Esquisses vénitiennes - Henri de Régnier - E-Book

Esquisses vénitiennes E-Book

Henri de Régnier

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Beschreibung

Un bouquet de textes enchanteurs sur une Venise bien oubliée, calme et silencieuse, dont l'auteur était un amoureux fervent. Il y séjournait régulièrement et nous emmène découvrir à sa suite des arrière-cours tapies au fond de ruelles labyrinthiques, des jardins improbables, des palais délaissés, assoupis dans une atmosphère dangereusement humide et salée. Le lecteur aura sans doute du mal à ne pas garder au fond de lui pour toujours ces évocations sensuelles, comme autant de souvenir ineffaçables de rencontres qu'il n'aura lui-même jamais faites. (Édition annotée)

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Esquisses vénitiennes

Henri de Régnier

Édition annotée

Fait par Mon Autre Librairie

À partir de l’édition du Mercure de France, 1920

https://monautrelibrairie.com

Couverture : Félix Ziem

__________

© 2020, Mon Autre Librairie

ISBN : 978-2-491445-51-5

Table des matières

Frontispice

L’encrier rouge

L’illusion

La clé

Le jardin bizarre

Le portrait

Les Zattere

L’éléphant

La tasse

L’écritoire

Le traghetto

La belle dame

Le caprice de Bettine

La commedia

Le stratagème

Palais à vendre

Le peintre

Le nain

Il palazzo

Le felze

L’hiver

Convalescence

La Brenta

Masques

Épigramme vénitienne

Frontispice

Sur l’eau verte, bleue ou grise

Des canaux et du canal,

Nous avons couru Venise

De Saint-Marc à l’Arsenal.

Au vent vif de la lagune,

Qui l’oriente à son gré,

J’ai vu tourner ta Fortune,

O Degana di Mare !

Souffle de l’Adriatique,

Brise molle ou sirocco,

Tant pis, si ton doigt m’indique

Fusine ou Malamocco !

La gondole nous balance

Sous le felze, et, de sa main,

Le fer coupe le silence

Qui dormait dans l’air marin.

Le soleil chauffe les dalles

Sur le quai des Esclavons ;

Tes détours et tes dédales,

Venise, nous les savons !

L’eau luit ; le marbre s’ébrèche ;

Les rames se font écho,

Quand on passe à l’ombre fraîche

Du Palais Rezzonico.

L’encrier rouge

À Mme Paul Barbier

J’ai sur ma table un encrier. C’est un encrier vénitien à la mode du dix-huitième siècle. Il se compose d’un plateau en bois, de forme ovale, et qui est peint d’une belle couleur vermillon. Une bordure de cuivre l’entoure, ajourée d’étoiles, et dentelée régulièrement. Entre les deux godets qui gardent l’encre à l’abri de leurs couvercles surmontés, chacun, d’une grenade, se dresse l’étui à plumes. Elles y enfoncent leurs becs d’oie et s’y tiennent en faisceau, les barbes en l’air. Devant elles s’arrondit une coupelle faite pour recevoir le sable à sécher, et où repose une minuscule cuiller destinée à saupoudrer sur le papier les caractères encore humides. Tout cela forme un assemblage qui n’a rien de bien beau, mais qui plaît aux yeux. Les miens y prennent un plaisir particulier. J’aime, dans le vernis brillant de ces menus objets, les reflets de laque rouge du plateau qui les supporte.

Souvent, comme aujourd’hui, après quelque dure séance de travail où ma main a fait des centaines de fois le trajet de la page à l’encrier, lorsque je sens mes doigts se crisper et mon bras s’alourdir, je m’arrête, et je m’amuse à considérer en rêvassant l’outillage familier qui est devant moi. La lampe l’éclaire de sa lueur. Il est tard. L’encre miroite en son double puits de cuivre. Hélas ! me dis-je en soupirant, parviendrai-je jamais à faire sortir de leur liquide obscurité l’Idée qui s’y cache comme une sombre ondine ? Ah ! que je voudrais voir ses pieds nus danser sur le papier, et y laisser la trace écrite de leurs pas !

Fasciné par la flaque opaque et sournoise d’où je me lasse d’attendre le miracle, je détourne mes regards vers les mignonnes grenades qui ornent les couvercles de mes boîtes à encre, de leur maturité luisante ! Closes et froides, n’ouvriront-elles donc jamais leurs flancs de métal ? Ne montreront-elles donc jamais leurs grains secrets ? Mais non, car elles sont là en façon d’emblème. N’enseignent-elles pas à l’écrivain qu’il doit renoncer à l’espoir de goûter aux fruits qu’il cultive ? De son œuvre, il ne voit que le contour, et ce n’est pas à lui qu’en sont réservés les pépins mystérieux. Le soleil qui fera éclater sa gloire ne luira pas pour ses yeux, et de la grenade merveilleuse, il ne connaîtra que le reflet dans le flot amer et noir où elle trempe et nourrit ses racines invisibles...

Assez rêvé ! Voici que j’ai repris ma plume. La phrase interrompue s’esquisse et se prépare dans ma tête. Vite, un dernier regard à mon écritoire ! Mais, qu’est-ce donc ? Je n’en ai pas encore fini avec lui. Quelque chose m’y attire encore ! Ah ! oui, c’est cette petite sonnette qui complète comiquement son attirail, tel qu’on le vendait aux gens en quelque boutique du Rialto1 ou de la Merceria2 de Venise ! Lorsque, rentrés chez eux après un tour sous les Procuraties3 ou sur la Piazzetta,4 les bons Vénitiens d’autrefois s’attablaient dans leur cabinet pour rédiger quelque missive, quand, après en avoir tracé les lignes à la plume d’oie, ils les avaient séchées avec une pincée de poudre colorée et qu’ils avaient scellé le pli de quelque emblème allégorique ou galant, ils portaient la main vers cette clochette. Et il fallait voir alors comme à son signal accourait le petit laquais chargé du soin des commissions et comme il décampait pour aller remettre le billet à son adresse, tandis que son maître, en attendant la réponse, reposait dignement la sonnette haletante sur le plateau de laque rouge où elle est encore à présent !

Car elle est là, mais à quoi servirait de l’agiter, maintenant ? Elle est sans usage, la pauvrette ! À quoi bon provoquer son tintement risible et grêle ? Que serait-il de son drelin démodé ? Il est bien peu de chose à côté du vibrant appel de nos timbres électriques qui transmettent nos ordres à travers les murailles, du haut en bas de la maison, et qui éclatent où il faut, brusques, tyranniques, et péremptoires à faire sursauter un sourd. Elle, la frêle clochette d’autrefois, il fallait pour qu’on l’entendît le silence des vieilles demeures et la paix des quartiers tranquilles ; il fallait le petit laquais tricotant sur la banquette du vestibule, et prêt à s’empresser au moindre grelot.

Tout cela elle le sait bien, d’ailleurs. Elle sait que le monde a changé et qu’elle n’a plus rien à faire dans le nôtre. Accroupie en sa robe jaune et ronde, sous laquelle elle couve timidement son battement inutile, elle se résigne et semble dormir. On dirait qu’elle attend que, par jeu, on vienne encore la réveiller. Elle guette la main du hasard, car je suis sûr qu’elle regrette le temps passé, son temps de bonne servante docile. Elle aimerait à quitter, fût-ce une minute, sa posture de fainéante, à entendre de nouveau, de l’œuf de métal qu’elle tient suspendu sous sa jupe arrondie, éclore la volée de son menu bruit domestique. Et pourquoi donc, après tout, n’obéirais-je pas à sa muette injonction ? Il y a des moments où nous comprenons l’esprit des choses, où nous consentons volontiers à leurs humbles désirs. Pauvre clochette, comme sa voix doit être faible et vieillotte ! Comme sa chanson doit être aigrelette et lointaine ! J’en ris d’avance.

J’ai ri. Ce n’est pas d’elle qu’il faudrait rire, mais de moi. Est-ce que je ne devrais pas laisser en repos, sur son plateau de laque rouge, cette ridicule petite personne au babillage tintinnabulant ? Au lieu de baguenauder ainsi, ne devrais-je pas bien plutôt tremper ma plume à l’encrier, en homme raisonnable qui sait le prix du temps et qui a une tâche à terminer, d’autant plus que je me sens, ce soir, l’esprit bizarre et inquiet. Et quoi de mieux que le travail pour dissiper ces anxiétés indéfinissables qui, à certaines heures, nous tourmentent... Essayons. Mais, malgré moi, ma main se tend. J’hésite une seconde. Soudain, vivement, comme quelqu’un qui a pris son parti, j’avance mon bras. Je la tiens. Je crois que mes doigts tremblent un peu. Le battement balancé a heurté la paroi sonore. Ding !!!

Un seul coup a tinté, bref. J’écoute. Au lieu de s’affaiblir et de s’éteindre, il vibre finement, longuement, obstinément. Il rôde dans l’air comme une abeille de son sortie de la minuscule ruche de cuivre jaune. Il rôde. Soudain, il m’entre dans l’oreille et pénètre dans ma tête. Là, au lieu de se poser, il tournoie, il vire, il bourdonne. Il grandit, s’enfle, s’augmente. Il résonne singulièrement ; il s’amplifie avec douceur, avec force. Il est allé éveiller quelque chose qui dormait au fond de ma mémoire. Il y ranime des échos endormis. Entre eux, ils s’appellent, se répondent, se mêlent, s’unissent en une harmonie grave et lointaine. Ils m’emplissent, débordent, m’environnent. Toute la chambre est comble de leur rumeur. Et je la reconnais, cette rumeur qu’a suscitée en moi le branle de la petite clochette, et voici que, les yeux fermés, le cœur ému, je m’abandonne à son sonore enchantement.

Et je vous reconnais, cloches délicieuses et diverses, cloches de Venise, cloches de bronze, d’or et de cristal que j’ai tant de fois entendues, vous qui, du haut des campaniles, retentissez chaque jour dans l’air marin et dont les voix descendent sur les campi5 déserts, chantent au tournant des calli6 étroites, se répercutent à l’angle de rii,7 ô vous, cloches vénitiennes, cloches de San-Marco et de la Salute, cloches des Frari8 et de Sans-Giovanni e Paolo, cloches des Gesuati et de San-Sabastiano, et vous, cloches de San-Giorgio Maggiore et de la Giudecca, cloches des îles de la lagune, vous qu’a ramenées jusqu’à moi votre sœurette minuscule, car c’est elle qui est allée vous chercher là-bas et qui vous a conduites ici pour que nous retournions ensemble vers la Ville divine que vous couronnez de votre guirlande sonore, vers cette Venise que voici encore une fois apparue à ma pensée, debout en sa grâce souveraine, en son manteau de lumière que nouent les mille rubans de ses canaux, et chaussée des patins noir et or de ses gondoles recourbées !

Et pourtant, je m’étais bien promis de fuir son obsédant pouvoir, mais, hélas, comment se garantir d’un si captieux sortilège ! Le charme en est si fort et si subtil que, lorsqu’on l’a ressenti, il vous possède à jamais. Cependant, n’ai-je pas tenté de m’en affranchir ? J’ai dressé devant ton image, Venise, d’autres images plus grandioses et plus éclatantes que la tienne ! J’ai même demandé aux terres barbares leurs visions brutales et mornes pour aveugler mes yeux et les rendre insensibles à tes attraits délicats. J’ai passé l’Océan pour t’oublier. J’ai erré dans les énormes cités du nouveau monde, pleines d’éclairs et de fumées, comme si la laideur était capable de nous distraire de la beauté ! Non. Aussi ai-je cherché d’autres beautés afin de les opposer à la tienne. Rome m’a offert ses ruines éloquentes et massives ; Florence ses merveilles élégantes et fortes ; Naples ses langueurs ardentes et molles. Aux pentes des monts de Sicile, j’ai vu des temples augustes allonger, au soleil couchant, les ombres triangulaires de leurs frontons. La Grèce m’a montré ses marbres illustres. J’ai gravi l’Acropole et monté les marches des Propylées. Je sais le nombre des coupoles que Stamboul arrondit sur le ciel entre les fûts de ses minarets et les pointes de ses cyprès. J’ai foulé le sol d’Asie. Au milieu d’une mosquée de faïence verte où se balancent des lampes suspendues coule, dans un bassin toujours plein, l’onde d’une fontaine intarissable... J’ai entrevu l’Orient. Dans les bazars sombres j’ai croisé les chameaux des caravanes. Devant moi, on a déroulé avec lenteur de longs tapis et fait luire brusquement des armes courbes. Des femmes voilées achetaient de l’essence de roses en des fioles étroites, et dont le verre même est parfumé. Du haut d’une terrasse, j’ai vu la plus belle des aurores se lever sur Damas. L’eau murmurait parmi les palmes... Au loin, le désert syrien étendait ses premiers sables. J’ai abordé à Chypre...