Étude biographique sur Sully - Ligaran - E-Book

Étude biographique sur Sully E-Book

Ligaran

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Extrait : "Maximilien de Béthune, baron de Rosny, puis duc de Sully en 1606, naquit à Rosny, le 13 décembre 1560. Il appartenait à la grande maison de Béthune, dans l'Artois, qui descendait de Robert Ier, avoué d'Arras, lequel vivait à la fin du Xe siècle. Un de ses descendants, Guillaume de Béthune, mort en 1243, était venu s'établir en France, et le douzième de ses successeurs fut Maximilien de Béthune, duc de Sully."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 525

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Introduction
I

Sainte-Beuve a dit que l’on n’avait qu’à tailler dans la masse un peu informe des Mémoires de Sully pour lui élever une statue. J’essaye simplement d’y tailler un buste, une statuette.

À sa mort (1641), Sully n’avait pas la bonne renommée qu’il a acquise avec le temps ; il était mal connu, mal jugé et détesté. Comme le fait remarquer le célèbre critique dont nous citions le nom en commençant cette introduction, l’impopularité de Sully dura jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Ce fut l’abbé de l’Écluse qui, en publiant une édition des Mémoires de Sully, altérée il est vrai, mais plus facile et plus agréable à lire que les éditions précédentes, appela l’attention du public sur le ministre et l’ami de Henri IV. L’abbé de l’Écluse avait changé la forme, souvent le fond, et rajeuni le style des Mémoires. Blâmables au point de vue de la critique, ces changements eurent pour résultat de faire lire l’œuvre de Sully, d’appeler l’attention sur lui et sur ses actes, et de lui rendre favorable la société lettrée de ce temps, surtout les Économistes, qui trouvaient, avec raison, Sully de beaucoup supérieur à Colbert au point de vue de la liberté du commerce des grains. Bientôt l’Académie, en couronnant, en 1763, l’Éloge de Sully par Thomas, acheva l’œuvre commencée : la sévère et honnête figure de Sully devint populaire, et depuis elle est demeurée telle.

Thomas commençait ainsi son Éloge :

Une triste et honteuse expérience atteste à tous les siècles et à tous les pays que le genre humain est injuste envers les grands hommes qu’il a sous ses yeux. Nous ne pardonnons pas à ceux qui nous humilient. Tout ce qui est grand accable notre faiblesse. La postérité plus juste dépouille ce caractère. Un tombeau met un intervalle immense entre l’homme qui juge et celui qui est jugé. C’est là que l’envie se tait, que les persécutions cessent, que les petits intérêts s’évanouissent. Les passions, comme un limon grossier, se déposent insensiblement en roulant à travers les siècles, et la vérité surnage. À mesure que la postérité a imprimé ses pas sur les cendres de Sully, la gloire de ce grand homme a été plus reconnue. On a mieux vu le bien qu’il a fait, lorsqu’on a cessé d’en jouir ; on a plus admiré ses ressources, lorsqu’on a eu les mêmes besoins. Sa réputation, faible d’abord et incertaine, est devenue ce qu’elle devait être, semblable à ces arbres vigoureux qui naissent au milieu des orages, s’élèvent avec lenteur, se fortifient par les secousses et s’affermissent avec le temps.

II

Sully est un type spécial de ministre : du ministre ami de son roi. Henri IV appelle Sully « mon ami », pour la première fois, dans ses lettres, en 1590, à la veille de la bataille d’Ivry. D’abord assez rare, ce titre d’ami lui est donné plus fréquemment à partir des derniers mois de 1593, et ce n’est pas un nom banal, ni pour le Roi ni pour le ministre. Quand Sully déchire la fameuse promesse de mariage faite à Mademoiselle d’Entragues, et que le Roi irrité s’écrie : « Êtes-vous fou ? » et que Sully lui répond froidement qu’il l’est en effet et voudrait l’être davantage, à la condition d’être le seul qui existât dans le royaume, l’amitié se manifeste d’une manière éclatante et bien honorable pour les deux acteurs de cette scène étrange.

Sûr de cette amitié dévouée et solide, Henri IV se confiait entièrement à Sully. Les Mémoires sont pleins de ces entretiens familiers entre le Roi et le Grand-Maître, dans les longues allées des jardins de l’Arsenal, ou dans les galeries des magasins d’armes, entre les rangées de canons. Henri IV conte ses peines à son ami, ses chagrins domestiques ; il lui ouvre son cœur. Sully lui donne les meilleurs conseils ; mais le Roi ne les suit guère. Quand Henri IV, chassant ou bâtissant à Chantilly ou à Fontainebleau, ne peut voir son ministre, il lui écrit : Sully a reçu plus de 3 000 lettres du Roi. Henri IV donne à cet ami « qu’il aime bien » les preuves d’une amitié sincère, en récompenses, en honneurs, en témoignages d’affection réelle ; et, peu à peu, l’amitié et les services importants amenèrent Sully à la haute position qu’il eut pendant les dernières années du règne de Henri IV, surtout depuis la guerre de Savoie.

Ce fut alors qu’il eut « un emploi quasi général en toutes sortes d’affaires, et si grande créance et absolue confiance dans l’esprit du Roi, qu’il semblait n’estimer ni rien bien dit, ni rien bien fait qu’il ne lui en eût communiqué auparavant, voire qu’il n’eût approuvé et qui n’eût passé par son entremise, ne lui celant ni déguisant nulle de ses actions, désirs, desseins, secrets ni pensées, jusqu’à ses maladies, douleurs, déplaisirs, ennuis et fâcheries… Tant il le réputait tout à lui et à son État, loyal, fidèle et sans passion pour nul autre qui lui pût préjudicier ».

III

Dans les temps de troubles, lorsque le pays manque d’une direction ferme et intelligente qui marque la voie, l’idée de la patrie disparaît facilement chez nous. Pendant la Ligue, l’Espagne était devenue la patrie d’un grand nombre. C’est en lisant Brantôme qu’on se rend compte combien l’influence de l’Espagne était puissante en France en ce moment. Henri IV avait arraché la France à la Ligue et aux Espagnols, et remis en honneur le nom de Français : Sully, qui avait eu sa part dans les combats, partageait les idées du Roi, et, comme lui, était « bon Français ». Lorsque la « faction huguenote » voulut, en 1597, former une sorte de Ligue protestante, Sully écrivit à M. de la Trémoille, l’un des chefs : « Recevez, je vous prie, de bonne part, les conseils que je vous donne, puisque j’en suis par vous requis et par une bonne conscience, loyale à sa patrie ».

Sully se plaît à dire : « le Roi et la France » ; il fait graver à Henrichemont une inscription rappelant les services qu’il a rendus « à son Roi et à sa Patrie ». Henri IV dit volontiers : « Moi et la France ». Il écrivait, le 11 octobre 1600 : « La France m’est bien obligée, car je travaille bien pour elle ».

Sully a une notion exacte de l’État ; il le veut puissant. Pour lui l’autorité royale n’est qu’un des moyens de rendre l’État fort, laquelle force est nécessaire à la Patrie, à la France, afin qu’elle puisse être grande, puissante et glorieuse.

Sous l’impulsion de Henri IV et de Sully, et à leur exemple, il se forma un milieu patriotique, bien français ; et s’il disparut en partie à la mort du Roi, pendant la régence de Marie de Médicis et le gouvernement de Concini, il se reforma bientôt sous l’impulsion de Richelieu et de Louis XIII, et brilla alors du plus vif éclat.

IV

Nous connaissons surtout la figure de Sully d’après le portrait de Porbus, gravé par Moncornet. Porbus l’a peint déjà âgé, chauve, le front sillonné de profondes rides, l’air sévère, dur. Sully n’a pas toujours eu cependant cet air rébarbatif et maussade. Il existe au Musée de Versailles une copie d’un ancien portrait de Sully, qui le représente âgé seulement de 42 ans, ayant une figure plus douce et un air presque aimable. Mais c’est le Sully de Moncornet qui est le type consacré et populaire ; et il faut convenir qu’il est bien d’accord avec ce que disent les contemporains. L’un, parlant à Henri IV de son surintendant des finances, lui dit : « Votre grand financier avec son front négatif ». Mézeray dit « qu’il avait la négative fort rude ». Tallemant des Réaux l’appelle « un surintendant rébarbatif ». Henri IV lui-même, ayant perdu au jeu une somme, énorme il est vrai, osait à peine en parler à Sully. « Il était, dit encore Mézeray, impénétrable aux prières et aux importunités ». On disait qu’il n’y avait en lui ni accueil ni douceur ; qu’il faisait profession de n’avoir point d’amis, afin que le Roi jugeât par ce fait qu’il avait renoncé à toute autre affection qu’à celle de son service et de son profit.

Sully refuse de l’argent à tout le monde ; il en refuse même au Dauphin, qui, mécontent, dit un jour : « C’est pas du sien, c’est de celui à papa ».

Mais c’est à l’aide de cette raideur, de ce refus obstiné à toutes les sollicitations des quémandeurs, que Sully put remettre l’ordre dans les finances, augmenter les revenus de l’État, diminuer les tailles et gabelles, et rassembler des millions dans les coffres de la Bastille.

À l’occasion, malgré son sérieux habituel, Sully aime à rire. Au siège de Montmélian, en Savoie, Henri IV s’était obstiné, malgré Sully qui dirigeait les opérations du siège, à aller visiter des batteries auxquelles on ne pouvait parvenir qu’en courant les plus sérieux dangers. Henri IV passa sous un feu très vif et fit quelques signes de croix ; sur quoi Sully lui dit : « Vraiment, sire, c’est à ce coup que je vous reconnais bon catholique, car c’est de bon cœur que vous faites ces croix. – Allons, allons, répliqua le Roi, car le séjour ne vaut rien ici ».

Une autre fois, Marie de Médicis étant venue à l’Arsenal, Sully fit boire du vin blanc pour de l’eau aux filles italiennes de la Reine, et leur donna une gaieté qui amusa beaucoup Henri IV.

Longtemps Sully fut vêtu simplement de drap gris, avec un pourpoint de taffetas, sans découpure ni broderie, au milieu des courtisans « qui portaient sur leurs épaules leurs moulins et leurs bois de haute futaie ».

Sully était vif et colère. Quand il se laissait emporter, il disait mal à propos certaines paroles qu’on allait redire aussitôt au Roi.

Il était d’une grande bravoure. Pendant les guerres de religion, un jour il s’était engagé si avant, que le roi de Navarre dit à M. de Béthune, cousin de Sully, d’aller le dégager, « car, ajouta-t-il, il est étourdi comme un hanneton ». Plus tard, il devint un général actif, avisé, prudent, instruit, fort habile, surtout dans la guerre de sièges. On le voit dessiner des cartes et lever les plans des villes qu’il assiège ; c’est un bon ingénieur et un bon officier d’artillerie, qui mérite bien d’être le grand-maître de l’arme. Il est aussi un habile et honnête administrateur militaire.

Sully était protestant, mais n’appartenait pas à la « faction huguenote », c’est-à-dire au parti calviniste exalté. Il était fort tolérant, et avait encouragé Henri IV à embrasser le catholicisme pour mettre fin à la Ligue et aux mauvais desseins de l’Espagne sur la France : l’amour de la Patrie l’avait décidé à donner ce sage conseil au Roi. Quant à lui, les plus belles propositions de Henri IV, l’épée de connétable, un grand gouvernement, s’il voulait changer de religion, ne purent le décider. La conviction, disait-il, pouvait seule lui faire abandonner le protestantisme ; l’intérêt, non. Le cardinal du Perron et le pape Paul V, qui l’estimaient beaucoup, avaient de l’amitié pour lui et trouvaient qu’il dirigeait les affaires de l’Église « incroyablement bien », le sollicitaient d’abjurer ; mais il résista à leurs prières, comme il avait fait à celles du Roi (1605-1607).

Sully parle longuement. Henri IV disait qu’il n’était pas « homme à un mot ».

Il est très instruit, en histoire surtout et en mathématiques. Il est lettré, comme Henri IV ; mais, comme le Roi, il parle un français non mêlé de mots latins ou grecs, à peine francisés, comme le faisaient tant de littérateurs de ce temps. Il était, ainsi que Henri IV, de l’école de Malherbe, qui déclarait que, pour parler français, les crocheteurs du Port-au-Foin étaient ses maîtres. Son langage nous est parfaitement compréhensible.

Cette habitude de parler français ne l’empêchait pas d’aimer les lettres latines et de les cultiver. L’occasion en revenait chaque année, quand il fallait composer les devises latines pour les jetons d’or que Sully donnait au Roi et à la Reine au jour de l’an. Il mettait ces devises au concours ; le prix était de 300 livres (1 800 fr.), et souvent il fut gagné par l’avocat Robert Étienne. En 1610, Henri IV fit voir le jeton et sa devise, dont il était fort content, aux cardinaux du Perron et de Joyeuse, et au comte de Soissons, lesquels louèrent fort l’esprit de Sully et son jugement, « disant qu’il se rencontrait rarement des personnes de qualité, intelligentes aux affaires, propres à la guerre, et qui s’adonnassent aux lettres ».

Sully est peu modeste. Ses Mémoires racontent volontiers les éloges que lui adresse fréquemment Henri IV. Il a, pour s’excuser, le très légitime orgueil de faire son devoir quand tant d’autres ne le font pas ou le font mal, et d’être loué par un grand roi, vraiment grand celui-ci, et dont Sully pouvait apprécier toute la valeur. Henri IV trouvait que son ministre se vantait volontiers, et le Dauphin disait que Sully était « un glorieux ».

Comparant Sully à Colbert et Henri IV à Louis XIV, Thomas conclut justement en disant : « D’après les talents des deux princes, on jugera que Sully dut quelque chose de sa gloire à Henri IV, et que Louis XIV dut une grande partie de la sienne à Colbert ».

Mais la dernière touche doit être mise au portrait par Henri IV lui-même. Un jour de l’année 1609, qu’il s’était promené longtemps avec ses ministres, il dit, en s’asseyant, à quelques-uns de ses courtisans, qu’il était las d’avoir marché si longtemps le matin, et qu’il était resté plus de deux heures avec trois hommes, sur de grands discours, où il les avait trouvés « aussi divers en opinions qu’ils l’étaient en complexions et en desseins ». – « Un autre que moi, continua-t-il, aurait peine à s’en bien servir ; mais je connais tellement leurs fantaisies que je tire même profit de leurs contestations et contrariétés ; car, par le moyen d’icelles, toutes les affaires sont si bien épluchées et approfondies qu’il m’est facile de choisir la meilleure résolution ».

Vous les connaîtrez bien sans que je les nomme, dit-il ; car de l’un aucuns se plaignent, et quelquefois moi-même, qu’il est d’humeur rude, impatiente et contredisante ; l’accusant d’avoir l’esprit entreprenant, qui présume tout de ses opinions et de ses actions, et méprise celles d’autrui, qui veut élever sa fortune et avoir des biens et des honneurs. Or, combien que j’y reconnaisse une partie de ces défauts, et que je sois contraint de lui tenir quelquefois la main haute, quand je suis en mauvaise humeur, qu’il me fâche, ou qu’il s’échappe en ses fantaisies, néanmoins je ne laisse pas de l’aimer, d’en endurer, de l’estimer, et de m’en bien et utilement servir, pour ce que d’ailleurs je reconnais que véritablement il aime ma personne, qu’il a intérêt que je vive, et désire avec passion la gloire, l’honneur et la grandeur de moi et de mon royaume ; aussi qu’il n’a rien de malin dans le cœur, a l’esprit fort industrieux et fertile en expédients, est grand ménager de mon bien ; homme fort laborieux et diligent, qui essaye de ne rien ignorer et de se rendre capable de toutes sortes d’affaires, de paix et de guerres ; qui écrit et parle assez bien, d’un style qui me plaît, pour ce qu’il sent son soldat et son homme d’État. Bref, il faut que je vous confesse que, nonobstant toutes ses bizarreries et promptitudes, je ne trouve personne qui me console si puissamment que lui, en tous mes chagrins, ennuis et fâcheries.

Henri IV pouvait mieux que personne faire le portrait de son ministre ; c’est lui qui l’avait formé. Les secrétaires de Sully, rédacteurs de ses Mémoires, lui disent :

Nous vous ramentevons (rappelons) ce que nous vous avons souvent ouï (entendu) reconnaître et confesser ingénument : à savoir, que ce que l’on remarquait de plus exquis en la vivacité de votre esprit, assiduité au travail, vigilance, diligence (activité), industrie et dextérité en toutes vos opérations, procédait de la bonne nourriture que dès votre première jeunesse vous aviez prise avec lui (le Roi), et qu’en la plupart de vos grandes recherches, instructions et inventions, il y avait plus du sien que du vôtre, y en ayant peu sur lesquelles vous n’eussiez reçu des ordres, règlements, ordonnances et commandements, voire (même) quelquefois des mémoires bien amples et bien instructifs.

Et partant (en conséquence), comme nous avons rendu grâces à Dieu pour ses grandes libéralités envers le Roi, aussi devons-nous tous rendre grâces au Roi de vous avoir choisi, et, par son soin, affection, bons préceptes et enseignements, vous avoir rendu capable de bien et loyalement effectuer ses bonnes intentions et sages commandements. Et afin que cette grande et cordiale amitié qu’il vous portait ne soit trouvée étrange, et ne semble incroyable, combien que (malgré que), par une infinité des lettres à vous, écrites de sa propre main, nous en puissions donner de suffisants témoignages, nous nous contenterons seulement, tant pour faire voir la sincérité d’icelle (l’amitié), que le style dont il vous écrivait, d’en insérer trois principales que vous trouverez à la fin du chapitre suivant.

V

Les premières charges dont Sully fut pourvu furent celles de conseiller de Navarre et de chambellan du roi de Navarre. Successivement il fut nommé : capitaine d’une compagnie de 50 hommes d’armes, conseiller d’État, conseiller au Parlement, membre du conseil des finances, grand-voyer de France et voyer particulier de Paris, et capitaine héréditaire des canaux et navigation des rivières (1597), surintendant, ou, comme l’on disait alors, superintendant des finances (1597), grand-maître de l’artillerie de France (1599), gouverneur ou capitaine de la Bastille (1602), surintendant des fortifications et bâtiments du Roi (1602), gouverneur du Poitou, de Mantes et de Jargeau, capitaine de la compagnie des gens d’armes de la Reine, forte de 200 hommes d’armes (1606), grand-maître des ports et havres de France (1606). Il fut à plusieurs reprises chargé d’ambassades auprès de Henri III, Élisabeth, Jacques Ier, Villars-Brancas, et divers chefs huguenots. En 1634, Louis XIII le nomma maréchal de France, quand il cessa d’être grand-maître de l’artillerie.

Tant de fonctions civiles et militaires exigeaient un prodigieux travail, auquel il faut encore ajouter les audiences publiques que, par ordre du Roi, il accordait plusieurs fois par semaine à tous ceux qui se présentaient pour lui parler d’affaires ou lui adresser leurs réclamations. Souvent Sully était dans son cabinet dès trois heures du matin. Heureusement on n’avait pas encore imaginé de noyer les ministres dans une paperasserie inintelligente et inutile ; sans quoi aucun de nos grands ministres n’aurait pu suffire à sa tâche administrative et à son travail sérieux.

La manière dont la vie de Sully était réglée est ainsi décrite dans les Mémoires :

La principale charge de Sully était celle de confident du Roi, qui lui confiait tous ses secrets et ses pensées les plus intimes ; pour ce service, il n’y avait pas de jours, ni d’heures réglées : il se faisait aussi bien la nuit que le jour ; il était exécuté aussi promptement que possible, toutes autres affaires étant remises.

Il se tenait le mardi, le jeudi et le samedi, deux fois le jour, conseils d’État et des finances, auxquels Sully ne manquait jamais de se trouver. Il y portait toutes les lettres et dépêches qui méritaient d’être examinées et promptement expédiées, et le plus souvent il apportait les arrêts tout dressés par lui ou les réponses qu’il y faisait.

Aussi était-il toujours dès les quatre heures du matin, été et hiver, à travailler dans son cabinet, « afin, disait-il, de nettoyer tous les jours le tapis ». À six heures et demie, il était tout habillé ; à sept, il s’en allait au conseil, auquel, selon l’importance des affaires, il demeurait jusqu’à dix ou onze heures.

Le Roi l’envoyait quelquefois chercher dès neuf ou dix heures, et se promenait avec lui, tantôt seul, tantôt avec MM. de Villeroy et de Sillery ; et discourant de ses affaires principales, leur faisait entendre ses résolutions, et donnait à chacun, selon ses charges et fonctions, ses ordres « pour ce qu’il avait à exécuter en icelles ». En sortant de là, il allait dîner, sa table étant « de dix serviettes » seulement, où étaient toujours sa femme, ses enfants et sa suite, très frugalement servie. Aussi n’y conviait-t-il guère de gens de grande qualité, « surtout de ces friands et buveurs d’autant », pour lesquels il n’augmentait jamais rien à ses services, disant, lorsqu’on l’engageait à y ajouter quelque chose : « S’ils sont sages, il y en a suffisamment pour eux ; s’ils sont fous, je les traite ainsi, afin qu’ils ne reviennent pas ».

« Après dîner il entrait en sa grande salle, qu’il trouvait toute pleine de monde, afin de donner audience à chacun ; et toujours il commençait par les ecclésiastiques, tant de l’une que de l’autre religion, et ensuite par les gens de village et autres simples personnes qui appréhendaient de l’approcher, et il ne partait jamais de là qu’il n’eût fait réponse à tous ».

« Quant aux jours du lundi, mercredi et vendredi, il en affectait les matinées pour travailler aux affaires qui dépendaient de ses charges de Grand-Maître de l’artillerie, gouverneur de Poitou, de la Bastille et de Mantes, Grand-Voyer de France et surintendant des fortifications et bâtiments ; aux résolutions importantes desquelles deux dernières charges le Roi ne manquait pas de se trouver, et d’y appeler les gouverneurs des places et les officiers ordinaires, en la présence desquels ayant tout arrêté, il lui disait toujours : « Or bien, voilà mes fortifications et bâtiments résolus ; et vous, que faites-vous en vos maisons ? » À quoi lui répondant qu’il n’y faisait rien, faute d’argent, le Roi disait : « Or sus, voyons vos plans et ce que vous y voudriez faire, si vous aviez de l’argent », et les ayant considérés, il lui donnait ordinairement 20 000 livres (120 000 fr.), à condition de les employer où il avait dit ».

« Les après-dînées de ces trois jours-là, il les employait, si le Roi ne l’envoyait pas chercher, ou ne lui commandait rien d’extraordinaire, à donner des audiences, ou à ses affaires particulières, ou à passer son temps à voir faire les exercices à ses enfants, gendre, parents et amis particuliers, afin de se délasser l’esprit ; car l’Arsenal n’était jamais sans fanfares, réjouissances, bonnes compagnies et vertueux passe-temps. Le soir, dès l’heure qu’il avait soupé, il commandait de fermer les portes et défendait de laisser entrer personne pour affaires, si l’on ne venait expressément de la part du Roi ; mais de recevoir seulement ceux qui ne voulaient parler que de rire, jouer, se réjouir et lui faire passer le temps jusque sur les dix heures du soir, qui était celle où il se couchait toujours ».

VI

Sully publia ses Mémoires pour défendre Henri IV contre les histoires d’Agrippa d’Aubigné et de Scipion Dupleix, qui attaquaient le Roi, et pour faire connaître le rôle qu’il avait joué dans ses armées et dans son gouvernement. Ces Mémoires, appelés Œconomies royales, nous donnent une précieuse histoire de Henri IV ; mais les longueurs, qui y sont fréquentes, et la forme bizarre de leur rédaction en rendent la lecture fatigante.

Ce n’est pas Sully qui parle ; ce sont ses secrétaires qui sont censés lui raconter et « ramente-voir (rappeler) » son histoire, qu’il sait mieux qu’eux, disent-ils, qu’il leur a racontée lui-même, lui disent-ils encore. Ainsi : « Nous rappelons à Votre Grandeur que Monsieur votre père avait quatre fils… » Et tout le temps la rédaction marche de ce pas, et Sully a l’air d’écouter.

Les secrétaires sont censés connaître l’histoire de « Monseigneur » par les récits qu’il leur a faits autrefois, par les lettres qu’il leur a données à lire, par les mémoires et journaux qu’il a rédigés lui-même et qu’il leur a communiqués, et par ce qu’ils ont vu ou entendu eux-mêmes. Car, dans ce jeu puéril et fatigant des secrétaires et du maître, les secrétaires sont censés avoir assisté, quelquefois en secret, à bon nombre de scènes où il est impossible d’admettre qu’ils aient pu être présents : par exemple à la conversation très secrète entre Henri IV et Sully, dans une galerie, à l’entrée de laquelle deux Suisses ne parlant pas français avaient été placés, afin que personne ne pût entendre ce que disaient les deux personnages.

Il est certain que la mise en œuvre des Œconomies est due aux secrétaires ; qu’ils ont çà et là rédigé, d’après des documents authentiques, certains chapitres facilement reconnaissables à leur lourdeur, à leur style empâté, à la longueur des phrases, à la fréquence des incises. Nous croyons qu’en général on peut dire que tout ce qui est bon, alerte, ferme, est de Sully, et que les pages excellentes des Œconomies viennent des notes, des mémoires et journaux écrits de sa main, et dont l’existence est certaine ; et que pour ces pages le rôle des secrétaires s’est borné à mettre le récit à la seconde personne.

Dans les nombreuses citations que nous avons faites des Mémoires, tout en conservant scrupuleusement le texte, nous avons changé la forme : c’est Sully qui parle au lecteur, qui lui raconte sa vie, ou l’histoire du Roi. Il eût été impossible de faire lire à côté des lettres de Henri IV, si pleines de vivacité et d’esprit, un texte qui n’est lourd et fatigant que par la bizarrerie de la forme adoptée pour sa rédaction, et qu’il était si facile de rendre agréable ou au moins facile à lire.

Quand Sully commença à rédiger ses Mémoires, il retrouva « dans les petites armoires » de son cabinet vert du château de Sully toutes sortes de documents qu’il avait rassemblés et classés dans le but de composer un jour son autobiographie : lettres de Sully au Roi, – lettres de Henri IV et de divers personnages adressées à Sully, – discours prononcés par Sully, – discours du Roi à Sully (1607) écrit de la main de Sully, – liasses de papiers administratifs, – notes sur divers sujets, écrites de la main de Sully, – un journal de sa vie depuis sa jeunesse rédigé par Sully, mais avec des lacunes, – divers recueils de l’histoire de sa vie, rédigés aussi par lui, – mémoires sur les grandes affaires, – notes écrites par les secrétaires d’après les conversations avec leur maître, – le tout en grandes quantités, et en liasses cotées et datées. Telles sont les sources que les secrétaires rédacteurs des Mémoires eurent à leur disposition.

Les Œconomies s’arrêtent à l’année 1630. Sully dut prendre de grandes précautions pour ne pas mécontenter ceux qui gouvernaient depuis 1610. Les secrétaires disent même : « Un des principaux du conseil nous dit que l’on savait bien que nous travaillions à ces Mémoires, et que nous devions nous garder d’y offenser personne ». Aussi par prudence personnelle, autant que par une sage discrétion, Sully cache-t-il quelquefois certains détails relatifs à Marie de Médicis et aux affaires personnelles du Roi.

M. Poirson, dans son excellente histoire du règne de Henri IV a établi d’une manière irrécusable la véracité des Mémoires de Sully contre les accusations d’un certain Marbault, dont il faut cependant dire un mot, bien qu’il mérite peu de créance. Ce personnage avait été le secrétaire de Duplessis-Mornay, huguenot exalté et mal disposé pour Sully, qui, dans ses Mémoires, le lui rend bien. Marbault rédigea des Remarques sur les Œconomies royales, dont Tallemant des Réaux connut le manuscrit, à l’aide duquel il rédigea l’Historiette de Sully. Les Remarques de Marbaultconstituent un pamphlet haineux ou un roman plein de fables, d’inepties, de mensonges, de contradictions et d’impostures. Toutes les actions de Sully sont niées, conspuées, travesties. Pour Marbault, Sully est un voleur, un peureux, un fol vil et vaniteux, un débauché. Parfois Marbault relève quelques erreurs véritables ; il signale aussi certaines altérations dans les documents reproduits par les secrétaires ; il indique même quelques lettres absolument inventées. Ses Remarques peuvent servir à une étude critique des Œconomies royales ; mais Marbault a trouvé depuis quelque temps en Allemagne et en France assez de défenseurs pour que je n’en grossisse pas le nombre, et j’en reviens aux Mémoires de Sully.

Sainte-Beuve trouve que, littérairement, ils sont bons. En effet, souvent le style en est clair, plus facile à comprendre aujourd’hui que celui de la plupart des écrivains de cette époque. Quelques-unes de ces pages sont excellentes, notamment celles dans lesquelles il décrit la chambre du Roi, pendant la nuit où arriva la nouvelle de la surprise d’Amiens par les Espagnols. Ce tableau si vivant fait songer à certaines descriptions écrites, peintes plutôt, par Saint-Simon. Citons encore les pages relatives au siège de Charbonnières, plusieurs conversations avec Henri IV, et quelques portraits spirituellement dessinés. Tout cela vient sans nul doute des notes et des journaux rédigés par Sully.

Le manuscrit des Œconomies royales est à la Bibliothèque nationale.

Sully fit imprimer en secret dans son château de Sully les deux premiers volumes de ses Mémoires qui vont jusqu’en 1605. Ils ne portent point de date ; mais M. Loiseleur, le savant bibliothécaire de la ville d’Orléans, a trouvé sur le premier volume de l’exemplaire que possède cette ville la mention suivante : Imprimé à Sully, suivant le contrat passé par-devant moi, Pichery, notaire, le 7 d’août 1638. Pichery était l’un des notaires de Sully, qui avait fait le contrat pour l’impression des Mémoires avec un imprimeur d’Angers. Sully donna le second volume à Pichery le dernier avril 1642. Tirés à petit nombre, ces deux volumes ne furent distribués qu’aux amis du duc. – Le titre est long et bizarre.

 

MÉMOIRES DES SAGES ET ROYALES

ŒCONOMIES D’ESTAT, DOMESTIQUES, POLITIQUES,

ET MILITAIRES DE HENRY LE GRAND,

l’exemplaire des Rois, le Prince des Vertus, des Armes et des Loix, et le Père en effet de ses Peuples françois,

ET DES SERVITUDES UTILES, OBEISSANCES CONVE-

nables et administrations loyales de MAXIMILIAN DE BÉTHUNE, l’un des plus confidents, familiers et utiles soldats du grand Mars des François

Dédiez à la France, à tous les bons soldats et tous peuples français.

 

Au-dessous de ce titre gigantesque vient une grande vignette carrée, à trois des côtés de laquelle on trouve ces mots : NUSQUAM MARCESCIT VIRTUS. L’intérieur de la vignette renferme une couronne d’amaranthe, peinte en vert, et dont les fleurs sont en rouge ; c’est le symbole de la vertu qui ne se flétrit jamais. Au-dessous de la couronne, sont trois grands V, peints en vert, avec ces mots : Foi, Espérance, Charité. Enfin, au-dessous de la vignette :

 

À AMSTELREDAM (Amsterdam)

ALETHINOSGRAPHE DE CLÉARÉTIMÉLÉE

Chez

et

GRAPHEXECHON DE PISTARISTE

à l’enseigne des trois Vertus couronnées d’Amaranthe.

 

Une explication et des commentaires ne sont pas inutiles pour comprendre les noms de ces libraires de fantaisie. Alethinosgraphe, signifie écrivain vrai, véridique. – Sainte-Beuve traduit Cléarétimélée par (de la ville de) Gloire et vertu-soin ; mais un helléniste me dit qu’il ne trouve aucune racine grecque dans ce mot. – Graphexechon veut dire écrivain supérieur, émérite, – Pistariste (de la ville) très digne de foi ou de haute probité.

Ces deux volumes furent réimprimés en 1649, après la mort de Sully, et tirés cette fois à grand nombre. Les deux derniers tomes ne parurent qu’en 1662, publiés par LE LABOUREUR.

Les Mémoires de Sully ont été fort attaqués dans ces derniers temps. Sans parler des travaux faits dans la haineuse Allemagne, on a essayé, en France même, de jeter à bas de son piédestal le ministre de Henri IV, et de donner à Marbault une importance par trop grande. Que les Œconomies royales et les documents qu’elles renferment, que les faits racontés par Sully ou par ses secrétaires soient à l’abri de toute discussion : évidemment non. Mais quels sont les Mémoires absolument parfaits ? Ceux de Saint-Simon sont remplis d’erreurs : en sont-ils moins une des grandes sources de l’histoire de Louis XIV ?

M. Jung et M. Loiseleur ont étudié de près et contrôlé certaines parties des Mémoires avec un esprit critique et savant, et ils y ont trouvé çà et là quelques erreurs, quelques lettres altérées, une ou deux certainement fausses.

M. Loiseleur a établi que Sully est absolument inexact dans les pages qu’il a écrites sur le « démariage » de Henri IV et de sa première femme, Marguerite de Valois, – sur le mariage projeté de Henri IV avec Gabrielle d’Estrées, – sur la mort de Gabrielle. Il prouve que Sully a inventé une lettre de Marguerite de Valois et qu’il a aussi inventé une lettre de la Varenne, ou tout au moins qu’il a altéré et amplifié un billet de ce personnage.

M. Jung a écrit d’excellentes pages sur les lettres de Henri IV adressées à Sully et imprimées dans les Œconomies royales. Il fait remarquer qu’on y trouve des erreurs de dates et des transcriptions inexactes dues à la négligence de l’imprimeur et des secrétaires ; – qu’elles renferment un assez grand nombre d’erreurs de détail : mots retranchés ou ajoutés, tournures changées, phrases entières ajoutées.

La lettre du 15 avril 1596, que Sully avait brûlée, a été refaite de mémoire longtemps après. J’y ai trouvé un fait qui prouve que, la fin exceptée, cette lettre, dans son état actuel, n’a pas été écrite par Henri IV. Elle n’en reste pas moins un document utile.

M. Jung signale aussi une lettre du 17 mai 1603 qui a été très altérée. Cette fois, c’est la vanité qui fait agir Sully. Le Roi en danger de mort l’appelle auprès de lui pour régler tout ce qui regarde le changement de règne. L’original est fort différent. La lettre du 25 mars 1604 est aussi très altérée et faussée ; ici c’est la haine contre Villeroy qui est le mobile de Sully. Un commis de Villeroy, ministre des affaires étrangères, a trahi son maître et vendu aux Espagnols la clef de son chiffre de correspondance. D’après la lettre, Villeroy aurait pris part à cette trahison, et cependant Henri IV lui a pardonné. Il est certain que le Roi n’eût pas pardonné ni maintenu au pouvoir un homme coupable d’un pareil crime.

Ce n’est pas ici le lieu de faire un examen critique et complet des Œconomies royales ; il nous suffit d’indiquer qu’en certains cas il faut les lire avec précaution. Sully dit volontiers du mal de tous ceux qui l’entourent ; il exagère quelquefois son rôle et son action, et il est évident qu’il ne faut pas croire aveuglément à tout ce qu’il dit dans ses Mémoires ; mais c’est une règle générale qui s’applique à lui comme à tous les auteurs d’autobiographies et de Mémoires.

Il est certain que la vanité, que les rancunes, que des souvenirs inexacts ou incomplets, que les erreurs des secrétaires ou leur désir de flatter leur maître, peuvent donner à la relation, çà et là, un caractère plus ou moins inexact ; il est certain que quelques altérations dans les lettres, et, ce qui est plus grave, quelques inventions de documents, en très petit nombre heureusement, ont eu lieu. Il faut signaler tous ces faits ; mais, en général, les Mémoires de Sully comparés avec d’autres documents contemporains, et bien authentiques, sont absolument d’accord avec eux. Michelet, Henri Martin, Poirson, M. Lavisse, regardent les Œconomies royales comme un grand monument historique, et il n’y a pas lieu de modifier leur jugement.

CHAPITRE IerFamille et jeunesse de sully

1560-1576

Maximilien de Béthune, baron de Rosny, puis duc de Sully en 1606, naquit à Rosny, le 13 décembre 1560. Il appartenait à la grande maison de Béthune, dans l’Artois, qui descendait de Robert Ier, avoué d’Arras, lequel vivait à la fin du Xe siècle. Un de ses descendants, Guillaume de Béthune, mort en 1243, était venu s’établir en France, et le douzième de ses successeurs fut Maximilien de Béthune, duc de Sully. Cette branche cadette des Béthune était fort peu riche et avait embrassé la Réforme. Le père de Sully, François de Béthune, fait prisonnier à la bataille de Jarnac, pour racheter sa vie, avait dû vendre la plus grande partie de ses biens. Il mourut en 1575, laissant quatre fils de sa femme Charlotte Dauvet, fille d’un président à la Cour des comptes.

Le baron de Rosny était l’un des bons serviteurs du roi de Navarre. Pour relever sa maison, il jeta les yeux sur Maximilien, bien qu’il ne fût pas l’aîné, et, en 1572, il le fit venir en sa chambre, avec son précepteur, et lui dit :

« Maximilien, puisque la coutume ne me permet pas de vous faire le principal héritier de mes biens, je veux en récompense essayer de vous enrichir de vertus, et par le moyen d’icelles, comme l’on m’a prédit, j’espère que vous serez un jour quelque chose. Préparez-vous donc à supporter avec courage toutes les traverses et difficultés que vous rencontrerez dans le monde, et, en les surmontant généreusement, acquérez-vous l’estime des gens d’honneur et particulièrement celle du maître à qui je veux vous donner, au service duquel je vous commande de vivre et mourir. Et quand je serai sur mon partement pour aller à Vendôme trouver la reine de Navarre et M. le prince son fils auquel je veux vous donner, disposez-vous de venir avec moi, et vous préparez, par une harangue, à lui offrir votre service lorsque je lui présenterai votre personne ».

En effet, le baron de Rosny présenta, en 1572, son jeune fils à Jeanne d’Albret et au prince de Navarre, qui allait à Paris épouser Marguerite de Valois, sœur de Charles IX, roi de France.

Rosny, à genoux, fit au prince de Navarre la promesse d’être toujours son très fidèle et très obéissant serviteur, et le jura en si beaux termes et avec tant de grâce et d’assurance, et un ton de voix si agréable, que le prince conçut dès lors de bonnes espérances de Maximilien. Il le releva, l’embrassa deux fois et lui dit qu’il admirait sa gentillesse, et que, malgré son jeune âge, il lui avait présenté son service avec une si grande facilité, et que de plus il était de si bonne race, qu’il ne doutait pas qu’un jour il n’en fît paraître les effets en vrai gentilhomme. Henri termina en promettant à Maximilien, en foi de prince, qu’en le recevant de bon cœur il l’aimerait toujours, et qu’il ne se présenterait jamais occasion de lui faire acquérir du bien et de l’honneur qu’il ne s’y employât de tout son cœur.

Tous ces compliments, ajoutent les Mémoires de Sully, eurent depuis des suites que le jeune gentilhomme n’espérait guère alors.

Rosny alla à Paris avec le prince de Navarre, et, peu de temps après son arrivée, le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, Charles IX, Catherine de Médicis, sa mère, et le duc de Guise faisaient massacrer les huguenots.

Sur les trois heures du matin, dit Sully, je me réveillai au bruit de plusieurs cris de peuples et des alarmes que l’on sonnait dans tous les clochers. Le sieur de Saint-Julien, mon gouverneur, et mon valet de chambre, qui s’étaient aussi éveillés au bruit, étant sortis de mon logis pour apprendre ce que c’était, n’y rentrèrent point et n’ai-je jamais su ce qu’ils étaient devenus. De sorte qu’étant réduit moi seul dans ma chambre, et mon hôte, qui était de la Religion, me pressant d’aller avec lui à la messe, afin de garantir sa vie et sa maison de saccagement, je me résolus d’essayer à me sauver dans le collège de Bourgogne. Pour ce faire, je pris ma robe d’écolier, un livre sous mon bras et me mis en chemin.

Par les rues, je rencontrai trois corps de garde, l’un à celle de Saint-Jacques, un autre à celle de la Harpe, et l’autre à l’issue du cloître Saint-Benoît. Au premier, ayant été arrêté et rudoyé par ceux de la garde, un d’entre eux prenant mon livre et voyant que (de bonheur pour moi) c’était de grosses heures, me fit passer ; ce qui me servit de passeport aux autres. En allant, je vis enfoncer et piller des maisons, massacrer hommes, femmes et enfants, avec les cris de tue, tue, au huguenot, au huguenot ! Ce qui me faisait souhaiter avec impatience d’être arrivé à la porte du collège, où enfin Dieu m’accompagna, sans qu’il me fût arrivé autre mal que la peur.

À l’abord le portier me refusa deux fois l’entrée de la porte ; mais enfin, moyennant 4 testons que je lui donnai, il alla dire au principal, nommé La Faye, que j’étais à la porte et ce que je demandais. Lequel, aussitôt mû de compassion (étant mon ami particulier), me vint faire entrer, empêché toutefois de ce qu’il ferait de moi, à cause de deux ecclésiastiques qui étaient dans sa chambre et qui disaient y avoir dessein formé de tuer tous les huguenots, jusques aux enfants à la mamelle, et ce à l’exemple des Vêpres Siciliennes. Néanmoins, par pitié, ce bon personnage me mit dans une chambre fort secrète, dans laquelle personne n’entra que son valet, qui m’y portait des vivres et m’y servit trois jours durant, au bout desquels il se fit une publication de par le Roi, portant défenses de plus tuer ni saccager personne.

Auquel temps, deux archers de la garde, sujets de monsieur mon père, vinrent avec leurs hocquetons et hallebardes à ce collège pour s’enquérir de mes nouvelles et les mander à monsieur mon père, qui était fort en peine de moi, duquel je reçus une lettre trois jours après, par laquelle il me mandait de demeurer à Paris et d’y continuer mes études comme auparavant. Et pour ce faire, il jugeait bien qu’il me faudrait aller à la messe, à quoi il me fallait résoudre aussi bien qu’avaient fait mon maître et beaucoup d’autres, et que surtout il voulait que je courusse toutes les fortunes de ce prince jusqu’à la mort, afin que l’on ne me pût reprocher de l’avoir quitté en son adversité : à quoi je me rendis si soigneux, que j’en acquis l’estime d’un chacun.

Pendant ce temps, le roi de Navarre avait été contraint par Charles IX de se faire catholique et, suivant les caprices du roi de France, il avait plus ou moins de liberté. Il recevait les visites de quelques-uns de ses serviteurs, celles de Rosny entre autres. En février 1576, après trois ans et demi de captivité, le roi de Navarre s’échappa : il était allé à la chasse à Senlis. Il fila rapidement sur Poissy et arriva à Alençon ; Rosny l’accompagnait.

Rosny se « jeta dans l’infanterie et y vécut comme le plus simple soldat, afin d’apprendre le métier des armes dès ses premiers commencements ». La Cour du roi de Navarre était alors à Tours, et il se livra, dans les environs, quelques escarmouches auxquelles Rosny prit part avec ardeur. Le roi de Navarre le rappela à lui, le tança et lui dit :

« Rosny, ce n’est pas ici où je veux que vous hasardiez votre vie ; je loue votre courage, mais je désire vous le faire employer en meilleure occasion ». Puis se tournant, lorsque je fus un peu éloigné, vers ceux qui étaient près de lui, il leur dit : « Voilà un jeune gentilhomme de fort bonne maison, qui est fils d’un brave père que j’ai fort aimé ; il ne laisse guère passer d’occasion sans s’y trouver, et a un fort gentil esprit, et croyez que, s’il vit, il fera un jour quelque chose de bon, ou je serai bien trompé ».

Tout en continuant ses études, Rosny apprenait le métier des armes : il était alors soldat dans la compagnie colonelle de M. de Lavardin, son parent, qui lui faisait faire toutes les factions comme au moindre soldat. Dès l’année 1576, Rosny, enseigne de M. de Lavardin, prit part au siège de Villefranche-de-Périgord et commença à se faire distinguer par sa bravoure.

Portant mon drapeau à l’assaut, je fus renversé, dit-il, à coups de piques et de hallebardes, du haut de l’escarpe du fossé dans le fond d’icelui, tellement embarrassé dans le tafetas de mon enseigne, et enfoncé dans l’eau et la boue, que je faillis d’y être suffoqué : d’où ayant été retiré par La Trape et autres de mes soldats, je ne laissai pas de remonter à l’assaut : et s’étant lors ouvert quelque pourparler pour la reddition de la ville, elle fut par un autre côté surprise en parlementant, et icelle saccagée, où je gagnai quelques mille écus en or, par le plus grand hasard qu’il est possible. Car un vieillard étant poursuivi par cinq ou six soldats, passant devant moi, se jeta entre mes bras, me priant de lui sauver la vie et de vouloir prendre sa bourse, pour laquelle on le poursuivait, qu’il aimait mieux que j’eusse qu’un autre.

Peu de temps après, les huguenots échouèrent au siège de Marmande, où Rosny courut de sérieux dangers. Il abandonna l’enseigne colonelle de M. de Lavardin et « se rangea complètement à la suite du roi de Navarre », qui, le voyant toujours pourvu d’argent, « tant il était prévoyant et bon ménager », commença dès lors, comme il le dit souvent depuis, à estimer Rosny et à prendre une bonne opinion de son esprit et de sa manière de se conduire.

CHAPITRE IIVie militaire jusqu’à l’avènement du roi de Navarre au trône de France

1576-1589

Pendant de longues années encore, en compagnie du roi de Navarre, Rosny courra les aventures et prendra part à cette suite interminable de surprises et enlèvements de villes, dans lesquels le maître et le serviteur développèrent toutes leurs qualités militaires.

Le roi de Navarre ayant voulu se saisir de la ville d’Eauze, qui était de ses domaines, mais dont les habitants ne voulaient pas recevoir une garnison, Rosny et une quinzaine de gentilshommes « de ses plus particuliers serviteurs », furent choisis par le roi de Navarre pour entrer avec lui dans la ville, en costume de chasse, afin de ne pas donner d’alarme. On surprit, en effet, le poste qui gardait l’une des portes ; mais un soldat ayant donné l’éveil et coupé la corde de la herse, le roi de Navarre et quatre de ses compagnons, MM. de Béthune, de Mornay, de Batz et de Rosny, furent enfermés dans la ville sans que le reste de la suite du Roi y pût pénétrer. Le peuple se souleva en masse, sonna le tocsin, et aux cris de tue, tue ! il se jeta furieusement sur Henri et ses compagnons.

Ce que voyant, le roi de Navarre, dit Sully, dès la première troupe qui se présenta de quelques cinquantes, les uns bien, les autres mal armés, lui marchant le premier, le pistolet au poing, droit à eux, il nous cria : « Or, sus, mes amis, mes compagnons, c’est ici où il vous faut montrer du courage et de la résolution ; car d’icelle dépend notre salut. Que chacun donc me suive et fasse comme moi, sans tirer le pistolet qu’il ne touche ». Et en même temps, entendant trois ou quatre qui criaient : « Tirez à cette jupe d’écarlate, à ce panache blanc, car c’est le roi de Navarre », il les chargea de telle impétuosité, que sans tirer que cinq ou six coups, ils prirent l’épouvante et se retirèrent par diverses troupes.

Attaqués enfin par plus de 200 hommes, Henri et ses compagnons furent refoulés jusqu’à une porte, où deux d’entre eux montèrent pour faire signe à ceux qui étaient dehors de forcer la porte et de venir au secours du Roi. À leur arrivée, le peuple se calma et se soumit. Henri pardonna à la ville, la sauva du pillage, et se contenta de faire pendre les quatre mutins qui « avaient tiré au panache blanc » (1576).

Il serait inutile de suivre Rosny dans toutes ces expéditions faites en compagnie de M. de Béthune, son cousin ; de M. de Batz, appelé par le roi de Navarre le grand faucheur, mon faucheur ou le grand damné ; de M. du Faget, lieutenant de la compagnie des gardes du Roi, surnommé par lui le grand pendu ; de MM. de Saint-Geniez et de Fervaques ; de M. de Harambure, surnommé le borgne ; de M. de Lestelle, appelé le crapaud ; de M. de Mornay ; de M. de la Boulaye, appelé le petit enfant ; de M. de Souvré, surnommé la Godde, qui étaient les plus braves de la Cour du roi de Navarre et ses amis et compagnons les plus dévoués. Il suffira de faire connaître les principales de ces expéditions : la surprise de Fleurance et la prise de Cahors.

M. d’Ussac, gouverneur de la Réole, l’une des places de sûreté des huguenots, était un vieux soldat défiguré par de nombreuses blessures : il s’éprit follement de l’une des filles d’honneur de Catherine de Médicis, se fit catholique et livra la Réole à la Reine. Henri de Navarre était alors à Auch, où se trouvait aussi Catherine de Médicis et sa Cour. Pendant un bal, le roi de Navarre fut averti par M. de Batz de la trahison de M. d’Ussac ; il résolut aussitôt de « rendre chou pour chou » à sa belle-mère et de s’emparer de Fleurance, place importante du voisinage.

Sans montrer aucune émotion, dit Sully, ni faire semblant de rien, il s’écoula doucement de la presse avec trois ou quatre des siens, auxquels il dit tout bas à l’oreille : « Avertissez le plus secrètement que vous pourrez tous mes serviteurs dont vous pourrez savoir les logis, que dans une heure je serai à cheval hors la porte de la ville, avec une cuirasse sous ma jupe de chasse, et que ceux qui m’aiment et qui voudront avoir de l’honneur me suivent ». Ce qui fut aussitôt fait que dit ; et le tout si heureusement exécuté, qu’à portes ouvrantes il se trouva à Fleurance, de laquelle les habitants ne se doutant de rien, à cause que l’on était en paix, il se saisit facilement.

Avant de partir, le roi de Navarre avait envoyé à M. de Batz le billet suivant :

C’est merveille que la diligence de votre homme et la vôtre. Tant pis que vous n’ayez pratiqué personne du dedans de Fleurance ; la meilleure place m’est trop chère du sang d’un de mes amis. Cette nuit même je vous joindrai, et y seront les bons de mes braves.

La prise de Cahors fut une affaire beaucoup plus grave, et dont « l’exécution fut l’une des plus signalées prises de villes par pétard qui se soit jamais faite ». Située dans une position très forte, défendue par les habitants bien armés, comme on l’était partout à cette époque, ayant une garnison de 2 000 hommes de pied et de 100 hommes d’armes étrangers, Cahors avait de plus un gouverneur énergique, M. de Vesins. Catherine de Médicis avait promis de donner cette ville à Marguerite de Valois, femme du roi de Navarre, et ne la donnait pas ; mais comme elle était forte à sa convenance, Henri de Navarre l’attaqua et la prit.

Averti de ce qui se tramait contre la ville de Cahors par un billet, M. de Vesins écrivit sur ce papier : Narguepour les huguenots, qui, la ville prise, trouvèrent le billet sur sa table.

Henri arriva devant Cahors à la fin de mai 1580, au milieu d’un violent orage. Il avait avec lui 1 200 arquebusiers, une centaine de ses gardes, une quarantaine de gentilshommes les plus déterminés de sa Cour, parmi lesquels était Rosny, et environ 200 hommes d’armes.

Trois portes furent détruites par le pétard et à coups de hache. Un combat acharné s’engagea et dura quatre jours et quatre nuits sans relâche. Rosny y fut blessé. Le roi de Navarre courut les plus grands dangers, et les défenseurs de Cahors eussent été victorieux, si l’un des capitaines du roi de Navarre, M. de Chouppes, ne fût enfin arrivé avec 100 hommes d’armes et 5 ou 600 arquebusiers. La ville prise fut mise au pillage, et Rosny y gagna 4 000 écus d’or « renfermés dans une petite boîte en fer ».

Après la bataille, le roi de Navarre écrivit sans désemparer à madame de Batz une lettre dont voici le début :

Madame de Batz, je ne me dépouillerai pas, combien que je sois tout sang et poudre, sans vous bailler bonnes nouvelles, et de votre mari, lequel est tout sain et sauf. Le capitaine Navailles, que je dépêche par-delà, vous déduira comme nous avons eu bonne raison de ces paillards de Cahors. Votre mari ne m’y a quitté de la longueur de sa hallebarde. Et nous conduisait bien Dieu par la main sur le bel et bon étroit chemin de sauveté, car force des nôtres, que fort je regrette, sont tombés à côté de nous…

Peu de temps après, il y eut de « grandes colères » entre le Roi et Rosny, à propos d’un duel entre deux gentilshommes de la Cour du roi de Navarre, MM. de Beauvais et d’Usseau. Depuis longtemps ces deux gentilshommes « se picotaient tous les jours l’un contre l’autre ». Un soir, après avoir soupé avec Rosny, ils le prièrent, au sortir de table, de leur faciliter le moyen de se battre sans qu’ils fussent obligés de se servir de seconds. Rosny fit tous ses efforts pour les « accommoder » ; mais, n’ayant pu réussir, il les mena sur le pré, et les en ramena tous deux fort blessés.

De quoi le roi de Navarre ayant été averti, raconte Sully, il s’en offensa infiniment, parce qu’il aimait Beauvais, et en vint jusqu’à me dire des injures et me menacer de me faire trancher la tête, pour avoir fait, comme il disait, une action qui tranchait du souverain. Je répliquai, comme chacun le publiait, un peu bien haut, disant que je n’étais ni son sujet, ni son vassal, que je l’étais venu servir de pure affection que je lui portais, à mes dépens, pour acquérir de la gloire et de l’honneur, et non pour y perdre la vie honteusement comme il m’en menaçait ; et partant j’étais résolu de me retirer, étant bien assuré que je ne manquerais pas de maître lorsque j’en désirerais trouver. Sur quoi il me repartit que les chemins m’étaient libres, et qu’il ne manquerait pas aussi de serviteurs ; tellement que je me vis tout prêt de le quitter ; mais enfin, la reine et la princesse de Navarre, qui m’ont toujours affectionné, raccommodèrent tout cela, de sorte que le roi de Navarre me fit depuis quasi meilleure chère (mine).

Sur ces entrefaites, le duc d’Alençon et d’Anjou, frère du roi de France Henri III, fut élu prince des Pays-Bas, et en partant pour ses nouveaux États, il invita tous les gentilshommes qui étaient auprès du roi de Navarre de venir avec lui aux Pays-Bas. Rosny ne fut pas oublié ; et le duc d’Anjou, pour le décider, lui promit de le faire rentrer en possession des grands biens du vicomte de Gand, oncle et parrain de Rosny, qui avait déshérité son père à cause de la religion. Le vicomte de Gand avait laissé ses biens au marquis de Robeck, Robert de Melun, qui commandait la cavalerie espagnole dans les Pays-Bas. Une tante de Rosny, madame de Mastin, avait aussi déshérité son neveu, à cause de sa religion. Le duc d’Anjou promit aussi à Rosny 12 000 écus pour l’aider à lever sa compagnie.

Le roi de Navarre essaya d’empêcher Rosny de donner suite à ce projet, lui prédisant qu’en cas de succès il deviendrait Flamand et catholique ; Rosny lui répondit :

Sire, je n’ai point encore pensé à vous quitter pour cela, et beaucoup moins à quitter Dieu et son service ; mais la Flandre étant le pays originel de ma maison, tant du côté de Béthune que de Melun et de Hornes, n’y ayant quasi seigneurs de bonne maison en toutes ces provinces auxquels je ne sois parent, et plusieurs grands biens m’y appartenant, si mon oncle ne me fait point de tort, V.M. voit bien que toutes sortes de raisons m’obligent de faire ce voyage et de suivre ce prince pour un temps ; mais je ne laisserai pour cela d’être toujours votre serviteur, puisque mon père m’y a destiné dès ma première jeunesse et me l’a fait ainsi jurer en mourant, et cela fondé (outre l’affection naturelle des miens, de père en fils envers ceux de votre maison en l’alliance de laquelle ils ont eu l’honneur d’être entrés) sur ce qu’un mien précepteur nommé la Brosse, qui se mêle de prédire et de faire des nativités, ayant fait la vôtre et la mienne, et par icelles vu que j’avais l’honneur d’être né, comme V.M., en décembre le jour de sainte Luce, m’a plusieurs fois assuré, avec grands serments, qu’infailliblement vous serez un jour roi de France, régnerez assez longuement et si heureusement, que vous élèverez votre gloire et la magnificence de votre royaume au plus haut degré d’honneur et de richesse que l’on saurait désirer ; que je serai des mieux auprès de V.M., laquelle m’élèvera en biens et aux plus hautes dignités de l’État ; et, pour mon regard, je commence à y ajouter quelque foi, parce que tout ce qu’il m’a prédit de la mort de mon père et de mon frère aîné, des périls et hasards que j’ai courus, des blessures que j’ai déjà reçues, et en dois bien encore avoir de plus grandes, et de toutes mes autres fortunes, voire jusqu’à me particulariser le voyage que j’entreprends maintenant, s’est trouvé véritable. Partant, soyez assuré, quelques petits dépits que je puisse avoir témoignés assez mal à propos, desquels je me repentis aussitôt et vous en demandai pardon, que je vous servirai à jamais de cœur, d’affection et très loyalement ; voire vous promets que, si vous avez la guerre sur les bras, je quitterai Monsieur et la Flandre pour vous venir servir.

Rosny partit en 1581 pour la Flandre avec une compagnie de 80 hommes. Le duc d’Alençon entra à Cambrai, prit Cateau-Cambrésis, passa en Angleterre pour s’y marier avec Élisabeth, échoua dans ce projet, revint dans les Pays-Bas, y mécontenta tout le monde, et rentra en France en 1583, pour y mourir l’année suivante.

Rosny n’avait pu obtenir d’être mis en possession de la vicomté de Gand, qui avait été donnée à l’un de ses cousins, le prince d’Espinoy. Il revint en France, quitta le service du duc d’Alençon et se rendit auprès du roi de Navarre, auquel il raconta ses mésaventures.

Le roi de Navarre l’envoya à la Cour de Henri III. Rosny avait deux neveux, catholiques, qui étaient à ce moment les favoris du roi de France. Il devait examiner ce qui se passait à cette Cour et en informer le roi de Navarre.

Pendant cette mission il devint fort épris de mademoiselle de Saint-Mesmin, fille du président de ce nom. Néanmoins la raison, qui était toujours la plus forte chez M. de Rosny, le décida à renoncer à ce mariage et à épouser Anne de Courtenay, de race royale et fort riche (1584).

Toute l’année de son mariage, Rosny resta chez lui, conduisant sa maison avec une économie et un ordre parfaits. Il prenait la peine de voir et savoir tout ce qui concernait la recette et la dépense de son bien, écrivant tout par le menu, ne s’en remettant et ne se fiant à aucun de ses gens : « Chacun s’étonnant, dit-il, comment sans bienfaits de mon maître, ni sans m’endetter, je pouvais avoir tant de gentilshommes à ma suite et faire une si honorable dépense. Mais ils ne savaient pas de quelle industrie j’usais, ni les grands profits que je faisais sur quantité de beaux courtauds que j’achetais à bon marché, envoyant jusqu’en Allemagne pour cet effet, et puis les revendais si cher en Gascogne, qu’ils me payaient grande partie de ma dépense ».

Le Sully ministre de Henri IV est déjà là tout entier, dirigeant sa maison comme il dirigera plus tard les finances du Roi.