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Extrait : "Ce genre d'études, comme tant d'autres, mais celui-ci plus que tout autre, trouve une grande difficulté, bien plus, un empêchement fastidieux, dans ce vice des esprits instruits par les seuls moyens littéraires, dans ce qu'on appelle d'ordinaire le verbalisme."
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Seitenzahl: 380
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335016765
©Ligaran 2015
En apprenant de mon éditeur qu’il y a lieu de faire une seconde édition de ce livre, je ne sais si je dois éprouver plus d’étonnement ou plus de plaisir. Les idées que ces Essais représentent ont donc désormais un public assuré et suffisamment nombreux, bien que, par leur composition même, ils ne puissent pas faire partie de la littérature populaire ?
En réalité, cette nouvelle édition, sauf quelques très légers changements de certains mots et de certaines phrases, est une simple réimpression ; il en est de même de la polémique contre M. Masaryk, que j’ai ajoutée en appendice. Aussi me semble-t-il inutile d’écrire une véritable préface.
Il est bon de rappeler que les deux principaux Essais de ce volume portent respectivement la date du 7 avril 1895 et du 10 mars 1896, et que l’appendice I est du 18 juin 1899. Cela est utile afin de pouvoir saisir telle ou telle allusion à des évènements politiques du moment, et à expliquer pourquoi le xix° siècle est toujours appelé ce siècle, mais surtout afin d’expliquer l’absence ici d’une longue préface. Depuis 1895 la littérature pour et contre le matérialisme historique en général, et pour et contre le marxisme en particulier, a pris de telles proportions, qu’il me faudrait écrire non pas une préface, mais tout un volume, pour défendre à nouveau et à fond les principales propositions de ces Essais, qui d’ailleurs ont eu un assez grand nombre de lecteurs, ont été l’occasion d’un bon nombre de polémiques récentes, et ont amené plus d’un à repenser à des choses que jusque-là il avait acceptées ou rejetées un peu hâtivement, sans critique et pour des raisons assez faibles.
Il me faut ajouter quelques observations encore.
Le lecteur curieux des compléments philosophiques généraux de mes Essais les trouvera dans un autre volume, qui a paru chez le même éditeur, et dans lequel la forme même de l’exposé m’a permis de rattacher les doctrines socialistes à beaucoup de leurs prémisses sous-entendues ou moins souvent remarquées. Ce volume me dispense de répondre à deux espèces de critiques qui m’ont été faites : « vous êtes un marxiste orthodoxe ; – vous n’êtes plus du tout marxiste ». Ni l’une ni l’autre de ces affirmations ne sont exactes. La vérité c’est que, ayant accepté la doctrine du matérialisme historique, je l’ai exposée en tenant compte des conditions actuelles de la science et de la politique et dans la forme qui convient à mon tempérament intellectuel.
Page 10 de la 1re édition italienne du premier des Essais contenus dans ce volume je disais dans une note, qui n’est pas reproduite dans l’édition française, que je n’avais pas l’intention de refaire le Manifeste pour l’adapter aux besoins actuels de la propagande, ni d’analyser ce document dans un commentaire perpétuel. Je disais que je me proposais simplement d’écrire en mémoire, c’est-à-dire pour commémorer le Manifeste en le confrontant avec l’état actuel du socialisme. Aussi, ni dans son intention, ni dans son exécution, cet Essai ne pourrait-il être comparé avec l’étude récente de M. Andler. Cependant, sans faire aucune comparaison directe entre ces deux travaux, je pense qu’en indiquant, toujours par des remarques rapides, et non en érudit, la genèse du Manifeste, j’ai tenu également compte, en toute justice, de tous les courants de fait et d’idées, de toutes les manifestations politiques et littéraires (qu’elles fussent anglaises, françaises ou allemandes) qui ont été concentrées et réfléchies dans le Manifeste, tandis que M. Andler, qui a cependant un savoir si vaste, est resté trop unilatéral dans son analyse, à tant de points de vue d’ailleurs excellente.
Rome, 27 mars 1902
Antonio Labriola.
Dans trois ans, nous pourrons célébrer notre jubilé. La date mémorable de la publication du Manifeste du parti communiste (février 1848) rappelle notre entrée première et incontestable dans l’histoire. C’est à cette date que se réfèrent tous nos jugements et toutes nos appréciations sur les progrès que le prolétariat a faits dans ces cinquante dernières années. C’est cette date qui marque le commencement de l’ère nouvelle. Celle-ci éclot et surgit, ou mieux se dégage de l’ère actuelle, et se développe par formation intime et immanente à celle-ci même, partant, d’une façon nécessaire et inéluctable, quelles qu’en puissent être les vicissitudes et les phases successives, qu’on ne peut prévoir dès maintenant.
Tous ceux d’entre nous qui ont à cœur, ou qui simplement ont besoin de posséder la parfaite intelligence de leur œuvre propre, doivent rappeler à leur esprit les causes et les forces motrices qui déterminèrent la genèse du Manifeste, les circonstances dans lesquelles il parut, à la veille de la révolution qui éclata de Paris à Vienne, de Palerme à Berlin. De cette façon seulement il nous sera donné de trouver dans la forme sociale actuelle l’explication de la tendance au socialisme, et de justifier par conséquent, par sa raison d’être actuelle, la nécessité de son triomphe, que dès maintenant nous conjecturons.
N’est-ce pas là, en effet, la partie vitale du Manifeste, son essence et son caractère propre ?
On ferait certainement fausse route si on considérait comme la partie essentielle les mesures conseillées et proposées à la fin du second chapitre pour le cas d’un succès révolutionnaire du prolétariat, ou les indications d’orientation politique à l’égard des autres partis révolutionnaires de cette époque, que l’on trouve dans le quatrième chapitre. Ces indications et ces conseils, – bien qu’ils aient mérité d’être pris en considération au moment et dans les circonstances où ils furent formulés et suggérés, et bien qu’ils soient fort importants pour juger d’une façon exacte l’action politique des communistes allemands dans la période révolutionnaire qui va de 1848 à 1850, – ne forment plus désormais pour nous un ensemble de vues pratiques, pour lesquelles ou contre lesquelles nous devons prendre parti, à chaque évènement. Les partis politiques qui, depuis l’Internationale, se sont constitués dans les différents pays, au nom du prolétariat et en le prenant nettement pour base, ont senti et sentent, à mesure qu’ils naissent et se développent, la nécessité impérieuse d’adapter et de conformer leur programme et leur action aux circonstances toujours différentes et multiformes. Mais aucun de ces partis ne sent la dictature du prolétariat si proche qu’il éprouve le besoin, le désir ou même la tentation, d’examiner à nouveau les mesures proposées dans le Manifeste et de porter sur elles un jugement. Il n’y a, en réalité, d’expériences historiques que celles que l’histoire fait elle-même ; on ne peut pas plus les prévoir qu’elles ne se font de propos délibéré ou sur commande. C’est ce qui est arrivé au moment de la Commune, qui a été, qui est et qui reste, jusqu’à aujourd’hui, la seule expérience approximative bien que confuse, parce qu’elle fut subite et de courte durée, de l’action du prolétariat devenu maître du pouvoir politique. Elle ne fut, d’ailleurs, cette expérience, ni voulue ni cherchée, mais imposée par les circonstances ; elle fut héroïquement conduite et elle est devenue aujourd’hui, pour nous, un salutaire enseignement. Là où le mouvement socialiste est à peine à ses débuts, il peut arriver que, à défaut d’expérience personnelle et directe, on en appelle – et cela est fréquent en Italie – à l’autorité d’un texte comme on ferait d’un précepte : mais, au fond, cela n’a aucune importance.
Il ne faut pas non plus, à mon avis, chercher cette partie vitale, cette essence, ce caractère propre, dans ce que le Manifeste dit des autres formes du socialisme, dont il parle sous le nom de littérature. Tout le chapitre troisième peut servir sans doute à bien définir, par voie d’exclusion et d’antithèse, par des caractéristiques brèves mais vigoureuses et fortes, les différences qu’il y a en réalité entre le communisme, communément qualifié aujourd’hui de scientifique, – expression dont on se sert souvent à tort et à travers, – c’est-à-dire entre le communisme qui a pour sujet le prolétariat et pour thème la révolution prolétarienne, et les autres formes du socialisme : réactionnaire, bourgeois, semi-bourgeois, petit-bourgeois, utopiste, etc. Toutes ces formes, sauf une, ont réapparu et se sont renouvelées plus d’une fois ; elles reparaissent et se renouvellent, même aujourd’hui, dans les pays où le mouvement prolétarien moderne vient à peine de naître. Pour ces pays et dans ces circonstances, le Manifeste a exercé et exerce encore l’office de critique actuel et de fouet littéraire. Mais dans les pays où ces formes ont été déjà théoriquement et pratiquement dépassées, comme en Allemagne et en Autriche, ou ne survivent que chez quelques-uns comme opinion individuelle, comme en France et en Angleterre, sans parler des autres nations, le Manifeste, à ce point de vue, a épuisé son rôle. Il ne fait alors qu’enregistrer, comme pour mémoire, ce à quoi il n’est plus nécessaire de penser, étant donnée l’action politique du prolétariat, qui déjà se déroule dans son processus normal et graduel.
Ce fut précisément là, par anticipation, la disposition d’esprit de ceux qui l’ont écrit. Par la vigueur de leur pensée et sur quelques données d’expérience ils avaient devancé les évènements, et ils se contentèrent de constater l’élimination et la condamnation de ce qu’ils avaient dépassé. Le communisme critique – c’est là son nom véritable, et il n’y en a pas de plus exact pour cette doctrine – ne se mettait pas à regretter avec les féodaux la vieille société pour faire par a contrario la critique de la société actuelle : – il n’avait en vue que l’avenir. Il ne s’associait plus avec les petits bourgeois dans le désir de sauver ce qui ne peut pas être sauvé : – comme par exemple la petite propriété, ou la vie tranquille des petites gens, que l’action vertigineuse de l’état moderne, organe nécessaire et naturel de la société actuelle, détruit et bouleverse, parce que, par ses révolutions continues, il porte en soi et avec soi la nécessité d’autres révolutions, nouvelles et plus profondes. Il ne traduisait pas non plus en bizarreries métaphysiques, en sentimentalité maladive ou en contemplation religieuse, les contrastes réels des intérêts matériels de la vie de chaque jour : – il exposait au contraire ces contrastes dans toute leur réalité prosaïque. Il ne construisait pas la société de l’avenir sur un plan conçu harmoniquement dans chacune de ses parties. Il n’avait aucun mot de louange et d’exaltation, d’invocation et de regret, pour les deux déesses de la mythologie philosophique, la Justice et l’Egalité, – ces deux déesses qui font si triste figure dans la pratique de la vie de chaque jour, quand on voit que l’histoire s’offre depuis tant de siècles le passe-temps malséant de se faire presque toujours en contradiction avec leurs suggestions infaillibles. Bien plus, ces communistes, tout en déclarant, d’après des faits qui ont force d’argument et de preuve, que les prolétaires ont pour mission d’être les fossoyeurs de la bourgeoisie, rendaient hommage à celle-ci, comme à l’auteur d’une forme sociale qui représente en extension et en intensité un stade important du progrès, et qui peut seule fournir le terrain des nouvelles luttes, qui déjà promettent au prolétariat une issue heureuse. On ne fit jamais oraison funèbre aussi grandiose. Il y a dans ces louanges adressées à la bourgeoisie un certain humorisme tragique ; quelques-uns les ont trouvées dithyrambiques.
Les définitions négatives et antithétiques des autres formes du socialisme alors courantes, qui ont souvent réapparu depuis et jusqu’à aujourd’hui, bien qu’elles soient irréprochables dans le fond, dans la forme comme dans le but qu’elles se proposent, n’ont pas la prétention de nous donner, et elles ne nous donnent pas, la véritable histoire du socialisme ; elles n’en fournissent ni les jalons, ni le schéma à celui qui veut l’écrire.
L’histoire, en effet, ne repose pas sur la distinction du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, et moins encore sur l’antithèse plus abstraite du possible et du réel : comme si les choses étaient d’un côté et qu’elles eussent de l’autre côté leurs ombres et leurs reflets dans les idées : L’histoire est tout d’une pièce, et elle repose sur le processus de formation et de transformation de la société : c’est-à-dire qu’elle se fait d’une façon tout à fait objective, et indépendamment de notre approbation ou de notre désapprobation. Elle est une dynamique d’un genre spécial, pour parler comme les Positivistes, si friands de ces sortes d’expressions, mais qui s’en tiennent souvent au mot nouveau qu’ils ont lancé. Les différentes formes de conception et d’action socialistes, qui ont paru et disparu dans le cours des siècles, si différentes dans leurs causes, leur physionomie et leurs effets, doivent toutes être étudiées et expliquées par les conditions spécifiques et complexes de la vie sociale dans lesquelles elles sont nées. En les étudiant de près, on s’aperçoit qu’elles ne forment pas un seul tout, un processus continu, et que la série en est plusieurs fois interrompue par le changement du complexus social et par la disparition et la rupture de la tradition. C’est seulement à partir de la Grande Révolution que le socialisme se présente avec une certaine unité de processus, qui apparaît plus évidente à partir de 1830 avec l’avènement politique définitif de la bourgeoisie en France et en Angleterre, et qui devient enfin intuitive et pour ainsi dire palpable depuis l’Internationale. Sur cette route, le Manifeste est comme une grande colonne milliaire, portant une double inscription : d’un côté, l’incunable de la doctrine nouvelle qui, depuis, a fait le tour du monde ; de l’autre, l’orientation sur les formes qu’il exclut, mais sans en faire l’histoire.
La partie vitale, l’essence, le caractère propre de cette œuvre sont tout entiers dans la nouvelle conception de l’histoire qui l’inspire et qui s’y trouve en partie exposée et développée. Grâce à cette conception, le communisme, cessant d’être une espérance, une aspiration, un souvenir, une conjecture, un expédient, trouvait pour la première fois son expression adéquate dans la conscience de sa nécessité même, c’est-à-dire dans la conscience qu’il est le terme et la solution des luttes de classe actuelles. Ces luttes ont varié suivant les temps et les lieux, et sur elles l’histoire s’est développée ; mais elles se réduisent toutes de nos jours à la seule lutte entre la bourgeoisie capitaliste et les ouvriers fatalement prolétarisés. Le Manifeste a donné la genèse de cette lutte ; il en détermine le rythme d’évolution, et en présage le résultat final.
C’est à cette conception de l’histoire que se ramène toute la doctrine du communisme scientifique. Depuis ce moment, les adversaires théoriques du socialisme n’ont plus à discuter sur la possibilité abstraite de la socialisation démocratique des moyens de production : comme si l’on pouvait sur ce point asseoir son jugement sur des inductions tirées des aptitudes générales et communes de la prétendue nature humaine. Il s’agit désormais de reconnaître, ou de ne pas reconnaître, dans le cours des choses humaines, une nécessité qui passe outre à notre sympathie et à notre assentiment subjectif. La société est-elle, dans les pays les plus avancés en civilisation, organisée de telle sorte qu’elle passera au communisme par les lois immanentes à son propre devenir, étant donnés sa structure économique actuelle et les frottements qu’elle produit nécessairement dans son propre sein et qui finiront par la briser et la dissoudre ? C’est là le sujet de toutes les discussions depuis l’apparition de cette théorie. Et de là découle aussi la règle de conduite qui s’impose à l’action des partis socialistes, qu’ils soient composés des prolétaires seuls, ou qu’ils aient dans leurs rangs des hommes sortis des autres classes et qui se joignent comme volontaires à l’armée du prolétariat.
C’est pour cela même que nous acceptons volontiers l’épithète de scientifiques, si on ne veut pas, par là, nous confondre avec les Positivistes, hôtes encombrants parfois, qui se font de la science un monopole ; nous ne cherchons pas à soutenir une thèse abstraite et générique comme des avocats ou des sophistes, et nous ne nous évertuons pas à démontrer la rationnalité de nos buts. Nos intentions ne sont pas autre chose que l’expression théorique et l’explication pratique des données que nous offre l’interprétation du processus qui s’accomplit parmi nous et autour de nous, et qui est tout entier dans les rapports objectifs de la vie sociale, dont nous sommes le sujet et l’objet, la cause et l’effet. Nos buts sont rationnels, non parce qu’ils sont fondés sur des arguments tirés de la raison raisonnante, mais parce qu’ils dérivent de l’étude objective des choses, c’est-à-dire de l’explication de leur processus, qui n’est pas et qui ne peut pas être un résultat de notre choix, mais qui triomphe au contraire de notre volonté individuelle et la subjugue.
Aucun des ouvrages antérieurs ou postérieurs des auteurs mêmes du Manifeste, bien qu’ils aient une portée scientifique beaucoup plus considérable, ne peut remplacer le Manifeste et n’a la même efficacité spécifique. Il nous donne dans sa simplicité classique l’expression véritable de cette situation : le prolétariat moderne est, se pose, croît, et se développe dans l’histoire contemporaine comme le sujet concret, comme la force positive, dont l’action nécessairement révolutionnaire doit trouver dans le communisme son aboutissant nécessaire. Et c’est pour cela que cette œuvre, en donnant à sa prédiction une base théorique, et en l’exprimant en formules brèves, rapides et concises, forme un recueil, bien plus, une mine inépuisable d’embryons de pensées que le lecteur peut féconder et multiplier indéfiniment ; elle conserve toute la force originale et originaire de la chose qui vient à peine de naître, et qui n’est pas encore éloignée du terrain de sa production. Cette observation s’adresse surtout à ceux qui, affichant une docte ignorance, quand ce ne sont pas des fanfarons, des charlatans ou d’aimables dilettantes, donnent à la doctrine du communisme critique des précurseurs, des patrons, des alliés et des maîtres de tout genre, sans respect aucun du sens commun et de la chronologie la plus vulgaire. Ou bien, ils font rentrer notre doctrine matérialiste de l’histoire dans la théorie de l’évolution universelle, qui n’est plus, chez beaucoup, qu’une métaphore nouvelle d’une nouvelle métaphysique ; ou bien, ils cherchent dans cette doctrine un dérivé du darwinisme, qui n’est une théorie analogue qu’à un certain point de vue et dans un sens très large ; ou bien, ils ont l’amabilité de nous gratifier de l’alliance ou du patronage de cette philosophie positiviste qui va de Comte, ce disciple dégénéré et réactionnaire du génial Saint-Simon, à Spencer, cette quintessence du bourgeoisisme anarchique : c’est dire qu’ils veulent nous donner pour alliés nos adversaires les plus déclarés.
C’est à son origine que cet ouvrage doit sa vertu germinative, sa force classique, et d’avoir donné en si peu de pages la synthèse de tant de séries et de groupes de pensées.
Il est l’œuvre de deux Allemands, mais il n’est, ni dans la forme ni dans le fond, l’expression d’une opinion personnelle. On n’y trouve ni les imprécations, ni les soucis, ni les rancœurs familiers à tous les réfugiés politiques et à tous ceux qui avaient volontairement abandonné leur pays pour respirer ailleurs un air plus libre. On n’y trouve pas non plus la reproduction directe des conditions de leur patrie, alors dans un état politique lamentable, et qui ne pouvaient être comparées à la France et à l’Angleterre, socialement et économiquement, que pour certaines parties de son territoire seulement. Ils y apportèrent, au contraire, la pensée philosophique qui seule avait mis et maintenu leur patrie à la hauteur de l’histoire contemporaine : cette pensée philosophique qui, précisément avec eux, subissait cette transformation importante qui permettait au matérialisme (renouvelé déjà par Feuerbach), en se combinant avec la dialectique, d’embrasser et de comprendre le mouvement de l’histoire dans ses causes les plus intimes et jusqu’alors inexplorées, parce que latentes et difficiles à observer. Ils étaient communistes et révolutionnaires tous deux, mais ils ne l’étaient ni par instinct, ni par impulsion ou par passion ; ils avaient élaboré toute une nouvelle critique de la science économique, et ils avaient compris la liaison et la signification historiques du mouvement prolétarien des deux côtés de la Manche, en France et en Angleterre, avant d’être appelés à donner dans le Manifeste le programme et la doctrine de la Ligue des Communistes. Celle-ci avait son siège à Londres et de nombreuses ramifications sur le continent ; elle avait derrière elle une vie et un développement propres.
Engels avait déjà publié un essai critique, dans lequel, laissant de côté les corrections subjectives et unilatérales, il faisait sortir pour la première fois, d’une façon objective, la critique de l’Economie politique des antithèses inhérentes aux données et aux concepts de l’Économie elle-même, et il était devenu célèbre par la publication d’un livre sur la condition des ouvriers anglais, qui est la première tentative dans laquelle on représente les mouvements de la classe ouvrière comme résultant du jeu même des forces et des moyens de production. Marx, en quelques années, s’était fait connaître comme publiciste radical en Allemagne, à Paris et à Bruxelles ; il avait conçu les premiers rudiments de la conception matérialiste de l’histoire ; il avait fait la critique théoriquement victorieuse des hypothèses et des déductions de la doctrine de Proudhon, et donné la première explication précise de l’origine de la plus-value comme résultant de l’achat et de l’usage de la force-de-travail, c’est-à-dire le premier germe des conceptions qui ont été démontrées plus tard et exposées, dans leur enchaînement et dans leurs détails, dans le Capital. Tous deux étaient en relation avec les révolutionnaires des différents pays d’Europe et notamment de la France, de la Belgique et de l’Angleterre ; leur Manifeste ne fut pas l’exposé de leur opinion personnelle, mais la doctrine d’un parti dont l’esprit, le but et l’activité, formaient déjà l’Internationale des travailleurs.
Ce sont là les débuts du socialisme moderne. Nous trouvons là la ligne qui le sépare de tout le reste.
La Ligue des Communistes était sortie de la Ligue des Justes ; celle-ci, à son tour, s’était formée, en prenant une conscience claire de ses buts prolétariens, par spécification graduelle du groupe générique des réfugiés, des exilés. Comme type, portant en soi dans un dessein embryonnaire la forme de tous les mouvements socialistes et prolétariens ultérieurs, elle avait traversé les différentes phases de la conspiration et du socialisme égalitaire. Elle fut métaphysique avec Grün et utopiste avec Weitling. Ayant son siège principal à Londres, elle s’était intéressée au mouvement chartiste et avait eu sur lui quelque influence ; – ce mouvement montra par son caractère désordonné, parce qu’il ne fut ni le fruit d’une expérience préméditée, ni le fait d’une conspiration ou d’une secte, combien était pénible et difficile la formation du parti de la politique prolétarienne. La tendance socialiste ne se manifesta dans le Chartisme que quand le mouvement fut près de sa fin et finit en réalité (inoubliables Jones et Horney !). La Ligue flairait partout la révolution, et parce que la chose était dans l’air, et parce que son instinct et sa méthode d’information l’y portaient : et, tandis que la révolution éclatait effectivement, elle se munissait, grâce à la nouvelle doctrine du Manifeste, d’un instrument d’orientation, qui était en même temps une arme de combat. En fait déjà internationale, par la qualité et les différences d’origine de ses membres, et plus encore par suite de l’instinct et de la vocation de tous, elle prit sa place dans le mouvement général de la vie politique, comme le précurseur clair et précis de tout ce qu’on peut aujourd’hui appeler le socialisme moderne, si par moderne il ne faut pas entendre une simple donnée de chronologie extrinsèque, mais un indice du processus interne ou morphologique de la société.
Une longue interruption, de 1852 à 1864, qui fut la période de la réaction politique et en même temps celle de la disparition, de la dispersion et de l’absorption des anciennes écoles socialistes, sépare l’Internationale de l’Arbeiterbildungsverein de Londres, de l’Internationale proprement dite, qui, de 1864 à 1873, travailla à mettre de l’unité dans la lutte du prolétariat d’Europe et d’Amérique. L’action du prolétariat eut d’autres interruptions, surtout en France, et à l’exception de l’Allemagne, depuis la dissolution de l’Internationale de glorieuse mémoire jusqu’à la nouvelle Internationale, qui vit aujourd’hui par d’autres moyens et qui se développe suivant d’autres modes, adaptés à la situation politique dans laquelle nous vivons et appuyés sur une expérience plus mûre. Mais, de même que les survivants de ceux qui, en décembre 1847, discutèrent et acceptèrent la nouvelle doctrine, ont réapparu sur la scène publique dans la grande Internationale et depuis, à nouveau, dans la nouvelle Internationale, le Manifeste a, lui aussi, reparu petit à petit et il a fait le tour du monde dans toutes les langues des pays civilisés, ce qu’il s’était promis, mais ce qu’il n’avait pu faire, lors de sa première apparition.
C’est là notre véritable point de départ ; ce furent là nos vrais précurseurs. Ils marchèrent avant tous les autres, de bonne heure, d’un pas pressé mais sûr, sur cette route que nous devons précisément parcourir, et que nous parcourons en réalité. Il ne convient pas d’appeler nos précurseurs ceux qui ont suivi des chemins qu’il a fallu, depuis, abandonner, ou ceux qui, pour parler sans métaphore, ont formulé des doctrines et commencé des mouvements, sans doute explicables par les temps et les circonstances où ils naquirent, mais qui furent dépassés depuis par la doctrine du communisme critique, qui est la théorie de la révolution prolétarienne. Ce n’est pas que ces doctrines et que ces tentatives aient été des apparitions accidentelles, inutiles et superflues. Il n’y a rien d’irrationnel dans le cours historique des choses, parce que rien n’arrive sans motifs, et que, partant, il n’y a rien de superflu. Nous ne pouvons pas non plus, même aujourd’hui, arriver à la parfaite connaissance du communisme critique, sans repasser mentalement par ces doctrines, en suivant le processus de leur apparition et de leur disparition. En fait, ces doctrines ne sont pas seulement passées, elles ont été intrinsèquement dépassées, par suite du changement des conditions de la société, et par suite de l’intelligence plus exacte des lois sur lesquelles reposent sa formation et son processus.
Le moment où elles entrent dans le passé, c’est-à-dire celui où elles sont intrinsèquement dépassées, c’est précisément celui de l’apparition du Manifeste. (Comme premier indice de la genèse du socialisme moderne, cet écrit, qui ne donne que les traits les plus généraux et les plus facilement accessibles de la doctrine, porte en lui les traces du terrain historique dans lequel il est né, qui était celui de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne. Le terrain de propagation et de diffusion est devenu depuis de plus en plus large, et il est désormais aussi vaste que le monde civilisé. Dans tous les pays dans lesquels la tendance au communisme s’est développée à travers les antagonismes, d’aspects divers mais chaque jour plus évidents, entre la bourgeoisie et le prolétariat, le processus de la première formation s’est en tout ou en partie plusieurs fois répété. Les partis prolétariens, qui se sont formés petit à petit, ont parcouru à nouveau les stades de formation que les précurseurs ont parcourus les premiers ; mais ce processus s’est fait, de pays à pays et d’année en année, toujours plus rapide, par suite de l’évidence plus grande, de la nécessité pressante et de l’énergie des antagonismes, et parce qu’il est plus facile de s’assimiler une doctrine et une direction que de créer pour la première fois l’une et l’autre. Nos collaborateurs d’il y a cinquante ans furent aussi à ce point de vue véritablement internationaux, puisqu’ils donnèrent au prolétariat des différentes nations, par leur exemple, la marche générale du travail à accomplir.
Mais la parfaite connaissance théorique du socialisme est aujourd’hui comme autrefois, et comme elle le sera toujours, dans l’intelligence de sa nécessité historique, c’est-à-dire dans la conscience du mode de sa genèse ; et celle-ci se reflète, comme dans un champ d’observation restreint et dans un exemple rapide, précisément dans la formation du Manifeste. Il se proposait d’être une arme de guerre, et partant il ne porte pas lui-même extérieurement les traces de son origine ; il contient plus d’énoncés substantiels que de démonstrations. La démonstration est toute entière dans l’impératif de la nécessité. Mais on peut refaire cette formation, et la refaire c’est comprendre vraiment la doctrine du Manifeste.
Il est une analyse qui, séparant par abstraction les facteurs d’un organisme, les détruit en tant qu’éléments concourant à l’unité de l’ensemble ; – mais il est une autre analyse, et celle-ci seulement permet de comprendre l’histoire, qui ne distingue et ne sépare les éléments que pour retrouver en eux la nécessité objective de leur coopération au résultat total.
C’est maintenant une opinion courante que le socialisme moderne est un produit normal et, parlant, inévitable de l’histoire. Son action politique, qui peut comporter dans l’avenir des délais et des retards, mais jamais plus une réabsorption totale, commença avec l’Internationale. Le Manifeste lui est néanmoins antérieur. Sa doctrine est avant tout dans la lumière qu’il jette sur le mouvement prolétarien, qui d’ailleurs était né et se développe indépendamment de toute doctrine. Il est, aussi, plus que cette lumière. Le communisme critique ne naît qu’au moment où le mouvement prolétarien est non seulement un résultat des conditions sociales, mais où il a déjà assez de force pour comprendre que ces conditions peuvent être changées, et pour entrevoir les moyens qui peuvent les modifier, et dans quel sens. Il ne suffisait pas que le socialisme fût un résultat de l’histoire, mais il fallait de plus comprendre les causes intrinsèques de cet aboutissant, et où menait toute son activité. Cette affirmation, que le prolétariat, résultat nécessaire de la société moderne, a pour mission de succéder à la bourgeoisie, et de lui succéder comme force productrice d’un nouvel ordre social dans lequel les antithèses de classe devront disparaître, fait du Manifeste un moment caractéristique du cours général de l’histoire. Il est une révélation, – mais non pas au sens d’une apocalypse ou d’une promesse de millénium. C’est la révélation scientifique et réfléchie du chemin que parcourt notre société civile (que l’ombre de Fourier me pardonne !).
Le Manifeste nous donne ainsi l’histoire interne de son origine, ce qui justifie la doctrine et explique en même temps son effet singulier et sa merveilleuse efficacité. Sans nous perdre dans les détails, voici les séries et groupes d’éléments qui, réunis et combinés dans cette synthèse rapide et exacte, nous donnent le noyau de tout le développement ultérieur du socialisme scientifique.
La matière prochaine, directe et intuitive est donnée par la France et par l’Angleterre, qui avaient déjà eu, après 1830, un mouvement ouvrier, qui tantôt ressemble et tantôt se distingue des autres mouvements révolutionnaires, et qui va de la révolte instinctive aux buts pratiques des partis politiques (la charte et la démocratie sociale par exemple), et donne naissance à différentes formes temporaires et périssables du communisme et du semi-communisme, comme était ce qu’on appelait alors le socialisme.
Pour reconnaître dans ces mouvements non plus l’apparition fugitive de troubles météoriques, mais le fait nouveau de la société, on avait besoin d’une théorie qui les expliquât, d’une théorie qui ne fût pas un simple complément de la tradition démocratique, ni la correction subjective des inconvénients désormais reconnus de l’économie de la concurrence : ce qui était alors la préoccupation de beaucoup. Cette nouvelle théorie fut l’œuvre personnelle de Marx et d’Engels ; ils transportèrent le concept du devenir historique par processus d’antithèses, de la forme abstraite que la dialectique de Hegel avait déjà décrite dans ses traits les plus généraux, à l’explication concrète de la lutte des classes ; et dans ce mouvement historique, où l’on avait cru voir le passage d’une forme d’idées à une autre forme, ils virent pour la première fois la transition d’une forme de l’anatomie sociale à une autre, c’est-à-dire d’une forme de la production économique à une autre.
Cette conception historique, qui donnait une forme théorique à ce besoin de la nouvelle révolution sociale, plus ou moins explicite dans la conscience instinctive du prolétariat et dans ses mouvements passionnés et spontanés, en reconnaissant la nécessité intrinsèque et immanente de la révolution, en changeait le concept. Ce que les sectes de conspirateurs avaient considéré comme appartenant au domaine du choix personnel, et pouvant être arbitrairement construit, devenait un simple processus qu’on peut favoriser, soutenir et seconder. La révolution devenait l’objet d’une politique dont les conditions sont données par la situation complexe de la société ; elle devenait donc un résultat que le prolétariat doit atteindre par des luttes et des moyens d’organisation variés, que n’avait pas encore imaginés la vieille tactique des révoltes. Et il en est ainsi, parce que le prolétariat n’est pas un accessoire, un moyen auxiliaire, une excroissance, un mal qu’on peut éliminer de la société dans laquelle nous vivons, mais parce qu’il en est le substratum, la condition essentielle, son effet inévitable, et à son tour la cause qui conserve et maintient la société elle-même : il ne peut donc s’émanciper qu’en émancipant tout le monde, c’est-à-dire en révolutionnant complètement la forme de la production.
De même que la Ligue des Justes était devenue la Ligue des Communistes en se dépouillant des formes symboliques et conspiratrices et en adoptant petit à petit les moyens de la propagande et de l’action politiques dès après l’échec de l’insurrection de Barbès et de Blanqui (1839), de même la nouvelle doctrine, que la Ligue acceptait et faisait sienne, abandonnait définitivement les idées qui inspiraient l’action conspiratrice, et concevait comme le terme et le résultat objectif d’un processus ce que les conspirateurs croyaient être le résultat d’un plan prédéterminé, ou l’émanation de leur héroïsme.
Là commence une nouvelle ligne ascendante dans l’ordre des faits et une autre connexion de concepts et de doctrines.
Le communisme conspirateur, le Blanquisme d’alors, nous fait remonter par Buonarroti, et aussi par Bazard et les « Carbonari », jusqu’à la conspiration de Babœuf, un véritable héros de tragédie antique qui se heurte contre la fatalité, parce qu’il n’y avait pas de rapport entre son but et la condition économique du moment, qui ne pouvait pas encore mettre sur la scène politique un prolétariat ayant une large conscience de classe. En partant de Babœuf et de quelques éléments moins connus de la période jacobine, par Boissel et Fauchet, on remonte jusqu’à l’intuitif Morelly et à l’original et versatile Mably et, si l’on veut, jusqu’au Testament chaotique du curé Meslier, rébellion instinctive et violente du bon sens contre l’oppression sauvage du malheureux paysan.
Ces précurseurs du socialisme violent, protestataire et conspirateur, furent tous des égalitaires ; égalitaires aussi furent la plupart des conspirateurs Partant d’une erreur singulière, mais inévitable, ils prirent pour arme de combat, en l’interprétant et eu la généralisant à rebours, cette même doctrine de l’égalité qui, développée comme droit de nature parallèlement à la formation de la théorie économique, était devenue un instrumentaux mains de la bourgeoisie, conquérant petit à petit sa position actuelle, pour faire de la société du privilège la société du libéralisme, du libre-échange et du code civil. Sur cette déduction immédiate, qui était au fond une simple illusion, que tous les hommes étant égaux en nature doivent aussi être égaux dans leurs jouissances, on croyait que l’appel à la raison portait avec lui tous les éléments de propagande et de persuasion, et que la prise de possession rapide, instantanée et violente des instruments extérieurs du pouvoir politique était le seul moyen pour mettre à la raison ceux qui résistaient.
Mais d’où viennent et comment se maintiennent toutes ces inégalités qui paraissent si irrationnelles à la lumière d’un concept de la justice aussi simple et aussi simpliste ? Le Manifeste fut la négation nette du principe de l’égalité, entendu d’une façon aussi naïve et aussi grossière. En proclamant inévitable l’abolition des classés dans la forme future de la production collective, il nous explique en même temps la raison d’être, la naissance et le développement de ces classes mêmes, qui ne sont pas une exception ou une dérogation à un principe abstrait, mais le processus même de l’histoire.
De même que le prolétariat moderne suppose la bourgeoisie, de même celle-ci ne peut pas vivre sans celui-là. L’un et l’autre sont le résultat d’un processus de formation qui repose tout entier sur le nouveau mode de production des objets nécessaires à la vie, c’est-à-dire qui repose tout entier sur le mode de la production économique. La société bourgeoise est sortie de la société corporative et féodale, et elle en est sortie par la lutte et la révolution afin de s’emparer des instruments et des moyens de production, qui aboutissent tous à la formation, au développement et à la multiplication du capital. Décrire l’origine et le progrès de la bourgeoisie dans ses diverses phases, exposer ses succès dans le développement colossal de la technique et dans la conquête du marché mondial, indiquer les transformations politiques qui ont suivi et qui sont l’expression, les moyens de défense et le résultat de ces conquêtes, c’est faire en même temps l’histoire du prolétariat. Celui-ci, dans sa condition actuelle, est inhérent à l’époque de la société bourgeoise, et il a eu, il a et il aura autant de phases qu’en a cette société même jusqu’à son épuisement. L’antithèse de riches et de pauvres, de jouisseurs et de malheureux, d’oppresseurs et d’opprimés, n’est pas quelque chose d’accidentel et qui peut être facilement mis de côté, comme l’avaient cru les enthousiastes de la justice. Bien plus, c’est un fait de corrélation nécessaire, étant donné le principe directeur de la forme de production actuelle qui fait du salariat une nécessité. Cette nécessité est double. Le capital ne peut s’emparer de la production qu’en prolétarisant, et il ne peut continuer à vivre, à être fructifère, à s’accumuler, se multiplier et se transformer qu’à la condition de salarier ceux qu’il a prolétarisés. Ceux-ci, de leur côté, ne peuvent vivre et se reproduire qu’à la condition de se vendre comme force de travail, dont l’emploi est abandonné à la discrétion, c’est-à-dire au bon plaisir des possesseurs du capital. L’harmonie entre le capital et le travail réside toute entière en ceci, que le travail est la force vive avec laquelle les prolétaires mettent continuellement en mouvement et reproduisent, en y ajoutant, le travail accumulé dans le capital. Ce lien, résultat d’un développement qui est toute l’essence intime de l’histoire moderne, s’il donne la clef pour comprendre la raison propre de la nouvelle lutte de classe, dont la conception communiste est devenue l’expression, est de telle nature qu’aucune protestation sentimentale, aucune argumentation reposant sur la justice, ne peut le résoudre et le dénouer.
C’est pour ces raisons, que j’ai exposées ici aussi simplement que possible, que le communisme égalitaire restait vaincu. Son impuissance pratique se confondait avec son impuissance théorique à rendre compte des causes des injustices, ou des inégalités, qu’il voulait, courageusement ou étourdiment, détruire ou éliminer d’un trait.
Comprendre l’histoire devenait dès lors la tâche principale des théoriciens du communisme. Comment opposer encore à la dure réalité de l’histoire un idéal caressé ? Le communisme n’est pas l’état naturel et nécessaire de la vie humaine, dans tous les temps et dans tous les lieux, et tout le cours des formations historiques ne peut pas être considéré comme une série de déviations et d’aberrations. On ne va pas au communisme, ou on n’y retourne pas, par abnégation Spartiate ou par résignation chrétienne. Il peut être, bien plus, il doit être et il sera la conséquence de la dissolution de notre société capitaliste. Mais la dissolution ne peut pas lui être inoculée artificiellement, ni importée ab extra. Elle se dissoudra par son propre poids, dirait Machiavel. Elle disparaîtra comme forme de production qui engendre d’elle-même et en elle-même la rébellion constante et progressive des forces productives contre les rapports (juridiques et politiques) de la production ; et elle ne continue à vivre qu’en augmentant par la concurrence, qui engendre les crises, et par l’extension vertigineuse de sa sphère d’action, les conditions intrinsèques de sa mort inévitable. La mort d’une forme sociale, comme cela est arrivé dans une autre branche de la science pour la mort naturelle, devenait un cas physiologique.
Le Manifeste n’a pas fait, et il ne devait pas faire le tableau de la société future. Il a dit comment la société actuelle se résoudra par la dynamique progressive de ses forces. Pour faire comprendre cela, il fallait surtout exposer le développement de la bourgeoisie, et c’est ce qui fut fait en traits rapides, modèle de philosophie de l’histoire, qui peut être retouché, complété et développé, mais qui ne peut être corrigé.
Saint-Simon et Fourier, bien qu’on ne reprit ni leurs idées ni la marche générale de leurs développements, se trouvaient justifiés. Idéologues tous deux, ils avaient par leurs vues de génie dépassé l’époque libérale qui, dans leur horizon, avait son point culminant dans la Grande Révolution. Le premier substitua, dans l’interprétation de l’histoire, au droit l’économie, et à la politique la physique sociale, et malgré beaucoup d’incertitudes idéalistes et positives, il trouva presque la genèse du tiers-état. L’autre, ignorant des détails, inconnus encore ou négligés par lui, par l’exubérance de son esprit non discipliné imagina une grande chaîne d’époques historiques, vaguement distinguées par certaines particularités du principe directeur des formes de production et de distribution. Il se proposa ensuite de construire une société dans laquelle disparaîtraient les antithèses actuelles. De toutes ces antithèses il découvrit par un éclair de génie et il étudia principalement : le cercle vicieux de la production ; il se rencontrait là, sans le savoir, avec Sismondi qui, à cette même époque, mais dans d’autres intentions et par d’autres chemins, en étudiant les crises et en dénonçant les inconvénients de la grande industrie et de la concurrence effrénée, annonçait l’échec de la science économique, qui venait à peine de se constituer. Du haut de sa méditation sereine du monde futur des harmoniens, il regarda avec un serein mépris la misère des civilisés et, impassible, il écrivit la satire de l’histoire. Ignorants l’un et l’autre, parce que idéologues, de la lutte âpre que le prolétariat est appelé à soutenir avant de mettre un terme à l’époque de l’exploitation et des antithèses, ils devinrent par besoin subjectif de conclure, l’un faiseur de projets, l’autre utopiste. Mais, par divination, ils entrevirent quelques-uns des principes directeurs d’une société sans antithèses. Le premier conçut nettement le gouvernement technique de la société dans laquelle disparaîtrait la domination de l’homme sur l’homme, et l’autre devina, entrevit et présagea, à côté des extravagances de son imagination luxuriante, un grand nombre d’aspects importants de la psychologie et de la pédagogie de cette société future, dans laquelle, selon l’expression du Manifeste, le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.
Le Saint-Simonisme avait déjà disparu quand parut le Manifeste. Le Fouriérisme, au contraire, florissait en France et, conséquence de sa nature, non pas comme parti mais comme école. Quand l’école essaya, en 1848, de réaliser l’utopie par le moyen de la loi, les prolétaires parisiens avaient déjà été battus dans les journées de juin par cette bourgeoisie qui, par cette victoire, se préparait un maître : ce fut un insigne aventurier dont le pouvoir dura vingt ans.
Ce n’est pas au nom d’une école, mais comme la promesse, la menace et la volonté d’un parti que se présentait la nouvelle doctrine du communisme critique. Ses auteurs et ses adhérents ne se nourrissaient pas de la construction utopique de l’avenir ; mais leur esprit était plein de l’expérience et de la nécessité du présent. Ils s’unissaient avec les prolétaires que l’instinct, que n’avait pas encore fortifié l’expérience, poussait à renverser à Paris et en Angleterre la domination de la classe bourgeoise avec une rapidité de mouvement que ne guidait pas une tactique étudiée. Ces communistes répandirent en Allemagne les idées révolutionnaires ; ils furent les défenseurs des victimes de juin et ils eurent dans la Neue Rheinische Zeitung un organe politique, dont les extraits, qui de temps à autre ont été reproduits après tant d’années, font maintenant encore autorité. Une fois disparues les contingences historiques qui, en 1848, avaient poussé les prolétaires sur le devant de la scène politique, la doctrine du Manifeste ne trouva plus ni base ni terrain de diffusion. Il a fallu bien des années avant qu’il se répande à nouveau, et cela parce qu’il a fallu bien des années avant que le prolétariat pût réapparaître, par d’autres routes et sous d’autres modes, sur la scène comme force politique, et faire de cette doctrine son organe intellectuel, et trouver en elle son orientation.
Mais du jour où la doctrine parut, elle fit la critique anticipée de ce socialismus vulgaris qui fleurit en Europe, et spécialement en France depuis le coup d’Etat jusqu’à l’Internationale ; celle-ci, du reste, dans sa courte période de vie, n’eut pas le temps de le vaincre et de l’éliminer. Ce socialisme vulgaire s’alimentait, quand ce n’était pas à quelque chose de plus incohérent et de plus désordonné, aux doctrines et surtout aux paradoxes de Proudhon, déjà vaincu théoriquement par Marx, mais qui ne fut vaincu pratiquement que pendant la Commune, quand ses disciples, – et ce fut une salutaire leçon de choses, – furent forcés de faire le contraire de leurs propres doctrines et de celles du maître.
Dès son apparition, celle nouvelle doctrine communiste fut la critique implicite de toutes les formes de socialisme d’Etat, de Louis Blanc à Lassalle. Le socialisme d’État, bien que mêlé de tendances révolutionnaires, se concentrait alors dans le songe creux, dans l’abracadabra du droit au travail. C’est une formule insidieuse, si elle implique une demande adressée à un gouvernement, même de bourgeois révolutionnaires. C’est une absurdité économique, si on veut par là supprimer le chômage, qui influe sur les variations des salaires, c’est-à-dire sur les conditions de la concurrence. Ce peut être un moyen de politicien, si c’est un expédient pour calmer une masse désordonnée de prolétaires non organisés. Cela est bien évident pour quiconque conçoit nettement le cours d’une révolution victorieuse du prolétariat, qui ne peut pas ne pas s’acheminer vers la socialisation des moyens de production par leur prise de possession, c’est-à-dire qui ne peut pas ne pas arriver à la forme économique dans laquelle il n’y a ni marchandises ni salariat, et dans laquelle le droit au travail et le devoir de travailler ne font qu’un, confondus dans la nécessité commune : travail pour tous.
Le mirage du droit au travail finit dans la tragédie de juin. La discussion parlementaire dont elle fut l’objet dans la suite ne fut qu’une parodie. Lamartine, ce larmoyant rhéteur, ce grand homme d’occasion, avait prononcé le dernier ou l’avant-dernier de ses mots célèbres : « les catastrophes sont l’expérience des peuples », et cela suffisait pour l’ironie de l’histoire.