Essai historique sur les moeurs et coutumes de Marseille au dix-neuvième siècle - François Mazuy - E-Book

Essai historique sur les moeurs et coutumes de Marseille au dix-neuvième siècle E-Book

François Mazuy

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Extrait : "C'était en 1800 ! La République une et indivisible, après avoir été partagée en cinq Directeurs, et divisée en un nombre infini de partis, venait de succomber sous les coups tant soit peu brutaux de l'un de ses fils qui n'avait rien trouvé de mieux pour se payer de ses victoires, que de faire sauter les représentants du pays et la Liberté par les fenêtres du château de Saint-Cloud."

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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Introduction

Un des plus grands malheurs pour la réputation de Marseille, est ce qui fait la gloire et l’orgueil des autres villes d’Europe, c’est-à-dire de se trouver placée dans la plus belle position du monde.

Frontière de l’Italie de la Turquie et de la Grèce, elle est condamnée à voir abonder dans son sein, chaque année, toutes ces collections plus ou moins nombreuses d’hommes ennuyés, saturés de plaisir, qui, pour avoir quelque chose à raconter dans le courant de leur vie, vont promener leurs ennuis à Venise, à Constantinople, à Athènes, avec les mêmes sentiments qui les conduisaient au Bal Mabile ou au Jardin Turc. Malgré la conviction profonde qu’ont dans leur for intérieur ces Anacharsis de salon qu’ils vont seulement tuer le temps, ils ne manquent pas en partant de dire à leurs amis et connaissances, qu’ils vont faire un voyage presque scientifique, et que, surtout, ils leur rapporteront des relations amusantes sur cette Béotie française, qu’ils veulent bien avoir la bonté d’appeler la Provence. Les malles sont faites, le papetier du lieu leur a vendu des albums richement cartonnés, et les voilà partis dans une chaise de poste ouverte ou fermée suivant la beauté ou la rigueur de la saison. Malheur aux pays qu’ils vont parcourir, ils n’ont qu’à se tenir sur leur garde ; la bonté de leurs vins, le confortable des tables d’hôtes sera le baromètre de la civilisation ; si le rôti est brûlé, si le vin est vert, vite l’album s’ouvrira et les impressions découleront sur le papier avec la bonne foi du diplomate Russe ; le rôti est brûlé, le vin est vert, donc la ville est sale, les habitants grossiers, les monuments introuvables, les femmes laides, etc., etc. C’est d’après ce régulateur infaillible que les gastronomes touristes jugent ces imperceptibles graduations de races qui peuvent seules faire comprendre la différence des mœurs et des usages du Nord et du Midi.

Arrivé à Marseille, après avoir bu, mangé, dormi, fumé tout le long de la route, un pisteur payé pour mentir les conduit dans un hôtel ; ils s’y installent, et la vie de la grande route recommence en attendant le départ des paquebots-poste ; ils mangent, boivent, dorment, fument, en commençant à pester contre le mauvais tabac de Marseille, parce qu’il est convenu qu’on ne trouvera rien de bon, par la raison que nous dirons plus bas.

S’il pleut, le climat est malsain ; si le mistral souffle, le climat est exécrable ; si le ciel est bleu azuré pendant huit jours, la teinte en est trop monotone, ce n’est pas assez varié.

Nous n’avons pas besoin de nous occuper des travaux de ces messieurs pendant leurs courses lointaines ; sans doute qu’ils savent leur Byron, leur Jules Janin par cœur ; ils n’ont que la peine de copier ce qui est écrit, en y ajoutant deux ou trois épisodes qu’ils auront entendus raconter à bord, ou qu’ils inventeront si leur esprit est capable de cet effort.

Mais c’est quand le voyage est terminé, c’est quand la saison d’hiver ramène ces heureux mortels dans les riches salons de la capitale, qu’il faut entendre ces infatigables observateurs ; les vieux souvenirs de leurs aïeuls ne se sont pas effacés de la mémoire des petits-fils. Gare à Marseille ! Cette ville sera, comme autrefois, le bouc émissaire des Bougainvilles en chaises de poste ; les perroquets en paletots n’auront rien oublié de la leçon paternelle ou sempiternelle. Quelle ville atroce que Marseille ! Quel triste séjour ! Quelle population grossière rien à voir, rien à examiner, rien à admirer. C’est pitoyable ! Ces gens-là sont arriérés de plus de trois siècles. Ce n’est plus la France, c’est presque la Barbarie. Ne perdons pas de vue que, six mois après, ceux qui ont entendu ces observations saugrenues, tenteront le même voyage parce que c’est la mode, et ils arriveront à Marseille, persuadés qu’ils ne sont pas plus en France que s’ils se trouvaient aux bouches du Cattaro. Et c’est justice : leur petit amour-propre serait excessivement blessé d’avouer qu’ils ont été dupes des récits de leurs devanciers.

La deuxième classe des détracteurs de Marseille, se compose d’une espèce très dangereuse et très redoutée : ce sont ces voyageurs qui parcourent le midi de l’Europe par besoin ou par ordre.

Ce sont ces fabricants d’impressions, de mélanges, de voyages à vol d’oiseau, qui sont payés d’avance pour décrire tout ce qu’ils n’ont pas vu.

Ils voyagent par ordre, parce que Messieurs Gosselin, Levy et autres gros éditeurs de la capitale leur ont demandé du neuf, et surtout du pittoresque, et tout le monde sait que le pittoresque principalement, ne peut se trouver ailleurs que dans ces populations méridionales, où le compas parisien n’a pas encore rendu les habitudes uniformes.

Nous disons qu’ils voyagent par besoin, parce que les frais de route sont payés au tarif par la vente des longues observations qu’ils vont faire dans les chemins de fer et dans les cabinets des paquebots où les relie l’acquittement de la lettre de change que la mer exige de tous ceux qui, pour la première fois, veulent la parcourir.

Il est naturel que ces malheureux, condamnés à la peine d’écrire à perpétuité, ne peuvent pas séjourner longtemps dans les localités qu’ils sont chargés de décrire.

Les petites sommes qu’ils reçoivent pour écrire des petits volumes seraient promptement absorbées par des séjours prolongés.

Il faut que, semblables au marquis de Mascarille, ils sachent tout sans avoir rien étudié.

Or, voici ce qui arrive : un membre de la grande camarilla parisienne a recommandé un de ces grands faiseurs à un ami ; la lettre de recommandation est remise et le dialogue à peu près suivant s’établit :

– Monsieur, je suis excessivement flatté d’être votre cicérone dans notre pauvre ville ; mais, franchement, je suis honteux de n’avoir rien à vous montrer.

L’homme d’esprit fait un signe de tête qui équivaut à ceci : Je le savais d’avance. Le provincial continue :

– Nous sommes vraiment ici dans une Béotie, les bienfaits de la lumière du siècle ne nous sont pas encore parvenus.

Même signe affirmatif de l’homme d’esprit.

– Combien de temps, Monsieur, avez-vous à nous consacrer ?

– Hélas ! je puis disposer à peine de deux ou trois jours.

– C’est peu, mais une intelligence comme la vôtre, pourra suppléer au manque de temps.

Signe d’assentiment de l’homme d’esprit.

Sur ce, l’ami complaisant va chercher deux ou trois amis pour leur annoncer la bonne nouvelle ; on est aux anges, on va à la Réserve, et là, sans le vouloir, sans le savoir, ces bons Provençaux vont poser deux ou trois heures, entre les oursins et la bouillabaisse, devant le malin parisien. Les vins généreux de nos côtes chatouillent agréablement le cerveau de la petite académie ; on rit, on badine, on fait de l’esprit ; la pauvre ville est explorée avec cette profondeur de pensée qui distingue les rédacteurs du Charivari ; le parisien raconte ce que son grand-père lui a raconté, les amis, de race tant soit peu moutonnière, ne contredisent pas : ils comprennent que la vérité est une chose bien sèche, tandis qu’avec la critique, on donne un libre cours aux choses gentilles, même, au besoin, au calembour.

Et c’est grâce à ces renseignements mutuels, que la France a le bonheur de posséder une douzaine de relations de voyages dans le Midi, toutes aussi véridiques les unes que les autres.

Reste encore à décrire une troisième plaie qui, pour partir de plus bas, n’en est pas moins dangereuse. C’est ce que les Marseillais pourraient appeler le coup de pied de Lafontaine. Ce sont ces ouvriers roulants, persuadés, comme leurs compatriotes banquiers et écrivains, qu’ils vont explorer une nouvelle terre. Oh ! ceux-là, sont sans pitié ; le pain qu’ils mangent dans cette malheureuse cité est pour eux plein d’amertume ; ce ne sont que lamentations continuelles sur la perte de leur beau pays. On dirait des Polonais, des Hongrois, fuyant le knout sous le beau ciel de l’Asie ; ils ne se croient plus en France. Bonnes gens ! On le leur a dit si souvent, qu’ils ont fini par le croire. La nostalgie, cette terrible mère des illusions, fait danser toutes les nuits, dans leur cerveau, les beaux arbres de leurs immenses forêts, leur chaume couvert de paille, et leur soleil couleur de plomb. La Seine, la Loire, la Meuse et même la Creuse, sont pour eux autant de Jourdains qu’ils pleurent, qu’ils regrettent chaque jour ; ils seraient dans le cas de suspendre leur harpe aux saules de l’Huveaune ou de Jarret, si la mode de porter des harpes en voyageant n’était pas passée de mode depuis la captivité de Babylone.

Veuillez, pour bien vous éclaircir de ce fait, prendre la peine de suivre, un dimanche, un groupe d’ouvriers roulants. Voyez-les marcher devant eux sans but arrêté, sans cet espoir d’amusement qui se traduit en disant : Nous allons là… Là, des amis nous attendent ; là, nous allons tuer le temps avec plaisir. Au contraire, l’ennui, le dédain sont stéréotypés sur leur visage ; un désordre de costume et de démarche atteste qu’ils n’ont ni compliments ni reproches à recevoir. À ces signes, vous reconnaîtrez, sans crainte de vous tromper, ces exilés volontaires qui viennent à Marseille pour conjurer la misère qui dévore depuis si longtemps les pays purement agricoles ; ils ont trouvé dans cette ville aux immenses ressources, tout ce qui leur manquait chez eux. Cela n’y fera rien, le mal est trop vieux, la maladie de la médisance est devenue chronique, l’esprit de routine étouffera la reconnaissance.

C’est en vain qu’ils trouvent un beau soleil, de vastes promenades, un golfe magnifique, des vins généreux ; ils diront de Marseille tout le mal possible.

Approchez-vous de ce groupe, et, sans avoir l’air d’y porter attention, écoutez les conversations qui se répètent depuis cent ans au moins. Quand vous en aurez entendu quatre, c’est comme si vous en aviez entendu mille : « – Dis donc ? chez nous les gens sont plus aimables. – Chez nous, on s’amuse beaucoup mieux, les filles sont plus gentilles. – Chez nous, on vit autrement. – Dam ! sont-ils orgueilleux ces Marseillais ! Sont-y bêtes ! Chien de pays ! C’est à ne pas y rester mort ! » Et autres gentillesses de ce genre. N’essayez pas de leur répondre. C’est incarné ; ils seront aussi entêtés que ce bon vieillard qui répétait toujours à ses enfants que, de son temps, les poires étaient beaucoup plus grosses.

Eh bien ! malgré ces ridicules excès de patriotisme local, cette troisième catégorie est moins blâmable que les deux autres dont nous avons esquissé le tableau.

Peut-être ceux-ci ont-ils quelques légères raisons de se plaindre du rapide changement de mœurs, d’usages et surtout de langage.

La première classe voyageuse, est tout bonnement une compagnie de perroquets, ou plutôt, comme dit l’Écriture, elle a des yeux pour ne point voir et des oreilles complètement fermées ; si elle voulait ouvrir les yeux, elle verrait une ville magnifique, pittoresque, animée plus que nulle autre ville de France. Si elle voulait déboucher ses oreilles, elle pourrait entendre, dans les réunions du soir, des conversations où l’esprit des personnes instruites lutterait avec avantage avec les souvenirs de la Chaussée-d’Antin.

Quant aux écrivains nomades, ceux-là, sont jugés ! Demandez-leur la raison de leurs quolibets, de leurs lazzis de mauvais goût, ils vous diront comme feu l’abbé Desfontaines : Il faut bien que nous vivions. Ce serait bien le cas de leur répondre avec le grand Daguesseau : Nous n’en voyons pas la nécessité. Les Boileaux, les Juvenals en blouse, vous donneront au moins des preuves matérielles du sujet de leur mécontentement : leur seul défaut, c’est de vouloir attribuer à la population marseillaise, le tort du climat et des habitudes provençales. Un des grands plaisirs des ouvriers du Nord, c’est d’aller, le dimanche, dans leurs belles guinguettes, boire et danser. Le Marseillais, va peu aux guinguettes, et les filles qui se respectent ne dansent pas.

Le cabanon, dont nous ferons la physiologie dans le courant de cet ouvrage, fait le bonheur du Marseillais et de la Marseillaise ; l’ouvrier du Nord ne peut, comme il dit, l’encaisser ; il pense, avec raison peut-être, à ces magnifiques guinguettes des Brotteaux, de Montmartre, du Montparnasse, que Marseille avec son opulence incomparable, ne pourra jamais lui procurer. Ceci est un malheur, mais ce n’est pas une raison pour tant médire du pays où l’on vit. On n’a jamais vu des Provençaux se plaindre de l’absence des oliviers à Paris, ni des Toulonnais chercher des oranges en Champagne. Chaque pays a son genre de plaisir, et sait faire servir même les erreurs de la nature à ses distractions.

Une chose qui déplaît beaucoup aux ouvriers du Nord, c’est la difficulté de former des liaisons intimes à Marseille ; c’est fâcheux et humiliant de prime abord ; mais, pour l’homme réfléchi qui prendra la peine d’examiner le caractère du pays, ce ne sera que l’affaire d’un mois d’examen. Le Marseillais, avec son apparence chaude est, pour ses liaisons, calme comme un Espagnol et froid comme un Allemand ; sans être morose, il est quelque peu méfiant ; avant de se servir du titre d’ami avec quelqu’un, il lui faut une longue connaissance de la personne à qui ce titre est accordé. Il ne lui suffit pas, dans un atelier quelconque d’avoir échangé cinq à six canons avec des individus pour devenir inséparables ; sans avoir l’air d’y faire attention, il aura bien observé si son compagnon de travail mérite sa confiance et son amitié. Quelques observateurs ont voulu objecter que la différence de langage était pour beaucoup dans cette absence de liaisons ; nous ne le croyons pas. Cette barrière de langage disparaît chaque jour. Le Provençal, sans être puriste, connaît assez le Français pour se faire comprendre. Si, pourtant, nous disions qu’il le parle volontiers nous dirions un mensonge ; la langue française n’est pour lui qu’une langue imposée par droit de conquête, tant que sa langue maternelle est toujours celle qui lui fournit le plus de moyens de traduire toutes les pensées de son imagination.

Des trois classes de détracteurs de Marseille dont nous avons esquissé le portrait, on voit que la dernière est la seule dont les reproches aient l’ombre de fondement ; ce qui ne dit pas qu’elle ait raison, il s’en faut de beaucoup.

Nous allons maintenant faire notre plaidoyer, et essayer d’établir jusqu’à quel point Marseille mérite tous ces reproches, tous ces badinages qui roulent sur son compte depuis si longtemps ; quel est son caractère politique, religieux et social, et si elle gagnerait beaucoup en perdant ce caractère d’originalité qui la place, à son insu, au rang des populations intelligentes, malgré l’opinion émise par M. le baron Charles Dupin, dans sa fameuse carte de la statistique de l’intelligence en France, carte ridicule, fausse, s’il en fut, dont nous parlerons en temps et lieux.

Marseille politique

COUP-D’ŒIL RÉTROSPECTIF SUR LA RÉVOLUTION, LE CONSULAT, L’EMPIRE, LA RESTAURATION, SOUS LOUIS-PHILIPPE ET LA RÉPUBLIQUE DE 1848.

C’était en 1800 ! La République une et indivisible, après avoir été partagée en cinq Directeurs, et divisée en un nombre infini de partis, venait de succomber sous les coups tant soit peu brutaux de l’un de ses fils qui n’avait rien trouvé de mieux pour se payer de ses victoires, que de faire sauter les représentants du pays et la Liberté par les fenêtres du château de Saint-Cloud.

La France, depuis quelques années, était tellement habituée à voir traiter de la sorte ses délégués, qu’elle ne fit qu’une médiocre attention au coup d’état du général Bonaparte. D’ailleurs, Bonaparte avait conquis l’Italie et avait failli conquérir l’Égypte ; il avait refusé les présents des princes italiens, des califes arabes, c’était bien le moins qu’après tant de désintéressement, il acceptât quelque chose : il se contenta donc du modeste Consulat, qui devait lui servir de première étape pour arriver à l’Empire. Paris, suivant son habitude, battit des mains après la journée de brumaire, comme il avait battu des mains jadis à l’entrée des Anglais, aux ligueurs alliés de l’Espagne, à l’inauguration de la Convention, au supplice de ses membres, enfin à tout ce qui avait l’air de lui procurer l’agrément d’un feu d’artifice ou d’un mât de cocagne. Il est vrai que le Consul, en s’emparant des rênes de l’État, mettait fin, par sa fermeté, par sa haute réputation militaire, par ses talents administratifs, à cet état de marasme qui conduisait chaque jour la France vers sa perte.

Et puis, la gloire était là pour couvrir d’un beau nom ce guet-apens politique que les circonstances avaient, dit-on, rendu nécessaire. Ce jeune général était chargé de lauriers plus qu’aucun des vieux généraux de son temps, et les provinces du Nord, qui s’étaient vues si souvent menacées de l’invasion étrangère, étaient satisfaites de voir leur sort échapper enfin des mains des avocats.

En outre de cette garantie nationale, basée sur de vrais talents guerriers, ces provinces avaient tellement gagné dans les changements qui s’étaient opérés depuis 1789, qu’elles redoutaient toujours qu’un évènement imprévu ramenât la famille des Bourbons et ne brisât en un jour le fruit de tant de misères, de crimes et de triomphes.

Tous les pays industriels et agricoles étaient excessivement satisfaits en pensant que, sous la main redoutable du jeune soldat, l’anarchie n’oserait plus relever sa hideuse tête, que la confiance publique allait renaître, que l’industrie, si longtemps négligée, alimenterait encore leurs familles, et qu’enfin l’intérieur de la France rentrerait dans cet état de calme qui, seul, peut faire vivre les nations civilisées. Les villes où la tourmente révolutionnaire avait le plus vivement agité les populations, pensaient qu’on allait pouvoir respirer sans craindre qu’un envoyé de Paris ne vînt mettre les têtes en coupe réglée. Et puis, une haute question d’intérêt animait, poussait, excitait des personnes influentes à semer partout l’espoir du bien que pouvait faire le nouveau gouvernement. Tous ceux qui avaient acquis des situations nouvelles, et ils étaient nombreux, se trouvaient à l’aise avec le système issu de brumaire. On comptait en tête les nombreux acquéreurs des biens d’émigrés, que leurs nouvelles richesses plaçaient dans un fatal juste milieu. Ils redoutaient un retour vers la Révolution, par la raison bien simple qu’on aurait pu leur appliquer la nouvelle politique de défunt Babœuf, chose qui n’était nullement de leur goût, vu que le proverbe de Bazile était déjà passé à l’état de vérité : Ce qui est bon à prendre est bon à garder, avaient dit les ci-devant ennemis de la propriété.

Après venaient les noms compromis ; ceux-ci, comme tes autres, redoutaient à la fois 93 et les Bourbons. Si les terroristes de bas étage, disaient-ils, parviennent à fonder de nouveau leurs clubs et leurs redoutables comités, nous sommes perdus ; ces vainqueurs en guenilles voudront la part de leur victoire ; – la part du lion, peut-être ; – et si, à la suite des divisions, des combats anarchiques, les émigrés éparpillés sur toute la surface de l’Europe, arrivent triomphants, il faudra compter avec eux. Donc l’heureux vainqueur des avocats de Saint-Cloud ne peut désirer ni l’un ni l’autre : il serait dépassé par la Révolution ou évincé par les Bourbons. Tout bien calculé son intérêt est le nôtre ; il faut nous cramponner à lui, l’aider, le soutenir, et quoiqu’il fasse crier toujours : « C’est bien ! » Il est inutile d’ajouter que les souvenirs de septembre, du 21 janvier, du 31 mai, du 9 thermidor, de Quiberon, venaient renforcer ces idées de zèle, d’amour, de dévouement et d’abnégation pour le premier Consul.

Mais au milieu de toutes ces ambitions satisfaites, de toutes ces consciences tranquillisées, il se trouvait des positions bien difficiles. C’était cette partie d’hommes honorables qui habitaient les ports de commerce, et dont la probité traditionnelle n’avait pas failli dans les saturnales révolutionnaires.

Pour ceux-là, la Révolution avait été une banqueroute terrible, dont les débiteurs avaient soldé les créances avec la menace ou avec l’application du triangle d’acier. Toujours des pertes, jamais aucun profit. Le maximum les avait ruinés, la guerre maritime les avait empêchés de recouvrer leurs pertes ; trop simples, trop honnêtes pour avoir mordu au sanglant gâteau de l’époque, leur position était précaire, et loin de blâmer l’acte d’autorité de Saint-Cloud, ils étaient prêts à y applaudir. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient espoir qu’une paix favorable pourrait ramener Saint-Domingue à l’obéissance de la métropole ; que les Anglais pourraient céder une parcelle de l’Inde ; que l’Égypte et les échelles du Levant recevraient de nouveau nos navires ; que la France, enfin, pourrait reprendre son rang au milieu des nations commerciales, ou bien que la main active du premier Consul monterait une marine capable de protéger sur les eaux cet échange de marchandises dont la cessation faisait depuis bien longtemps des mécontents.

Cet espoir des villes maritimes fut complètement déçu au bout de quelques années de Consulat. En vain la victoire de Marengo avait assuré à la France tout le littoral italien, en vain le traité d’Amiens était venu faire trêve un moment à la guerre maritime, la crainte était toujours dans les cœurs ; on n’osait pas se livrer à des spéculations qui prissent beaucoup de temps pour réaliser les fonds. On n’osait pas entreprendre des voyages de long cours, et cette position qui n’était ni la paix ni la guerre, était aussi dangereuse que la guerre elle-même.

Après dix-huit mois d’un semblant de paix, il prend l’idée à l’Angleterre de vouloir retenir Malte. Les diplomates s’abouchent pendant longtemps, et grâce à leurs efforts pacifiques, la guerre se rallume plus forte que jamais. Nos bons plénipotentiaires français s’étaient imaginés que Londres pourrait voir d’un œil tranquille la France grande par la guerre, par l’industrie et le commerce ; toutes leurs croyances n’aboutirent qu’à laisser à l’Angleterre le temps de verser de l’huile sur ses plaies, et de planter les jalons qui devaient marquer la route du futur empereur à Sainte-Hélène.

La guerre qui allait éclater entre la France et l’Angleterre n’était plus une guerre de principes politiques, car la France touchait au moment où ses principes allaient être autrement aristocratiques que ceux de sa redoutable voisine. C’était une guerre à mort, à outrance ; c’était Rome et Carthage : l’une des deux devait rester sur place. C’étaient deux nations commerçantes à qui il fallait des possessions dans d’autres mondes pour consommer leurs produits industriels : l’une, à qui la nature n’avait donné que des rochers stériles, voulait, à force de ruses, d’intrigues, de crimes même, remplacer par une piraterie organisée ce que le sol lui refusait ; l’autre, assise sur deux mers, sous le ciel le plus beau, riche en terrains, en production, orgueilleuse de son brillant passé, commandée par un soldat habitué à la victoire, voulait tenir le premier rang en s’appuyant sur son droit et sur sa force. Le droit devait succomber devant l’intrigue, et la force devait succomber devant une force supérieure ; c’est-à-dire que l’Angleterre ne craignant pas le terrible jugement de l’histoire, devait lancer sur une seule nation toute l’Europe civilisée.

Nous sommes en 1803. Bonaparte comprenant avec sa sagacité ordinaire que son seul ennemi, son seul rival est à Londres, forme l’audacieux projet de franchir le détroit de Calais avec une armée commandée par des hommes qui s’appelaient Lannes, Ney, Masséna. Le projet était beau, mais il fallait des amiraux, des soldats marins, des vaisseaux pour amener à bien une pareille conception. L’Angleterre avait en tête de sa marine des noms qui valaient une escadre ; la France n’avait que des commençants : le comité de salut public avait eu le soin, pour rassurer notre rivale, de faire monter sur l’échafaud les glorieux débris des guerres maritimes de l’Inde et de l’Amérique. Avec toute sa bonne volonté, son activité, son génie, Bonaparte en avait pour dix ans avant d’avoir une marine capable de porter avec chance de succès des soldats dans l’Inde, dans les Antilles, et surtout à Londres.

Pendant ces préparatifs immenses pour lutter avec le rocher britannique, que se passait-il dans les ports militaires et commerciaux ? Hélas ! il se passait ce qui arrive toujours dans le cours de la vie ordinaire ; ce qui faisait le bonheur des uns faisait le malheur des autres.

Tous les ports militaires de l’Océan demandaient dans leurs prières la continuation de cette formidable querelle. La moitié du budget allait s’engloutir dans ces villes où matelots et soldats jetaient l’argent à pleines mains. Aussi, d’un bout à l’autre de la Manche, le nom de Bonaparte n’était prononcé qu’avec admiration.

Tous les corps d’état étaient mis, pour ainsi dire, en réquisition ; cordiers, voiliers, charpentiers, tailleurs, cordonniers, étaient obligés de travailler jour et nuit pour alimenter, par leur industrie, les cinquante vaisseaux, les soixante mille marins, les cent mille soldats qui devaient envahir l’Angleterre.

Pendant que s’organisaient ces formidables préparatifs dans les ports du Nord, que faisaient les ports du Midi ? que faisait principalement Marseille, la reine de la Méditerranée ? Où étaient ses ressources pour soutenir ses nombreux habitants ? Quel était son commerce au milieu de ces luttes acharnées qui duraient depuis dix ans ? Hélas ! cette reine superbe, n’était plus que l’ombre d’elle-même ; à peine la courte paix d’Amiens avait-elle pu permettre à ses négociants, le va et le vient de ses navires, et plusieurs même avaient payé leur tribut à la barbare loi d’embargo, dont l’Angleterre se servait parfois en temps de paix. En fait de bienfaits des actes du gouvernement, elle ne connaissait autre chose que la conscription et sa part à donner des 589 millions qui formaient le budget de 1802, affecté en partie aux projets d’expédition.

C’est ici le moment d’étaler les pièces de ce grand procès dont la solution est pendante depuis si longtemps ; c’est à dater du Consulat qu’il faut suivre cette tendance des Marseillais à faire au gouvernement impérial cette opposition dont on n’a jamais voulu chercher la vraie origine.

Pourra-t-on jamais croire qu’une population qui a fait ses preuves d’intelligence, de courage, ait pu, de gaîté de cœur, sans une raison majeure, détester le plus grand génie et le plus grand guerrier de notre siècle ?

À qui fera-t-on croire que cette ville qui, en 92, avait envoyé des bataillons pour combattre la royauté, ait pu, dix ans plus tard devenir royaliste pour le seul plaisir du changement ? Non ! Cette accusation de versatilité jetée si souvent sous la Restauration par les vieux soldats napoléoniens, à Marseille, est complètement dénuée de fondement. Un coup d’œil rétrospectif est indispensable pour établir, une bonne fois pour toute, la vérité sur ce passage scabreux de l’histoire politique de Marseille.

Depuis le jour où Louis XIV, jaloux de sa dictature royale, soumit les Marseillais par la force, leur pauvre République, tant soit peu turbulente était tombée dans un état de marasme qui laissait de temps en temps apercevoir les germes d’une haine profonde ; la vieille sœur de Carthage n’avait pas besoin d’un grand effort d’imagination pour deviner que la main royale qui venait de s’appesantir si rudement sur elle, allait démolir un à un tous les privilèges qui faisaient sa richesse et sa force. À mesure que le despotisme abattait la féodalité, l’unité nationale se formait de ses débris ; débris, que des habiles ministres réunissaient en faisceau pour faire cette France qui a été quelque temps la première des nations. Mais cette unité nationale, fille de Louis XI et de Richelieu, ne faisait nullement l’affaire de Marseille ; tout ce qu’elle redoutait, c’était de devenir tout à fait française. Louis XIV lui avait déjà imposé une forteresse, presque une Bastille ; sans doute que ses successeurs ne voudraient pas reculer devant le droit d’entière possession ; sous Louis XV, la plupart des écrivains politiques, imbus du système anglais, qui semblait le nec plus ultrà de la liberté, prêchaient, d’une façon assez claire, la centralisation et l’uniformité des lois sur toute la France. Nous n’avons pas à examiner si ces écrivains avaient tort ou raison ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que Marseille, en attendant des réformes, se gardait bien de demander celle-là. Pour elle, la commune était la véritable patrie ; ce qui se passait en dehors, l’inquiétait fort peu ; elle avait fait, maintes fois, ses preuves de courage pour la défense de la patrie commune ; elle pensait avoir assez fait ; c’est pourquoi elle rongeait son frein en murmurant, en voyant un homme, nommé par le Roi, s’appeler intendant de Provence, et la gouverner comme les autres villes de France. Un droit dérisoire la faisait encore considérer comme un état séparé ; mais, ce qui l’empêchait de prendre ce droit au sérieux, c’étaient les privilèges despotiques de cet intendant.

La commune n’existait plus, l’intendant gouvernait le conseil municipal, la pensée démocratique s’éteignait, les classes inférieures étaient déshéritées de leurs anciens droits électoraux.

Il n’était pas jusqu’à la répartition de l’impôt qui ne vint aigrir cette population impressionnable contre la royauté.

Marseille, dira-t-on, rêvait donc la démocratie. Mais sans doute : elle n’avait jamais subi d’autres gouvernements !

Qu’importe que le chef suprême s’appelle Comte, Roi, ou tout autre nom, pourvu que la liberté ne soit pas un mythe, pourvu que ce qui est écrit, convenu entre les chefs et les peuples, soit une vérité.

Marseille n’appartenait pas à cette école romaine qui se formait à Paris, dans les écrits, sur les théâtres et encore plus dans les collèges ; elle ne détestait pas les rois, par la raison qu’ils s’appelaient des rois ; ce n’était pas pour le mot qu’elle allait bientôt jouer son existence de plus de deux mille ans, c’était pour la chose. Ôtez à Marseille cette citadelle qui froisse son orgueil, donnez-lui ses anciens privilèges électoraux, et Marseille, sera plus royaliste que le Roi. La suite de nos observations prouvera que nous n’avançons pas un paradoxe en définissant ainsi la situation de Marseille en 89.

Celui qui dirait que le mouvement de 1789 s’élaborait depuis longtemps à Marseille, courrait grand risque de se tromper. Cette ville comptait sur ses propres forces pour se débarrasser de la gêne qui pesait sur elle ; ces principes philosophiques qui s’enracinaient dans les esprits du Nord, ne pouvaient guère s’étendre chez les ouvriers du Midi ; l’instruction n’était pas beaucoup répandue, et chacun sait que la langue française était chez le peuple du Midi, en 89, une langue dont il comprenait les parties relatives au besoin de la vie ; mais, pour en comprendre les finesses, les détails, il en était incapable.

Donc, l’instruction politique, ne put être que le partage du barreau et des jeunes gens qui s’occupaient de littérature.

Mais on avait parlé franchise, réforme, liberté, égalité, Marseille, comprit cette langue mieux que le Nord, par la raison bien simple que ses vieilles institutions avaient depuis longtemps accoutumé ses oreilles à ces mots magiques. Disons aussi que jamais système révolutionnaire n’est apparu plus clair à un peuple que celui de 89. C’était tellement juste, que plusieurs de ceux qui devaient être lésés par cette inévitable Révolution, aidèrent de toutes leurs forces à en précipiter le mouvement.

Donc, pour la première fois depuis sa fondation, Marseille se trouve en communication de pensée avec le reste de la France. Qu’allait-elle gagner pour son compte particulier à ces rapides changements ; c’est ce que nous allons examiner.

Sans le savoir, sans y penser, nous allons la voir abdiquer sa figure originale pour se mouler sur Paris. Elle va courir, errer, se perdre dans le dédale révolutionnaire, se donner une épouvantable réputation de barbarie et se retirer du combat sans savoir pourquoi elle a combattu.

Paris, fait des insurrections populaires contre des individus.

Marseille, à peu près au même temps, fait de même.

Paris voit surgir de son sein une race d’hommes que tous les historiens ont nommé des brigands.

Marseille, en mars 1789, est obligée de s’armer contre des êtres de la même espèce qui menaçaient de livrer à l’incendie et au pillage ses riches magasins de la Rive-Neuve. C’est vers la même époque, que le cri : À la lanterne ! se fait entendre pour la première fois. Paris, avait déjà usé largement de cet horrible genre d’exécution.

Ce n’est qu’après l’exemple de plusieurs assassinats commis dans les rues de la capitale, que Marseille a la douleur de voir un soldat qui n’était coupable que d’avoir soutenu l’honneur militaire, lâchement assassiné sur le Port, et son corps souillé par une populace sans frein.

Pendant que cette ville, célèbre par ses vertus antiques, manquait à sa vieille réputation, la ville qui lui servait de modèle venait de prononcer sa déchéance. De par Paris, elle n’était plus une ville libre, elle n’était plus la reine de la Provence : elle fut tout simplement, une fraction du département des Bouches-du-Rhône.

Dès ce jour date sa décadence, l’union va disparaître, Marseille est perdue, Marseille a des partis.

Ce n’est plus le vieux bon sens marseillais qui va présider aux discussions politiques, c’est Paris qui va donner le mot d’ordre. Marseille, ville individuelle, pourrait être susceptible de clémence ; mais Marseille, recevant les inspirations du club des Jacobins, sera, nous le répétons, une ville de partis, et les partis sont impitoyables.

À deux cents lieues de distance, les clubs marseillais s’étaient pris d’une amitié fanatique pour Marat, Danton et Robespierre. Qu’on se figure cette population bouillante qui avait à se plaindre de la royauté, recevant les conseils, les inspirations du triumvirat que nous avons nommé !

Aussi, possédée par sa folie révolutionnaire, Marseille, fut une des premières villes à demander la guerre. La guerre ! cri imprudent, cri terrible, qui devait lui causer tant de malheurs, retarder sa grandeur et écrire dans son histoire, une page sanglante.

Paris, voulait bien renverser la royauté ; mais cette ville ne trouvait pas tous les jours des milliers d’hommes décidés à se faire tuer. Un courageux, mais imprudent Marseillais, promit de demander à sa ville natale, un bataillon composé d’hommes décidés à mourir. Ce bataillon fut vite trouvé : cinq cents hommes partirent pour aller renverser un roi qu’ils devaient pleurer deux ans plus tard. Si Marseille, dans un moment d’orgueil, avait juré de faire parler d’elle, c’était dans ce moment où elle pouvait affirmer qu’elle tenait son serment. Ses enfants étaient dispersés partout où il y avait des périls à braver ; mais, hélas ! tandis que ce bataillon marchait au pas redoublé sur Paris, en semant sur sa route les strophes brûlantes de Rouget de l’Isle, les égorgeurs, les pondeurs, poursuivaient toujours leur infâme tâche dans la ville sosie de Paris.

Enfin, le 10 août arriva ; le nom Marseillais et cette journée sont désormais inséparables ; heureusement, quoiqu’on en ait dit, il n’a rien de commun avec le 2 septembre.

Passons vite, car la lanterne est toujours la justice du moment. Ceux qui avaient le plus poussé à échauffer ces têtes méridionales, ne tardèrent pas à recueillir le fruit de leur imprudence. Ils avaient voulu Marseille française ; eh bien ! Marseille l’était. Après le 21 janvier, époque où la division se mit dans les rangs de la Convention, les Jacobins marseillais qui ne pensaient que d’après ceux de Paris, ne trouvèrent rien de mieux à faire que de chasser de leur sein ce jeune Barbaroux qui avait été leur idole et les autres qui, de concert avec lui, les avaient lancés dans les voies de l’extrême.

Au milieu de cette masse d’évènements, Marseille se cherchait sans pouvoir se trouver ; elle faisait du bruit, s’étourdissait comme un homme qui a commis une grande faute et qui veut bien se garder de réfléchir. Les gens sensés, les personnes froides, comprenaient bien que cette effervescence ne tarderait pas à être suivie d’une terrible réaction. C’était facile à comprendre. Depuis que la lutte entre Girondins et Montagnards avait pris ce caractère qui annonçait la destruction de l’une des deux fractions de la Convention, la guerre politique avait lieu à Marseille sur la même échelle ; c’était à qui serait le plus fort. Les ordres de Paris avaient perdu beaucoup de leur importance. Si, dans ce moment, les députés Girondins étaient venus s’abriter dans le Midi, ils auraient produit promptement un revirement d’opinion ; car si Marseille avait levé, huit mois auparavant, un bataillon montagnard, elle levait aussi, au 31 mai, des bataillons moitié girondins moitié royalistes, mais dont le but était de renverser la tyrannie du comité de salut public. Et si elle avait pu réussir, elle aurait évité dans son sein le passage de cette redoutable terreur qui envoya tant de ses fils à l’échafaud. C’était le moment pour les Marseillais de comprendre quels seraient les fruits de cette centralisation pour laquelle, sans le savoir, ils avaient sacrifié leur bonheur, sali leur belle réputation, et versé le sang de leurs enfants. Certes, Louis XIV s’était contenté de les brider par un fort, mais les commissaires de la Convention étaient plus exigeants : il faut que Marseille disparaisse de la liste des cités ; Marseille n’a pas obéi aveuglément aux ordres de la métropole, Marseille perdra son nom, le peu de monuments qui lui restent de sa vieille splendeur seront démolis, et, pour faire preuve d’intelligence commerciale, on discutera si l’incomparable port phocéen ne sera pas comblé.

Résumons-nous. Laissons passer la réaction thermidorienne qui fait le métier de tous les vaincus qui ont le bonheur d’être vainqueurs un jour : on avait sabré, elle sabre ; on avait pendu, elle pend ; on avait guillotiné, elle guillotine. Ce n’est qu’une suite de boucherie continuelle qui ne finit qu’au 18 brumaire. C’est ce que les politiques appellent des représailles. Que de rancunes, que de souvenirs amers, que de haines s’amassèrent pendant ces quelques années de terreur ! et tout cela pour en arriver à être moins libre qu’auparavant !

Marseille étant devenue chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, devait recevoir son Préfet des mains du gouvernement ; comme 8e division militaire, elle était le centre des dépôts militaires contre lesquels elle s’était élevée autrefois.

Semblable au laboureur qui va, le lendemain d’un orage, reconnaître le mal causé à sa récolte, elle peut maintenant considérer les tristes résultats de ses débordements ; son commerce ruiné, ses riches et probes négociants qui, sur leurs simples paroles, encombraient son vaste port de marchandises, sont guillotinés ou en fuite ; les deux basiliques qu’elle pouvait montrer aux voyageurs comme une preuve de son ancien amour des arts, sont complètement démolies ; des mains vandales ont mutilé un chef-d’œuvre sans prix, et puis, au-dessus de tout cela, elle acquiert une réputation de barbarie qui devient proverbiale dans les villes du Centre et du Nord.

Cette ville infortunée devient le bouc émissaire des excès révolutionnaires ; les Marseillais ont fait le 10 août, les Marseillais ont trempé leurs mouchoirs dans le sang de Louis XVI, les Marseillais ont aidé aux massacres de septembre, etc., etc. ; il n’est pas une goutte de sang versé où les Marseillais ne soient censés avoir trempé la main ; et cette formidable réputation grossie, exagérée, met au pilori une population dont le seul tort consistait d’avoir eu la faiblesse de copier en laid les excentricités de la capitale. Mais la capitale triomphe, elle recueille les débris des naufrages, et bâtit cette centralisation qui commence déjà à peser sur la province, aucune cité ne pourra s’agiter, se remuer, sans l’autorisation de la sultane favorite ; ses vastes bureaux ministériels deviendront l’officine par excellence où se fabriqueront tous les fonctionnaires dont le gouvernement voudra bien gratifier les départements.

Le seul bien que produisit à Marseille l’avènement du Consulat fut la cessation des massacres dans les rues ; peu à peu l’ordre se rétablit, et le caractère mercantile du pays vint reprendre la place de la fureur politique. Mais malheureusement le gouvernement napoléonien ne possédait pas les éléments nécessaires pour s’attacher à lui cette population : elle voulait des traités de commerce et Napoléon ne lui envoyait que des bulletins de victoires, et encore, par surcroît de malheur, les seules victoires qu’elle appelait de tous ses vœux n’arrivaient pas ; elle aurait bien volontiers applaudi au sublime fait d’armes d’Austerlitz, si le désastre de Trafalgar ne l’avait précédé, car (et c’est ici le moment de démentir une calomnie) les Marseillais n’étaient pas, comme on a bien voulu le dire souvent et longtemps, entichés d’anglomanie ; bien au contraire, ils auraient désiré de tout leur cœur que nos escadres eussent eu le bonheur d’avoir, une bonne fois pour toutes, l’avantage sur les Anglais ; mais une fatalité inconcevable pesait à cette époque sur nos armées navales, et chaque escadre détruite par les Anglais était l’augmentation de la misère marseillaise.

Le désastre d’Aboukir avait ruiné le commerce du Levant ; celui de Trafalgar laissait la pauvre marine marchande sans aucune protection. Après ce malheur, Marseille n’eut rien de mieux à faire que de laisser ses navires pourrir dans son port et se livrer à un cabotage insignifiant, qu’il fallut même bientôt cesser à cause de la surveillance active qu’exerçaient sur ses côtes les nombreux vaisseaux de la marine anglaise.

Cependant, si aux malheurs qui affligeaient cette ville infortunée s’étaient joints quelques égards de la part du Gouvernement impérial, peut-être que cette population, susceptible de mouvements généreux, aurait pu prendre en considération la fâcheuse position de ce gouvernement. Mais loin de là ; on aurait dit qu’un mauvais génie se plaisait à séparer les gouvernés d’avec les gouvernants. Les impôts allaient sans cesse croissant, les droits réunis, les droits d’importation sur un grand nombre de marchandises, et la manière brutale, impitoyable dont ces droits étaient perçus, engendrèrent cette haine irréconciliable contre Napoléon, dont on a fait si longtemps un crime à Marseille.

Mais jugeons froidement les choses de ce temps. La gloire, il est vrai, est une bien belle chose, mais on ne vit pas seulement de gloire. Si les pays agricoles ont longtemps regretté l’Empire, ces regrets prenaient peut-être autant leur source dans des questions d’intérêt que dans le mot si mal défini de la Gloire. Comme les arrivages de blés du dehors étaient presque impossibles, les riches propriétaires de l’Est et du Nord vendaient leurs produits aux prix qu’ils voulaient : c’était, qu’on nous passe le mot, un monopole nécessaire. Lyon était impérialiste ; mais cela se conçoit : la nouvelle cour impériale se piquait d’un luxe de broderies et de soieries égal aux anciennes cours royales ; il était naturel que, d’après les prohibitions exercées sur tous les objets ouvrés venant de l’étranger, cette ville montât à un haut degré d’opulence. Ces pays avaient l’avantage de satisfaire à la fois leur patriotisme et leur intérêt : c’était jouer de bonheur, voilà tout. Ainsi, quand ces villes favorisées font sonner si haut leur patriotisme passé, on peut leur répondre le mot immortel de Molière : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! La misère, on le sait, a toujours été une mauvaise conseillère ; Marseille souffrait tant sous l’Empire qu’elle n’allait pas s’occuper si, dans ces guerres continuelles, Napoléon avait tort ou raison ; elle n’allait pas examiner si le blocus continental était une belle combinaison ou une gigantesque folie. Ses réflexions politiques étaient brèves mais concluantes : ses enfants mouraient de faim, ses campagnes étaient désertes par la suite des levées continuelles de conscrits, ses immeubles étaient côtés aux prix les plus vils, l’herbe croissait dans ses quartiers autrefois si populeux, son port était bloqué, et par-dessus tous les maux, la mauvaise humeur du régime impérial se traduisait par l’administration brutale d’un ancien conventionnel et les tracasseries violentes d’une police à qui on avait donné la permission de tout faire. Donc, il lui était impossible de se rallier à un gouvernement dont les bienfaits se réduisaient à deux mots : Misère et Despotisme.

Un évènement bien simple en apparence, mais qui eut une grande influence sur l’opinion marseillaise, fut la séquestration des Bourbons d’Espagne à Marseille. Ce fut une grande imprudence de la part du ministère de venir offrir à une population qui ne demandait qu’à trouver des torts à l’Empereur, le tableau vivant de la plus grande injustice des temps modernes. Tout le monde sait que la campagne d’Espagne fut une énorme faute commise par ce grand génie qui avait le défaut, tout en demandant parfois des conseils, d’agir suivant sa pensée. Cette campagne qui, en préparant la chute de Napoléon, devait renvoyer la paix vers un temps indéfini, avait ravi à Marseille le peu de commerce qui lui restait sur les côtes d’Espagne ; c’était le dernier coup porté à la ville agonisante. Aussi, dans leur langage pittoresque, les Marseillais avouèrent avoir reçu le coup de grâce. Mais comment pouvaient-ils exprimer leur mécontentement, leur colère, leur désespoir ? Nous l’avons dit : le gouvernement lui-même, comme un fait exprès, vint, de gaîté de cœur, leur en offrir les moyens en donnant à Charles IV Marseille pour prison. Ce roi était, de l’aveu de tous ceux qui l’ont approché, un de ces bons naturels que les peuples aiment à rencontrer quelquefois : il était doux, affable, bon, et ce qui avait surtout un grand prix pour la majeure partie des habitants de sa prison, c’est qu’il était Bourbon… Un rapprochement naturel se fit entre ce peuple et ce roi ; son infortune royale était causée par celui qui causait la leur : il se figurait que ce roi devait détester l’Empereur, c’était une raison pour l’idolâtrer, l’entourer d’hommage et de respect.

Et puis, son séjour à Marseille lui fournissait l’occasion de faire éclater sa haine et ses espérances ; ses promenades en ville lui permettaient de faire de l’opposition en plein soleil. Toutes les fois que le prince exilé paraissait sur une place, les têtes se découvraient, les fronts se baissaient, et les cris de : Vive le Roi ! retentissaient en face de l’autorité. Ce cri de : Vive le Roi pouvait se traduire par le cri de : À bas l’Empereur !