Portraits et souvenirs - Henri de Régnier - E-Book

Portraits et souvenirs E-Book

Henri de Régnier

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Beschreibung

Présentations d'ouvrages et d'écrivains, souvenirs de voyage, l'auteur nous offre, dans cette collection d'articles, un florilège de textes courts et denses, marqués du raffinement et de la bienveillante douceur qui le caractérisent. Émotions, découvertes, nostalgie, dépaysement... un grand moment de lecture.

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Portraits et souvenirs

Pour les mois d’hiver

Henri de Régnier

Fait par Mon Autre Librairie

À partir de l’édition du Mercure de France, Paris, 1913.

https://monautrelibrairie.com

__________

© 2021, Mon Autre Librairie

ISBN : 978-2-38371-010-3

Table des matières

Avertissement

Portraits et souvenirs

Laclos

Villiers de l’Isle-Adam

Figures romantiques

Lettres de poète

Au Luxembourg

Goncourt

Heredia

Théophile Gautier et José-Maria de Heredia

À propos de Mallarmé

Rentrées

Lectures d’été

Lucien Muhlfeld

Portrait d’amie

Un roman et un romancier

Le chemin de Tolède

L’homme qui a cru voler

Littérature patibulaire

« Sous le manteau vénitien »

Un homme d’ordre

Mon grand-père

Pour les mois d’hiver

Du Palais-Royal à la place Saint-Marc

Temps de Pâques

Jours de pluie

Propos d’automne

Goethe à Messine

Déplacement

Rapprochements

Humble sport

Une journée à Damas

Terre de moines

Souvenirs de Stamboul

Un vendredi à Constantinople

De Venise à Stamboul

Avertissement

Le public se passerait sans doute assez bien d’un ouvrage de cette sorte, qui n’est, en somme, qu’un recueil d’articles de journaux, mais l’auteur en a pour excuse un intérêt particulier que ce même public, j’en suis certain, lui concédera volontiers.

N’y a-t-il pas, en effet, pour l’écrivain, une espèce de point d’honneur à réunir ainsi des pages quelque peu improvisées et à se pouvoir prouver à soi-même que son travail, quoique hâtif, n’est pas tout à fait indigne, au moins, de sa propre estime ?

Ce témoignage qu’il recherche ne saurait être considéré comme un signe de vanité. Il le faut prendre simplement comme une marque du respect où il tient l’art qu’il exerce et qu’il se doit, en toutes circonstances, de pratiquer de son mieux. C’est ce sentiment qui est la raison d’être de ce livre. Qu’il lui serve d’introduction auprès du lecteur.

Portraits et souvenirs

Laclos

Il y a, au Musée de Versailles, un curieux pastel par Boilly. C’est le portrait d’un homme de cinquante ans, et qui a vécu. Sous la poudre, ses cheveux se gonflent en rouleaux au-dessus de l’oreille. Le visage est rond et plein, avec un air de finesse et d’attention. La singularité de cette figure, à la fois ironique, spirituelle et volontaire, est dans les yeux qui semblent, à mesure qu’ils observent, renfermer ce qu’ils ont vu sous un froncement très particulier des sourcils. Ce regard ne fait pas que regarder, il se souvient. Le personnage qui vous considère ainsi est un peu penché en avant. On dirait qu’il attend que vous ayez lu son nom gravé au bas du cadre. Approchez-vous. Vous êtes devant Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, général et romancier français, devant l’auteur des Liaisons dangereuses.

La fortune est imprévue. Laclos doit tout à ce livre qu’il a peut-être écrit par hasard, bien qu’il ait prétendu, comme il l’a dit ensuite, composer là un ouvrage « qui retentît encore sur la terre quand il y aurait passé ». Quoi qu’il en soit, Laclos, sans les Liaisons, ne serait pas le Laclos qui passionne encore aujourd’hui notre curiosité. Mêlé d’assez près aux événements politiques et militaires de son temps, il n’y a marqué sa place d’une manière ni très éclatante ni très mémorable. Son nom de soldat n’est lié à aucun nom de victoire et demeure indistinct dans le fracas des gloires républicaines. Il relève moins des historiens que des biographes. Cependant Laclos est célèbre.

Sa célébrité, il faut le dire, a je ne sais quoi de trouble et de suspect. On sait pourtant que Laclos fut un honnête homme. D’où lui peuvent donc venir ces rigueurs posthumes, sinon du fâcheux préjugé par lequel on rend l’écrivain d’imagination responsable du sujet de son œuvre, en l’identifiant, involontairement peut-être, aux personnages de ses fictions. C’est ainsi que M. de Valmont a fait tort à M. de Laclos, et que la postérité s’est montrée envers ce dernier à la fois injuste et favorable.

En effet, si elle a distingué les Liaisons dangereuses du fatras des récits libertins de l’époque, elle s’est souvenue trop longtemps que ce livre admirable avait pu être, à son heure, un mauvais livre, car, tant que les mœurs qu’il décrivait existaient encore, il pouvait contribuer à en répandre l’imitation. Il a donc fallu longtemps avant que l’ouvrage hardi et profond – que la reine Marie-Antoinette plaçait dans sa bibliothèque, relié à ses armes, mais sans qu’on eût osé indiquer au dos du volume son titre scabreux - reprît le rang littéraire auquel il avait droit et devînt une des plus élégantes et solides merveilles du roman français.

Celui qui eut le rare bonheur d’écrire ce chef-d’œuvre immortel et périlleux n’était point un auteur de profession. Né à Amiens en 1741, entré à dix-huit ans dans le corps du génie, qu’il quitta en 1778, ensuite secrétaire des commandements du duc d’Orléans, général de brigade en 1792, commandant l’artillerie de l’armée du Rhin, Laclos, malgré des services honorables, n’eût été qu’une figure secondaire de soldat, un personnage à talents et à projets, ce « grand Monsieur, toujours en habit noir » que le comte de Tilly se souvenait d’avoir vu rôder dans les salons du Palais Royal, s’il ne lui fût arrivé de vendre, le 16 mars 1782, à Durand neveu, libraire rue Galande, pour la somme de seize cents livres, un manuscrit intitulé le Danger des liaisons, qui fut publié, la même année, en quatre volumes in-douze, sous le titre à jamais fameux des Liaisons dangereuses.

Les Liaisons dangereuses, ou Lettres recueillies dans une Société et publiées pour l’instruction de quelques autres, tel est le titre complet de cet « ouvrage ou plutôt recueil » que le Rédacteur nous présente dans son introduction comme formé d’une correspondance véritable où l’on a changé les noms des personnes et des lieux avant de la livrer au public.

Il est bien certain qu’il ne faut voir dans la prétendue authenticité de ces lettres qu’un subterfuge et une précaution littéraires, mais ce procédé n’en est pas moins un indice intéressant des intentions de Laclos. N’est-ce pas un moyen d’avertir le public de la nature particulière de ce roman et de marquer son caractère de vérité ? Les Liaisons dangereuses veulent être un livre d’observation. C’est en ce sens que parle aussi l’épigraphe qui le précède, tirée de la Nouvelle Héloïse. « J’ai vu les mœurs de ce siècle et j’ai publié ce livre », s’écrie Rousseau ! Laclos va plus loin. Pour mieux établir son attitude d’observateur philosophe, il feint que son livre soit le produit involontaire et fortuit de certaines mœurs du temps. Elles y témoignent elles-mêmes de ce qu’elles sont. Laclos ne veut être que l’intermédiaire qui aide à mettre au jour ce terrible témoignage. Le hasard le lui a fourni et, destiné à demeurer secret, il en prend encore plus de force, de poids et de valeur.

Je crois que c’est bien de cette façon qu’il faut comprendre l’artifice dont s’est servi Laclos. Est-il donc besoin d’y voir un moyen de piquer la curiosité publique en laissant supposer, sinon que de telles lettres eussent été réellement échangées, du moins qu’il y avait dans ce qu’elles révélaient un « fond de vrai » et que, derrière le voile, on pouvait reconnaître des figures véritables et dissimulées ? Laclos était un esprit trop fin et trop avisé pour ne pas penser que les lecteurs chercheraient d’eux-mêmes ce « fond de vrai » que l’on veut toujours trouver à certains romans. À quoi bon provoquer le public à ce jeu des transparents ? N’est-il pas presque inévitable pour tous les ouvrages qui, comme celui de Laclos, dénoncent un aspect inavoué et exact des mœurs ? Il semble alors que la société, qui se sent atteinte dans ses petits mystères et ses coutumes clandestines par ces sortes de livres, ait l’instinct assez naturel de s’en défendre en en faisant ce qu’on appelle des livres à clé. Par là, elle réduit au particulier ce qui risquait d’être général. Elle diminue la portée du tableau en y dénonçant des ressemblances personnelles, et préfère, au lieu qu’il y ait des Valmont, qu’il n’y ait tout au plus qu’un M. de Valmont.

Par un détour assez singulier, cette tactique n’eut point, pour les Liaisons, l’effet attendu. L’accord ne se fit pas au sujet des héros réels de cette tragédie anonyme. Des listes coururent, mais elles se couvrirent d’assez de noms pour que cette diversité même prouvât que Laclos avait touché juste, puisque ses masques s’appliquaient à tant de visages et que ses portraits convenaient à tant de modèles.

Néanmoins, la tradition qui veut à l’origine des Liaisons dangereuses une histoire et des figures du temps a duré, mais au lieu de les chercher parmi les anecdotes illustres et les gens en vue, on a compris que l’on trouverait plutôt, comme point de départ à cet étrange livre, quelque aventure discrète ou quelque personnage obscur. On avait raison, et c’est ce que confirme une curieuse page des Mémoires du comte de Tilly où Laclos lui-même avoue qu’il peignit son Valmont d’après un ami de régiment, « jeune homme né spécialement pour les femmes », et que ce fut à Grenoble qu’il vit l’original de sa Merteuil en une marquise de L. T. D. P. M. Elle s’appelait Mme de Montmort, au dire de Stendhal, qui se souvenait de l’avoir connue, quand il était enfant, boiteuse, et qu’elle lui donnait des noix confites.

Laclos se serait donc servi d’originaux pour son roman. Ce procédé d’imitation est souvent familier aux romanciers qui ne le sont point de profession. Il est assez probable que Laclos eut recours à une sorte de calque qui lui fournissait le dessin vrai de ses figures. Il y ajouta les couleurs et les expressions, et ce fut, soutenu par cet appui solide à la réalité, qu’il put pousser ses personnages à l’extrême de leurs caractères, et même jusqu’à une certaine exagération systématique, sans leur enlever pour cela cet aspect de vie et de vérité qui rend si naturels à la fois et si typiques une Merteuil et un Valmont.

M. Le vicomte de Valmont est de bonne maison. Né d’aïeux qui se sont montrés au service du Roi et de l’État, il a hérité d’eux une âme, si l’on peut dire, militaire et diplomatique. Il aime la lutte et il aime l’intrigue. Changez les circonstances de sa vie, M. de Valmont eût sans doute été admirable où l’on se bat et où l’on négocie, aux camps ou aux ambassades. Mais M. de Valmont est oisif. Il est jeune, il est riche, il est actif. De quoi s’occupe-t-il ? D’amour. Plus exactement de femmes. Elles sont son métier et sa gloire.

Auprès d’elles il trouve l’emploi de ses qualités natives de hardiesse et d’habileté dont il n’a pas l’usage ailleurs. Aux femmes, M. de Valmont a réussi de suite. Aussi s’est-il vite lassé de celles qui ne demandent qu’à se donner. Il veut qu’on lui résiste pour avoir le plaisir de vaincre. Une défense à tourner ou à rompre l’amuse. Écoutez-le sur ces sortes d’affaires, qui sont sa grande affaire ; son langage est tout de tactique et de stratégie. Il ne s’y agit que de conquêtes, de sièges, de combats, à moins qu’on ne temporise et ne parlemente, et il s’agira alors de façons, de conduites, de détours. Il parle de triomphes, de victoires, de lauriers. Il se compare à un Alexandre, à un Frédéric.

Comme eux, il ne répugne à aucun moyen. Pourtant, il a ce qu’il appelle des principes, et qui lui font préférer ce qu’il nomme « les méthodes difficiles ». Qu’est-ce pour lui que l’Amour, et même le plaisir ? Il est vaniteux. Il n’est libertin et débauché que pour en tirer une vanité de plus, car il les a toutes. Ce sont elles qui le rendent audacieux, impertinent, prudent, cruel et impitoyable. Ce sont elles qui le font avoir des femmes, qui le font les perdre même, quelquefois par vengeance, quelquefois par intérêt, quelquefois par caprice, toujours pour donner de lui une image de puissance, de danger, une idée qui le distingue du commun.

Cependant ne se peut-il pas qu’on songe à résister pour de bon à un homme aussi périlleux que M. de Valmont ? Il l’a prévu. Aussi sait-il bien qu’il doit passer pour irrésistible, et il s’est mis en état d’obtenir à coup sûr ce qu’on pourrait vouloir lui refuser. Pour cela, il a sa figure, son esprit et le reste. De plus, il s’est préparé dès longtemps à toutes les conjonctures. M. de Valmont est un parfait comédien ; il est maître des expressions de son visage, du mouvement de ses gestes et du moment de ses larmes. Il en remontrerait également au policier le plus expert. Il connaît tous les stratagèmes, toutes les ruses et toutes les ressources. Il en a même inventé, car il se pique d’être nouveau. Il se plaint que les parents n’apprennent pas à leurs enfants les talents des filous, et qu’il ait dû faire son éducation lui-même. Voyez-le au château de Mme de Rosemonde, comme il arrête les correspondances, fouilles les secrétaires, retourne les poches, dérobe les clefs et en fait fabriquer de fausses ! Il y a en lui de l’escamoteur et du voleur. Il a de l’un la dextérité, de l’autre l’audace. Il rôde, la nuit, dans les corridors, en déshabillé, furtif et hardi, ombre redoutable, Éros nocturne qui a pris la lampe de Psyché pour s’en faire une lanterne sourde.

Avec cela, il est aimable. Dans le cercle, il est charmant, empressé, spirituel, attentif, quoiqu’il soit une tête bien occupée. La sienne travaille continuellement. Il combine, calcule, prévoit. Il se sent digne de lui-même. Il a le sentiment de sa célébrité.

C’est cette célébrité qui attire à lui Mme de Merteuil. Ils se prennent, se quittent, mais un lien a survécu à leur liaison. Il y a entre eux des ressemblances. Ils jouent le même jeu avec des cartes différentes. Tout ce qui illustre M. de Valmont perdrait Mme de Merteuil. Lui, il opère à découvert. Il est haï, mais on le craint. N’a-t-il pas l’art de distribuer également bien la louange et le ridicule ? M. de Valmont va la tête haute. Il n’est hypocrite que lorsqu’il lui convient. Mme de Merteuil l’est par une nécessité continuelle. Elle subordonne ses plaisirs à sa réputation. Elle est secrète et souterraine ; aussi ses succès ne se tournent-ils pas, comme ceux de Valmont, en vanité : ils se transforment en orgueil, si l’orgueil n’est qu’une vanité taciturne. La vanité de Valmont est qu’on parle de lui. L’orgueil de Mme de Merteuil est qu’on se taise sur elle. Cependant, quand elle a trouvé un confident en Valmont, elle s’épanche. Elle écrit alors la terrible lettre LXXXI où elle se livre, où elle explique le chef d’œuvre de sa conduite, où elle raisonne son caractère. Mais n’est-ce point se démentir que de s’avouer ainsi ? Singulier confesseur que M. de Valmont ! Vous ne connaissez pas Mme de Merteuil. M. de Valmont sera discret. Mme de Merteuil ne sait-elle pas un certain trait qui, s’il était connu, le forcerait à sortir du royaume ? Ah ! leur amitié est solide. Elle repose sur le seul point qui compte pour ces amis : un intérêt égal et réciproque. Et ils iront ainsi, côte à côte, jusqu’au jour où quelque événement fortuit les mettra face à face, et dénouera dans le sang et la honte leur hostile et dangereuse liaison.

De tels êtres ne sont pas seulement dangereux à eux-mêmes, mais à tous ceux qui les approchent. Il faut les fuir. C’est ce que veut démontrer l’œuvre de Laclos, car cet observateur est un moraliste. Cette préoccupation de moraliser se sent dans le dénouement, en quelque sorte, providentiel de son roman, dénouement plus complaisant que logique, et peut-être destiné à satisfaire davantage le public que l’auteur même. Quoi qu’il en soit de ses intentions, ce livre n’en reste pas moins un des plus surprenants de notre littérature romanesque. Le sujet en est trop célèbre pour que j’en veuille rien dire. Cent soixante-quinze lettres, dont quelques-unes sont admirables, l’exposent avec une ingéniosité merveilleuse. Il en résulte un chef-d’œuvre à la fois profond, spirituel et licencieux. Entre les deux grands portraits de Mme de Merteuil et de M. de Valmont s’y montre la touchante figure de la Présidente de Tourvel. Ses lettres à elle ont un accent de tendresse, de grâce et de passion. Elles sont le cri d’une âme ardente, délicieuse et faible. Leur charme est bien fort, puisqu’elles ont touché Valmont lui-même, car Valmont aima Mme de Tourvel. Il l’aima à sa façon et, si cette façon fut de la faire mourir en la sacrifiant sottement et bassement à sa vanité, cet amour, même cruel et gâté, ne nous empêche-t-il pas au moins d’éprouver pour Valmont la sorte de dégoût qui nous écarte de Mme de Merteuil ? Laclos a marqué cette différence. Il juge Valmont digne, malgré tout, du coup d’épée qui tue, tandis qu’il garde pour Mme de Merteuil la purulence qui défigure et la petite vérole qui laisse vivre. La mort, la maladie, le couvent, l’exil, telle est la fin de cet étrange livre de cynisme, de fourberie, de libertinage, de ce livre plein de « sentiments feints et déguisés », d’actions scélérates, de gaietés terribles, de maximes impitoyables, de ce livre qui est un des tableaux les plus noirs qui aient été peints d’une société, car si l’Innocence y est représentée, n’est-ce point par cette Cécile de Volanges naïve, sensuelle, pervertie et niaise ; si l’Honneur s’y montre, n’est-ce pas en la personne de ce petit sot de Chevalier Danceny ? Et ce n’est pas tout. Voici la bonté sous les traits de Mme de Rosemonde, impuissante à prévenir les maux qu’elle prévoit, et la Prudence sous la figure de Mme de Volanges, jouée et ridicule. Voici la Vertu. Elle emprunte le céleste visage de Mme de Tourvel, et elle n’apparaît que pour succomber.

C’est sur cette impression douloureuse que se terminent les Liaisons dangereuses. À la fin de leur édition de 1782, Laclos y annonçait une suite. Elle devait continuer les aventures de Mme de Merteuil et de Cécile de Volanges. Y aurions-nous revu aussi les autres personnages des Liaisons ? On ne sait. Leur réunion n’a pas eu lieu et c’est à nous de leur inventer des destinées. Celle de Laclos était de n’écrire qu’un seul roman. D’ailleurs, la société qu’il avait si brillamment dépeinte n’existait déjà plus dix ans après l’apparition de son livre. La Révolution avait fait du romancier un homme politique et un général d’artillerie. Mme de Volanges allait bientôt, sans doute, monter sur l’échafaud. Les portes du couvent qui renfermait sa fille allaient s’ouvrir au nom de la loi. Le Chevalier Danceny, revenu de Malte, pouvait rencontrer sur les bords du Rhin M. de Prévan et M. de Gercourt émigrés. Laclos ne pensait sans doute plus guère, parmi les fumées du canon et la rumeur des armes, à ces personnages imaginaires. D’Allemagne il passait en Italie. Ce fut là que Stendhal rencontra, un soir, à Milan, au théâtre de la Scala, celui qu’un rapport de police, qui nous est parvenu, qualifiait d’ « homme de génie, très froid et très fin ». Laclos mourut à Tarente en 1805. Sa tombe s’y voit encore. Il nous reste de lui un livre admirable et le portrait curieux dont je parlais tout à l’heure. Je ne le regarde jamais sans émotion ; il me semble que j’écoute grincer sur le papier la plume qui écrivit les Liaisonsdangereuses. C’est le bruit le plus vrai que Laclos ait laissé dans la mémoire des hommes, et l’avenir continuera toujours d’entendre le froissement d’acier que font, aux dernières pages des Liaisons, les épées, liées elles aussi, en leur rencontre mortelle, du Chevalier Danceny et du Vicomte de Valmont.

1912.

Villiers de l’Isle-Adam

On élèvera, un jour ou l’autre, à Paris, un monument à Villiers de l’Isle-Adam, et il est à souhaiter que le public lettré réponde à cet appel. Villiers de l’Isle-Adam fut un noble écrivain et ce ne sera que justice d’honorer sa mémoire. Mais, avant que le marbre ou le bronze dresse à nos yeux l’image de l’auteur des Contes cruels et de l’Ève future, ne me serait-il point permis d’esquisser brièvement celle qu’il a laissée dans mon souvenir et d’essayer un rapide portrait de celui qui fut une sorte de héros ?

Je dis héros, car il y eut de l’héroïsme dans sa destinée. Villiers, en effet, fut une protestation vivante contre l’esprit positiviste et réaliste de son temps. Dans la marée naturaliste qui submergea presque, à un moment, la pensée française, il demeura une des pierres qui opposa au flot son bloc indicateur. Il fut un des représentants de l’idéalisme.

Je le revois, comme il m’apparut, pour la première fois, un soir d’hiver, chez Stéphane Mallarmé. Le feu et la lampe brillaient doucement ; on causait, avec des pauses. Dans un de ces silences, le timbre de la porte résonna. Une draperie s’écarta, et l’on vit paraître un personnage singulier.

C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, de taille moyenne, presque trapu et vêtu de noir. Son visage aux traits effacés était terminé par une pointe de barbe à la royale. Le front, très haut et large, était surmonté d’une abondante chevelure grise. Les yeux clairs regardaient d’un regard à la fois aigu et distrait. Il y avait en tout ce survenant on ne savait quoi de mystérieux et d’inattendu. Il s’assit, rejeta d’une main fine une longue mèche de ses cheveux et parla.

Ce fut ce soir-là que j’entendis pour la première fois causer Villiers. Sa causerie était plutôt un soliloque, coupé d’arrêts, de rires brusques. Il était entré avec sa rêverie et la continuait à haute voix, je ne puis dire pour nous, mais devant nous, car il avait certainement oublié nos présences et nous assistions à l’étrange spectacle d’une pensée cherchant sa forme et son expression définitives, avec des nuances d’intonations et des ratures de paroles, à quelque chose comme une écriture orale, mimée, inquiétante et fugitive.

J’ai vu souvent se renouveler cette scène toujours surprenante, et je crois vraiment que personne ne manifesta pour son siècle un pareil mépris que Villiers, et pour ce dont s’enorgueillit faussement notre époque. Avec quelle ironie et quelle âpreté il en raillait les vaines et vaniteuses prétentions ! Et ce n’étaient point là griefs personnels contre un temps qui méconnaissait son talent, mais la révolte d’une âme haute. Ce que Villiers reprochait aux « modernes », c’était d’avoir tenté de supprimer dans l’homme ce qui constitue son patrimoine spirituel de Rêve, de Foi et de Croyance, pour le remplacer par le culte terrestre de l’Utile et du Réel aux dépens de l’Idéal.

Ce thème, qui était celui, le plus ordinairement, des conversations de Villiers, nous le retrouvons dans son œuvre, varié avec une incomparable virtuosité d’inventions comiques ou terribles, car tantôt il attaque « l’ennemi » de front et lutte avec lui corps à corps ; tantôt il ruse et l’attire en des pièges où se montrent toute sa laideur et toute sa bassesse. Il l’a incarné dans le personnage formidable et grotesque de Tribulat Bonhomet, qui représente ce que Villiers détesta en l’homme contemporain : ses prétentions à une fausse science, sa stupide infatuation de ce qu’il prend pour le progrès, et qui n’est que la diminution en l’humanité de ce qui faisait jadis sa noblesse. Tout cela c’est Bonhomet, Bonhomet qui se vante d’avoir « la physionomie de son siècle ! »

La haine de Villiers de l’Isle-Adam contre la Réalité est d’autant plus forte que son Idéalisme est absolu. Villiers, en effet, n’est pas idéaliste par cette sorte d’instinct qui porte certains esprits à rechercher parmi les apparences celles qui leur semblent satisfaire le mieux leur désir de beauté. Un pareil Idéalisme, tout relatif et que l’on appellerait plus justement de l’Idéalisation, consiste tout simplement à faire un choix dans la réalité. Celui de Villiers fut un principe sous lequel il considéra l’ensemble du monde. Il fut la condition fondamentale de sa pensée, le dogme même de sa philosophie.

Cet idéalisme n’était pas, pour Villiers de l’Isle-Adam, un simple jeu métaphysique, mais une foi et une doctrine. Ce fut en elles qu’il puisa son mépris de ce qu’il considérait comme l’erreur impardonnable, celle qu’il combattit avec une obstination vraiment héroïque ; mais on méconnaîtrait Villiers en ne le considérant que comme le critique et l’adversaire d’une tendance qu’il haïssait. Villiers ne fut pas seulement un ironiste acerbe et un satiriste aigu, son génie original et puissant fait aussi de lui un des esprits qui se sont élevés le plus haut dans les pures et aériennes régions de la rêverie. Il est dominé par deux besoins égaux. Le premier, d’exprimer son dégoût de la réalité vulgaire ; le second, d’y échapper en se créant au-dessus d’elle un monde fictif où elle se modifie et se transfigure. C’est ce qu’il a voulu signifier en dédiant à la fois un de ses plus beaux livres : l’Ève future, aux « rêveurs » et aux « railleurs ». Et ce fut ainsi qu’il vécut une vie double et singulière, ne se détournant de l’illusion magnifique qu’il poursuivait souverainement que pour sourire de ce que les hommes s’attachent à atteindre et pour les railler cruellement de leurs efforts, plus vains que la vanité même du but qui les provoque.

Aussi, l’argument décisif trouvé, le sarcasme lancé contre leur orgueil, retournait-il fièrement à ses songes hautains et solitaires, aux visions de ce monde intérieur dont il portait en sa pensée les décors et les héros imaginaires, et dont il gardait jalousement la clé merveilleuse et magique.

Le monde réel, dont cet audacieux esprit niait si hardiment la valeur et même l’existence, se vengea de son détracteur. Villiers de l’Isle-Adam connut la pauvreté et la misère. Il ne s’en étonna pas. Il n’était pas venu, des plages bretonnes où il naquit, pour demander à son siècle le bonheur ni la richesse. Ce qu’il désira peut-être ne pouvait être que la gloire. Il ne la connut jamais qu’en lui-même et n’en aperçut pas assez le reflet admiratif dans le regard de ses contemporains, mais s’il ne fut pas, de son vivant, glorieux comme il eût dû l’être, il le fut au moins dès le premier jour aux yeux des amis de sa jeunesse.

J’ai entendu souvent raconter par eux l’arrivée à Paris de ce « dernier des Chateaubriand ». L’impression fut unanime. Il donna à ceux qui le virent alors celle même du génie. Il en portait en lui les immenses projets et, si l’on peut dire, les nuées et les éclairs. Il avait publié déjà les deux drames Morgane, Elen, et préparait son Isis. En 1870, il fit jouer la Révolte, puis, pendant dix ans, il garda le silence.

Que fit-il durant cette période ? C’est là l’affaire des biographes. Ils excellent à ces sortes d’enquêtes d’outre-tombe ; ils y apportent des minuties d’archéologues et des perspicacités de détectives. Ils reconstituent une vie comme on exhume une médaille ou comme on retrouve une piste. Je ne me charge point de leur travail. D’ailleurs Villiers était mystérieux, même pour ses amis. Il disparaissait et reparaissait sans que l’on sût d’où il venait ni où il allait, et il rapportait de ces absences quelque rêverie étincelante ou quelque conte profond qu’il racontait, car il avait coutume de parler son œuvre avant de l’écrire, non pas tant par désir d’être écouté que parce qu’elle était tellement identifiée avec lui-même qu’elle était devenue comme son propre souffle et mêlée à sa voix et à son geste. Et c’était ainsi qu’il errait par le monde, tourmenté de songe, obscur et pauvre, lui qui était apparu jadis tout frémissant d’exaltation et tout impatient de renommée.

Car le désir de la gloire n’était pas seulement chez Villiers de l’Isle-Adam le désir de faire partager aux autres le sentiment qu’il avait de lui-même. La gloire était pour lui une obligation héréditaire. Descendant d’une antique race, né d’aïeux illustres, il se sentait comme leur débiteur du nom qu’ils lui avaient légué et dont il leur devait d’accroître à son tour la célébrité, et il rêvait d’ajouter à la main du dextrochère héraldique qui compose les armoiries de sa maison cette plume de fer dont parle Alfred de Vigny et qui n’est point « sans beauté ». Mais en attendant l’heure réparatrice, il peinait à travers la vie, en proie à ses plus dures exigences.

Ce furent les Contes cruels, parus en 1880, qui commencèrent à répandre le nom de Villiers. Les lettrés n’ignoraient pas qu’un admirable écrivain existait parmi eux, celui qui avait écrit la curieuse nouvelle de Claire Lenoir et le magnifique drame d’Axël, imprimés en des revues. En 1886, le public fut mis à même de mieux se rendre compte de la valeur de ce noble talent. Ce fut l’année de l’Amour suprême, d’Akédysseril et de l’Ève future. L’Ève future fit du bruit. L’isolement avait cessé. Une génération nouvelle saluait en Villiers un de ses maîtres, un des maîtres de l’Idéalisme.

Ce fut à cette époque que je l’ai connu, précocement vieilli, épuisé de corps, mais dans sa plus belle activité d’esprit. Il allait publier les Histoires insolites, il préparait une Adoration des Mages, un Vieux de la Montagne, un traité de la Connaissance de l’Utile. Mais la maladie et la mort étaient là. En août 1890, Villiers mourut. Avec lui disparaissait un grand poète, car, s’il écrivit rarement en vers, sa prose contient tous les rythmes et toutes les harmonies. Nul n’usa d’un style plus solennel, plus grave, plus subtil. Il crut à la vertu des mots. Il admit à la parole ce pouvoir divin que lui reconnaît Edgar Poe, le pouvoir de créer des mondes. Villiers s’en créa un et l’habita. Il en préféra l’Illusion idéale aux Réalités matérielles. Et la mort dut être facile à quelqu’un qui crut, comme Villiers, inébranlablement, à la seule vie de l’âme et qui, dans la certitude de son immortalité, disait ce mot si plein d’amertume et d’espoir en son ironie confiante : « Ah ! je m’en souviendrai de la planète Terre ! » Il n’y fut, en effet, qu’un passant dont le pas résonne longtemps dans l’écho et dont la trace ne s’efface point.

1909.

Figures romantiques

Je suis allé, l’autre jour, passer une heure chez M. de Balzac. Tous les Balzaciens, tous les amateurs de souvenirs, tous les curieux du Paris pittoresque connaissent la bizarre bicoque où habita, durant quelques années, l’auteur de la Comédie humaine. Elle est une des singularités de cette singulière rue Raynouard, qui aura été une des dernières rues provinciales du vieux Passy, peut-être celle qui résista le plus longtemps aux démolisseurs et aux bâtisseurs et qui, malgré leurs entreprises, conserve encore quelque chose de son aspect d’autrefois, avec sa chaussée caillouteuse, ses trottoirs inégaux, formés de gros pavés, et les façades basses qui la bordent et semblent surveiller le rare passant, de leurs fenêtres soupçonneuses et de leurs lucarnes sournoises.

C’est derrière une de ces façades que se dissimule le pavillon qui servit de refuge au romancier et que les admirateurs de Balzac s’ingénient à sauvegarder. Il est situé en contre-bas de la rue Raynouard et, pour l’atteindre, une fois la porte de l’immeuble franchie, il faut descendre deux étages jusqu’à la terrasse sur laquelle il s’élève, au milieu d’un bout de jardin. De là, on domine l’étrange et capricieuse rue Berton, qui monte du quai à la crête de Passy et, avant d’y arriver par des zigzags rocailleux, passe devant l’ancienne maison de santé du docteur Blanche.

Certes, il ne faut pas s’attendre à la retrouver, cette maison de Balzac, absolument telle qu’elle était lorsque le grand écrivain l’habitait. Si le décor extérieur n’a pas changé et si son pittoresque demeure intact (pour combien de temps, hélas !), la disposition intérieure des lieux a été quelque peu modifiée ; néanmoins l’atmosphère balzacienne s’y respire encore, grâce aux nombreux et intéressants souvenirs que le zélé conservateur de ce logis, M. de Royaumont, a su y réunir. Parcourez les pièces qui composaient la modeste demeure où le grand Balzac s’était retiré, loin des tracas et des bruits de Paris et où ne le visitaient guère que les personnages créés par sa prodigieuse imagination, vous y verrez un assemblage déjà important de gravures, de publications, de documents concernant la Comédie humaine, et un certain nombre d’objets ayant appartenu à son auteur. Voici, par exemple, un fauteuil dans lequel il s’est assis, voici une petite veilleuse en porcelaine marquée à son chiffre, reliques précieuses et qui nous aident à évoquer la présence de celui dont un moulage nous montre la main puissante, et qui semble à peine détendue du formidable labeur de la plume qui la crispa, durant tant de nuits, sur la page géniale et raturée.

Mais ce n’est pas tout et la maison de Balzac a mieux encore à nous offrir. Venez, penchez-vous sur cette vitrine, vers cet écrin ouvert dans lequel miroite comme un fragment de miroir terni. Vous vous reculerez, ému et stupéfait. C’est Honoré de Balzac lui-même qui vient d’apparaître à nos yeux, dans l’admirable daguerréotype où il est présent avec une extraordinaire réalité et une surprenante intensité de vie. Avec quelle précision merveilleuse cette mince plaque de verre a conservé son image ! Derrière cette vitre magique, Balzac vous considère. Il est là, lointain et proche à la fois. Il semble que vous n’auriez qu’à briser cette barrière fragile et transparente et, soudain, grandi et vivant, Balzac surgirait dans la chambre et vous le verriez se précipiter vers la table et l’encrier, pour reprendre et continuer, dans cette demeure tout à coup pleine de lui, son œuvre énorme et interrompue.

Je connais à peu près tous les portraits de Balzac, ceux que l’on a faits de lui de son vivant, ceux que l’on a imaginés d’après son génie, mais aucun ne m’a produit la même impression que cet humble daguerréotype du petit musée de la rue Raynouard. Et cependant ce n’était pas pour revoir cette mystérieuse et troublante effigie que j’étais venu, l’autre jour, à Passy. Non, ce jour-là, Balzac accueillait une Ombre amie, une Ombre charmante et légère pour laquelle nous lui demandions sa protection, car je n’étais pas seul à assister à cette entrevue imaginaire. Tous ceux qui en étaient les témoins souhaitaient comme moi que cette ombre errante et chère se solidifiât dans le marbre ou dans le bronze, et c’était pour chercher les moyens de réaliser ce vœu que nous nous étions retrouvés là, chez Balzac, et que nous y avions amené avec nous ce doux Gérard de Nerval, dont nous aimerions à glorifier la mémoire en lui élevant un modeste monument.

Que le public partage ce sentiment qui nous a fait former un comité en vue de rendre hommage au délicieux écrivain que fut Gérard de Nerval, je n’en doute point, non plus qu’il ne nous aide à mener à bien un projet dont l’initiative revient à M. P.-N. Roinard, et dont M. Paul Fort a accepté de prendre en main la conduite. M. Paul Fort, qui a été élu Prince des Poètes, ne peut inaugurer plus dignement son principat qu’en se vouant à la tâche d’honorer en Gérard de Nerval la poésie même, en dehors de toute formule et en toute son indépendance.

Gérard de Nerval, en effet, fut surtout poète par sa qualité d’imagination et de sensibilité. Il vécut, si l’on peut dire, dans un continuel état d’esprit poétique, et sa prose lui servit à exprimer cet état aussi bien et même mieux que les vers. Les vers de Gérard de Nerval ne constituent pas, il faut le reconnaître, la partie la plus importante et la plus originale de son œuvre. Le volume qui les contient présente plutôt d’agréables esquisses que des ouvrages achevés. Je mets à part, bien entendu, l’admirable série de sonnets intitulés les Chimères, qui, dans leur obscurité et leur ésotérisme, s’illustrent de quelques-uns des plus mystérieux et des plus beaux vers de la langue française. Nerval, pour être poète, n’avait pas besoin des signes extérieurs de la césure et de la rime. Il l’était par le rythme élégant et souple de sa phrase. Il l’était, je le répète, par la qualité de la sensibilité et de l’imagination, par les idées et par les images – par sa vie même.

Rien de plus poétique, au plus pur sens du terme, que la vie de Gérard de Nerval. Personne ne vécut plus que lui d’illusions et de rêveries, dans un pareil détachement de tout ce qui n’était pas sa chimère. Il y avait en lui quelque chose de supraterrestre et d’ailé. Attiré par l’inconnaissable, il erra à travers son temps, de son pas incertain et léger. Parfois même, il s’envolait et se perdait dans les rues. Le savant et le bon docteur Esprit Blanche se chargeait de l’en faire redescendre. L’équipée, entreprise à la suite de quelque reine de Saba vers le royaume de l’Impossible, se terminait dans l’asile de la rue Berton. La dernière, hélas ! prit fin dans la rue de la Vieille-Lanterne.

Cette vie de Gérard de Nerval, avec ses alternatives de raison et de folie, ses grâces et ses bizarreries, a tenté les biographes et les psychologues. Nerval a été maintes fois étudié, des pages si vivantes de Théophile Gautier aux pages si documentées de M. Gauthier-Ferrières, et toujours il est sorti plus sympathique de ces épreuves. Sa correspondance, publiée par M. Marsan, avec de précieux commentaires, n’a fait qu’augmenter cette sympathie. Son œuvre, sa mémoire n’ont que des admirateurs et des amis.

Ses contemporains, Hugo, Gautier, Dumas, Arsène Houssaye, pour n’en nommer que quelques-uns, eurent pour lui une tendresse particulière. Tous reconnaissaient sa charmante bonté, son désintéressement absolu de tout ce qui n’était pas son rêve, tous furent touchés par la façon dont il mêlait la noblesse mélancolique de ce rêve aux hasards de son existence vagabonde. Ils admiraient en Gérard son constant souci d’ennoblir la réalité. Ils admiraient aussi en lui l’écrivain ingénieux et délicat, son sens de la légende et du mystère, sa compréhension, aussi bien que des plus subtils mouvements du cœur, des plus hautes spéculations de l’esprit. Et, tout en l’admirant, ils le plaignaient. Ils le sentaient frappé d’un mal incurable et singulier. Ils le regardaient passer avec une sorte de commisération attendrie. Nerval était l’enfant de bohême du romantisme, son enfant gâté, son enfant perdu...

Cette situation privilégiée, Gérard de Nerval l’a conservée auprès de la postérité. Dans l’âpre et malveillante révision que certains critiques ont entreprise, en ces dernières années, du romantisme, Gérard a échappé au dénigrement systématique qu’eurent à subir ses contemporains. Il a passé, pour ainsi dire, entre les mailles du filet. On n’a point osé toucher aux belles et fines ailes, diaprées de toutes les couleurs de la fantaisie, qui le portaient au-dessus de la terre. La renommée de Nerval est demeurée intacte. Elle a trouvé grâce devant les plus impitoyables.

Il est vrai, et c’est là sans doute l’explication de cette immunité dont a joui Gérard de Nerval, que son romantisme fut d’une qualité assez particulière. Certes, Gérard fut romantique par ses relations d’amitiés avec les principaux membres de l’école ; il le fut aussi par certaines de ses aspirations. Le traducteur du Faust de Goethe, l’auteur de Léo Burkhardt eut sa part dans ce mouvement, mais il possédait une originalité si marquée, une manière de penser et d’écrire si personnelle, qu’il ne se laissa jamais absorber par le milieu qu’il fréquenta. Du romantisme, il pratiqua surtout les chemins de traverse, soucieux de sauvegarder sa liberté d’esprit. Sa délicatesse, sa fantaisie, son goût ne s’accommodaient guère des couleurs violentes et des truculences de ton en honneur à l’époque.