1,89 €
Lorsque l'eau sacrée du Baptême eut fait de Clovis le vassal du Christ, il demanda: «Jusques à quand durera le royaume des Francs?» Saint Remi répondit: «Tant qu'y régneront la Religion et la Justice!» Ce n'est pas sans un sentiment vif de patriotique tristesse, que je rappelle cette parole prophétique du grand Évêque, à l'heure où, sur la terre de France, la foi chrétienne est officiellement bafouée, où la justice n'est qu'une arme hypocrite aux mains de la tyrannie, où l'abaissement de la Patrie Française apparaît comme l'inéluctable conclusion de la grande mystification révolutionnaire.
Il y aura bientôt un siècle qu'au nom de l'égalité, passant un niveau grossier et barbare sur toute grandeur et toute supériorité, la fausse démocratie a détruit l'antique hiérarchie sociale qui n'était pas la part la moins splendide du patrimoine de la Nation; comme si la véritable égalité n'était pas celle qui permet à tout ce qui est beau, noble et généreux de se produire, de s'épanouir et de monter! La Noblesse, en France, ne fut jamais une caste, c'est-à-dire une classe fermée; dans tous les temps, ses rangs furent libéralement ouverts au mérite, au talent, à la vertu, à l'honneur; elle constituait la plus magnifique récompense, à la portée même des plus humbles, et fécondait héréditairement, pour le bien de l'État, l'esprit de devoir, de dévouement et de sacrifice. Le bas orgueil des peuples démocratisés répugne aux distinctions transmissibles; mais, dans une société hiérarchisée, elles n'humilient pas plus que le soldat n'est humilié d'avoir des chefs.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Veröffentlichungsjahr: 2023
PAR
LE VICOMTE OSCAR DE POLIPrésident du Conseil Héraldique de France
La distinction la moins exposée à l'envie est celle qui vient d'une longue suite d'ancêtres.Fénelon.
1887
© 2023 Librorium Editions
ISBN : 9782385740450
Mon cher Ami,
Après avoir écrit l'Histoire Généalogique des Courtin, je conçus la nécessité de la faire précéder d'une étude aussi succincte que possible sur les vicissitudes de l'ancienne Noblesse, sur ce qu'on peut appeler l'envers de ses priviléges et de sa gloire. Le sujet était tentant, presque nouveau, n'ayant guère été qu'effleuré, il y aura bientôt deux siècles, par le comte de Boulainvilliers.
Comme le poëte, contentus paucis lectoribus, je ne m'attendais pas à ce que cette modeste étude méritât à son auteur des suffrages dont il s'honore. On a bien voulu me dire que, détachée de votre généalogie, elle pourrait servir à faire justice de plus d'un des préjugés et des mensonges accumulés contre la France d'autrefois par les pseudo-philosophes et les coryphées de la révolution. C'était faire, à mon patriotisme, à ma foi monarchique, un appel auquel je n'avais pas le droit de me dérober.
Voici donc cette Introduction. Souffrez que je vous la dédie, à vous dont les pères ont connu les amères vicissitudes de l'état de noblesse et se sont relevés brillamment, au soleil de Louis XIV, au prix du sang versé pour le Roi et pour la Patrie; à vous qui, fidèle à leurs saintes amours, à leurs généreuses traditions, à leur chevaleresque devise, Fortis et Fidelis, honorez ce qu'ils honorèrent et glorifiez ce qu'ils glorifièrent.
Vte Oscar de POLI.
Prophétie de saint Remi.—La fausse égalité.—Si la noblesse fut une caste.—La hiérarchie sociale.—Opinion d'un vrai philosophe sur les distinctions héréditaires.—La patrie et l'humanité.—Emulation féconde.—Contre la séduction des richesses.—Juvénal et Boileau réfutés.
Lorsque l'eau sacrée du Baptême eut fait de Clovis le vassal du Christ, il demanda: «Jusques à quand durera le royaume des Francs?» Saint Remi répondit: «Tant qu'y régneront la Religion et la Justice!» Ce n'est pas sans un sentiment vif de patriotique tristesse, que je rappelle cette parole prophétique du grand Évêque, à l'heure où, sur la terre de France, la foi chrétienne est officiellement bafouée, où la justice n'est qu'une arme hypocrite aux mains de la tyrannie, où l'abaissement de la Patrie Française apparaît comme l'inéluctable conclusion de la grande mystification révolutionnaire.
Il y aura bientôt un siècle qu'au nom de l'égalité, passant un niveau grossier et barbare sur toute grandeur et toute supériorité, la fausse démocratie a détruit l'antique hiérarchie sociale qui n'était pas la part la moins splendide du patrimoine de la Nation; comme si la véritable égalité n'était pas celle qui permet à tout ce qui est beau, noble et généreux de se produire, de s'épanouir et de monter! La Noblesse, en France, ne fut jamais une caste, c'est-à-dire une classe fermée; dans tous les temps, ses rangs furent libéralement ouverts au mérite, au talent, à la vertu, à l'honneur; elle constituait la plus magnifique récompense, à la portée même des plus humbles, et fécondait héréditairement, pour le bien de l'État, l'esprit de devoir, de dévouement et de sacrifice. Le bas orgueil des peuples démocratisés répugne aux distinctions transmissibles; mais, dans une société hiérarchisée, elles n'humilient pas plus que le soldat n'est humilié d'avoir des chefs.
«La gloire d'une antique origine, a dit un philosophe du XVIIIe siècle, est injustement traitée de chimère, et quand bien même elle seroit fondée sur un préjugé national, la politique serait intéressée à le perpétuer comme une erreur utile que le philosophe ne peut combattre sans déroger au titre de citoyen. Les distinctions accordées à la noblesse héréditaire sont fondées sur des motifs d'utilité et de justice. Le premier dont une race s'honore fut un citoyen utile. Ses travaux ne se sont pas bornés à procurer le bonheur et la gloire de son siècle; les générations suivantes en ont recueilli le fruit: c'est donc à la postérité à reconnaître dans les descendans de ses bienfaiteurs les services rendus à la patrie et à l'humanité. Ce principe d'équité, qui établit et qui justifie les prérogatives de la noblesse héréditaire, est encore un germe fécond d'émulation: quiconque a l'avantage de compter des aïeux illustres doit se croire engagé à marcher sur leurs traces. Son âme embrasée par les exemples s'élève sans effort au-dessus des obstacles et des périls. Les sentiers de la gloire, aplanis par ses ancêtres, ne lui offrent rien de pénible et de rebutant: tout homme naît imitateur et c'est dans ses aïeux qu'il aime à trouver des modèles. La prospérité d'un État est assurée lorsque les honneurs y tiennent lieu de récompenses, lorsqu'on n'y fait pas un vil trafic de son sang et de ses travaux, lorsqu'enfin les hommes en place sont assurés que leurs descendants jouiront de leur gloire. Cette idée est le plus fort rempart qu'on puisse opposer à la séduction des richesses; une nation est toujours florissante lorsque les citoyens sont persuadés que la reconnaissance publique est le plus bel héritage qu'ils puissent laisser à leurs enfants.»[2]
«Tout l'effort de ceux qui débitent ironiquement les satires de Juvénal et de Boileau contre la Noblesse ne peut prouver que deux choses: ou qu'un homme sans sens et sans droiture est indigne de la noblesse, ou qu'un Noble véritablement généreux doit imiter ses ancestres et marcher comme eux dans les voyes de l'honneur et de la vertu; mais ces deux vérités sont hors de contestation.»[3]
La civilisation féodale.—Le grand artisan national.—Balzac et Madame de Staël.—Royer-Collart et Viollet-Leduc.—La peine de naître.—Habitués de père en fils à se faire tuer.—L'envers des privilèges nobiliaires.—Cent ans bannière, cent ans civière.—Cadets de noblesse.—Labeur de restauration familiale.
Quand la civilisation féodale jeta ses premières lueurs, les idées morales de la grandeur, en se rattachant au nom, firent sentir le prix de la gloire héréditaire, et la Noblesse devint réellement une institution sociale. La féodalité, maintenant conspuée par l'ignorance et la mauvaise foi, fut le grand artisan de l'épanouissement national; Balzac a dit que ses ruines «sont sublimes et frappent aujourd'hui d'admiration les vainqueurs ébahis», et Mme de Staël a vu dans la féodalité «le chef-d'œuvre de l'esprit humain». Royer-Collart et Viollet-Leduc en pensaient de même, et ce sont là des autorités dont le jugement est d'un autre poids que certains préjugés et certaines diatribes. A les en croire, il semblerait que les Nobles n'eussent à peu près d'autre peine que celle de naître, et que le privilège de la naissance leur assurât immuablement la possession de grands biens, les richesses, les jouissances, les honneurs. Ils avaient le devoir d'aller à la guerre pour les autres, et c'était bien quelque chose que de faire de sa poitrine un rempart au Roi et à la Patrie; mais, comme disait un bon paysan d'autrefois, ne se doutant pas qu'il faisait le panégyrique du principe de la Noblesse, «ces gens-là étaient habitués de père en fils à se faire tuer!» A part ce léger désagrément, le gentilhomme, entend-on dire, ne payait pas d'impôts, et ses hoirs recueillaient régulièrement la gloire et le bien paternels. Il ne pouvait perdre ses avantages que s'il dérogeait, en usurpant le fructueux privilège des non-nobles, c'est-à-dire en se livrant au négoce.
Comme il en faut rabattre lorsque l'on étudie, ses titres en main, les fastes d'un lignage chevaleresque! Combien d'amères vicissitudes dans son histoire! Combien de déboires, de brisements, d'écroulements souvent irrémédiables, sont le lamentable dénouement de la plupart de ces pages épiques! La décadence par l'appauvrissement, puis la déchéance, telle fut pour maintes races illustres, traditionnellement prodigues de leur bien et de leur sang, la récompense ordinaire de l'héroïsme chevaleresque, du loyalisme royaliste, de la piété patriotique. Le bon sens populaire,—une autre ruine du passé,—avait traduit ces fatales alternatives de grandeur et de fléchissement dans un adage expressif et poignant: «Cent ans bannière, cent ans civière!»
Encore étaient-ce les plus heureux parmi les bannerets, ceux qui, après un temps d'épreuves plus ou moins prolongé, parvenaient à reconquérir la fortune et la noblesse; mais combien ne se relevaient pas! Au cours de cette étude, on verra les cadets de noblesse, les «juveigneurs d'aînés»[4], et souvent les aînés mêmes, abdiquant leur onéreux privilège, se réfugier dans les villes, s'agréger à la bourgeoisie et chercher dans le trafic les moyens de redorer leur vieux blason. Deux, trois générations se consacraient à cet âpre labeur de restauration familiale, que consacraient des lettres royales de relief de dérogeance. Parfois les anciens titres s'adiraient, le souvenir même de l'extraction noble se perdait[5], et c'était par les charges d'échevinage ou par l'exercice des professions libérales que se recouvrait d'abord la noblesse personnelle, puis la noblesse héréditaire.
Homère et Bayard.—L'honneur.—La Croix ou l'Épée.—Soldats de Dieu ou du Roi.—Esprit de sacrifice.—Honneur triomphe de tout.—Défense du sol national.—Bien vivre et bien mourir.—Pierre d'Origny.—Le comte de Saint-Pern.—Chant du départ pour la croisade.—Du Guesclin et Bayard.—La doulce France.—L'envers de la gloire.
Homère, voulant peindre d'un trait un guerrier de grande race, dit de ce preux qu'il était «sans peur et sans reproche»[6]. Trois mille ans après le poëte de l'Iliade, Bayard héritait cette immortelle devise, dont l'origine, on le voit, remonte aux âges héroïques. Ce fut la devise de la chevalerie de France; après Dieu, l'honneur fut son dieu. La Croix ou l'Épée, tel était le dilemme de la vie dans les premiers temps de la féodalité; tout homme était prêtre, moine ou guerrier, c'est-à-dire soldat de Dieu[7] ou du Roi. L'esprit de sacrifice germait en pleine terre, au grand soleil de l'Honneur, et l'on ne croyait jamais avoir assez fait pour son Dieu, pour son Roi, pour son pays. «Honneur triomphe de tout!» disait une vieille devise, purement française celle-là. Tous les rouages de l'organisme féodal tendaient au même but, à la défense du sol national, ad defensionem patriæ[8], traditionnellement[9] considérée comme la loi la plus sainte après celle de Dieu, et la Noblesse, «habituée à se faire tuer», était le rempart vivant de la Patrie. La volonté du sacrifice, l'ambition d'un glorieux trépas l'animaient héréditairement; c'était l'enseignement des pères à leurs fils, des vieillards aux jeunes, des Rois aux peuples. Lisez cette épitaphe d'un chevalier du XVIe siècle, Jehan de Meaux[10]: «Le premier degré à la vertu est de naistre de parens nobles et pleins de mérites, mais le plus asseuré chemyn de la vraye gloire est de bien vivre et de bien mourir[11].» Lisez encore ces lignes si chrétiennes et si patriotiques par lesquelles, en 1578, Pierre d'Origny termine son Hérault de la Noblesse Françoise: «Faisant ainsy..., tu auras faict acquest singulier de Noblesse, non seulement pour toy mais pour ta postérité travaillant en mesme imitation généreuse, afin que d'un si grand et seul bien proposé en ce monde à ce pauvre homme terrien, le fruict en redonde à la gloire de Dieu, service du Roy et repos du pays.» Quand le Roi confère à des Français la noblesse ou quelque titre de dignité, les lettres patentes stipulent que c'est «afin que laissant à la postérité des marques de leurs mérites, leurs successeurs, incités d'une juste émulation, fassent gloire de sacrifier leurs biens et leurs vies pour la deffense et conservation de l'Estat.[12]» Et qu'importait la vie en regard de l'honneur? Sous Louis XV, dans une bataille, le comte de Saint-Pern voit son régiment ébranlé par une volée de boulets: «Eh bien! quoi, mes enfants, dit-il tranquillement, c'est du canon! Cela tue, et voilà tout!» Parole sublime, digne des temps épiques où les croisés, vaincus, traînés en captivité, menacés des plus affreux supplices, oubliaient leur effroyable misère pour jeter vers le Ciel la sainte prière d'Ézéchias: Domine, salvum fac Regem! Et quel dédain superbe de la vie dans ce chant du départ pour la Terre-Sainte: «Celui de nous qui mourra pourra dire à Dieu: Si tu es mort pour moi, ne suis-je pas mort pour toi?» Pas un de ces rudes guerriers qui ne tombât, comme plus tard Du Guesclin et Bayard, en recommandant à Dieu son âme, son prince et sa patrie. Leur fin glorieuse avivait, grandissait l'auréole de leur lignage, et les fils la consignaient avec un légitime orgueil dans les actes[13]. Ceux des croisés qui revirent «la doulce France», couverts d'indulgences, de lauriers et de dettes, durent la plupart aliéner leurs domaines pour payer leur gloire[14].
Appauvrissement et dépopulation de la Noblesse.—Chevaliers pleuvent.—Magnanime mot d'ordre.—Morts au lict d'honneur.—Rallye au Roy!—Etats Généraux de 1483.—La république et la chose publique.—Vive qui vainque!—Les casaniers.—Dégradations de noblesse.—Sully et sa chevalerie d'honneur.—Louis XIV et la croix de Saint-Louis.—Ils se battaient pour nous!
Ce qui, dans l'histoire de la chevalerie de France, est plus frappant encore que son appauvrissement jusqu'à la ruine, c'est son amoindrissement numérique, sa constante dépopulation. Dans les vieux cartulaires, à partir du XIe siècle, les chevaliers abondent, «chevaliers pleuvent», comme disait la devise des sires de Chauvigny; puis, progressivement, ils se raréfient; les guerres saintes ont dévoré les seigneurs et les fiefs; les survivants, à quelques-uns près, ne sont plus assez riches pour tenir le rang de chevalier; trois cents ans de batailles contre les Anglais, puis la fureur des guerres de religion, achèvent l'œuvre d'extermination, de spoliation, de dénobilisation. A Crécy, à Poitiers, à Cocherel, dans les champs d'Azincourt, le sang des chevaliers coula jusqu'à l'épuisement; telle bataille faucha presque toute la Noblesse d'une province[15]; mais les traditions d'honneur et de sacrifice ne mouraient pas; elles se transmettaient de génération en génération comme un magnanime mot d'ordre; Bayard, tué à Rebec, était fils, petit-fils, arrière-petit-fils, neveu, petit-neveu de gentilshommes «morts au lict d'honneur». Tant que l'on pouvait, on servait, on sacrifiait la fortune et la vie avec une généreuse obstination, en disant la devise des Montesson: «Rallye au Roy!» Le Roi! auguste et prestigieuse incarnation de la majesté, de la grandeur et de la pérennité de la Patrie française, dont la Noblesse était, je l'ai dit, le premier et le vivant rempart; vérité que proclamèrent les États généraux du Royaume, assemblés à Tours en 1483: «L'estat de Noblesse est nécessaire à la tuition et garde de la république, car c'est le nerf et la force du Royaulme.» La république, en ce temps-là, c'était la chose publique; ce n'est plus, hélas! la même chose. Aux États généraux de 1589, il fut demandé «qu'on restablist la chevallerye, comme la seule institution capable de réprimer les désordres du Royaulme[16].» C'est que non seulement les rangs de la Noblesse apparaissaient décimés, mais le désordre des choses fomentait l'indécision, le découragement, et plus d'un gentilhomme se tenait à l'écart des luttes, prêt peut-être à crier comme en Italie: «Vive qui vainque!» Un arrêt de la cour des aides, donné à Tours en 1593, déclara roturiers les nobles qui n'allaient pas à la guerre[17], tant le nom de noblesse était synonyme de service militaire, et cette affirmation se retrouve, en 1596, dans les remontrances des trois ordres du bailliage de Loudunois, aux États généraux de Rouen: «Les cazaniers et qui auront demeuré en leurs maisons sans avoir faict service à Sa Majesté seront déclarez roturiers et dégradez de noblesse, paieront une somme de deniers à Sa Majesté pour avoir manqué à leur debvoir et [seront] doresnavant taillables[18].» Deux ans avant la mort d'Henri IV, Sully pensait rendre à l'État sa splendeur et sa force par la création d'une chevalerie d'honneur[19]; patriotique conception que devait réaliser le génie de Louis XIV; et l'on sait quels miracles de vaillantise enfanta le noble appât de la croix de Saint-Louis[20].
Ainsi noblesse était synonyme de «service de guerre»; le gentilhomme se devait en tout temps, à tout âge[21], à la défense du pays, et c'était, on le verra, une charge grandement en disproportion avec ses avantages honorifiques; le culte des traditions et la passion de l'honneur pouvaient seuls la rendre supportable. «Nos nobles! disait avec un tendre orgueil un paysan de l'héroïque Vendée. Ils se battaient pour nous!»—Cela, c'était leur devoir et leur droit, c'était l'honneur!
L'Impôt du sang.—Héroïsme de la vieille France.—Le sang bleu.—Fourmillement de héros.—Le marquis de Gesvres.—Le maréchal de Choiseul.—Onze Fautrières tués dans les guerres de Louis XIV.—Treize frères tués à Azincourt.—La folie de l'honneur.—Le duc de la Feuillade.—Les comtes de Chabot et de Frotté.—Noblesse oblige.—Tout son sang à sa patrie!
D'Hozier a laissé sous ce titre, L'Impôt du sang, ou La Noblesse de France sur les champs de bataille, un manuscrit que Mr Louis Paris a publié, en 1874, non sans avoir longuement essuyé le mauvais vouloir du gouvernement impérial; comme si les Napoléons eussent appréhendé que leur jeune gloire ne fût éclipsée par ce colossal témoignage de l'héroïsme de la vieille France! L'œuvre de d'Hozier a formé six volumes in-octavo, et l'on peut dire que le «sang bleu» y coule par torrents. Pourtant ce recueil est outrageusement incomplet; ce n'est rien que la compilation du Dictionnaire de la Noblesse, de La Chenaye-Desbois, et de l'Histoire des régiments, de M. de Roussel; le compilateur y a pris note des blessés et des morts, et c'est tout. Il faudrait plus de vingt in-folios pour composer la simple nomenclature des gentilshommes dont le sang coula pour la défense de la civilisation chrétienne et de la patrie, depuis les croisades jusqu'à nos temps. Toutefois la compilation en question constitue un éblouissant panégyrique de la valeur, du patriotisme et de l'esprit traditionnel de la Noblesse. Ce fourmillement de héros saisit l'âme d'une orgueilleuse admiration et d'une généreuse envie; ici, c'est le marquis de Gesvres, mourant, au siège de Thionville, de sa trente-neuvième blessure; là, Charles de Choiseul, dont le bâton de maréchal représente vingt-deux blessures, quatre-vingts sièges ou batailles, et ses trois fils, tués à l'ennemi. Onze frères du nom de Fautrières périssent dans les guerres de Louis XIV[22]; quand l'aîné tombe, le suivant, comme au temps des croisades, part et va prendre sa place. Les treize fils aînés de Gervais Auvé et de Guillemette de Vendôme meurent à Azincourt[23]. Et voilà comme quoi les Nobles n'avaient d'autre peine que celle de naître! Ils avaient bien aussi celle de mourir, et de se ruiner, ces hommes atteints de l'incurable folie de l'honneur, comme les croisés aliénant leurs terres pour aller au secours de la Terre-Sainte, comme les ducs de Berry et de Bourbon[24] vendant leurs domaines pour aller au secours du Roi, comme La Feuillade volant au secours de Candie avec trois cents gentilshommes équipés à ses frais. «Mieux on est né, disait le comte de Chabot à son jeune neveu, l'illustre Louis de Frotté, mieux on est né, plus on a d'obligations à remplir dans la société, et plus on doit de sacrifices au Roi et à l'État[25].» Belle paraphrase du dicton populaire: Noblesse oblige! «Mon père, dit le comte de Puisaye[26], avoit pour principe qu'un gentilhomme devoit tout son sang à sa patrie pendant la guerre, mais qu'une vie indépendante et employée à se rendre utile à ses concitoyens et à faire le bonheur de ses vassaux, quand sa fortune lui en donne les moyens, est celle qui lui convient à la paix. Cette opinion était alors partagée par beaucoup de seigneurs assez riches pour se passer de grâces et de faveurs, et trop fiers pour acheter par le sacrifice de leur indépendance une élévation factice, à laquelle ils attachaient peu de prix.» Je pourrais multiplier les citations; aucune ne serait plus éloquente, plus probante que ce mot du comte de Puisaye: «Tout son sang à sa patrie!» Il résume magnifiquement l'histoire et l'esprit de la Noblesse française.
Officiers d'emblée.—Stage militaire.—François de la Noüe Bras-de-fer et les Ecoles militaires.—Gentilshommes simples soldats.—La Vernade, Beauharnais, Praslin, Rohan, Dampierre, La Guiche, Biron.—Marc Courtin.—Le Tiers-État, séminaire de Noblesse.—La révolution et les privilèges.—La terre aux paysans.—Les naufrageurs.—In sudore sanguinis.
Un préjugé très répandu, c'est que tout noble était officier d'emblée; pas plus, cependant, que de nos jours, un Saint-Cyrien. Le stage militaire était aussi rigoureux autrefois qu'à présent. Avant l'institution des Écoles militaires, réclamée dès 1580 par François de la Noüe[27], les jeunes gentilshommes l'accomplissaient aux XIVe et XVe siècles, sous la conduite des chevaliers ou des écuyers; plus tard, dans les compagnies d'archers, puis dans les régiments. Une ordonnance du 30 septembre 1668, rendue par Bouchu, intendant de Bourgogne, appelle à faire les preuves de leur noblesse les gentilshommes alors au service du Roi comme «simples soldats de cavallerye ou d'infanterye»[28]. En 1641, Jean de la Vernade est cavalier au régiment de Sirot[29]; en 1673, Mr de Beauharnois, cavalier au régiment des Fourneaux; Mr de Praslin, cavalier au Régiment Royal; Mrs de Rohan, de Renouard, de Cochefillet, de Dampierre, de la Guiche, cavaliers au régiment Royal-Wallon[30]; en 1693, Mr de Biron, cavalier au régiment de Girardin, et Mr de Praslin, au régiment de Florensac[31]. On trouvera, dans cette histoire généalogique, Marc Courtin, mort brigadier des armées du Roi, servant d'abord comme simple soldat[32]. On verra plus loin ce qu'il faut penser de cet autre préjugé que les nobles seuls pûssent parvenir aux grades. Et quand il en eût été ainsi, les rangs de la Noblesse n'étaient-ils pas ouverts au mérite? Encore une fois, elle ne constituait pas une caste, la caste étant exclusive, «mais une classe de familles illustres dans laquelle chacun pouvait aspirer à se faire admettre, ou à faire admettre ses enfants; d'où l'adage ancien: Le Tiers-Estat est séminaire de Noblesse[33].»
La révolution se glorifie de la suppression des privilèges, c'est-à-dire qu'elle a lésé toutes les classes, car chacune avait les siens: la bourgeoisie, le privilège du commerce; les travailleurs, le privilège de rester à leurs travaux et de ne payer pas l'impôt du sang. La révolution a dit au peuple qu'elle supprimait des barrières, quand elle supprimait les échelons par lesquels les citoyens de la condition même la plus modeste pouvaient, le mérite aidant, monter jusques à la cîme sociale[34]. Elle a, tout au contraire, dressé des barrières à peu près infranchissables pour la masse du peuple, parqué désormais dans son milieu comme dans une galère; elle lui donne à ronger l'os de la prétendue gratuité de l'enseignement primaire; mais l'élévation croissante du niveau des études supérieures creuse entre le peuple et les privilégiés de l'instruction un fossé dont les ouvriers intelligents perçoivent seuls la largeur et la profondeur. La révolution les a même dépouillés des avantages qui découlaient de l'association corporative, et qu'elle n'a compensés par rien.