Ether mécanique - Scarlett  Marina Ecoffet - E-Book

Ether mécanique E-Book

Scarlett Marina Ecoffet

0,0

Beschreibung

Camille, jeune Prodige de la mécanique et de l’Éther, inventeur de génie, est envoyé à Sangyang, pays voisin, pour offrir la technologie qu’il a développée au terrible Empereur qui y règne en maître et tyran. Mais entre les desseins des hommes, et les desseins des dieux, sa rencontre avec Kuan Yin, la fiancée de l’Empereur, va tout bouleverser.



À PROPOS DE L'AUTRICE

Scarlett Marina Ecoffet

Née en 1986, passionnée d'écriture depuis l'adolescence, rêveuse intempestive, toujours dans son imaginaire, elle est une créatrice dans l'âme. Son parcours scolaire est composé de littérature et d'une carrière créative en tant que Designer-Web. 

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 480

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Géromine et Séverine,

fidèles lectrices de la première heure.

 

 

 

Prologue

 

 

D

ans la nuit, les lueurs des ampoules d’Éther ressemblaient à des milliers de petites lucioles d’un bleu nacré. Elles parsemaient la coque de métal du navire qui voguait dans les cieux. Au sein du Z-irigeable, beaucoup de lumières éclairaient les noctambules, remplissant les nombreuses fenêtres ovales de scintillements azuréens. Le vaisseau aérien fendait les ténèbres dans un mutisme religieux, malgré les énormes hélices qui tournaient de part et d’autre de son abdomen.

Trois ans auparavant, l’on aurait entendu le grondement répétitif et monotone de ses propulsions, forçant le voyageur à s’y accoutumer, comme l’on s’habitue aux bruits des roues d’un train. Mais Le Prodige avait mis fin à cela.

De son génie était né L’Acoustique, système de silencieux pour tout engin à propulsion, qui avait rendu les déplacements plus agréables. L’amélioration D-07 du ST (ou Sous-Terre)1 avait réglé les incidents de rame. Son plus grand succès était le Grand-Rail, populairement surnommé le G-R. Une cabine de navigation rapide, capable d’accueillir une vingtaine de voyageurs. L’habitacle se posait sur des rails ou était tenu par un câble à une poutre flexible. Ce moyen de locomotion avait révolutionné ce que l’on appelait le transport en commun à Victoria2 avant de se répandre en Aristia3. Serpentant entre les bâtiments, désengorgeant le trafic, cela avait été reçu comme une bénédiction d’Arista, déesse du savoir, du partage et de la technologie éthérée. Le Prodige était son protégé et son génie venait, pour les priants, de la divinité elle-même.

La coque du navire boursoufflée de hublots et de métal se suspendait dans les airs grâce à un énorme ballon de zeppelin dans ses hauteurs qui lui permettaient de flotter. Les hélices sur les flancs, ainsi que les propulseurs à l’arrière, lui offraient la mouvance nécessaire pour se diriger au bon vouloir de l’amirale. L’engin de belle envergure portait sur son côté le nom de Ceserius et transportait des ambassadeurs de tous pays.

L’un d’eux se tenait à la petite table d’écriture de sa cabine. Comme pour toutes embarcations, différentes classes et différents espaces accueillaient les passagers. Il avait eu droit de loger au sein des plus riches au premier pont, vers l’avant du bâtiment. Cela lui permettait d’avoir un large hublot qui lui dévoilait un paysage magnifique quand le jour se levait. La nuit, il ne distinguait que les ombres fluides des panoramas survolés.

Même s’il était coutumier de ce genre de choses, il souffrait encore d’une étrange sensation de malaise. Loin de se considérer comme un imposteur, Camille Lorvermoore appréciait plutôt les affaires simples et ne se sentait réellement bien que dans son atelier. Mais puisqu’il appartenait maintenant à la délégation ARIST4, il se devait de suivre les détails de son rôle.

Assis, habillé de son pantalon à pinces marron, il avait glissé les bretelles de ses épaules, remonté les manches de sa chemise blanche et défait les boutons de son col. Ses cheveux roux se débattaient en une crinière épaisse, mal coiffée vers l’arrière, dont des mèches revêches barraient son large front. Ses yeux d’une lueur violine couraient sur les grandes écritures du journal acheté lors de leur escale à Ferrembourg5 quelques heures plus tôt. Quand le petit vendeur de quotidiens, un gamin de sept ans, avait scandé le titre, il s’était empressé de se le procurer.

Le joyau de la Reine Elizbeth Ière, la confession d’Angus Winfall !

Cette affaire s’était produite quand il était enfant. Le plus beau bijou de la couronne victorienne avait été dérobé. Il avait souvent rêvé de retrouver ce joyau volé. Durant deux ans, il avait étudié tous les détails relatifs à l’histoire, punaisant le mur de sa chambre - et aussi deux ou trois portraits de famille - d’articles de magazines sur le sujet.

Le bijou avait été chapardé il y avait trente ans jour pour jour. De la couronne royale avait été arrachée l’améthyste d’Éther, une pierre précieuse d’une grosseur égale à celle d’une pomme. Gorgé d’essence violacée, son quartz brillait sous les reflets de lumière.

Dans sa lecture, il avait revu les mêmes choses qu’à l’accoutumée. Seul un élément différait : les aveux d’Angus Winfall. À l’époque, l’homme d’une soixantaine d’années avait été acquitté par manque de preuves. Aujourd’hui, il était mort à 97 ans et laissait derrière lui une lettre d’excuses justifiant son acte. Il y indiquait avoir volé le bijou pour la plus belle femme du monde, une effelin apparue pour lui et qui l’avait subjugué. Une effelin qui avait veillé sur sa personne durant des années et des années…

Camille eut une moue en lisant le contenu de la missive. Ce n’était que les paroles d’un fou. Les effelins étaient, selon la mythologie, des créatures humanoïdes sans âme dont le charme pouvait rendre fous tout mortel qui se laissaient séduire. Mais ils étaient aussi des racontars légendaires ! Contrairement aux Gargoyles6, Sifflards7 et Dysphéries8, qui, eux, étaient bien réels !

Le vieillard se confessait sur le vol, demandant pardon à sa Majesté, mais n’offrait aucune information sur le lieu où pouvait se trouver le joyau. Les autorités étaient en train de passer sa demeure au peigne fin et travaillaient avec son fils. Celui-ci mettait désormais tout en œuvre pour aider sa patrie. Abandonnant ses lectures, agacé, Camille se concentra sur la lettre qu’il avait promis d’écrire à sa sœur avant son départ.

Prenant un morceau de papier de ses documents d’ambassadeur, son stylo plume, il encra la pointe et rédigea les premiers mots qui se dessinaient dans ses pensées.

 

Ma chère Emily,

Je viens de terminer la lecture d’un article sur les confessions de Winfall, je dois avouer que cela me laisse perplexe et un peu déçu. J’ai l’impression d’avoir fantasmé des années une histoire qui n’était en vérité que la folie d’un homme pour une femme. Je ne crois pas, par ailleurs, qu’une effelin soit réellement à l’origine de son vol.

C’est sous cette songeuse pensée que je t’écris quelques lignes ce soir. Comme à mon habitude, je n’ai pas sommeil, il me manque un espace pour travailler et vider mon esprit. J’ai dessiné quelques croquis, griffonné ça et là des éléments utiles à de futurs projets, mais cette cabine bien rangée ne me convient en rien pour élaborer mes prodiges. Qui plus est, puisque mon cher mentor m’a sommé de ne pas foutre le feu à l’habitacle, je me suis vu confisquer, le temps du vol, toute ma trousse d’outils. Darian est parfois trop inquiet sur ce que je pourrais faire ! Pourtant, l’Éther et moi savons parfaitement nous conjuguer et, si cela fait à l’occasion quelques étincelles, ce n’est que normal…

ARIST 9 m’a promis que j’aurais tout l’espace nécessaire à Sangyang pour travailler. En même temps, si je me rends là-bas sous le titre d’ambassadeur, c’est pour leur offrir le G-R et son installation. Je suis, en quelque sorte, le cadeau d’Aristia pour le mariage sacré de l’Empereur. Tu vois, je te l’ai toujours dit que j’étais un cadeau, grande sœur, et pas n’importe lequel : un Prodige !

M’entends-tu ricaner en écrivant ces paroles ? Moi, je t’imagine en tous cas lever les yeux au ciel, exaspérée de l’avorton qu’on t’a collé aux basques depuis tes sept ans !

Encore que selon Darian, Sa Majesté Impériale sera tant flattée de m’avoir, qu’il sera de la meilleure humeur qui soit. Je n’en suis pas certain pour ma part. Un despote reste un despote, quel que soit son comportement…

Qin Shi Zuang, l’Empereur tyran de Sangyang, me fait éprouver par avance quelques a priori. Comme tu m’as dit de ne pas trop me renseigner avant mon arrivée sur ce continent, je ne t’ai bien évidemment pas écoutée ! De ce fait, je puis t’assurer que nous risquons encore de ne pas passer inaperçu, moi et mon sens un peu trop gourmand de la justice et de l’entraide. Mes appétences sont ce qu’elles sont, et je ne peux me réécrire. Or, si notre reine trouve cela charmant, je pense bien sincèrement que l’Empereur ne sera pas trop de cet avis.

Enfin bon, laissons là ces divagations…

La nuit est bien avancée, nous avons traversé le col de Gorona et nous survolons Pismen. Adieu, Aristia, bonjour Sangyang ! Déjà le paysage est différent. Si les toits d’ardoises de Formech se faisaient rares, désormais les cimes arrondies des montagnes Sakyangaises dessinent leurs ombres sur l’horizon. J’ai hâte de découvrir tout ce que je ne peux encore discerner.

Je vais monter, je pense, sur le pont pour dévisager le ciel et voir peut-être les statues du couple sacré qui annonce Sakyo. Je suis curieux de parvenir à cet autre monde malgré tout. Nos cités ordonnées et pleines de suies sont à ce qu’il paraît bien terne à côté faute aux cuivres et à la vapeur. Personnellement, je n’imagine pas qu’il y ait plus grand et plus beau qu’Arista, mais je veux bien croire qu’ici il existe un charme que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. La déesse Lanyu 10 était la gardienne de ce monde, après tout !

Je vais abandonner mon écriture, grande sœur, prends soin de notre mère en tous cas, ainsi que tu me l’as promis.

Avec toute mon affection.

Camille.

 

1

 

Ville de Shào, Sakyo

Continent de Sangyang,

 

L

e lac de Shào allongeait ses bras et découpait une frontière entre la province de Pismen et du Bengali. Il séparait les deux Seigneuries entre elles, ainsi que celles de l’Empereur, et formait une barrière naturelle. Sur ses eaux roses, les jonques naviguaient et fendaient les étendues d’algues moussues en quête de quelques poissons. Sur ces embarcations s’agitaient des hommes, parfois des femmes vêtues de kimono de travail. Ils s’affairaient en lançant des filets scintillants d’Éther dans lesquels ils attrapaient des créatures d’eau douce pour leurs repas ou leurs étals.

À l’est, la grande chaîne de montagnes de Mahua arrondissait son sommet parmi les nuages et laissait voir les reflets blancs des roches qui la couronnaient. Un immense soleil irradiait ce monde et des fragrances de fleurs venaient chatouiller les narines des passagers qui débarquaient du Ceserius. Des tas et des tas de silhouettes se pressaient d’accoster sur les quais, quittant, par le biais de gros escaliers métalliques, l’habitacle qui les avait accueillis durant tout le voyage.

L’aéroport se tenait au-dessus du lac, s’incrustant dans le paysage sans le dénaturer. Les morceaux de cuivre et autres métaux nécessaires formaient un alliage idéal avec la flore. La glycine tombait d’ailleurs lourdement du haut du débarcadère, offrant un ombrage mauve aux arrivants.

Les éminents ambassadeurs des différents continents déposaient enfin le pied à terre. L’un d’eux, un homme grisonnant, parvint en bas de l’escalier en soupirant. Nerveux, il glissa ses doigts sur sa moustache en guidon de vélo qu’il se tordait pour en relever les extrémités. Cette extension de poil le rassurait, comme un doudou d’adulte, apaisant son tracas qui ne cessait de l’habiter.

Ses pupilles d’un gris pastel s’agitaient et semblaient chercher une silhouette dans la foule, mais rien ne venait calmer leurs mouvements rapides. Mettant ses lunettes aux verres bleus pour le confort de ses iris fragiles, il rajusta son costume et passa une main dans sa chevelure parfaitement coiffée. Son allure de vieux lion paisible, bien que marqué du temps, n’était pas aussi tranquille qu’à l’accoutumée.

Derrière lui, un joli brin de fille le suivait. Fine comme une badine, des binocles ronds sur le nez et des airs de garçons manqués. Elle paraissait déjà lassée. Consciente de l’agitation de son supérieur, elle ne cessait pas de lever les yeux au ciel et de rouler ses yeux.

Lord Wellington n’était pas l’homme le plus impatient du monde, il fallait le reconnaître, mais il perdait rapidement son sang-froid quand Camille se décidait à faire son Camille. De sa voix grave, il gronda à l’attention de Carlysle Stipwell.

« Je vous avais dit de ne pas le perdre de vue ! Il était agité d’arriver, je suis certain qu’il est affairé à quelques idioties dont il a le secret !

— Vous le traitez encore comme un enfant, Milord.

— Mais c’est un enfant ! » s

’offusqua Lord Wellington.

 

Avec le temps et les années, il avait tant et si bien pratiqué le jeune garçon qu’il le connaissait par cœur ! Et à l’aube de ses vingt-sept ans, ce prodige de l’Éther n’était qu’un gamin, assoiffé de savoir et toujours plein de curiosité. Quand il n’était pas dans son atelier à calculer les choses, il avait besoin d’enrichir ses compétences. Quitte à n’en faire qu’à sa tête !

Diable ! Pourquoi avait-il un jour accepté d’être son mentor ?

Il continua de chercher du regard une potentielle crinière rousse mal coiffée, mais rien de tel ne se présenta à lui. Ils n’avaient pas le temps de jouer à ça ! Et quand bien même toutes les ambassades du monde d’Etheria se seraient tenues ici, un petit peu de retenue n’aurait pas fait de mal !

Massant l’arête de son nez, il somma Mademoiselle Stipwell de retrouver le jeune homme avant que le reste de la délégation de leur continent ne se regroupe.

 

Pour une fois, peu de faciès communs au pays venaient d’arriver. La vieille femme, qui lorgnait la bande d’humains en train de s’attrouper sur les quais, tira sur sa pipe à narguilé. Une épaisse fumée vaporeuse l’enveloppa avant de s’envoler dans les airs. Son œil en amande scrutait tous ces êtres parvenant de loin. L’autre globe oculaire brillait d’une lueur rosée. Le quartz, qui siégeait à l’intérieur, remplaçait celui qu’elle avait visiblement perdu. Elle portait quelques jugements, spécifiquement sur les membres d’Aristia, bien trop guindés dans leurs habits coquets. Elle leur préférait les Anahuaciens11 ou bien encore les Oyanais12, fichtrement plus authentiques que ces coincés ! En lorgnant dans leur direction, elle notait les efforts peu naturels qui les endimanchaient. L’hôpital se foutait quelque peu de la charité quand on pouvait la voir tirée à quatre épingles dans son costume militaire brodé de fil de cuivre et sa chevelure impeccablement coiffée dans un chignon sévère.

Un sourire siégeait sur ses traits, dévoilant son appréciation du spectacle : elle adorait les couleurs, les éclats, les différences et les éléments changeants qui faisaient acte de présence aujourd’hui. Se balançant sur son assise, dans un mouvement souple, elle prenait beaucoup de plaisir à regarder.

L’amirale Argat avait toujours eu une affection pour la diversité. C’était une des raisons qui lui avait fait quitter son Erestum 13natal pour voyager. Éminente militaire, elle s’était tant de fois démarquée dans les hauts faits de guerre que cela lui avait valu la plus grande distinction auprès du précédent Empereur : elle avait donc été la dirigeante des armées de l’air et surtout la conseillère tacticienne référente de sa branche. Sa seule défaite avait été la perte de son œil, habilement remplacé par une pierre luisante, qui n’avait qu’une utilité esthétique. Mais avec celle-ci, elle se trouvait sensass ».

Petit morceau de femme approchant les quatre-vingt-cinq ans, elle était maintenant à la retraite, pilotant pour le plaisir quelques engins à moteur comme la casse-cou qu’elle était. Fort heureusement, bien sage désormais, l’ancienne fumait paisiblement en regardant les silhouettes colorées. L’Empereur lui avait délégué une tâche bien précise et elle patientait, le temps qu’ils arrivent tous. Car oui, même si elle ne faisait plus partie des forces combattantes, elle avait une place de choix à la cour de l’Empire. C’était là les exigences de sa Grande Majesté et elle se devait d’obéir pour vivre en paix.

Les peuples venaient de loin afin d’assister au mariage impérial. S’ils n’étaient pas bénis par les dieux de ce continent, chaque divinité était soigneusement respectée à titre égal partout dans le monde. Ainsi était la volonté du divin concepteur.

Au commencement, ils régnaient sur un amas d’Éther, puis après avoir conçu le monde, ils engendrèrent les autres Dieux pour veiller sur les hommes. Et ces dieux furent aimés par tous.

Cette pensée chanta dans son esprit et elle en fut satisfaite, tirant une fois encore sur l’extrémité de sa pipe en bambou.

Assise en haut de la tour d’observation qui se dressait dans l’aéroport, elle fredonnait maintenant avec le plus grand des plaisirs une vieille chanson militaire.

Deux énormes oiseaux dodos somnolaient sur la rambarde non loin, leurs plumes blanches striées de reflets violine et bleu formaient une corolle autour de leur nuque, ils étaient des amis de longue date et attendaient patiemment le moment où elle leur donnerait deux gros fruits de durian qu’ils goberaient comme des affamés. Son vieux chat à double queue et aux allures de panda roux sommeillait sur un tabouret tout prêt, dans un coussin de soie prune.

Rajustant ses lunettes/jumelles au-dessus de son crâne pour se boire un peu de thé, elle fut surprise par un mouvement dans le coin gauche de son regard. Heureusement que cela ne se passait pas dans l’angle mort. Elle crut voir une tache de rouille et considéra que le Shun’zu14 de la veille devait lui taper encore un peu sur la pensée. Cela n’aurait pas été impossible. Elle réalisa qu’elle n’était pas du tout folle quand le haut d’un visage apparut, une touffe de cheveux roux mal coiffée précédant un grand front et deux iris d’un violine étincelant.

Se penchant en avant, la vieille femme observa s’extirper un homme d’une vingtaine d’années, les traits de sa figure finement ciselés, et clairement pas rasé de sa nuit. Il ne la considéra pas tout de suite, plutôt préoccupé par le fait d’admirer la vue que procurait le perchoir.

Les deux gros dodos s’agitèrent et firent claquer leurs becs, leur paix soudainement troublée. Les volatiles se dandinèrent et se déplacèrent le long de la rambarde en poussant des cris graves. Dévoilant ainsi leurs désaccords à l’inopportun, battant leurs immenses ailes, mais ne s’envolant pas (ils avaient un fruit à récupérer avant).

Se regroupant sur un côté, sans perdre de vue l’audacieux, ils finirent par se taire. Yikin Argat dévisagea le beau garçon vigoureux qui la remarquait enfin alors qu’il terminait de gravir la tour. Il lui offrit un long regard qu’il accompagna d’un grand sourire avant de se courber devant elle d’une élégante révérence victorienne.

 

« Voilà donc des manières, quel genre d’Aristian êtes-vous !? 

— Un admirateur et un curieux ! »

 

La vieille femme fut d’abord satisfaite d’avoir visé juste. En même temps, au vu de son fagotage, il ne pouvait venir que de là-bas. Et puis sa peau blanche, ses taches de rousseur et sa chevelure orange le trahissaient. Certes, les expatriés étaient monnaie courante et clairement pas une marque de garantie d’un peuple. Elle avait déjà rencontré des Sangyangais aussi noir que la nuit ainsi que des Oyanais aussi pâles que la lune ! Le monde était un savoureux mélange qui ne se limitait pas à l’apparence. Mais la façon de se vêtir faisait toujours toute la différence.

 

« Vous ne craignez rien, je suis venu avec la délégation, s’empressa-t-il de rajouter.

— Fagoté comme vous êtes ?

— Oh, je ne suis rien qu’un peu débraillé, c’est qu’il est compliqué de maintenir une tenue correcte tout en grimpant une telle tour. »

 

Camille eut un sourire amusé, se frottant l’arrière du crâne. Observé par la vieille femme qui le dévisageait de bas en haut, ses iris inquisiteurs n’eurent pas pour effet de le mettre à l’aise. Impressionné par la militaire, le fait d’être un admirateur n’avait semble-t-il pas eu d’impact. C’était pourtant la vérité…

Il se racla la gorge et avança une main franche vers l’ancienne membre de l’armée dont les galons et les médailles apparaissaient sur le haut de son veston.

 

« Lord…

— Vous grimpez souvent des tours comme cela ? »

 

L’interrompit-elle un peu sauvagement. Il ramena sa pogne contre lui. Il aurait pu certainement monter par les escaliers, mais la tour était fermée et l’arrivée de deux militaires avait eu raison de sa logique. Et puis, Camille était un escaladeur, il n’avait de cesse d’avoir besoin de bouger, et ce bâtiment n’était qu’un grand arbre.

 

« C’est-à-dire que d’après mes calculs, c’était le meilleur emplacement pour voir l’Aéronef, mais aussi le paysage. Comme nous partons immédiatement par la prochaine locomotive, je savais que je n’avais pas beaucoup de temps. En plus, je dois avouer que rencontrer Yikin Argat, amirale aérienne de la flotte Sangyangaise qui m’a inspiré l’Acoustique… il m’était impossible de passer à côté… C’est en lisant votre interview pour Les Échos d’Etheria que l’idée m’est venue. Vous disiez… à propos de votre victoire lors de la bataille de Meykong : Et encore, cela aurait pu être réglé en deux jours de moins si…

— Ce foutu planeur n’avait pas pétaradé comme une vieille grand-mère après un abus de haricots annonçant mon arrivée…

— Foutue machine bruyante ! dirent-ils en chœur. »

 

Un rire prit le duo improbable. Utilisant le pommeau de sa canne, l'ancienne tira le tabouret qui se tenait non loin et attrapa le chat à deux queues qui y dormait. L’animal âgé regarda sa maîtresse, attristé, puis se résigna et patouna sur ses jambes en se réinstallant.

L’aînée tapota le dessus du siège.

 

« Vous êtes donc Le Prodige… l’Empereur m’a rabâché les oreilles avec vous. »

 

À la façon qu’elle eut de prononcer ces paroles, Camille se sentit contraint aux excuses.

 

« J’en suis navré…

— Il est si fier que vous veniez, comme si cela était de son fait. Vous avez, selon lui, une telle chance de le rencontrer.

— Oh…magnifique. »

 

Le manque d’éloquence de Camille fit grimacer la vieille, qui le regarda en coin et se rajusta dans son fauteuil. Lui prit place enfin à son côté.

Caressant l’animal sur ses jambes, elle souffla.

 

« Il va vous falloir montrer plus de bonheur que cela, vous rencontrez la splendeur de la Nation, le protégé de Noyang. »

 

Noyang, le dieu protecteur de la nation Sangyangaise. La divinité de la guerre, de la stratégie et de l’exploit guerrier. Camille ne put dissimuler ses inquiétudes. Baissant le regard, il réfléchit en silence tandis que la militaire lorgnait en coin sa personne. L’envie de poser des questions pour soulager son esprit tarauda ses pensées.

 

« Comment est-il … — Demanda Camille un rien soucieux. — L’Empereur… — précisa-t-il.

— Il est tel que vous pouvez l’imaginer. »

 

Détaillant la foule, la vieille femme eut un sourire. Ce n’était pas tout à fait la réponse qu’il désirait. Mais c’était probablement la meilleure qu’il puisse avoir de l’aïeule. Une militaire ne pouvait, bien évidemment, pas dire du mal du chef de l’état, encore moins penser autrement que comme les milliers de personnes servant celui-ci.

Pour Camille, issu d’un monde de libertés, c’était bien entendu une réalité effrayante.

 

« À n’en point douter, vous imaginez le pire, n’est-ce pas ?

— Plutôt.

— Vous faites bien. Cela vous permettra d’être lucide sur votre séjour ici. Il risque de durer à ce que j’ai compris.

— Un peu.

— Gardez à l’esprit que vous n’êtes pas là pour faire changer les mentalités et que vous représentez votre nation. De ce fait, la seule obligation que vous avez est d’effectuer votre travail et de repartir. Profitez, comme maintenant, des petites choses. Cela vous permettra de relativiser sur ce que vous verrez.

— Avez-vous eu écho de mes exploits et de mes convictions pour parler ainsi ?

— Bien entendu. Ici, l’Empereur ne réfléchira pas à ce que vous pourrez lui dire. Il vous jaugera et il vous punira si vous vous dressez devant lui ou que vous le contrariez. L’on raconte que vous avez persuadé votre reine d’offrir des bourses aux méritants, ouvrant alors la voie de la pratique de l’Éther à des castes non nobles.

— Effectivement, je…

— Notre souverain aime la coutume, la tradition et que rien ne change. Vous lui auriez soufflé cette idée, vous n’auriez plus de langue. »

 

Le regard de Camille tomba dans celui de la vieille femme. Pendant un instant, il se demanda pourquoi elle prenait le temps de le prévenir. Un fin sourire gagna ses lippes comme si elle avait deviné ses pensées.

 

« Je suis une vieille militaire qui a vu un grand Empereur se faire succéder par un prince mal élevé. Je n’ai qu’une force désormais, avertir une impétueuse jeunesse de ne pas agir n’importe comment. Vous êtes Le Prodige, cela vous préserve un peu de sa façon de faire, mais cela ne vous épargnera pas de subir, non le pire, mais bien des choses peu agréables. »

 

Le silence s’installa avec gravité. Camille soupira et passa une main sur sa nuque. Le jeune homme savait qu’il avait toujours l’audace de dire les choses sur le bout de la langue et qu’il ne taisait jamais ses convictions devant les autorités qu’il avait rencontrées. La reine Elizbeth avait été fort impressionnée de voir un lord de sa sorte, capable de réfléchir et de présenter des arguments pour appuyer ses certitudes.

Si en Aristia, la magie était présente, elle était réglementée. Pour l’utiliser, il fallait obtenir un permis d’Éther. Celui-ci coûtant quasiment 6 roues15, ce qui revenait à une grosse dépense pour une famille ou n’importe qui d’autre. Seule l’Élite pouvait la manipuler et l’employer, ceci légitimant de cloisonner les castes à leur place. Camille avait soutenu fort tôt les projets de bourses afin d’ouvrir les plus grandes voies à ceux qui présentaient des capacités, mais manquaient de financement pour œuvrer conformément aux lois.

Force était de constater que la reine avait encouragé ses idées et qu’en Victoria l’émancipation de l’utilisation s’était élargie. Désormais, une jeune personne du peuple pouvait continuer d’exercer sa magie de l’Éther légalement et l’entretenir pour arpenter leur monde avec d’autres possibilités que simple manutentionnaire par exemple. La pratique ouvrait un champ vaste de perspectives. Outre inventeur, cela permettait de s’orienter vers le médical, la sûreté, l’enseignement et tout un tas de choses qui nécessitaient l’usage de leurs énergies.

 

« Allons bon, mon garçon, cessez de réfléchir ainsi, profitez encore un peu de la vue et ensuite redescendons. Les délégations ne vont pas nous attendre indéfiniment. »

 

Darian bougonnait toujours, rongeant son frein en lançant des regards inquisiteurs autour de lui. Carlysle tentait de l’ignorer du mieux qu’elle le pouvait, prenant parti de ne pas entretenir son agacement. Elle avait bien volontairement laissé filer les répliques chuchotées pour ne pas alimenter une discussion stérile.

Rejoints par d’autres membres de leur propre comité, ils avançaient en direction de la gare adjacente de l’aéroport pour emprunter les longs couloirs couverts d’une tonnelle de jasmin. Les arcades, ouvertes sur le lac d’un côté et sur les énormes locomotives de vapeur en contrebas, laissaient passer un air charbonneux et parfumé de fleurs. Les dodos créaient une cacophonie de tous les diables en faisant claquer leurs larges becs dans le vide tandis que les paons hurlaient des cris stridents.

 

« Quel accueil… »

 

Murmura un Oyanais richement vêtu d’un caftan gris métallique luisant dont il tenait le pan long par-dessus son avant-bras. Sa chevelure de dreadlocks sombres, parsemée de décoration d’argent, laissa un son se produire alors qu’il regardait avec dédain les volatiles.

 

« Rien ne te plaît jamais de toute façon. »

 

Lui souligna son compatriote d’un ton pincé, rajustant ses lunettes à monture orangée sur le bout de son nez.

 

« L’hôpital qui se fout de la charité… »

 

Rajouta un dernier avec mesquinerie, drapé d’une tunique éclatante, son crâne chauve tatoué de symboles de Sade16.

Darian haussa les yeux au ciel. C’était bien sa veine de suivre la délégation de nations en perpétuel conflit, toujours prompte à se tirer la bourre et provoquer des anicroches. Les protégés d’Oya étaient de cette nature. Leur continent, divisé en trois pays, ne cessait de se quereller à l’image des trois enfants de la déesse : Kofi, Ogun et Sade. Ils représentaient trois peuples en guerre qui pouvaient toutefois s’exposer unis en cas d’attaque externe. Ces pays dépeignaient fort bien les divinités fraternelles, éternellement soucieuses d’attirer l’attention de la déité Oya, gardienne des éléments.

 

« Ne débutez pas vos enfantillages ! »

 

Se retournant avec une grâce saisissante, la prêtresse d’Oya imposa l’émeraude de sa pupille à ces homologues. Son murmure ferme avait attiré Darian, qui reconnaissait ce timbre… un lointain souvenir vint le cueillir. Il revit les rives du Baswangiya, une cabine d’un navire de croisière plongée dans la pénombre, des volets tirets pour l’après-midi et une couche adolescente d’un jeune homme aimant un corps pour l’été.

Il eut un sursaut au cœur, une faible pensée pour la femme qu’il avait épousée après par arrangement et il lança alors en bégayant.

 

« Ha…Ha…Hasna ? »

 

La somptueuse Oyanaise tourna le visage, intriguée de l’interpellation. Son cuir sombre portait les scarifications de son culte, formant sur ses joues un dessin qui remontait à son crâne rasé. Elle le détailla un bref instant avant d’arrondir ses yeux.

 

« Darian ? »

 

Ils échangèrent un regard émerveillé, les autres protagonistes en eurent un plus gêné. L’un des Oyanais émit un léger toussotement afin de ne pas laisser ce long silence s’éterniser. La prêtresse se glissa dans sa direction pour l’enlacer. Les Oyanais étaient ainsi bienveillants. Ils avaient le contact aisé, moins guindé, et elle ne se priva visiblement pas de le serrer dans ses bras.

Carlysle fut alors témoin d’une chose qu’elle n’aurait jamais pensé voir de toute sa vie et qu’elle aurait préféré ignorer pour toujours. Elle regarda son patron pouffer comme une adolescente en amour. Lorsqu’elle raconterait cela à Camille, il tirerait probablement la même grimace de dégoût qu’elle venait de faire.

 

Camille offrait désormais son bras à l’Amirale chargée de faire un petit discours de bienvenue aux membres des différentes délégations. La foule, qui s’amassait sur l’espace devant les quais de l’immense locomotive, était si large et diverse que cela donnait presque le tournis.

ARIST, le comité d’Aristia, se démarquait parfaitement dans ses vêtements taillés à quatre épingles oscillant dans des couleurs discrètes de cuivres et des teintes s’en rapprochant. S’il était venu ici avec Darian Wellington et sa secrétaire, ils n’étaient pas les seuls à s’être déplacés. Il y avait deux autres ambassadeurs, des secrétaires et différents hommes et femmes qui l’aideraient à comprendre le terrain pour installer le nouveau moyen de transport.

Les Oyanais étaient plus d’une dizaine, portant des tons vifs. Les Anahuaciens représentant sept tribus distinctes étaient arrivés en un énorme paquet qu’il n’avait pu compter, mais qui l’éblouissait sous une farandole de costume traditionnel.

Pour ce genre d’évènement, il était obligatoire que les continents montrent leurs fastes et tout ce qui pourrait en jeter aux visages des condisciples de leur monde.

Sangyang ne faisait pas exception à cette règle. Il se doutait bien que charger l’Amiral de l’accueil, déployer des soldats en habits de parade et aligner des musiciens n’étaient pas seulement là pour le décorum. Tout était minutieusement travaillé. Des oiseaux libres aux fleurs ouvertes, des origamis décoratifs aux affiches de propagandes… chaque parcelle de cet endroit était soigneusement créée pour exposer la richesse et le pouvoir du continent.

Ses yeux courraient sur les images de l’Empereur, son regard trop protecteur, d’une couleur d’ambre électrique, lui donnait déjà des frissons dans le dos. Camille se connaissait plutôt du genre à exagérer quand il ne sentait pas quelque chose, et là, tout cela lui paraissait ne rien augurer de bon. Tandis qu’il observait le portrait du Monarque, il avait l’impression d’être petit, dédaigné par ce regard paternaliste que de savants manipulateurs avaient gravé sur le papier en soie déployé au-dessus d’eux.

Camille réalisa qu’il se trouvait sur l’estrade avec l’Amirale maintenant, et que la foule le dévisageait. Ce n’était pas ce qui allait l’inquiéter, il lui en fallait plus, mais il n’était pas tout à fait à son aise. Et quand ce genre de sentiments venaient l’habiter, le jeune homme se complaisait dans une attitude assurée, masquant ainsi ses hésitations et ses faiblesses pour ne pas communiquer d’éléments à de potentiels adversaires.

Quand ses yeux tombèrent sur la délégation de son continent, il croisa le regard de Darian. Le vieil homme eut un instant de surprise avant que son faciès ne devienne rouge et qu’il ne marmonne quelque chose. Le Prodige lui fit un grand sourire qu’il accompagna d’un clin d’œil. Il avait bien compris que son mentor lui demandait ce qu’il faisait là ! Alors, face à l’insistance, il haussa les épaules pour qu'il saisisse que ce n’était que le hasard.

 

« Vous voici arrivés sur le continent des dieux amants. Un long voyage vous a fait parvenir jusqu’ici, afin de célébrer le souffle de la beauté qui viendra se déposer de nouveau sur nos terres avec nous. Son Altesse Impériale, sa Majesté Qin Shi Zuang, Épée de la Nation, Protecteur des Terres, Guerrier élu de Noyang et Fils Divin ne saurait vous confier à quel point, il est heureux de votre présence et de votre soutien. Par la grâce de l’Éther, la Fille de la Lune s’est révélée une fois encore, promettant un règne d’une splendeur sans égal à notre Empereur. Affirmant ainsi que le regard des dieux s’est posé sur son ère comme ils ne l’avaient pas fait depuis plus de cent ans. Entrez en toute sérénité chez nous et foulez notre sol pour célébrer la vie de notre monde. Soyez les bienvenues à Sangyang ! »

 

Camille sortit de sa pensée sous les applaudissements sages de l’auditoire concentré. Nul doute qu’aucun ne se méprenait sur les sous-textes du discours. L’Empereur rappelait que sous son hégémonie était revenue la déesse et que sa légitimité s’énonçait ainsi. Il promettait une paix temporaire le temps de cet instant sacré, mais qu’ici, ils étaient chez lui.

Le jeune garçon sourit en tendant de nouveau son bras à la militaire de carrière et entendit son soupir alors que des musiciens commençaient la sérénade de bienvenue. Leurs instruments pincés laissèrent éclore un bruit envoûtant et agréable, transportant les yeux de l’inventeur en direction du portrait du souverain.

Quin Shi Zuang, l’Empereur Rouge, la Lame Ecarlate. Surnommé ainsi pour sa déraisonnable nature belliqueuse. Il n’hésitait à rien pour faire claironner des batailles, massacrer son propre peuple, tout cela au nom du dieu de leur territoire. Parfois il s’en prenait au pays du continent d’Arista, et Pavlov était souvent confronté à de rudes combats… mais c’était comme ça et il fallait l’accepter, car tels étaient les rouages du monde. Tout comme il était normal que l’Empereur pousse les Seigneuries à l’affrontement et aux conflits.

 

« Bien, mon garçon, une photographie pour les journaux, et nous pourrons monter dans ce train. Moi, je vais être tranquille, mais pour vous, tout commence à peine.

— Je ne sais pas ce que je dois en penser…

— Dans tous les cas, faites en sorte de le penser en silence. »

 

Le cœur de Camille se serra, l’amoureux de la liberté victorienne pénétrait dans le carcan des règles de Sangyang, mieux valait pour lui qu’il se plie rapidement aux histoires de ce continent.

 

2

 

Ville de Talene, Astenne

Continent d’Aristia

 

L

e pont des cuivres passait au-dessus de la Drouve et annonçait le quartier des Lupins. Une fois sa traversée effectuée, les rues devenaient des ruelles, les jolies bâtisses vieillissaient et le monde s’enlaidissait. Ici, on venait trafiquer quelques mauvaises affaires, croiser des adorateurs de Lythia17 ou bien s’acoquiner avec de déplorables personnes.

La basse-ville de Talene s’était défigurée au fur et à mesure du temps, comme tous les quartiers pauvres. Elle s’était encrassée dans son marasme, abandonnée par la Monarchie qui avait régné durant des siècles. L’arrivée de la République au sein du pays avait permis de lui faire prendre un nouveau souffle.

La perfection n’était toutefois pas encore là, les catins sortaient le soir prendre possession des trottoirs, tandis que leurs protecteurs surveillaient du coin de l’œil les affaires. Petites frappes et gangs se partageaient les points d’intérêt afin de réaliser leurs profits. Ceux qui vivaient là s’en accommodaient en faisant profil bas ainsi que leur avaient ordonné les Dombresage des siècles auparavant.

La famille régente avait vu nombre de coups tordus, de tentatives et d’autres choses venir lui faire de l’ombre. Cependant les générations s’étaient succédées jusqu’à Amilëa Dombresage.

La Patronne, comme elle était prénommée ici, était une reine dans son quartier, et son fils un jour prendrait la relève. C’était ainsi. Elle avait hérité de son père qui lui-même en avait reçu la charge de son père et ainsi de suite. Peu importait le sexe pour gouverner, il fallait essentiellement du caractère. Et Amilëa en avait.

Diriger les petites frappes, les voyous et autres patibulaires demandait une sacrée poigne et d’autant plus de ressources. Mais le rouage de la filouterie était rondement bien mené. Dans sa zone, personne n’aurait fait un seul pas de travers au risque de voir La Patronne lui tomber sur le râble.

Quand le soir arrivait, elle sortait de son bar pour être vue et réaliser le tour du quartier. Elle surveillait qu’aucune gagneuse ne manque à l’appel, ni aucun protecteur. Comme elles effectuaient un travail dangereux, il était nécessaire de raviver l’idée des potentielles conséquences d’un mauvais geste. Mais au-delà de leur propre sécurité, c’était une question de qualité. Une putain amochée, c’était du bénéfice en moins. Rapporter était l’essentiel.

L’on aurait pu penser qu’en tant que dame, la dirigeante aurait eu quelques scrupules à mettre au turbin des créatures de son genre, mais tout au contraire, La Patronne n’avait aucun égard pour ces choses. Elle faisait tapiner hommes et femmes et se foutait allègrement du reste.

Du haut de son mètre quatre-vingt, la cinquantenaire blonde traversait son habitat d’une œillade autoritaire, dévisageant les passants qu’elle ne connaissait pas pour graver dans son esprit les traits de leurs figures. Sa mémoire impressionnante lui permettait de se rappeler le moindre détail du passé. Ses yeux bleu nuit étaient un abysse insondable qui ne laissait rien lui échapper.

C’était grâce à cela qu’elle avait repéré le bedonnant bonhomme. Selon ses hommes, il était arrivé tardivement deux jours plus tôt et avait loué l’appartement de la veuve Mirabot. Il n’était pas seul, une jeune fille d’à peine treize ans le suivait muettement et le contemplait avec toute l’admiration que pouvait avoir une enfant pour son père !

L’individu aurait pu être anodin, mais il avait passé une journée entière dans son bar, à boire et la dévisager avec la subtilité la plus discutable qu’il soit. Il s’était retrouvé sur sa route lors des cheminements tardifs par deux fois et, puisqu’il n’avait de cesse de la fixer avant de précipitamment fuir son regard, c’est qu’il avait pour elle quelques intérêts. Il restait à savoir lesquels.

De ce qu’avait appris ces hommes, il se prénommait Typhon et Hirrd’ell. Soixantenaire sans doute, il avait la fatigue et l’usure sur les traits ainsi que dans ses yeux vairons. L’iris de ses pupilles s’opposait diamétralement. L’un était aussi noir que la nuit, l’autre d’un vert émeraude éclatant. Cette étrange opposition trahissait une nature probablement sournoise ainsi que le disait la superstition. Plus l’on a dans les reflets de l’âme une empreinte différente, plus l’essence de l’être est encline à la duperie et la malice.

Une chose était certaine en tous cas : La Patronne était bien trop superstitieuse pour ignorer cet individu.

Pourtant, quel intérêt de s’attarder sur un presque vieillard essoufflé, se déplaçant en canne, à la mine sans confiance et dont les angoisses agitaient sa bouche de grimaces ? Aucun, mais en ce bas monde, il était parfois préférable de suivre son instinct. C’était ce qui avait permis à Amilëa de survivre paisiblement jusque-là.

En quittant son bar ce soir-là, elle portait son long manteau de cuir, son pantalon et sa chemise sans s’endimancher de gilet ou autre. Un cigarillo fin dont elle savourait la fumée était coincé à sa bouche. Ses mains dans ses poches, elle commença à arpenter son quartier. Derrière elle, à droite, son mari la suivait. Un type nerveux à la petite stature et à sa gauche, son amant et homme de main le plus précieux. D’autres silhouettes allaient fermer le cortège, mais le noyau central se trouvait là.

En passant dans les rues, elle salua quelques gagneuses, quelques filous et s’attarda à discuter avec la vieille Chambéry. L’honorable ancêtre avait fait l’école à tous les enfants de la génération de la Patronne et elle restait une figure respectée pour sa patience et son incroyable caractère. Les adultes portaient toujours sur elle beaucoup d’affection et prenaient soin de cette vieille fille qui n’avait jamais construit de famille. Parce que c’était cela aussi, ce quartier, le soutien et l’assurance que, si l’on n’était pas trop regardant des mœurs, la solitude n’existait pas.

La Chambéry était une fervente de Lythia. Cela ne faisait pas d’elle une mauvaise femme, bien au contraire, chaque dieu, chaque déesse, était prié, et était nécessaire au grand rouage de la vie. Cela ne faisait pas de l’ancienne maîtresse un être fourbe, personne n’égalait sa bienveillance, mais elle suivait les préceptes de sa déité et s’enrobait du désordre en vivant ici. Dans sa jeunesse, Mademoiselle Chambéry avait ouvertement parlé de sa religion, ainsi, elle était parvenue en bas de l’échelle sociale après s’être vue remerciée d’une école plus prestigieuse. De ce fait, de fil en aiguille, elle s’était retrouvée là, mais selon elle, ce n’était pas si mal…

La nuit était agréable ce soir-là, dans l’artère, Amilëa adossée contre le lampadaire discutait avec l’aînée. Des enfants jouaient encore dans la rue, bien que le soleil soit en pleine déclinaison. Lulu et son comparse Breloque arpentaient déjà le trottoir dans des accoutrements légers, ils avaient leur chambre juste en bas, au premier étage. En se tenant ici, la Patronne pouvait voir ses deux meilleurs gagneurs, qui ne le resteraient probablement plus longtemps. La jeunesse se flétrissait vite quand on vendait son corps. Ils avaient encore un ou deux ans avant que des spécimens plus novices ne viennent ravir leur place de premier et obtiennent alors cet espace de travail.

En leur jetant des regards, elle aperçut la silhouette de ce fameux Typhon. Elle choisit de faire comme si elle ne s’intéressait pas à lui. Une main dans sa poche, l’autre éloignant le cigarillo de ses lippes, une grosse chevalière à son petit doigt brillait d’un éclat indigo. La bague à la pierre de topaze avait appartenu à son père, son grand-père et ainsi de suite. Joyau de la famille, arraché de la main morte d’un noble qui avait été probablement égorgé pour l’obtenir, il était un symbole, une sorte de blason de la lignée de filous régente.

Sa conversation avec la vieille femme se poursuivait paisiblement alors qu’elle lorgnait aléatoirement en direction de l’incongru. Le bonhomme se rapprochait sans crainte visiblement, solitaire. Elle discernait bien qu’il préparait quelque chose. Enroulant ses doigts au couteau dans sa poche, la Patronne continua, ne lançant qu’un regard entendu à son mari.

Ainsi donc, quand Typhon passa son cheminement, que sa canne se prit dans le pavé et qu’il chuta dans sa direction, elle le réceptionna d’un œil à glacer le sang.

Sa main sur la sienne, leurs yeux se croisèrent, elle le toisa de toute sa hauteur, tombant dans les iris de malice avec un dédain flagrant ; et lui l’observa avec toute la perplexité d’un veau qui ne comprenait rien à la vie. Une fraction de seconde, le monde s’arrêta pour eux, alors qu’ils se contemplaient avec silence. La lourdeur du bedonnant lui arracha toutefois un soupir vif et ses doigts s’agrippèrent au sien.

 

« Sais-tu, qui tu essayes de voler, vieillard ? »

 

Lui cracha-t-elle au visage tandis que Typhon tenait la chevalière sous ses doigts. Il la laissa tomber sur le sol.

Un hoquet de surprise étreignit la gorge du mauvais bandit, quand les grandes mains des hommes d’Amilëa l’attrapèrent, il couina et ne parvint à sortir aucun mot tandis que de ses poches fouillées de multiples bijoux se révélaient.

Il avait dû faire les sacs de nombre de riches de la ville avant de finir ici et, par appât insensé du gain, il s’était dit que la voler serait du plus bel effet. Déconcertée par ce minable, elle lâcha à ceux qui l’emmenaient :

 

« Contentez-vous de lui faire comprendre la leçon. »

 

Inutile de sacrifier du temps et autre sur cet être abject qui venait de se prendre le droit de se faire fracasser le corps et le visage pour pas un rond. Le regardant être embarqué avec dédain, la Patronne fut surprise de sentir la main de Mademoiselle Chambéry empoigner la sienne et glisser à son doigt le bijou qui était tombé.

 

« Voilà un homme dont l’intelligence lui fait défaut, voler La Patronne, quelle étrange idée. »

 

La malfrat laissa l’ancienne faire, sans mot dire, jetant son cigarillo dans le caniveau. La bague reprenant sa place à sa main, elle eut un soupir.

 

« Parfois, il ne faut pas chercher, vous le savez bien. Au vu des bijoux qu’il avait sur lui, je suppose que c’est un étranger de passage. Peu importe. »

 

Ses sbires ramassèrent les joyaux, ce qu’elle allait en faire comptait peu. Elle n’en avait pas réellement besoin, mais quelques breloques n’étaient jamais de trop. Elle y songerait plus tard, quand elle aurait l’occasion d’appréhender les choses. Pour le moment, elle regarda en direction de ce Typhon et se demanda furtivement ce qu’elle avait omis. Une impression bizarre la taraudait et elle ne parvenait toutefois pas à mettre le doigt dessus. Peu importait.

 

« Prenez soin de vous, mademoiselle Chambéry. »

 

 

Hirrd’ell sauta le haut du mur et tomba souplement sur le quai de Tionne. Un peu de brume était arrivée avec la nuit et le brouillard qui s’épaississait n’était pas pour lui déplaire. En croquant dans sa brioche à la viande, achetée à peine pour son repas du soir, elle parvint à proximité de son père et le regarda d’un air désolé.

Ce n’était pas la première fois qu’il se retrouvait dans ce genre de situation. Pour tout dire, son paternel n’était pas le plus brillant des voleurs et encore moins le plus intrépide. Contrairement à sa mère, il n’avait pas ça dans le sang et finissait toujours par tomber dans les pires contextes. Encore que cette nuit, il n’avait pas pris de lames dans le bide ou ailleurs.

 

« Je t’avais dit que ton idée était pourrie. »

 

Lâcha-t-elle en continuant de manger.

Aucun tracas ne paraissait l’agiter alors qu’il était allongé là, la gueule boursoufflée et des contusions sur chaque parcelle de chair affichée. Par précaution, elle avança sa botte contre son bras et la remua.

 

« Laisse-moi souffrir en paix. »

 

Râla-t-il avec douleur.

Typhon avait la gorge prise de mal, mais de peine aussi. Ses airs débonnaires se disputaient la pitié qu’il pouvait inspirer. Autrefois, il avait été si… parfait, mais maintenant, il ne ressemblait plus à grand-chose.

 

« Nous n’avons pas trop le temps pour tes exagérations, père. »

 

Hirrd’ell resta nonchalante dans ses propos et posa ses fesses sur les pavés humides, finissant son dîner et mettant le sien sur le torse paternel.

Si elle avait la peau brune, les cheveux noirs et raides, et la silhouette filiforme d’une enfant de treize ans, elle possédait un point commun avec son géniteur : ses iris. Sinon, elle était son inverse, déjà plus grande que lui et bien plus mince, elle n’était pas encore formée. Ce qui était étrange avec elle toutefois, c’est qu’une fois qu’on l’avait vue, elle devenait anodine, ce qui laissait sur son visage une forme de tristesse qu’elle comblait d’un air de dur à cuir qui ne prenait pas avec son paternel.

Lui qui ne pouvait jamais l’oublier.

 

« Qu’as-tu vu ? »

 

Demanda-t-il les yeux toujours clos, respirant lentement. Son nez siffla en faisant cela, il n’était pas cassé fort heureusement, mais bien amoché. Il tâtonna pour attraper la brioche et la mener à son pif. L’odeur de la cuisine était agréable, cela réconfortait son esprit blessé et son ego depuis trop longtemps malmené.

La jeune demoiselle avait été présente durant la tentative médiocre de son père, les regards ne s’étaient pas attardés sur elle puisque telle était la malédiction qu’elle avait obtenu d’être née de son géniteur. Une capacité d’Éther qu’elle aurait préféré ne jamais posséder.

Hirrd’ell était une passe-partout, un être qu’on négligeait, qu’on ignorait et dont personne ne faisait cas. Il suffisait de la croiser une fois pour l’oublier, et seule une interaction franche permettait qu’elle soit considérée.

C’était une faculté innée et incontrôlable qui rendait l’existence d’une tristesse sans bornes. Pour sa chance, son père ne subissait pas son don, mais sa mère… sa mère vivait heureuse sur Anuhacia en ne se souvenant pas de l’avoir engendrée. Il s’agissait bien d’une malédiction, une punition portait sur l’ascendant qui se transmettait ainsi sur l’enfant. Ce n’était pas juste, mais aucune prière n’aurait pu modifier cela. Elle soupira.

 

« La vieille a interchangé les bagues. Quand La Patronne est retournée à ses affaires, elle est rentrée chez elle. J’ai voulu me faufiler, mais c’était une mauvaise idée, il y avait deux types dans son logement. Un grand du genre Oyanais avec un chignon, tout maigre, et un petit Aristian bien coiffé et élégant. Ils ont récupéré la bague et sont partis, je suis venue te retrouver plutôt que de les suivre. J’aurais dû interagir avec elle moi-même…

— Et prendre le risque qu’elle te tue ? Jamais ! »

 

Typhon mordit dans la brioche, les larmes aux yeux.

Ils avaient déjà tenté d’user de ses capacités à leur avantage, elle avait reçu un coup de couteau et avait manqué de lui claquer entre les doigts. Plus jamais. Plus jamais il ne voulait qu’elle intervienne.

Il se concentra sur le goût de celle-ci pour ne pas penser aux malheurs qui s’abattaient un peu plus sur lui. Son esprit s’insultait, il avait espéré débuter tout cela mieux qu’auparavant, mais hélas, il fallait reconnaître qu’il n’avait pas les compétences nécessaires pour sa quête. C’était tout autant fâcheux que risible, il ravala son sanglot en déglutissant.

 

« Tu vas rester manger couché par terre ?

— Ma petite hirondelle, laisse-moi le temps de cette brioche pour encaisser.

— Si tu veux. »

 

La demoiselle haussa les épaules, elle connaissait bien son père, elle savait qu’il devenait défaitiste d’année en année et que l’homme rieur qui croyait encore un peu en lui avait fini par s’estomper. Plus il prenait de l’âge, plus la négativité l’habitait.

Ils restèrent là. Elle entoura ses bras autour de ses jambes, posa son menton sur ses genoux et observa l’eau paisible du fleuve qui s’écoulait.

 

3

 

Ville de Dolon, Victoria

Continent d’Aristia

 

U

n sourire brodé de politesse occupait le visage de Lady Cavin. Sa mère se tenait pâle, dans le fauteuil de rotin sous la tonnelle de bougainvilliers et de lierres, au sein de la demeure familiale en bordure de Dolon. Le manoir était le théâtre de son enfance. Ses propres petits jouaient sagement dans le jardin à quelques aventures de leur invention. Son époux n’était pas avec eux. Il était absorbé par des affaires de gestion pour son entreprise navale et ne rentrerait que tardivement.

Depuis la mort de son père, sa maman était touchée par la mélancolie. Le médecin parlait d’une dépression et avait suggéré de la placer au sanatorium. Camille n’avait pas souhaité entendre cela et se chargeait d’elle en plus du reste. Emily, du même avis que son frère, avait veillé à ne jamais laisser sa mère trop solitaire et venait autant que faire se peut pour l’occuper. Elle avait par ailleurs promis à Camille de ne pas la délaisser durant son éloignement.

Aujourd’hui, elle était nerveuse. Deux journalistes, Benoit de et Michel de Mangelac, avaient demandé un rendez-vous. Mandatés pour écrire une biographie sur Camille, il leur était nécessaire de s’entretenir avec Lady Lorvermoore.

Ce livre n’était pas l’idée de son frangin, mais celle de son mentor. Son cadet lui en avait parlé, soulignant qu’il avait accepté pour qu’on lui fiche la paix et qu’on le laisse retourner à ses inventions. Souvent, le jeune homme prenait tout si légèrement qu’elle se souciait de la pression de son rôle grandissant dans leur société. Toutefois, Camille était malicieux et rêveur avec un caractère fort, il réussirait toujours, quoi qu’il entreprenne.

Ce qui inquiétait la jeune lady, c’étaient les émotions qui pourraient chambouler sa mère. Elle devrait parler de son époux bien-aimé. Le lord était mort il y avait un an, piétiné par son propre cheval lors d’une course. Cette passion lui avait coûté la vie. La famille en avait été rudement touchée, et leur mère, qui avait assisté à la scène, en avait fait une crise d’hystérie. Ce furent les soins de son fils et de sa fille qui l’aidèrent à surmonter tout cela. Sans la présence de Camille, Emily s’inquiétait de ce qui pourrait arriver.

La beauté de Anna Lorvermoore resplendissait sereinement sur ses traits. Du haut de ses soixante-cinq ans, elle portait sur elle le naturel du temps. Certes, elle avait maigri, ses joues s’étaient creusées, mais sa chevelure de boucles grises minutieusement coiffée, son port altier, ses yeux noisette gardaient toute l’énergie d’une femme noble. Elle avait la bienveillance maternelle ancrée sur elle et la douceur d’une épouse sur ses épaules.

 

« Nous vous remercions énormément de nous recevoir, Lady Lorvermoore. »

 

Souligna Michel.

L’homme portait un nom d’Aristian, mais avait, semble-t-il, des origines Anahuaciennes au vu de son teint brun et de ses yeux d’un noir profond. Quelque chose en lui me rappelle les tribus de l’eau, songea Emily. Il n’avait pas touché encore au thé qui lui avait été servi et paraissait plein d’énigmes derrière ses lunettes de vue rondes.

Son comparse, Benoit, était bien certainement son frère, ses cheveux blancs alors qu’il n’avait pas l’air bien âgé soulignaient une forte présence d’Éther en lui. Ses yeux d’un vert émeraude étaient rieurs et pétillaient de plaisir en dégustant son scone aux raisins secs. Lui avait rajouté sucre et lait dans son breuvage. Il semble gourmand, c’est étonnamment heureux à voir, se dit la jeune lady. Un sentiment de bonheur à l’observer manger s’ancra bizarrement en elle !

 

« Je vous en prie, Messieurs, Camille m’avait prévenu que vous viendriez pour discuter de son adoption.

— Oui, en effet… les journaux avaient relaté que vous et votre mari aviez choisi de prendre à l’adoption un des enfants dont il avait sauvé la vie il y a vingt-deux ans.

— Cela est vrai, nous ne l’avons jamais caché.

— Bien entendu. Mais nous voudrions avoir vos mots, pour donner des détails inédits ou bien utiliser vos souvenirs plutôt que ceux des journalistes qui ne vous ont visiblement jamais consultée pour l’écriture de leur article.

— Je m’en doute… »

 

Lady Anna Lorvermoore déposa soigneusement sa tasse de thé devant elle et prit le temps de réfléchir au début de son histoire.

 

En 1876, Edward était Grand-Commissaire de Victoria depuis dix ans. La reine Lizbeth lui avait discerné nombre de médailles et de titres de mérite pour la résolution de diverses affaires. Il avait encore fait un coup d’éclat assez impressionnant lorsqu’il avait arrêté un trafiquant de créatures et d’animaux exotiques. Organisateur de combats illégaux de monstres, Bookmaker, le démantèlement de ces affaires marquait un grand moment pour le gouvernement.

L’homme se laissa capturer sans protestation, ni même aucune crainte, et l’enquête débuta. Pete Leroy se montra fort d’une assurance sans égal, certifiant que son enfermement ne durerait pas. Des relations haut placées veilleraient à l'en sortir, ainsi qu'il le déclara à mon époux.

Edward reçut les premières menaces de mort deux jours après l’arrestation de l’individu. Des intimidations firent leurs petits effets sur les membres de sa brigade. L’affaire prit une telle ampleur que l’on nous éloigna du pays le temps que les choses se déroulent.

Sa majesté pria mon mari de ne rien lâcher, peu importait les noms nobles associés ou bien encore les scandales qui allaient en ressortir, il n’était pas envisageable de laisser faire.

L’enquête dura trois mois avant qu’il ne découvre une entreprise de façade. Il s’était attendu à beaucoup de possibilités, mais pas à un commerce d’humains.

Pete Leroy fournissait de riches acquéreurs en esclaves. Hommes, femmes ou enfants. Ils étaient des animaux de compagnie que le monde s’achetait comme des caniches ou d’autres bêtes. Je suppose que certains servaient à pire que cela.

Dans la première prison qu’Edwards libéra, il tomba sur un groupe d'enfants. Mais parmi eux, l’un d’eux le toucha plus que de raison. Un petit bout d’homme de cinq ans, intelligent et vif qui démontra un étonnant intellect. Ce gamin, affamé, parla et parla de tout ce qu’il avait entendu depuis son arrivée. Il s’agissait de Camille.

Ému par ce petit gars qui ne se souvenait pas de son prénom ni de son âge, il fut pris en plein cœur par ce garçon. Rapidement, il me l'avoua et me demanda si je serais fâchée de le sortir des griffes de l’abandon. Je ne pourrais vous dire ce qui poussa mon mari à une telle chose, mais l’enquête avait été rude, son esprit avait été malmené, et puisque je ne pouvais plus concevoir d’enfants, je suppose qu’Edwards considéra ce gamin intelligent comme une chance à ne pas laisser passer.

Des papiers furent trouvés, cet enfant se nommait Camille et venait de l’orphelinat de Sibone à Astenne. Ce petit bout d’homme nous surprit dès ses premiers temps : il savait lire, écrire et son affinité avec l’Éther était assez folle. Il devint notre protégé de prime abord, puis notre fils. Et je puis dire avec fierté qu’il fut le plus beau présent que les dieux nous confièrent.