ici le plus ancien exemple connu de cette décoration en mosaïque appliquée à la voûte des coupoles, qui devait dans l’art chrétien et byzantin faire une si merveilleuse fortune. Tout porte à croire que la coupole du mausolée était, elle aussi, tapissée de mosaïques ; et par ce procédé si caractéristique, dont la découverte à Spalato nous est si précieuse, le palais de Dioclétien achève d’être le prélude de l’architecture byzantine.

De l’autre côté de l’Adriatique, dans la byzantine Ravenne, deux monuments du VIe