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Extrait : "Quand on pénètre en pays lointain, on doit avant tout faire table rase des enseignements reçus jusqu'alors, pour se plier aux coutumes de cette contrée neuve pour nous; il faut renoncer aux idées qui nous sont chères, voire à nos anciens dieux, et prendre parfois même le contre-pied des principes qui, jadis, réglaient notre conduite."
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Seitenzahl: 181
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335091717
©Ligaran 2015
Quand on pénètre en pays lointain, on doit avant tout faire table rase des enseignements reçus jusqu’alors, pour se plier aux coutumes de cette contrée neuve pour nous ; il faut renoncer aux idées qui nous sont chères, voire à nos anciens dieux, et prendre parfois même le contre-pied des principes qui, jadis, réglaient notre conduite.
Ceux qui s’adaptent aisément peuvent trouver une source de joie dans ce brusque changement de vie. Pour les autres, ceux qui dès leur naissance ont croupi dans l’ornière, la contrainte de cette nouvelle ambiance devient bientôt intolérable ; leur corps ainsi que leur esprit s’insurgent contre un état de choses qu’ils ne peuvent comprendre.
Cette révolte se manifeste par des actions et réactions qui se traduisent chez le nouveau venu par une succession de souffrances et de malheurs. Il ferait mieux alors de rebrousser chemin, car, s’il tarde trop, il succombera fatalement.
L’homme qui laisse derrière lui le confort d’une ancienne civilisation pour affronter la jeunesse farouche et la simplicité primitive du Nord peut escompter ses chances de succès en raison inverse de la force et du nombre des coutumes définitivement ancrées en lui.
S’il est réellement créé pour ce genre de vie, il s’apercevra bientôt que les habitudes physiques sont de beaucoup les moins importantes.
Échanger un menu délectable pour un plat grossier, une chaussure de cuir solide pour le mocassin mou et informe, un lit de plumes pour le trou dans la neige, ce n’est là que bagatelle. La vraie difficulté surgira lorsqu’il devra non seulement se plier à toutes les circonstances, mais encore s’adapter au caractère de ses compagnons. À la politesse banale de la vie quotidienne, il lui faudra substituer l’indulgence, l’abnégation et la patience.
Au lieu de se confondre en remerciements, il exprimera sa gratitude sans ouvrir la bouche et la prouvera d’une façon tangible, c’est-à-dire en remplaçant le mot par l’acte, la lettre par l’esprit.
Ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra obtenir cette perle précieuse, la vraie camaraderie.
Quand la fable de l’Or Arctique se répandit de par le monde, et que ce vocable magique du Nord fit vibrer le cœur des hommes, M. Carter Weatherbee lança au loin son rond de cuir confortable, remit à sa femme la moitié de ses économies et, avec le reste, s’acheta un équipement.
Non qu’il fût de caractère romanesque ; le carcan du commerce avait étouffé en lui toute sentimentalité ; il était simplement dégoûté de cette éternelle routine et préférait courir de grands risques, dans l’espoir d’énormes bénéfices.
Comme pas mal d’autres imbéciles, dédaignant les pistes battues par les pionniers du Northland depuis une vingtaine d’années, il fila au printemps sur Edmonton et là, courant pour ainsi dire au-devant du malheur, il se joignit à un groupe de chercheurs d’or.
À part leurs plans, ces hommes n’avaient rien d’extraordinaire, et leur objectif, pareil à celui de tous les autres, était le Klondike ; mais le chemin par lequel ils comptaient y parvenir suffoquait d’étonnement les indigènes les plus endurcis, nés et élevés pour les vicissitudes du Nord-Ouest.
Jacques Baptiste lui-même – fils d’une Chippewa et d’un courrier déserteur, qui avait poussé ses premiers vagissements dans une tente de peaux de daims au nord du soixante-cinquième degré de latitude, et avait sucé pour toutes friandises des morceaux de graisse crue – n’en revenait pas.
Bien qu’il eût accepté de leur louer ses services pour les conduire, s’il le fallait, jusqu’aux glaces éternelles, il secouait la tête d’un air sombre lorsqu’on lui demandait son avis.
La mauvaise étoile d’un certain Percy Cuthfert devait suivre une course ascendante car, lui aussi, se joignit à cette compagnie d’argonautes. C’était un homme dont la situation était bien assise ; son compte en banque égalait la richesse de son savoir, ce qui n’est pas peu dire. Rien ne l’obligeait à s’embarquer dans une telle aventure, – aucune raison au monde – sauf qu’il était atteint d’une sentimentalité anormale. Il se figurait voir dans cette entreprise le véritable esprit du Romanesque et de l’Aventure. Plus d’un avant lui en a fait autant, et a commis cette funeste méprise.
La première débâcle du printemps vit le groupe descendre, avec des glaçons, le Fleuve de l’Élan.
C’était une flottille imposante, car elle emmenait un approvisionnement considérable, et les blancs étaient accompagnés d’un contingent de métis mal famés, avec femmes et enfants.
Jour après jour, ils trimaient sur les bateaux et pirogues, faisaient la chasse aux moustiques et autres pestes analogues, ou suaient et juraient pendant toute la durée des portages.
Un labeur comme celui-là met à nu l’âme humaine jusqu’aux racines ; et avant qu’on eût perdu de vue, vers le Sud, le lac Athabasca, chaque membre de l’expédition avait hissé son vrai pavillon.
Carter Weatherbee et Percy Cuthfert s’étaient révélés comme les deux plus fainéants et geignards de la bande. Tous leurs camarades, ensemble, se plaignaient moins de leurs ennuis et de leurs souffrances que chacun de ces deux êtres en particulier. Pas une fois, ils ne se seraient offerts spontanément pour accomplir l’une des mille et une petites corvées du camp. Fallait-il aller chercher un seau d’eau, couper une brassée supplémentaire de bois, laver et essuyer la vaisselle, rechercher parmi les bagages un objet tout à coup indispensable, ces deux rejetons civilisés se découvraient soudain une foulure ou une ampoule exigeant des soins immédiats. Le soir, on les voyait les premiers au lit, laissant en plan une vingtaine de corvées ; au matin, ils étaient les derniers à se montrer alors que tous auraient dû être équipés avant de déjeuner. Personne n’arrivait si vite qu’eux aux repas, mais jamais ils ne donnaient un coup de main à la cuisine. Ils sautaient sans vergogne sur le meilleur morceau, et s’appropriaient sans scrupule la part d’autrui.
S’ils maniaient les avirons, ils inclinaient sournoisement les palettes et les laissaient entraîner par le mouvement du bateau. Ils croyaient que nul ne s’en apercevrait, mais leurs camarades juraient à voix basse et en venaient à les détester ; quant à Jacques Baptiste, il les bafouait ouvertement et les maudissait du matin au soir. Il faut dire que Jacques Baptiste n’était pas un gentleman.
Au Grand Esclave, on fit l’achat de chiens de la Baie d’Hudson, et la flottille s’enfonça presque jusqu’aux bordages sous le poids supplémentaire du poisson sec et du pemmican. Enfin, bateaux et pirogues, emportés par le courant rapide du Mackenzie, plongèrent dans la grande solitude.
Tous les petits affluents donnant quelque espoir de réussite furent prospectés, mais la décevante boue aurifère attirait les hommes toujours au Nord. Au Grand Ours, vaincus par l’effroi qu’ils ressentent habituellement devant les terres inconnues, les métis commencèrent à déserter, et le Fort de Bonne Espérance vit les derniers et les plus courageux courbés sous les câbles de touage, luttant contre le courant dans lequel ils avaient été traîtreusement entraînés.
Seul, Jacques Baptiste demeura. N’avait-il pas juré d’aller, s’il le fallait, jusqu’à la glace éternelle ?
Maintenant, ils devaient consulter à chaque instant les cartes dressées en majeure partie d’après ouï-dire. La nécessité de se hâter leur apparaissait impérieuse, car le soleil avait déjà dépassé le solstice septentrional, ramenant l’hiver dans sa course vers le Sud.
Longeant le rivage de la baie où le Mackenzie se jette dans l’Océan Arctique, ils pénétrèrent dans l’embouchure de la Rivière de la Pelure.
Alors commença le rude travail de remonter le courant et les deux incapables se montrèrent plus apathiques que jamais.
Le câble de halage et la perche, la pagaie et la remorque, les rapides et les portages, toutes ces tortures donnèrent à l’un le dégoût le plus profond pour les grands hasards de la vie et, à l’autre, l’occasion d’écrire une terrible histoire vécue.
Un jour ils se révoltèrent.
Devant la bordée d’injures que leur déversa Jacques Baptiste, ils redressèrent la tête comme des reptiles qu’on écrase, mais le métis les roua de coups et les renvoya à leur tâche, meurtris et ensanglantés. Pour la première fois, ils venaient d’avoir affaire à un homme.
Abandonnant leur flottille aux sources de la Pelure, tous passèrent le reste de l’été sur le grand portage au-dessus de la chute du Mackenzie, dans la direction du Rat-de-l’Ouest. Cette petite rivière se jette dans le Porc-Épic, qui à son tour rejoint le Yukon au point où cette importante artère du Nord s’incurve sur le cercle arctique.
Mais l’hiver les avait gagnés de vitesse dans leur course ; un beau jour, ils durent amarrer leurs radeaux à la glace épaisse qui se formait dans les baies et débarquer en hâte leurs équipements. La nuit même, la rivière se solidifiait, puis se dégageait plusieurs fois. Le lendemain matin, elle s’était endormie pour de bon.
– Nous ne pouvons être à plus de quatre cents milles du Yukon, déclara Sloper, en multipliant l’échelle de la carte par la largeur de l’ongle de son pouce.
Pendant cette discussion qui tirait à sa fin, les deux incapables n’avaient cessé de geindre sur leur malheureux sort.
– Le Poste de la Baie d’Hudson, c’est de la vieille histoire ! Il ne sert plus à rien, répondit Jacques Baptiste.
Son père avait accompli autrefois ce trajet pour la Compagnie des fourrures et laissé sur la piste deux orteils gelés.
– Tu perds la tête ! s’écria un autre. Tu prétends qu’il n’y a pas de blancs ?
– Pas un ! affirma Sloper d’un air sentencieux. Mais Dawson se trouve encore à cinq cents milles plus loin en remontant le Yukon. Un bon millier de milles d’ici, au bas mot !
Weatherbee et Cuthfert gémirent en chœur.
– Combien de temps cela peut-il prendre, Baptiste ?
Le métis réfléchit un instant.
– Travaillant comme diables, et tous tenir le coup, on peut compter dix, vingt, quarante ou cinquante jours. Mais si ces deux poupons venir avec nous (et il désignait les incapables), impossible dire. Peut-être quand il gèlera en enfer, peut-être même pas à ce moment-là !
La confection des raquettes et des mocassins cessa aussitôt. En s’entendant appeler, un homme sortit d’une vieille cabane près de laquelle brûlait le feu du camp et les rejoignit.
Cette cabane constituait un des nombreux mystères qui dorment dans les vastes solitudes du Nord. Quand et par qui avait-elle été bâtie ? Personne n’aurait pu le dire. Dehors, deux tombes, marquées de deux gros tas de pierres, renfermaient peut-être le secret de ces précurseurs. Mais quelle main avait entassé les pierres ?
Il était temps de partir. Jacques Baptiste s’arrêta en ajustant un harnais et immobilisa dans la neige le chien récalcitrant.
Le cuisinier fit un geste de protestation contre le retard qui lui était imposé, ajouta une poignée de lard dans une marmite de haricots qui chauffaient à gros bouillons et prêta l’oreille. Sloper se leva. Son apparence chétive contrastait d’une façon grotesque avec la mine superbe des incapables. Faible, le teint olivâtre, échappé d’un trou à fièvre de l’Amérique du Sud, il avait voyagé sous toutes les latitudes, et cependant il se sentait toujours à même de se mesurer avec quiconque. Il ne pesait certainement pas quatre-vingts livres, y compris son lourd couteau de chasse, et son poil grisonnant montrait qu’il n’était plus jeune.
Les muscles frais et dispos de Weatherbee ou de Cuthfert auraient pu accomplir dix fois l’effort des siens, et malgré tout il se piquait de faire crever ces deux-là à la première étape.
Pendant toute la journée, il avait exhorté ses camarades plus vigoureux à risquer un trajet d’un millier de milles parmi les plus terribles difficultés qu’on puisse imaginer. En lui s’incarnait le caractère remuant de sa race ; la vieille ténacité du Teuton, jointe au besoin d’action et à la vivacité du Yankee, tenait la chair soumise à l’esprit.
– Ceux qui veulent partir avec les chiens aussitôt que la glace le permettra n’ont qu’à le dire.
– Moi ! crièrent huit voix, faites pour égrener le chapelet de jurons le long d’une rude piste sur des milliers de milles.
– Avis contraire ?
– Moi, moi !
Pour la première fois, les incapables se mettaient d’accord sans tenir compte de leurs intérêts personnels.
– Et que prétendez-vous faire ? demanda Weatherbee d’un ton agressif.
– La majorité a décidé ! La majorité a décidé ! s’écrièrent les autres.
– Si vous nous faussez compagnie, l’expédition peut échouer, reprit suavement Sloper, mais je crois qu’en travaillant dur, nous nous passerons bien de vous. Qu’en dites-vous, les gars ?
L’écho répéta leurs exclamations.
– Mais voyons, hasarda Cuthfert, très embarrassé. Que peut faire un pauvre type comme moi ?
– Viens-tu avec nous ?
– N… non !
– Alors reste, si cela te fait plaisir. C’est pas nous qui trouverons à redire.
– Tu pourrais peut-être t’arranger avec ton propre à rien de compagnon, avança un lourd Américain de l’Ouest, qui venait de Dakota, en désignant Weatherbee. Lui te demandera sûrement de travailler quand il s’agira de faire la cuisine et de ramasser du bois.
– Alors l’affaire est terminée, conclut Sloper. Nous, nous partirons demain pour camper à cinq milles d’ici, afin de nous mettre en ordre de marche et de nous rendre compte si nous n’avons rien oublié.
Les traîneaux grinçaient sur leurs patins garnis d’acier et les chiens s’évertuaient à tirer, courbés dans les harnais où ils étaient condamnés à mourir.
Jacques Baptiste s’arrêta à côté de Sloper pour regarder une dernière fois la cabane. La fumée s’échappait en volutes mélancoliques de la cheminée de tôle. Les deux incapables les regardèrent partir du seuil de la porte.
Sloper posa la main sur l’épaule de son camarade.
– Jacques Baptiste, as-tu jamais entendu parler des chats de Kilkenny ?
Le métis secoua la tête négativement.
– Eh bien ! mon vieux copain, les chats de Kilkenny se sont entre-dévorés jusqu’à ce qu’il ne restât de chacun d’eux ni peau, ni poils, ni le moindre miaulement. Tu entends ? Rien de rien. Or, ces deux individus ont les bras retournés. Ils n’en ficheront pas un coup, cela nous le savons. Pendant tout l’hiver, un hiver morne et interminable, ils resteront seuls. N’ai-je pas raison de les comparer aux chats de Kilkenny ?
Ce qu’il y avait du Français dans Baptiste lui fit hausser les épaules, mais l’Indien en lui resta coi. N’importe, son mouvement d’épaules était significatif et gros de prophétie.
Au début, tout alla bien dans la petite cabane. Les rudes plaisanteries de leurs camarades avaient inculqué à Weatherbee et Cuthfert le sens des responsabilités qui leur incombaient. En somme, le travail n’écrasait pas deux hommes en pleine vigueur. L’absence de leur cruel fustigateur, ce terrible métis, avait provoqué en eux une agréable réaction. Chacun d’eux s’évertua à surpasser l’autre, et ils exécutèrent leurs menues tâches avec un empressement qui eût fait écarquiller les yeux à leurs camarades s’épuisant à présent, corps et âme, sur la Longue Piste.
Tout souci avait disparu. La forêt qui les entourait sur trois côtés constituait un bûcher inépuisable. À quelques pas de leur porte, sommeillait la rivière du Porc-Épic, et d’un trou de sa robe de glace jaillissait une source bouillonnante, claire comme le cristal, bien que terriblement froide. Mais ils ne tardèrent pas à y trouver un inconvénient. Le trou s’obstinait à geler, les contraignant pendant de longues heures à rompre la glace.
Les constructeurs inconnus de la cabane avaient prolongé les poutres de côté pour servir de support à une cache sur le derrière. Là s’entassaient en vrac les provisions des deux associés, trois fois plus que suffisantes. Mais la plus grande partie était de nature à réparer les forces nerveuses et musculaires, plutôt qu’à chatouiller agréablement le palais. Il y avait du sucre en abondance pour deux hommes ordinaires. Mais ces deux-ci n’étaient guère que des enfants. Ils eurent vite découvert les bienfaits de l’eau chaude saturée à point avec du sucre ; ils trempèrent sans parcimonie leurs galettes et ramollirent leurs croûtons dans le doux sirop blanc. Le café, le thé et surtout les fruits secs subirent de désastreux ravages. Leur première discussion naquit à propos du sucre. Et c’est une grande affaire quand deux hommes, qui dépendent l’un de l’autre pour toute compagnie, commencent à se quereller.
Weatherbee aimait à pérorer sur la politique et Cuthfert, qui s’était borné jusqu’alors à détacher ses coupons et à laisser la chose publique se débrouiller de son mieux, se désintéressait de la question ou bien se répandait en d’effarantes épigrammes. Mais l’employé était trop obtus pour apprécier l’expression adroite de la pensée, et cette dépense inutile d’esprit irritait Cuthfert. Habitué à éblouir les gens par son éloquence, le manque d’auditoire constituait pour lui une véritable souffrance. Il se tint pour offensé et, inconsciemment, il fit retomber tout le poids de ce grief sur son pauvre diable de compagnon.
À part leur existence actuelle, ils n’avaient rien de commun et leurs mentalités ne présentaient aucun point de contact. Weatherbee était un gratte-papier qui, de toute sa vie, n’était sorti de ses bureaux ; Cuthfert, maître ès arts, tripotait la peinture à l’huile et avait écrit pas mal de choses. L’un était un homme de basse classe qui se regardait comme un homme du monde, l’autre un gentilhomme qui avait conscience de l’être. De là on peut conclure qu’un personnage peut être de qualité, sans posséder les premiers éléments de la vraie camaraderie.
Le maître ès arts considéra son compagnon comme un animal malpropre et inculte, dont la place était dans la fange avec les pourceaux. Il ne put s’empêcher de le lui dire ; celui-ci le traita en revanche de femmelette.
Weatherbee chantait, en détonnant toutes les trois notes, des chansons comme Le Cambrioleur de Boston ou Le Joli Mousse pendant des heures entières. Cuthfert en pleurait de rage jusqu’à ce que, sa patience à bout, il s’enfuît au dehors. Mais la situation était sans issue. Il ne pouvait longtemps supporter l’intensité du froid ; la petite cabane, où s’entassaient les couchettes, le poêle, la table et tout le reste, les bloquait dans un espace de dix pieds sur douze. La seule présence de l’un devenait pour l’autre une sorte d’injure continuelle, et ils se confinaient dans de mornes silences qui, de jour en jour, augmentaient en durée et en intensité. Parfois une lueur dans le regard ou un pli de la lèvre trahissait ce qu’il y avait de meilleur en eux, bien qu’ils s’efforçassent de s’ignorer entièrement l’un l’autre pendant ces périodes de mutisme. Et chacun, de son côté, s’étonnait de ce que Dieu eût pu créer un être semblable à son compagnon.
Ils avaient si peu d’occupations que le temps devenait pour eux un fardeau intolérable. Leur paresse s’accrut encore de ce fait. Ils tombèrent dans une léthargie physique à laquelle il leur fut impossible de se soustraire, et ils se révoltèrent à l’idée d’accomplir la plus minime tâche.
Un matin que Weatherbee devait, à son tour, préparer le déjeuner commun, il se glissa hors de ses couvertures, et, pendant que son compagnon ronflait, alluma d’abord la lampe à huile, puis le poêle. Les bouilloires étaient gelées et il n’y avait pas dans la cabane d’eau pour se laver. Il ne s’en inquiéta pas le moins du monde. En attendant que l’eau dégelât, il coupa quelques tranches de lard et se plongea dans le travail délectable de pétrir le pain.
Cuthfert l’avait sournoisement observé entre ses paupières mi-closes. Il s’ensuivit une scène au cours de laquelle ils ne se ménagèrent pas les malédictions et ils convinrent que chacun d’eux, désormais, préparerait sa nourriture. Une semaine plus tard, Cuthfert négligeait ses ablutions matinales ; il n’en mangea pas moins de bon cœur le repas qu’il s’était fait cuire. Weatherbee se moqua de lui, après quoi la ridicule habitude de se débarbouiller disparut complètement de leur existence.
En voyant diminuer leur approvisionnement de sucre et autres petites douceurs, ils commencèrent à craindre de n’en avoir pas la quantité qui leur revenait à chacun, et, afin de ne point se trouver lésés, ils se mirent à s’en gaver. De cette lutte de gloutonnerie, les friandises pâtirent aussi bien que les hommes. Leur sang s’appauvrit du manque de légumes frais et du défaut d’exercice, de repoussants boutons de couleur rougeâtre leur couvrirent le corps. Cependant, ils refusèrent encore de tenir compte de cet avertissement. Bientôt leurs muscles et leurs articulations se mirent à enfler, leur chair noircit et leurs bouches, leurs gencives et leurs lèvres prirent une teinte crémeuse. Loin de se trouver rapprochés par leurs misères, ils se bornaient à surveiller l’un sur l’autre les symptômes du scorbut qui progressait.
Ils ne prêtèrent plus la moindre attention à leur apparence physique, et par là même oublièrent la décence la plus élémentaire. Jamais plus ils ne prirent la peine de faire leurs lits, ou de renouveler au-dessous la couche de branchages de sapin, et la cabane ressembla à une véritable porcherie.
Pourtant il leur était impossible de passer leur temps sous leurs couvertures, comme ils l’eussent désiré ; le froid était inexorable et le poêle exigeait de fortes quantités de combustible. Leurs cheveux et leurs barbes devenaient hirsutes, et leurs hardes auraient rebuté un chiffonnier. Mais ils ne s’en souciaient pas. Ils étaient malades et personne ne pouvait les voir ; en outre, tout mouvement leur était pénible.
À tout cela venait s’ajouter un nouveau sujet d’inquiétude – la peur du Nord. Cette peur, fille à la fois du Grand Froid et du Grand Silence, était née dans les ténèbres de décembre, quand le soleil avait plongé pour de bon derrière l’horizon du Sud. Elle les affectait suivant leurs mentalités différentes. Weatherbee, en proie aux superstitions les plus grossières, faisait de son mieux pour évoquer les esprits des inconnus qui dormaient dans leurs tombeaux. Il s’y passionnait et il rêvait qu’ils sortaient du froid pour venir vers lui, se blottissaient dans ses couvertures et lui contaient les aventures et les tracas qui avaient précédé leur trépas. Il s’arrachait à leur contact en les sentant se rapprocher de lui et mêler aux siens leurs membres glacés ; et quand ils lui chuchotaient à l’oreille les secrets de l’avenir, la cabane retentissait de ses hurlements de terreur.
Cuthfert n’y comprenait rien, – car les deux compagnons ne se parlaient plus, – et lorsque ces cris le réveillaient, il ne manquait jamais de saisir son revolver. Puis il se mettait sur son séant, tremblait nerveusement, son arme braquée sur le dormeur inconscient. Il se figura que l’homme devenait fou et commença à craindre pour son existence.