Essais de morale et d'économie politique - Ligaran - E-Book

Essais de morale et d'économie politique E-Book

Ligaran

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Extrait : "Voici encore une année qui finit. Si tu es un bon commerçant, un homme entendu en affaires, tu vas arrêter tes comptes pour savoir si tu as gagné ou perdu durant cette année, et combien ? C'est là-dessus que tu régleras ton négoce et la dépense de ta maison. C'est fort bien, mais ce n'est pas tout. N'examineras-tu pas aussi ton compte moral, pour voir ce que tu as gagné dans la conduite de ta vie, quel vice tu as supprimé, quelle vertu tu as acquise ?"

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EAN : 9782335033267

©Ligaran 2015

Introduction

« Voici encore une année qui finit. Si tu es un bon commerçant, un homme entendu en affaires, tu vas arrêter tes comptes pour savoir si tu as gagné ou perdu durant cette année, et combien ? C’est là-dessus que tu régleras ton négoce et la dépense de ta maison. C’est fort bien, mais ce n’est pas tout. N’examineras-tu pas aussi ton compte moral, pour voir ce que tu as gagné dans la conduite de ta vie, quel vice tu as supprimé, quelle vertu tu as acquise ? Tu es devenu plus riche de telle et telle somme, de combien es-tu devenu meilleur et plus sage ? « Que sert à un homme de gagner le monde s’il vient à perdre son âme ? » Si tu ne fais pas attention à ceci, tu auras beau compter des millions dans ta caisse, tu paraîtras pauvre, même ici-bas, aux yeux de ceux qui savent voir, et tu seras vraiment pauvre dans l’éternité. »

Ces paroles, extraites de l’Almanach du bonhomme Richard, pour l’année 1756, sont la confession même, de Franklin. Toute sa vie il a tenu ce double compte, matériel et moral ; il a toujours su l’état de sa caisse et l’état de son âme, et ne s’est pas moins occupé d’enrichir son esprit que d’agrandir sa fortune. Quand on le connaît bien, on peut même affirmer que, de ces deux poursuites, la première était celle qui l’intéressait le plus ; il s’est moins inquiété de ce qu’il laisserait dans ce monde que de ce qu’il emporterait avec lui. C’est là qu’est l’originalité de Franklin. On trouve partout des commerçants qui ne pensent qu’à leurs affaires, des philosophes qui ne songent qu’à leur science, mais un homme qui réunit ces deux modes de l’activité humaine et qui est à la fois commerçant et philosophe excellent, c’est chose plus rare, et qui mérite d’être étudiée.

Quelle est la philosophie de Franklin ? Pour être plus exact, je devrais dire quelle est sa religion, car il y a chez Franklin une foi sincère et raisonnée, une conviction ardente qui le dirige dans toutes ses actions. Franklin croit fermement à Dieu et à l’immortalité de l’âme, mais son Dieu n’est pas cet être solitaire et indifférent que les déistes relèguent dans son immuable éternité, et qui n’a plus droit de s’occuper du monde une fois qu’il l’a laissé échapper de sa main ; le Dieu de Franklin s’appelle la Providence ; il écoute la prière du plus misérable et du plus faible individu, et pour sauver une âme, il suspend au besoin la nature et ses lois fatales.

« Si Dieu, dit notre philosophe, n’intervient pas quelquefois, par sa Providence, c’est qu’il ne le peut pas, ou qu’il ne le veut pas. Quelle de ces suppositions choisirez-vous ? Voici une nation indignement opprimée par un tyran cruel, elle prie Dieu de la délivrer. Dire que Dieu ne peut pas le faire, c’est lui dénier son pouvoir infini ; dire qu’il ne le veut pas, c’est lui dénier sa bonté infinie. Vous êtes forcés d’avouer qu’il est profondément raisonnable de croire à la Providence, parce qu’il est profondément absurde de croire le contraire.

« S’il est déraisonnable de supposer que Dieu n’a pas le pouvoir de nous aider et de nous favoriser particulièrement, qu’il ne peut nous entendre ni s’occuper de nous, que les bonnes actions ne méritent pas plus de bienveillance que les mauvaises, je conclus que la foi en une Providence est le fondement de toute vraie religion. Nous devons aimer et respecter Dieu pour sa bonté, et le remercier de ses bienfaits ; nous devons adorer sa sagesse, craindre son pouvoir, et implorer sa faveur et sa protection. Cette religion sera la règle et la maîtresse de nos actions, elle nous donnera la paix et la tranquillité de l’âme, et nous rendra bienveillants, utiles et bienfaisants pour les autres hommes. »

Quant à l’immortalité de l’âme, Franklin n’en est pas moins sûr que de son existence actuelle. L’homme est un esprit, le corps n’est qu’une enveloppe qu’on dépouille quand elle est usée. C’est là chez lui une foi inébranlable, une pensée de tous les instants. Depuis l’épitaphe anticipée qu’il se compose à vingt-deux ans, jusqu’à la lettre qu’à la veille de mourir il adresse à Ezra Stiles, tout dans sa vie, ses lettres, ses écrits, est pénétré de cet espoir en une vie meilleure, où chacun sera traité suivant ce qu’il a fait ici-bas.

Quelle sera la récompense de ceux qui auront passé sur la terre en faisant le bien, Franklin n’ose le décider. Un bonheur, infini en degré, éternel en durée, c’est chose qui dépasse sa raison. « Pour ma part, dit-il, je n’ai ni la vanité de penser que j’en suis digne, ni la folie de l’espérer, ni l’ambition de le désirer ; mais content de me soumettre à la volonté, et de me remettre à la disposition de ce Dieu qui m’a créé, et qui jusqu’ici m’a conservé et béni, je me confie en sa bonté paternelle, sûr qu’il ne voudra jamais mon malheur, et que les afflictions même que je pourrai souffrir, auront mon bien pour objet. »

Pour être agréable à Dieu, que faut-il faire ? Il faut aimer et servir les enfants de Dieu, c’est-à-dire les hommes, nos frères. C’est le vrai moyen de témoigner notre reconnaissance à celui qui n’a nul besoin de notre culte et de nos cérémonies. « Adorer Dieu est un devoir, écouter et lire des sermons peut avoir son utilité ; mais se borner à écouter et à prier, comme font trop de gens, c’est ressembler à un arbre qui s’estimerait parce qu’on l’arrose, et qu’il pousse des feuilles, mais qui ne donnerait jamais de fruits. »

Telle est la morale de Franklin ; à vrai dire, c’est celle de l’Évangile. On comprend que notre philosophe ait pu dire en toute sincérité : « Le système de religion et de morale que Jésus de Nazareth nous a laissé, est le meilleur que le monde ait jamais vu, et que, suivant toute apparence, il verra jamais ; » on peut seulement regretter que Franklin, qui a si bien vu la grandeur de cette morale, et qui l’a si sincèrement pratiquée, soit resté étranger à la religion de celui qui a régénéré le monde en y apportant la charité.

Si par sa bonté active, Franklin est un disciple de l’Évangile, il est fils du dix-huitième siècle, par son extrême tolérance. Les querelles théologiques le révoltent, et suivant toute apparence, ce sont elles qui l’ont éloigné du christianisme. Il a mis les fautes du prêtre au compte de la religion.

L’orthodoxie, disait-il finement, c’est ma doxie ; l’hétérodoxie, c’est votre doxie ; traduisons en français : La raison, c’est ma raison ; la déraison, c’est votre raison.

Mais si Franklin a l’horreur des controverses, et s’il flétrit la persécution et les persécuteurs, il n’y a pas chez lui cette haine furieuse qui anime les philosophes français contre l’Église ; Franklin, qui n’a pas souffert de la domination ecclésiastique, ne veut rien renverser. L’expérience lui a appris à se défier de sa propre raison, il voudrait donner à tous les hommes un peu de cette modestie et de cette douceur que la vie lui a fait chèrement acheter.

À la morale de l’Évangile, à la philosophie du dix-huitième siècle, Franklin ajoute une maxime qui en fait un homme de notre temps : Travaille, fais ta fortune, élève-toi.

Né dans un pays où il n’y avait jamais eu ni royauté ni Cour, ni noblesse, ni classes privilégiées, Franklin ne connaît que le travail. C’est pour lui la condition première, l’honneur et le charme de la vie.

Il définissait l’homme : un animal qui fait des outils, et un jour que les marchands de Philadelphie annonçaient un bal par souscription, d’où seraient exclus les ouvriers, leurs femmes et leurs filles : « Il est fort heureux, dit Franklin, que Dieu le tout-puissant ne se présente pas, on ne le recevrait point. – Pourquoi lui demanda-t-on ? – Parce que Dieu, répondit Franklin, est évidemment le plus grand ouvrier de l’Univers. L’Écriture ne nous dit-elle pas qu’il a tout fait par nombre, poids et mesure ? » Sur cette ingénieuse réflexion, on admit tout le monde. On voit que Franklin avait à la fois l’amour et l’orgueil du travail.

Aussi voulait-il que chacun s’occupât sérieusement de son métier, et avait-il peu de goût pour les amateurs. On en peut juger par une de ces anecdotes, où, à la façon de Socrate, il cachait le sérieux sous la plaisanterie : « Il y avait une fois, disait-il, un tailleur qui vola un cheval ; il fut pris, et mis en prison ; là il rencontra un compagnon qui faisait profession de voler les chevaux. Le tailleur conta son histoire ; l’autre aussitôt de lui demander pourquoi il n’avait pas pris telle route, endossé tel habit, déguisé le cheval. – Je n’y ai pas pensé. – Qui donc êtes-vous, et quel est votre état ? – Je suis tailleur. – Je suppose que jamais de votre vie vous n’aviez volé de cheval ? – Jamais. – Que Dieu vous damne ! Quel besoin aviez-vous de vous en mêler ? bon homme ! Ne vous suffisait-il pas de planter vos choux ? »

L’objet du travail, c’est de gagner le bien-être et l’indépendance, condition nécessaire du progrès. Franklin veut qu’on fasse fortune, mais par le travail, l’ordre et l’économie ; cette fortune faite, il ne la change point en un instrument de plaisirs bas, de jouissances matérielles, il en use pour cultiver son âme et pour élever ses frères. Pauvre ouvrier, ses premières économies, achetées par des privations, lui ont servi à fonder la première bibliothèque populaire. C’est à lui que Philadelphie doit sa première société scientifique, son premier collège, sa première compagnie d’assurance, et son premier hôpital. À soixante-dix ans, au moment de s’embarquer pour la France, où il vient demander un appui dont l’Amérique a besoin, Franklin rassemble ce qu’il a d’argent et met près de cent mille francs à la disposition du Congrès. Pour notre philosophe la fortune est un moyen d’action ; plus clairement que personne il a vu que le capital est le grandi outil de la civilisation moderne ; cet outil, il l’estime et le veut acquérir pour en aider et lui-même et les autres ; il a l’ambition d’être riche, il n’a pas l’amour de l’argent.

Cette juste appréciation de la richesse distingue Franklin de tous ces rêveurs arriérés qui, dans le dix-huitième siècle, et en France, voulaient ramener le monde à la vertueuse ignorance et à la sainte pauvreté des Spartiates ; elle explique comment notre philosophe est un des fondateurs de l’économie politique. La lettre au gouverneur Shirley écrite en 1754, plus de vingt ans avant la publication de l’ouvrage d’Adam Smith, est la réfutation la plus nette du système colonial, une des erreurs capitales du dix-septième et du dix-huitième siècle. Les réflexions sur le progrès de la population, sur le prix du grain, sur la loi des pauvres, sur le commerce et les manufactures, sur le luxe, etc., qu’on trouvera dans ce volume attestent chez Franklin une doctrine arrêtée et qui se résume en un mot : liberté.

« C’est une vaine imagination, écrit-il en 1774, de supposer que nous existons seulement pour nous, ou seulement pour notre pays. La suprême sagesse a voulu qu’une mutuelle dépendance unit toutes ses œuvres…

La liberté et la sécurité sont les deux choses, d’où dépend le succès du commerce, et il n’y a pas de plus grand ennemi du commerce que les restrictions….

En général, ce qu’il y aurait de mieux, c’est que le gouvernement ne se mêlât du commerce que pour lui garantir la sécurité et le laisser suivre son cours. La plupart des lois, actes, édits, arrêts, placards, par lesquels les parlements, les princes, les États prétendent régler, diriger ou restreindre le commerce, ne sont que des bévues politiques, ou le résultat du tripotage de quelques intrigants qui font leurs affaires sous le manteau de l’intérêt public. Quand Colbert réunit quelques vieux et sages marchands de France, et leur demanda comment il pourrait le mieux servir et favoriser le commerce, ils se consultèrent et répondirent en trois mots : Laissez-nous faire. Un solide écrivain du même pays, dit que celui-là est fort avancé dans la science de la politique qui comprend toute la force de cette maxime : Ne gouvernez pas trop ; maxime qui peut-être touche le commerce plus encore que tout autre intérêt public. Il serait donc à désirer que le commerce fût aussi libre entre toutes les nations du monde qu’il l’est entre les comtés d’Angleterre ; toutes, par de mutuelles communications, obtiendraient plus de bien-être. Le commerce mutuel ne ruine pas les comtés d’Angleterre, il ne ruinerait pas davantage les peuples. Aucune nation n’a jamais été ruinée par le commerce, si désavantageux qu’il paraisse.

Quand on laisse entrer des articles de luxe, l’industrie est excitée, l’abondance se produit. Quand on ne permet d’acheter que le nécessaire, les hommes ne travaillent qu’autant qu’il est nécessaire pour l’obtenir. »

Quand Franklin défendait ces principes il y a un siècle, les sages du temps le regardaient comme un rêveur ; ses paradoxes sont aujourd’hui des vérités ; par ses idées en économie politique il est notre contemporain.

En politique il est démocrate et républicain. Quoiqu’il ait vécu vingt-sept ans en Angleterre ou en France, il n’a jamais rien compris ni à la monarchie, ni à la noblesse ; les fortes impressions de son enfance, la légitime fierté d’un homme qui s’est élevé lui-même, l’ont toujours empêché de comprendre les avantages de privilège, et les bienfaits de l’hérédité politique. Un législateur héréditaire lui semble quelque chose d’aussi ridicule qu’un professeur de mathématiques héréditaire, curiosité, qui, dit-il, existait dans une université d’Allemagne. Lorsque les Américains établirent en 1778 l’ordre et la société des Cincinnati, pour perpétuer les souvenirs glorieux de la guerre de l’indépendance, Franklin écrivit à sa fille une lettre satirique où il raille la vanité de ses compatriotes et la chimère de la noblesse. Il engagea Mirabeau à publier un pamphlet contre les Cincinnati, et lorsque Lafayette, grand partisan de la nouvelle institution, lui demanda ce qu’il en pensait : Rien du tout, fut la réponse narquoise du vieil imprimeur, devenu diplomate par circonstance, mais resté démocrate par conviction.

Partisan déclaré de la liberté des noirs, non moins ardent à défendre l’égalité civile, Franklin est un des premiers qui ait réclamé le suffrage universel, comme une des conséquences nécessaires de la liberté. On en jugera par les réflexions intitulées : Quelques bons principes Whigs. En ce point, il est beaucoup plus près des idées françaises que des idées anglaises qui, de son temps, régnaient encore en Amérique. Les Anglais en sont restés aux doctrines de Locke ; le vote est pour eux la défense de la propriété, et non pas un droit naturel.

En véritable républicain Franklin demandait que les fidèles et les citoyens nommassent eux-mêmes leurs pasteurs et leurs juges. À ce sujet, il répétait la phrase célèbre où Jacques 1er trahissait le secret de la royauté : « Tant que je ferai des Évêques et des juges, j’aurai l’Évangile et la loi que je voudrai. » Mais il se séparait de la tradition américaine et défendait une idée française, lorsqu’il demandait qu’on ne payât pas les grands fonctionnaires publics. Son opinion, empruntée de Mably, n’a pas fait fortune en Amérique ; je ne vois pas qu’elle ait mieux réussi sur le continent. Je la crois fausse, du reste, et contraire aux principes que Franklin défendait. La gratuité des fonctions mène droit à l’établissement d’une aristocratie.

Avec de pareils sentiments, Franklin avait naturellement peu de goût pour les rois. On en peut juger par l’anecdote suivante que Franklin conta un soir à John Adams. « Un écrivain espagnol, lui dit-il, qui a publié des visions de l’enfer, raconte qu’un jeune diable civil et obligeant lui montra toutes les pièces du séjour infernal, et, entre autres, l’appartement des rois morts. L’Espagnol fut charmé de ce grand spectacle, et, après avoir regardé quelque temps, il dit à son conducteur qu’il serait bien aise de voir les autres rois. – Les autres, dit le diablotin ? Tu vois ici tous les rois qui ont régné sur la terre, depuis la création du monde jusqu’aujourd’hui. À quoi diable penses-tu ? »

Parmi tous ces rois maudits, il en était un cependant que Franklin devait excepter par reconnaissance, c’est Louis XVI, le fidèle allié des Américains. Et, en effet, il aimait à lui rendre justice.

« Le docteur Franklin, nous dit son petit-fils, était si passionné pour les échecs, qu’un soir à Passy il joua depuis six heures jusqu’au lendemain matin. Dans un des coups, son roi était en échec ; Franklin, sans s’inquiéter de le défendre, et contrairement à toutes les règles du jeu, attaqua son adversaire de façon à lui faire perdre la partie. « Monsieur, lui dit ce dernier, vous ne pouvez faire cela, votre roi est en échec. – Je le vois, répondit le docteur, mais je ne veux pas le défendre. Si c’était un bon roi, comme le vôtre, il mériterait la protection de ses sujets ; mais c’est un tyran, il leur a ; déjà coûté plus qu’il ne vaut. Prenez-le, si vous le voulez, je puis me passer de lui, je gagnerai la bataille en républicain. »

Républicain, c’est là son vrai nom ; jamais il ne démordit de sa foi démocratique. Au milieu des splendeurs de Versailles il pensait à la grandeur future de l’Amérique, et quand il reçut la première nouvelle de la Révolution de 1789. « Bon, dit-il, les Français ont fait ici leur apprentissage de liberté, les voilà qui vont s’établir pour leur compte. » Hélas l’apprentissage n’était pas terminé, et comme le disait Fox à la même époque, « Si les Français étaient comme nos vieux amis les Américains, je n’aurais pas si grand-peur pour eux. »

Dans les écrits de ce patriote ardent on sera peut-être étonné de rencontrer une critique mordante des excès des journaux. Qu’on ne se hâte pas de mettre Franklin au nombre des ennemis de la presse. Notre philosophe s’est trop bien servi de cet instrument pour n’en pas connaître le prix. Sans doute il a flagellé la calomnie dont il avait eu à souffrir plus une personne, mais il a entendu se faire justice lui-même, et n’a jamais invoqué le secours du bras séculier. Il connaissait la fable du cheval qui veut se venger du cerf, et ne voulait pas de ces protecteurs qui vous débarrassent du fardeau et des ennuis de la liberté.

« La liberté de la parole, écrivait-il dès l’année 1737, est le principal pilier d’un gouvernement libre ; ôtez ce support la constitution d’une société libre est ruinée, la tyrannie s’élève sur ses débris. Les républiques et les monarchies limitées tirent leur force et leur vigueur de la surveillance que le peuple exerce sur la conduite des magistrats ; ce privilège, on en a abusé et on en abusera dans tous les siècles. Les meilleurs des hommes n’ont pu échapper, de leur vivant à la censure et à l’envie. Mais ce mal n’est pas aussi grand qu’il paraît à première vue. Un magistrat qui cherche sincèrement le bien public aura toujours pour lui es inclinations de la grande majorité ; l’impartiale postérité ne manquera pas de lui rendre justice.

Ces abus de la liberté de langage sont les excès de la liberté. On doit les réprimer, mais à qui confier ce soin. Un magistrat pervers, à qui l’on remettrait le pouvoir de punir des mots, aurait entre les mains l’arme la plus destructive et la plus terrible. Sous prétexte d’émonder les branches luxuriantes, il pourrait détruire l’arbre même.

Il est certain que celui qui vole à autrui son honneur mérite bien mieux le gibet que s’il lui avait volé sa bourse sur la grande route. Mais, sous le spécieux prétexte de protéger les Romains contre la calomnie, Auguste-César glissa la loi qui punissait le libelle des peines de lèse-majesté. Cette loi établit la tyrannie. Pour un petit mal qu’on prévint, on eut dix mille maux, horribles et écrasants. Désormais la fortune et la vie de chacun dépendit du souffle empoisonné des délateurs. L’interprétation des mots étant arbitraire, et laissée à la décision des juges, personne ne put écrire ni ouvrir la bouche sans courir le risque de perdre la tête.

Un historien fut mis à mort pour avoir fait l’éloge de Brutus ; un autre fut tué pour avoir appelé Cassius le dernier des Romains. Caligula éleva à la dignité de consul son cheval Incitatus ; et quoique l’histoire soit muette en ce point, je ne doute pas qu’il y eût peine de mort pour quiconque eût témoigné le moindre mépris à ce grand officier d’État. Supposez qu’on eût appelé le premier ministre un stupide animal, le conseil de l’empereur aurait pu dire que la malice du libelle était d’autant plus grande que le fait était plus Vrai, et que par conséquent la famille de cet illustre magistrat devait être d’autant plus excitée à la violence et à la vengeance. Une pareille poursuite nous paraîtrait ridicule ; cependant, si l’on en croit la tradition, il y a eu autrefois des proconsuls en Amérique, plus méchants mais non pas plus intelligents que le consul Incitatus, qui se seraient crus injuriés si on les avait appelés de leur propre nom.

… C’est le mensonge qui craint les attaques, et qui crie pour avoir des auxiliaires. La vérité ne craint pas la bataille, elle méprise le secours du bras séculier et triomphe par sa force naturelle.

L’histoire nous montre le danger fatal qui accompagne nécessairement toute restriction de la liberté de la parole et de la presse ; on en est donc amené à conclure que quiconque essaye de supprimer l’un ou l’autre de ces droits qui nous appartiennent naturellement, est un ennemi de la liberté et de la constitution. Il faut souffrir un inconvénient quand on n’y peut remédier que par un plus grand mal. »

J’ai résumé dans ces quelques pages le symbole religieux, moral, économique et politique de Franklin ; je laisse maintenant la parole à ce philosophe aussi aimable que sensé ! En le lisant, on ne se sent pas emporté vers les régions de l’idéal, c’est un vrai fils de la terre, il ne la quitte jamais ; en revanche, on se sent plus raisonnable, plus courageux, plus content de soi-même et des autres. En nous faisant aimer le travail, l’ordre, l’économie, en nous montrant le prix de la liberté et de l’égalité, Franklin nous réconcilie avec la vie, et nous apprend à nous trouver heureux ici-bas. Connaît-on beaucoup de philosophes qui aient rendu un plus grand service à l’humanité ?

Glatigny-Versailles, ce 15 novembre 1866.

Règles pour un club d’amélioration mutuelle

1728.

Questions auxquelles on répondra avant d’ouvrir la séance.

Avez-vous lu ce matin les questions suivantes pour voir ce que vous en pourriez dire à la junte ?

1.) Dans le dernier auteur que vous avez lu, avez-vous trouvé quelque chose de remarquable, ou de nature à être communiqué à la junte ? Particulièrement en histoire, en morale, en poésie, en médecine, en voyages, en industrie, en science ?

2.) N’avez-vous pas entendu dernièrement quelque histoire nouvelle, et agréable à raconter en conversation ?

3.) Quelque citoyen de votre connaissance a-t-il fait récemment de mauvaises affaires, et quelle cause en donne-t-on ?

4.) Avez-vous entendu parler récemment de quelque citoyen qui réussît dans ses affaires, et des moyens qui le font réussir ?

5.) Vous a-t-on dit depuis peu comment une personne riche, ici ou ailleurs, s’y est prise pour faire fortune ?

6.) Connaissez-vous un de vos concitoyens qui vienne de faire une bonne action, digne de louange et d’imitation, ou qui vienne de commettre une faute qui puisse nous servir de leçon ?

7.) Dites-nous ce que, dans ces derniers temps, vous avez vu, ou entendu dire des malheureux effets de l’intempérance, de l’imprudence, de la passion, ou de tout autre vice ou folio ?

8.) Avez-vous remarqué d’heureux effets de la tempérance, de la prudence, de la modération, ou de quelque autre vertu ?

9.) Vous ou quelqu’une de vos connaissances, avez-vous été récemment malade ; ou blessé ? En ce cas, quels remèdes avez-vous employés, quels en ont été les effets ?

10.) Connaissez-vous quelqu’un qui fasse prochainement un voyage sur terre ou sur mer, et qu’on puisse, au besoin, charger de commissions ?

11.) Avez-vous l’idée de quelque chose qui permette aux membres de la Junte de rendre service à l’humanité, au pays, à leurs amis, ou à eux-mêmes ?

12.) Quelque étranger de mérite est-il arrivé dans la ville, depuis notre dernière réunion ? Que dit-on ou que savez-vous de son caractère et de son mérite ? Pensez-vous qu’il soit au pouvoir de la Junte de l’obliger ou de l’encourager ?

13.) Connaissez-vous quelque honnête commerçant qui vienne de s’établir, et que la Junte puisse encourager ?

14.) Avez-vous remarqué dans les lois de votre patrie quelque défaut dont il serait bon de demander la correction à la législature ? Connaissez-vous quelque loi bonne qui nous manque ?

15.) Avez-vous remarqué dernièrement quelque empiètement sur les justes libertés du peuple ?

16.) Quelqu’un a-t-il attaqué votre réputation ? Que peut faire la Junte pour la défendre ?

17.) Y a-t-il quelque personne dont vous désiriez l’amitié ? Quelqu’un des membres de la Junte peut-il vous l’obtenir ?

18.) A-t-on attaqué devant vous le caractère de quelque membre de la Junte ? Comment l’avez-vous défendu ?

19.) Quelqu’un vous a-t-il fait tort ? Est-il au pouvoir de la Junte de vous procurer une réparation ?

20.) De quelle façon la Junte, ou quelqu’un de ses membres, peuvent-ils vous assister en d’honorables projets ?

21.) Avez-vous en vue quelque importante affaire, où les conseils de la Junte puissent vous être utiles ?

22.) Quel bienfait avez-vous reçu dernièrement de quelque personne, qui ne soit pas présente ici ?

23.) Y a-t-il quelques points difficiles en matière d’opinion, de justice, ou d’injustice, que vous seriez bien aise de voir discuter aujourd’hui ?

24.) Dans les usages, ou procédés de la Junte, voyez-vous quelque défaut à corriger ?

 

Avant d’être reçu dans la Junte, le candidat se lèvera, mettra sa main sur sa poitrine, et répondra aux questions suivantes :

 

1.) Avez-vous quelque prévention particulière contre aucun des membres de la Junte ? Réponse. Je n’en ai point.

2.) Déclarez-vous en toute sincérité que vous aimez les hommes en général, quelle que soit leur profession ou leur religion ? Réponse. Je le déclare.

3.) Pensez-vous que pour des opinions purement spéculatives, ou pour la forme du culte, ou puisse inquiéter personne dans son corps, sa réputation ou ses biens ? Réponse. Non.

4.) Aimez-vous la vérité pour elle-même, voulez-vous la rechercher sincèrement, l’adopter pour vous, et la communiquer aux autres ? Réponse. Oui.

Épitaphe de Franklin, écrite par lui-même en 1728

LE CORPS DE

BENJAMIN FRANKLIN,

IMPRIMEUR,

– TEL QUE LA COUVERTURE D’UN VIEUX LIVRE,

DÉPOUILLÉ DE SES FEUILLES,

DE SON TITRE ET DE SA DORURE, –

GIT ICI, – PATURE POUR LES VERS.

MAIS L’ŒUVRE ELLE-MÊME NE SERA PAS PERDUE,

ELLE REPARAITRA, C’EST LA FOI DE FRANKLIN,

DANS UNE NOUVELLE

ET PLUS BELLE ÉDITION,

REVUE ET CORRIGÉE

PAR

L’AUTEUR.

L’indiscrétion

1729.

À Monsieur Touche-à-tout.

Monsieur,

Vous étant posé en Censuror Morum (c’est ainsi, je crois, que vous vous appelez), ce qui, dit-on, signifie un réformateur de mœurs, je ne connais personne à qui je puisse mieux m’adresser pour faire cesser tous les ennuis que nous avons à souffrir par le manque de politesse de quelques personnes.

Vous saurez d’abord, que je suis demoiselle, et que, pour vivre, je tiens une boutique dans cette ville.

J’ai une voisine, qui est vraiment d’une agréable compagnie et avec laquelle je suis liée d’amitié d’ancienne date ; mais depuis quelque temps ses visites sont devenues si fréquentes, et elle reste si longtemps à chaque visite que ma patience est à bout. Je n’ai pas un instant à moi, et vous qui semblez être un sage, vous devez comprendre que chacun a ses petits secrets, ses mystères qui ne sont pas même pour les amis les plus intimes. Maintenant je ne puis faire la moindre chose sans qu’il faille qu’elle le sache, et c’est merveille que j’aie trouvé le temps de vous écrire cette lettre. Mon malheur est, que je la respecte, et que je ne sais comment faire pour ne pas la désobliger, en lui disant que je serais bien aise d’avoir moins souvent sa compagnie ; car si je lui donne cela à entendre, je crains qu’elle ne soit si froissée que jamais je ne verrai son ombre devant ma porte.

Mais hélas, monsieur, je ne vous ai pas encore dit la moitié de mes peines. Elle a deux enfants qui sont juste assez grands pour courir tout autour de nous, et faire de charmantes sottises ; ils sont toujours avec leur maman, ou dans ma chambre, ou dans ma boutique, quel que soit le nombre de pratiques ou de gens avec lesquels je suis occupée ; quelquefois ils tirent mes marchandises des tablettes d’en bas et les jettent par terre, peut-être à la place que l’un d’eux vient de mouiller ; mon amie ramasse l’étoffe et s’écrie : « Oh ! le méchant petit drôle ! heureusement il n’y a pas grand mal ! c’est seulement un peu humide ; » et elle remet l’étoffe sur la tablette. Quelquefois ils attrapent ma boîte de clous derrière le comptoir et, à mon grand ennui, s’amusent à mêler ensemble mes clous à dix, à huit, et à quatre penny. J’essaye de cacher ma contrariété autant que possible, et d’un air grave je cherche à rassortir mes clous. Elle s’écrie alors : « Ne te tourmente pas, voisine, laisse-les jouer un peu, je remettrai tout en place avant de m’en aller. » Mais les choses ne sont jamais si bien mises en place, que je ne trouve toujours beaucoup à ranger quand ils sont partis. Ainsi, monsieur, j’ai tout l’ennui et le tourment des enfants sans avoir le plaisir d’en avoir à moi ; et ils sont maintenant si habitués à être ici qu’ils ne s’amusent nulle autre part.

Si ma voisine avait été assez bonne pour réduire ses visites à dix par jour, et à ne rester qu’une demi-heure chaque fois, j’aurais été satisfaite, et je crois que je ne vous aurais jamais importuné. Mais ce matin même ils m’ont tellement tourmentée que je ne puis en endurer davantage, car, tandis que la mère me faisait vingt questions impertinentes, le plus jeune a attrapé mes clous, et à sa grande joie il les a jetés à pleines mains sur le plancher ; l’autre pendant ce temps faisait un si terrible tapage sur le comptoir avec un marteau que j’en étais à moitié folle. J’étais justement en train de me tailler des barbes de bonnets. Dans le tumulte et la confusion, je les coupai tout de travers, j’ai gâté toute une pièce de mousseline, première qualité.

Je vous prie, monsieur, dites-moi ce que je dois faire, et parlez un peu contre ces visites déraisonnables dans votre prochain numéro. Pour rien au monde, je ne voudrais me brouiller avec elle, je l’aime sincèrement elle et ses enfants, autant que le peut faire une voisine, et elle achète pas mal de choses à ma boutique pendant l’année ; mais je voudrais la prier de faire attention qu’elle me traite sans pitié, bien que je pense que c’est seulement par manque de réflexion. Mais j’ai encore vingt autres choses à vous dire en dehors de tout ceci. – Il y a un beau Monsieur qui a l’idée (je ne le mets pas en doute) de me faire la cour, mais il ne peut trouver l’occasion de… – Oh Dieu ! la voilà qui revient, il faut en finir.

Votre, etc., etc.

PATIENCE.

Lettre d’Antoine le sage-après-coup

Extrait de la Gazette de Pensylvanie.

24 juillet 1732.

Monsieur le Gazetier,

Je suis un honnête marchand qui n’a jamais pensé à faire de mal à personne. Mes affaires allaient gentiment tant que j’étais garçon ; mais dernièrement j’ai rencontré quelques difficultés que je prends la liberté de vous conter.

Vers l’époque où je commençais à rechercher ma femme, son père donna à entendre que si elle épousait un homme qui fût à son goût, il lui donnerait deux cents livres comptant, le jour de son mariage. Il ne me l’a jamais dit à moi, il est vrai ; mais il me recevait toujours affectueusement chez lui et encourageait ouvertement ma cour. Je formais de beaux projets sur ce que je ferais avec ces deux cents livres, et jusques à un certain point j’en négligeais mes affaires. Mais malheureusement il arriva que lorsque je fus tout à fait engagé, le mariage trop avancé pour pouvoir être rompu, le vieux bonhomme se mit fort en colère sans m’en donner aucune raison ; il m’interdit l’entrée de sa maison, et dit à sa fille que si elle m’épousait il ne lui donnerait pas un farthing. Néanmoins (comme il le pensait bien) nous ne fûmes pas découragés par cette menace ; mais nous étant mariés secrètement je l’emmenai à ma maison, où nous n’étions pas tout à fait dans une aussi pauvre condition que le couple de la chanson écossaise, qui n’avait :

Ni pot ni casserole,

Mais quatre jambes nues pour tout bien.

J’avais une maison assez bien meublée pour un garçon qui n’était pas riche. Je n’en devais rien à monsieur mon beau-père qui, dit-on, fut charmé de sa manœuvre politique. J’ai appris depuis qu’il y a d’autres vieux ladres, comme on dit, qui font le même tour pour marier leurs filles, en gardant tout ce qu’ils peuvent épargner, jusqu’à ce que la mort leur ouvre les mains. Mais ceci est une digression. À bon entendeur, salut.

Je vis bientôt qu’avec de l’économie et du travail nous pourrions vivre à l’aise, et avoir bon crédit chez nos voisins, mais ma femme était née pour être dame. En conséquence il arriva qu’un, jour mon vieux miroir passé de mode se trouva brisé, on ne savait comment, me dit-elle. Cependant comme nous ne pouvions nous passer de miroir dans notre chambre, elle me dit : « Mon cher, nous ferons aussi bien d’acheter une grande glace à la mode, celle que M. un tel a à vendre. Cela ne coûtera guère plus qu’un miroir commun, mais ce sera beaucoup plus beau et plus honorable. » La glace fut donc achetée et pendue contre le mur ; mais en moins d’une semaine, ma femme me fit entendre peu à peu que la table n’allait pas du tout avec une si belle glace ; on acheta une table plus convenable. Quelque temps après, mon épouse, qui est une excellente ménagère, m’indiqua où nous pourrions avoir de très belles chaises d’occasion ; et ainsi, par degrés, mon vieux mobilier monta au grenier, tandis qu’en bas tout fut changé pour le mieux.

Si nous nous étions arrêtés là, c’eût été bien ; mais ma femme allait prendre le thé chez les bonnes dames qu’elle visitait : nous ne pouvions faire moins que de leur rendre la pareille, quand elles venaient nous voir. De cette façon nous achetâmes une table à thé avec tous les accessoires en porcelaine et en argent. Bientôt mon épouse s’étant malheureusement très fatiguée à laver la maison, nous ne pûmes aller plus longtemps sans prendre une servante. D’ailleurs, il arrivait souvent que lorsque je rentrais à une heure à la maison, on venait justement de mettre le pot au feu, et ma chère âme pensait réellement qu’il n’était qu’onze heures. D’autres fois, quand j’arrivais à la même heure, elle s’étonnait de ce que j’avais autant tardé, car le dîner était prêt à une heure, et on m’attendait depuis deux heures. Ces irrégularités, occasionnées par des erreurs de temps, me convainquirent qu’il était absolument nécessaire d’acheter une pendule, – fort bel ornement pour la chambre, me fit remarquer mon épouse. Enfin, à mon grand chagrin, elle fut tourmentée d’un malaise ou d’un autre, et rien ne lui était si bon que de monter à cheval, et ces chevaux de louage étaient de si horribles bêtes que j’achetai une jument très belle et de bonne allure, qui me coûta vingt livres sterling ; et cependant depuis un an, les affaires ne vont plus dans ce pays.

Je voyais bien que tout ceci ne pouvait pas s’arranger avec ma position ; mais je n’avais pas assez de caractère pour l’empêcher, lorsque dernièrement je reçus la visite d’un créancier très dur qui parla d’assignation. Je commençai sérieusement à projeter ma délivrance. Lundi dernier, ma chère femme alla voir une parente, chez laquelle elle devait rester une quinzaine, parce qu’elle ne pouvait pas supporter la chaleur de la ville. Dans l’intervalle, j’ai fait à mon tour mes changements : bref, j’ai renvoyé la servante, sac et bagage (car que ferions-nous d’une servante, nous qui, outre notre petit garçon, n’avons à nous occuper que de nous ?). J’ai vendu la belle jument et acheté moyennant trois livres une bonne vache laitière. J’ai disposé de la table et mis à la place un bon rouet qui me semble faire très bonne figure. J’ai empli de lin huit corbeilles vides, et avec quelque peu de l’argent que m’a rapporté le service à thé, j’ai acheté une paire d’aiguilles à tricoter, car, pour vous dire la vérité, je commence à manquer de bas. J’ai transformé la belle pendule en un sablier ; j’ai gagné là-dessus une bonne somme ronde. Un des morceaux du vieux miroir, équarri et encadré, supplée à la grande glace que j’ai serrée dans un cabinet où elle pourra bien rester quelques années ; bref, la face des choses est complètement changée. Vous souririez si vous voyiez mon sablier pendu à la place de la pendule. Quel ornement pour la chambre ! J’ai payé mes dettes, et j’ai de l’argent dans ma poche. J’attends ma chère épouse vendredi prochain ; et comme on lit votre journal dans la maison où elle est, j’espère que cette lecture la préparera à ces surprenantes révolutions. Si elle peut se conformer à cette nouvelle manière de vivre, nous serons le plus heureux couple de cette province, et, par la bénédiction de Dieu, nous serons peut-être bientôt dans une situation prospère. J’ai gardé la grande glace, parce que je sais que c’est sa faiblesse. Quand ma femme rentrera, je lui accorde d’être prise subitement de mal de tête, de mal d’estomac, de défaillance, ou de tel autre mal qu’elle jugera plus convenable ; elle pourra se mettre au lit aussitôt qu’il lui plaira. Mais si je ne la trouve pas le lendemain matin en parfaite santé de corps et d’esprit, la susdite grande glace, avec d’autres babioles dont je n’ai pas besoin, s’en ira le jour même à l’encan ; c’est là l’irrévocable résolution de

Son tendre mari

et Votre très humble serviteur.

ANTOINE LE SAGE-APRÈS-COUP.

P.S. Je serais bien aise de savoir si vous approuvez ma conduite.

 

Réponse. Je n’aime pas me mêler des affaires entre mari et femme.

Lettre de miss Célia Single

24 juillet 1732.

Monsieur le Gazetier,

Je dois vous avertir que vous imprimez des choses qui font plus de mal que de bien, notamment la lettre du négociant qui était dans une de vos dernières feuilles ; elle a désobligé beaucoup de personnes de mon sexe, et a troublé la paix de plusieurs familles en causant des querelles entre maris et femmes. Je vous en donnerai un exemple que j’ai vu de mes yeux, entendu de mes oreilles.

Mercredi matin, j’étais chez Mme W. ; son mari revenait du marché, il lui montra entre autres objets quelques pelotes de fil qu’il avait achetées. « Ma chère, lui dit-il, j’aime infiniment les bas que notre voisine Afterwit tricotait hier pour son mari avec le fil qu’elle avait elle-même filé ; je serais très aise d’avoir des bas semblables. Je sais que votre servante Marie est une très bonne tricoteuse ; en voyant ce fil au marché, je l’ai acheté afin que cette fille me fasse une ou deux paires de bas. » Mme W. était justement à se coiffer devant la glace, elle se retourna, les épingles dans la bouche. « Seigneur ! mon enfant, s’écria-t-elle, êtes-vous fou ? Marie a-t-elle le temps de tricoter ? qu’est-ce qui fera l’ouvrage, bon Dieu ! si vous la mettez à tricoter ? – Peut-être, ma chère, dit-il, avez-vous l’envie de les tricoter vous-même. Je me rappelle que, lorsque je vous faisais la cour, je vous ai entendu dire que vous aviez appris à tricoter de votre mère. – Tricoter des bas pour vous ! dit-elle ; non, vraiment. Il y a assez de pauvres femmes dans la ville qui peuvent tricoter ; si cela vous fait plaisir vous pouvez les employer. – Bien, ma chère, dit-il ; mais vous savez qu’un penny économisé est un penny gagné, et qu’il n’y a ni péché ni honte à tricoter une paire de bas ; pourquoi avez-vous une telle aversion pour cet ouvrage ? Et que signifie ce mot de pauvres femmes ? Vous savez bien que nous ne sommes pas des gens de qualité ; nous n’avons d’autre fortune que mon travail et mon industrie. Il ne devrait pas vous déplaire d’avoir comme moi l’occasion de gagner quelque chose.

– Je m’étonne, dit-elle, que vous puissiez me proposer une chose pareille. Ne m’avez-vous pas toujours dit que vous me feriez vivre comme une dame ? Si j’avais épousé le capitaine, je suis sûre qu’il ne m’aurait jamais parlé de tricoter des bas. – Que voulez-vous dire avec votre capitaine, dit-il, un peu piqué ; si vous aviez pu l’épouser je pense que vous l’auriez fait, ou peut-être ne l’aimiez-vous pas beaucoup. Si je vous ai fait la promesse de vous faire vivre en dame, il me semble qu’il est grand temps de vous conduire comme une dame. Combien de temps pensez-vous que je puisse suffire à votre genre de vie actuel ? – Assez, dit-elle d’un ton sec, en jetant la houppe dans la boîte à poudre. Ne me traitez pas ainsi, car je vous assure que je ne le supporterai pas : voilà le fruit de vos journaux empoisonnés, il n’en entrera plus ici, je vous le promets. – Miséricorde ! dit-il ; quelle chose étrange ! Est-il nécessaire qu’une fille de marchand et a femme d’un marchand soit une dame ? Bref, je suis forcé de travailler pour vivre, et si vous êtes de trop bon sang pour faire de même, la porte est là ; allez et vivez de vos rentes. Et, comme je n’ai jamais rien eu de vous et n’en puis rien attendre, je désire n’avoir plus d’ennuis avec vous. »

Quelle réponse elle a faite, je ne puis vous le dire, car, sachant que le mari et la femme se querellent plus violemment quand ils sont devant des étrangers que lorsqu’ils sont seuls, je m’esquivai promptement. Mais j’appris de Marie, qui vint chez moi dans la soirée pour une commission, qu’ils avaient dîné très paisiblement et très affectueusement ensemble ; les pelotes de fil qui avaient causé la querellé avaient été jetées au feu dans la cuisine, ce que je fus très heureuse d’apprendre.

J’ai vu quelquefois dans votre journal des réflexions sur la paresse et l’extravagance de nous autres femmes ; mais je ne me rappelle pas d’avoir vu une pareille critique des hommes. Si nous étions disposées à jouer le rôle de censeur, nous pourrions vous fournir bon nombre d’exemples. Je nommerais M. Billiard, qui perd plus qu’il ne gagne à une table verte et serait en prison depuis longtemps, s’il n’avait une femme travailleuse. M. Hustlecap, qui, chaque jour de marché au moins et souvent tout le long du jour, quitte ses affaires pour le bruit que fait un demi-pence dans une certaine allée ; ou M. Finikin qui a sept différents habillements complets des plus élégants, et en change chaque jour, tandis que sa femme et ses enfants restent à la maison à moitié nus. M. Crownhim, qui rêve toujours sur l’échiquier et qui ne s’occupe pas comment vont les choses dans sa propre famille, pourvu qu’il gagne. M. Totherpot, l’habitué de la taverne. M. Bookish, le liseur éternel. M. Tweedledum, et beaucoup d’autres qui sont très actifs pour toutes choses, excepté pour leurs propres affaires. Je dis que si j’étais disposée à faire le censeur, je pourrais nommer ces gens-là et bien d’autres encore ; mais je rougirais qu’on crût que je médis de mes voisins : c’est pourquoi je me tais.

Quant à vous, je vous conseille à l’avenir d’amuser vos lecteurs avec toute autre chose que les réflexions des uns sur les autres ; rappelez-vous qu’il y a autant de trous sur votre habit que sur celui d’autrui, et que ceux qui sont atteints par la satire que vous publiez feront moins d’attention à celui qui écrit qu’à celui qui imprime, et vous traiteront en conséquence. Ne vous fâchez pas de la liberté que prend votre amie et lectrice.

CÉLIA SINGLE.

Sur le scandale

Gazette de Pensylvanie, 1732.

Monsieur le Gazetier,

J’ai été charmé de votre article sur le SCANDALE ; la doctrine originale que vous y prêchez est tout à fait d’accord avec mes principes et mes habitudes, et l’article a paru fort à propos pour châtier l’impertinence d’un écrivain du Mercure, qui, dans le numéro de jeudi dernier, à la fin d’un de ses ridicules alinéas, gémit de ce que le beau sexe est particulièrement coupable de ce crime énorme. Tout sot, ancien ou moderne, qui tient une plume, se met à nous chanter la même chanson. Si scandaliser les gens est vraiment un crime, que font donc ces jolis messieurs ? Ils décrivent le scandale, ils le peignent sous les couleurs les plus odieuses, les plus effrayantes, les plus abominables, ils le représentent comme le plus grand des crimes, puis rondement et charitablement ils en chargent tout le sexe féminin. En condamnant de cette façon le scandale, ne se rendent-ils pas coupables du crime même qu’ils condamnent ? S’ils nous accusaient de tout autre crime, force leur serait de nous scandaliser par leur accusation ; mais nous scandaliser en faisant du scandale, c’est la plus belle des absurdités ; pour en arriver là il faut l’impudence la plus consommée unie à la plus profonde stupidité.

Vous avez convaincu tous les gens raisonnables que rien n’est plus faux que de croire que le scandale est un crime. Laissons donc ces plaisants moralistes et permettez-moi de vous donner quelque idée de ma vie et de mes mœurs.

Je suis une jeune fille de trente-cinq ans environ, et je vis avec ma mère. Je n’ai pas besoin de gagner ma vie, aussi je trouve qu’il est de mon devoir autant que de mon goût d’exercer mon talent de censure pour le bien de mes concitoyens. On m’a dit qu’il y avait un généreux empereur, qui, s’il passait un jour sans faire du bien, disait à ses amis, en latin : Diem perdidi ce qui veut dire : J’ai perdu ma journée. Je pourrais me servir de la même expression s’il était possible qu’un jour se passât sans que j’eusse le plaisir de scandaliser les gens, mais, grâces soient dites, un pareil malheur n’est pas tombé sur moi depuis douze ans.

Quelque service que je rende, je n’irai point jusqu’à prétendre que je me suis livrée à la pratique de cette vertu pour le seul amour du bien public, car je me rappelle qu’étant enfant j’avais une violente inclination à toujours faire mon éloge ; mais comme on me répétait sans cesse que c’était une mauvaise habitude, et qu’une fois même cela me valut d’être sévèrement fouettée, le fleuve barré s’est ouvert un nouveau canal, et j’ai dès lors commencé à déprécier autrui. Cela est plus agréable à la compagnie, et pour moi c’est la même chose. Quelle différence y a-t-il entre s’élever soi-même ou abaisser le prochain ? Le scandale, comme toute autre vertu, porte en soi sa récompense ; il nous donne le plaisir de montrer que nous valons mieux que les autres ou que les autres ne valent pas mieux que nous.

Ma mère, la pauvre femme, et moi nous n’avons pas toujours été d’accord en ce point. Elle prétendait que le scandale gâtait la conversation, et moi je soutenais qu’il n’y avait pas de bonne conversation sans scandale. Notre dispute alla si loin qu’un jour nous séparâmes nos tables de thé, et que je me résolus à recevoir mes connaissances à la cuisine. Le soir de cette séparation, nous prîmes le thé à la même heure ; mais ma mère reçut ses amies dans le parloir. Elle ne souffrit pas qu’on touchât à la réputation de personne ; et commença une nouvelle espèce de discours, d’un ton philosophique des plus bizarres : « Je suis charmée, disait-elle, quand je considère que le monde n’est pas aussi méchant que l’imaginent des gens qui ont l’humeur chagrine. Il n’est personne qui n’ait quelque aimable ou bonne qualité. À ne parler que de la classe la moins considérée, telle femme est une excellente fille, et a les plus belles dents du monde ; telle autre respecte son mari ; celle-ci est très bonne pour ses pauvres voisins, et de plus elle a une belle taille ; celle-là est toujours prête à rendre service et, suivant moi, il n’y a pas dans toute la ville une femme qui ait l’air ou la tournure plus agréable. » Ce beau discours dura près d’une demi-heure ; ma mère le finit en disant : « Je suis sûre que chacune de vous a fait quelque remarque semblable, et je serais charmée que la conversation continuât sur ce sujet. » Juste à ce moment, je regardai au travers de la porte ; jamais de ma vie je n’ai vu figures plus sottes et plus insipides. Elles n’étaient ni gaies ni tristes, ni mécontentes ni satisfaites, ni indifférentes ni attentives ; on eût dit (pardonnez la comparaison) des masques de pain d’épices. Pour moi, dans la cuisine, j’avais déjà commencé la ridicule histoire de M. X et de sa femme de chambre, et de la conduite de Madame, en découvrant cette intrigue. Certains passages nous faisaient rire de tout cœur ; aussi une des dames les plus sérieuses de la compagnie de maman se leva-t-elle sans lui répondre pour aller voir ce qui rendait les enfants si gais. Une seconde dame la suivit, puis une troisième, si bien que ma pauvre vieille maman se trouva seule. Convaincue alors que son projet était impraticable, elle finit par venir prendre le thé avec nous. Depuis lors Paul aussi a été parmi les prophètes, et nos querelles sont assoupies.

À force de travail et d’application, je me suis fait le centre de tout le scandale de la province. Si petit que soit le bruit, je l’entends. Je suis entrée dans le monde avec cette maxime que nul commerce ne peut subsister sans retours ; et en conséquence, chaque fois qu’on m’apporte une bonne histoire, j’en donne deux en échange. Mon exactitude en ce genre m’a procuré une masse d’affaires, et, sans mon activité et la bonté de ma méthode, il me serait impossible de m’en tirer. Car, sans parler de ce fonds de médisance qui m’arrive tout naturellement, j’ai trouvé le moyen de tirer les vers du nez aux gens qui ont le moins de goût pour le scandale. Faut-il découvrir mon secret ? Oui ; le laisser mourir avec moi serait de l’inhumanité. Si on ne m’a jamais dit de mal d’une personne, j’attribue cela à ce que l’individu n’a point d’intelligence ; car personne n’est sans défaut