Étude sur la philosophie en France au XIXe siècle - Ligaran - E-Book

Étude sur la philosophie en France au XIXe siècle E-Book

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Extrait : "Parmi les systèmes dont nous avons à retracer l'histoire, le premier, non seulement en date, mais encore en importance, est celui de Saint-Simon. Conçu, comme tous les autres, sous l'influence du sensualisme du dix-huitième siècle, produit par un esprit mobile et inconsistant, mais large et prime-sautier, il se développa péniblement durant l'Empire, recruta quelques adhérents dès le commencement de la Restauration et enleva, vers 1830, la fleur de la jeunesse."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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Introduction

S’il est un sujet propre à intéresser les hommes de notre pays et de notre temps, c’est incontestablement l’histoire des idées et des faits qui se sont produits en France durant ces quatre-vingts dernières années. Les choses nous frappent, en effet, d’autant plus qu’elles nous touchent de plus près ; outre leur importance absolue qui tient à leur grandeur, elles ont une importance relative qui vient de leur proximité : comme l’ordre physique, l’ordre moral a sa perspective. Ajoutons que les personnages historiques nous attachent en raison de la ressemblance qu’ils ont avec nous : ainsi le veut la grande loi de la sympathie qui a tant d’empire sur notre nature. Or, il y a entre les hommes de la même époque, comme entre ceux de la même contrée, non seulement similitude, mais encore, pour ainsi dire, communauté de vie. Aussi rien de ce qui concerne les uns ne reste indifférent aux autres : il nous semble qu’en nous occupant de nos contemporains, c’est de nous-mêmes que nous nous occupons.

Il est bien naturel, d’ailleurs, que des gens ballottés, comme nous le sommes, par le flot des évènements, s’arrêtent de loin en loin au milieu du mouvement qui les emporte et des péripéties qu’ils traversent, pour se demander comment ils ont usé de leur volonté et de leur raison, et pour puiser dans la méditation de leur passé le plus récent les lumières qui doivent éclairer leur avenir. Quand une nation, considérée dans ses classes instruites et réfléchies, se recueille ainsi, elle fait, à proprement parler, son examen de conscience. La nôtre a fait souvent le sien, témoin tant d’histoires de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration, qui sont dans toutes les mains et qui toutes ont trouvé des lecteurs. L’a-t-elle toujours fait avec des dispositions convenables, avec le sincère désir de discerner, dans sa conduite antérieure, le bien du mal, et avec le ferme propos de pratiquer l’un et d’éviter l’autre ? C’est une autre question ; mais enfin il est certain qu’elle a cherché à s’éclairer sur son passé.

Peut-être cependant la France s’en est-elle tenue trop exclusivement à l’étude de son passé politique et militaire, qui ébranlait vivement son imagination et qui lui apparaissait plein de bruit, de drapeaux, de fanfares, et a-t-elle été moins soucieuse de son passé philosophique, qui ne s’adressait qu’à sa raison, sous la forme d’idées abstraites plus ou moins justes et plus ou moins bien enchaînées les unes avec les autres. Et pourtant, s’il est bon qu’un peuple se connaisse par le dehors, il importe aussi qu’il se connaisse par le dedans, et qu’il constate, en même temps que les mouvements extérieurs par lesquels se manifeste sa vie, les mouvements intérieurs qui constituent sa vie même. C’est, d’ailleurs, de ces derniers que les premiers dépendent ; car la manière de penser des hommes détermine presque toujours leur manière d’agir. L’histoire de la philosophie d’un pays, c’est-à-dire celle de ses idées générales, est l’histoire de ce pays lui-même, étudiée dans ses causes profondes et, en quelque sorte, à sa source. Or, si notre philosophie contemporaine a donné lieu à un certain nombre de travaux de détail, elle n’a point encore suscité de travail d’ensemble. Nous ne comptons pas l’estimable ouvrage de M. Damiron, qui a bientôt cinquante ans de date et qui ne nous offre, pour ainsi dire, que l’avant-scène de ce siècle aussi plein de révolutions intellectuelles que de révolutions politiques, ni les fortes esquisses de M. Ravaisson et de M. Renouvier, qui ne sont ni assez développées, ni assez complètes pour qu’on puisse les regarder comme de véritables histoires. Chose singulière ! nous avons une grande histoire de la philosophie allemande et une grande histoire de la philosophie italienne au dix-neuvième siècle, et nous n’avons pas d’histoire de la philosophie française durant le même laps de temps.

Est-ce donc la matière qui a manqué aux historiens ? Non : ce sont les historiens qui ont manqué à la matière. À quelle époque, en effet, a-t-on vu se produire des doctrines plus curieuses, plus intéressantes et plus intimement unies, par affinité ou par opposition, à ce qui donne de l’intérêt à tout le reste, à la religion et à la politique ? La vieille société mal construite et vermoulue a sombré, corps et biens, dans la tourmente révolutionnaire : clergé, noblesse, royauté, tout ce qui dirigeait la manœuvre, ou tenait le gouvernail a disparu, et c’est à peine si quelque brillante épave miroite encore à travers les ondes, Troia gaza per undas. Et voilà qu’aussitôt tous les esprits se mettent à l’œuvre, les uns pour refaire la société sur un nouveau plan et avec de tout autres matériaux, d’autres pour la reconstituer telle qu’elle était et avec les mêmes éléments, d’autres enfin pour la reconstruire en la modifiant suivant les données de l’expérience et les règles de la raison : c’est l’école socialiste, l’école traditionaliste et l’école rationaliste. Les deux premières semblent répondre aux aspirations des deux partis politiques extrêmes, et la troisième à celles du grand parti modéré considéré dans toutes ses nuances : mais ce qui leur est commun à toutes les trois, c’est qu’elles se préoccupent des questions sociales, comme l’exigent les périls de la situation, plutôt que des questions de métaphysique pure et de morale désintéressée. Pour les socialistes et même pour les traditionalistes, la métaphysique et la morale sont moins un ensemble de vérités destinées à satisfaire l’esprit et à nourrir le cœur qu’un ensemble de ressorts nécessaires au fonctionnement du mécanisme social. Sous ce rapport, Saint-Simon et de Maistre, Fourier et de Bonald se donnent la main : les doctrines philosophiques leur apparaissent aux uns et aux autres moins comme vraies que comme utiles, moins comme des fins que comme des moyens. Ce caractère se retrouve, bien qu’à un moindre degré, dans l’école rationaliste elle-même : elle attaque, chez ses adversaires, non seulement les faux principes dont ils partent et les faux raisonnements qu’ils se permettent, mais encore et surtout les funestes conséquences auxquelles ils aboutissent.

Le socialisme est à la fois une réaction contre le dix-huitième siècle et la Révolution et une continuation de cette période mémorable. Le dix-huitième siècle avait été une époque d’examen, de critique et d’analyse, et le socialisme affiche presque toujours la prétention d’inaugurer une ère d’autorité, d’organisation et de synthèse ; à la méthode prudente, réservée, circonspecte jusqu’à la timidité, des sensualistes et des idéologues du temps, il substitue de hardies hypothèses, inspirées par l’imagination, l’opinion, le sentiment, mais désavouées par la sévère raison. Les spéculations religieuses et sociales de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, de Charles Fourier et d’Auguste Comte, dans la deuxième période de son existence, sont, toutes proportions gardées, à l’idéologie de Condillac et de Destutt de Tracy, à peu près ce qu’en Allemagne le panthéisme de Schelling et de Hegel est au criticisme de Kant. Ce n’est pas seulement dans le domaine de la spéculation, mais encore dans celui de la pratique, que s’accuse l’opposition qui existe entre le socialisme de notre temps et la philosophie du siècle passé. Celle-ci, en brisant la vieille hiérarchie sociale, avait affranchi l’individu, dans l’ordre industriel comme dans l’ordre politique, et fait prédominer en tout et partout la liberté sur l’autorité ; celui-là combat l’individualisme dans l’industrie et le commerce, sous le nom de concurrence, dans la politique, sous le nom d’esprit critique ou métaphysique, et tend généralement à étouffer les forces vives de la personne humaine sous la pression d’un pouvoir sans limites comme sans contrôle.

Voilà en quoi le socialisme contemporain s’éloigne de la philosophie du dix-huitième siècle : voici en quoi il s’en rapproche. Pour organiser une société en pleine dissolution et dont tous les éléments, mœurs, idées, institutions, sont désagrégés et sans lien les uns avec les autres, il lui faut une conception d’ensemble. Or, cette conception, il ne la demande ni à la théologie qu’il dédaigne, ni au rationalisme qu’il ignore : il la cherche purement et simplement dans une synthèse des sciences, j’entends des sciences physiques et naturelles. De là le libre arbitre méconnu, le devoir nié ou défiguré (car dans le monde physique le libre arbitre et le devoir n’existent pas), et la passion proclamée l’unique loi de la vie ; de là, en un mot, le physicisme de Saint-Simon et le positivisme d’Auguste Comte, qui ressemblent singulièrement au matérialisme de d’Holbach et de Lamettrie, et les doctrines de la réhabilitation de la chair et de l’attraction passionnelle, qui rappellent par plus d’un point la morale du plaisir naguère professée par Helvétius. Par là le socialisme se rattache au sensualisme de l’âge précédent, ou plutôt il n’est que le sensualisme lui-même, en tant qu’il ne se met plus en peine de prouver ses théories et qu’il se borne à en faire l’application.

Si le socialisme combat et continue tout ensemble le dix-huitième siècle, le traditionalisme le combat sans le continuer sur aucun point et repousse sans distinction toutes les doctrines qu’il a professées. Né dans les classes que la Révolution avait frappées et au milieu des horreurs dont elle donnait alors le spectacle, il la frappe à son tour avec violence, ainsi que la philosophie dont elle est sortie, et n’a pour elle ni indulgence ni ménagement. C’est ce dont il est facile de se convaincre en parcourant les écrits de ses principaux représentants, ceux du comte de Maistre, ceux du vicomte de Bonald et aussi ceux de l’abbé de Lamennais, qui parurent un peu plus tard. Le premier s’attaque surtout à cette opinion, si chère au dix-huitième siècle, que l’homme est bon naturellement et que c’est la société qui le déprave : il cherche à prouver qu’il est mauvais dès le sein de sa mère et qu’il veut, par conséquent, être mené avec une verge de fer. Il repousse également le principe, éminemment révolutionnaire, suivant lui, qu’une société peut être constituée par voie délibérative, et tâche d’établir qu’il en est d’une société comme d’une langue, qu’elle a, pour ainsi dire, sa végétation spontanée et qu’elle se développe d’autant mieux que la réflexion se garde avec plus de soin d’intervenir dans son développement. De là la glorification du despotisme et de l’immobilisme en matière politique.

De Bonald et Lamennais attaquent la philosophie du dix-huitième siècle et la Révolution sur d’autres points. Témoin des ravages qu’avait produits une raison individuelle déréglée et intempérante, le premier fait tous ses efforts pour la rabaisser. Il s’attache à montrer qu’elle ne peut rien, réduite à elle seule ; car les principes qu’on a souvent regardés comme étant son essence même, à savoir, les idées premières et absolues, ne peuvent éclore en elle que par une action venue du dehors : ils supposent le langage qui suppose lui-même l’intervention de la société et de Dieu. D’où il suit que, malgré cette raison dont il est si fier, l’homme tient tout de Dieu et de la société, qu’il doit s’humilier devant les représentants de l’une et devant les ministres de l’autre, en un mot, qu’il a des devoirs, mais qu’il n’a point de droits.

Lamennais porte encore plus loin que ses deux devanciers la haine de l’esprit d’examen et de réflexion. Persuadé que c’est le principe de la souveraineté de la raison, proclamé par Descartes, qui a produit la philosophie du dix-huitième siècle, laquelle a produit à son tour la Révolution, il laisse là et la Révolution et le dix-huitième siècle, pour s’attaquer au principe cartésien, source de tout le mal. Il renouvelle contre la raison individuelle, considérée sous ses diverses formes, sens, sentiment intérieur, raisonnement, les accusations accumulées par les sceptiques de tous les temps, et, quand il est bien convaincu qu’il lui a démontré son impuissance, il la somme d’abdiquer devant la raison universelle dont l’Église universelle est la plus fidèle représentation : il fait de la philosophie la servante, ou plutôt l’esclave de la théologie. Frappé des désastres qu’avaient amenés les écarts du sens privé et l’abus de l’esprit d’innovation, il montre avec force que l’individu isolé est bien peu de chose et qu’il tire presque toute sa valeur de la société présente, où il vit, et de la société passée, qui lui a fourni les éléments de sa vie. Seulement il va trop loin dans cette voie : au lieu de se borner à coordonner l’individu et le groupe, la liberté et l’autorité, il méconnaît complètement le premier de ces deux termes et ne veut tenir compte que du second.

Tel ne fut pas le défaut de l’école rationaliste ou libérale. Elle fit, en effet, des efforts louables, sinon toujours heureux, pour concilier les doctrines métaphysiques et sociales les plus opposées en apparence. Le dix-huitième siècle avait prétendu que toutes nos actions et toutes nos idées ont leur principe dans la sensation. Le rationalisme établit, par l’organe de Maine de Biran et en se livrant à d’ingénieuses et profondes analyses, qu’il se produit en nous des actions que la sensation ne suffit pas à expliquer et qui impliquent l’intervention d’une faculté spéciale, qui est la faculté de l’effort, la volonté libre par laquelle nous avons l’initiative de nos actes et en sommes non les simples véhicules, mais les véritables causes : à côté de la sensibilité, il rétablit en nous l’activité. Il prouva par l’organe de Victor Cousin et en s’inspirant avec plus ou moins de bonheur des travaux de Kant, qu’il y a en nous des idées que la sensation ne produit pas, mais qui s’appliquent à elle comme à la simple matière de la connaissance pour lui donner une forme, et que la science, l’art, la morale n’en sont que de simples développements : à côté de l’élément sensible et de l’élément actif, il réintégra au sein de notre nature l’élément rationnel.

Le dix-huitième siècle avait soutenu, en combattant contre l’arbitraire de l’ancien régime, que l’homme a des droits naturels, que le pouvoir social lui-même est tenu de respecter, et avait formulé cette doctrine dans la grande déclaration des droits de l’homme. Le rationalisme admet sans hésiter ce principe, qui est le fond même de la Révolution ; mais, suivant lui, si nous avons des droits, nous avons aussi des devoirs, car le droit n’est que le devoir en tant qu’il est exigible ; et, si nous avons des devoirs, nous sommes libres moralement, car si nous n’étions pas libres, nous ne serions obligés à rien. Or le devoir et la liberté supposent la raison la volonté : par conséquent, la doctrine de la Révolution, qui se résume dans la déclaration des droits, est incompatible avec le principe sensualiste et ne peut s’accorder qu’avec le principe rationaliste. Ainsi, dans l’ordre métaphysique, le rationalisme condamne le mouvement du dix-huitième siècle ; mais, dans l’ordre politique, il le légitime en le réglant : car, s’il reconnaît le droit, il lui donne pour limite le devoir et le rattache à tout l’ensemble de l’ordre moral.

Telle est cette école rationaliste française dont Descartes a été dans le passé le métaphysicien profond, Rousseau le politique hasardeux, et qui, après avoir été constituée tant bien que mal, sur de nouvelles bases, au commencement de ce siècle, par Maine de Biran et Royer-Collard, compte encore aujourd’hui, sous des formes diverses et avec des tendances différentes, tant de sectateurs éminents, depuis M. Ravaisson jusqu’à M. Janet, depuis M. Janet jusqu’à M. Vacherot. Elle a sans doute ses défauts comme les autres familles de penseurs ; mais elle a des qualités que les autres n’ont pas. Seule, en effet, elle reconnaît à l’homme cette activité essentielle qui fait de lui une personne et par laquelle il s’arrache, suivant l’expression d’Aristote, à la nature et à la coutume, au lieu de s’abandonner mollement à leur impulsion et de suivre passivement, comme une simple chose, le torrent de l’existence ; seule elle lui attribue cette raison souveraine par laquelle il conçoit l’absolu du devoir et du droit et sans laquelle il n’y a ni dignité pour les individus ni grandeur pour les nations ; seule enfin elle peut, en sauvegardant la vie morale, maintenir à la philosophie son rang, son indépendance, son existence même, car de l’école socialiste et de l’école traditionaliste, l’une l’absorbe dans la physique, et l’autre dans la théologie.

Nous voudrions pouvoir écrire en détail l’histoire de ces trois écoles : ce serait une histoire intérieure de la France au dix-neuvième siècle, qui aurait, suivant nous, une importance capitale. Mais comme nous ne savons pas si nous réaliserons jamais une aussi grande entreprise, nous offrons, en attendant, au public un essai sur l’école socialiste, qui peut se lire à part et qui constitue comme une œuvre indépendante.

II

Le socialisme du dix-neuvième siècle se rattache étroitement au naturalisme, qui lui fournit ses principes, et au positivisme, qui n’en n’est qu’une transformation : en faisant l’histoire du premier de ces systèmes, nous ferons donc celle des deux autres, ou plutôt nous ferons l’histoire de la philosophie des sens considérée dans son ensemble.

Cette philosophie a ses racines dans les doctrines psychologiques et sociales du siècle précédent, qui sont assez connues et qu’il est presque inutile de rappeler. Sa psychologie est tout entière dans le principe condillacien que toutes nos idées dérivent de la sensation, ou plutôt ne sont que la sensation elle-même envisagée sous une autre forme, et qu’il n’y a primitivement en nous aucun élément actif et rationnel. Ce principe posé, il était tout naturel d’en conclure que Dieu et l’âme, ne tombant point sous les sens, ne sauraient exister pour nous, et que le devoir, ne pouvant ni découler de la sensation, ni s’imposer à des êtres purement passifs, il n’y a pour nous d’autre devoir que le plaisir. De là l’athéisme et le matérialisme, tels qu’ils furent enseignés par plusieurs auteurs de cette époque ; de là la morale du plaisir et de l’intérêt, qui ne manqua pas non plus de docteurs pour la répandre.

Pendant la tourmente révolutionnaire, les philosophes sensualistes se turent pour la plupart. Quand on est dans un vaisseau qui sombre, on ne se met pas à résoudre tranquillement un problème : on court à la manœuvre et on se rend utile comme on peut. Mais enfin la tempête se calme, l’orage s’apaise, la Révolution passe de sa période de lutte à sa période d’organisation, les écoles normales sont établies, l’Institut est créé. La philosophie du temps est représentée au sein de ces écoles normales, qui d’ailleurs durèrent si peu, par le brillant Garat, qui développe avec élégance les doctrines psychologiques de Condillac, mais qui laisse prudemment dans l’ombre les conséquences négatives qu’elles contiennent. À l’Institut, elle est plus heureuse encore. C’est pour cette illustre compagnie que sont composés les deux ouvrages philosophiques les plus forts du dix-huitième siècle finissant : les Rapports du physique et du moral de l’homme, de Cabanis, qui agrandissent et complètent la psychologie de Condillac en la rattachant à la physiologie, et l’Idéologie de Destutt de Tracy, qui coordonne et systématise, non sans originalité, les doctrines du même philosophe et leur donne toute la valeur dont elles sont susceptibles.

Si, en effet, Tracy a eu le tort de subordonner l’idéologie à l’histoire naturelle et de la regarder comme une simple branche de la zoologie, il l’a pourtant conçue d’une manière assez large et assez élevée. Au lieu d’en faire une science minutieusement occupée à analyser quelques phénomènes intellectuels obscurs, il en a fait une étude qui comprend dans ses cadres la philosophie de l’esprit humain, sous le nom d’idéologie proprement dite ; la philosophie du langage, sous le nom de grammaire générale ; et, avec cela, la logique, l’économie politique, la morale, la législation, la philosophie des sciences, et qui ne laisse en dehors de ses spéculations que ce qu’on appelle aujourd’hui les questions d’origines et de fins. L’idéologie ainsi constituée, il propose de la substituer, comme philosophie première, à l’ancienne métaphysique : il se montre positiviste avant la naissance du positivisme.

Cet esprit ingénieux ne voit pas qu’au lieu de s’exclure, les deux sciences qu’il met en opposition se supposent et se complètent mutuellement. La métaphysique est, en effet, la science des choses, et l’idéologie la science des idées que nous en avons. Or, il est bien clair que, pour traiter scientifiquement des choses, il faut étudier les idées qui s’y rapportent, distinguer celles qui dérivent de l’expérience de celles dont la raison est la source, séparer celles qui sont de simples conceptions de notre esprit de celles qui répondent à des réalités vivantes. Il est bien évident, d’un autre côté, qu’on ne saurait traiter des idées sans être amené à se prononcer sur les choses mêmes. On ne peut prétendre que toutes nos idées viennent des sens, sans être conduit à nier les choses qui ne tombent pas sous les sens ; on ne peut rejeter les idées absolues et nécessaires, sans se condamner à rejeter tôt ou tard l’être nécessaire et absolu. Cependant nous ne blâmons pas Destutt de Tracy de s’être renfermé dans l’étude de l’idéologie. Pourquoi cela ? Précisément parce que l’idéologie enveloppe, suivant nous, toute une métaphysique. Ce que nous lui reprochons, c’est de s’en être tenu à une idéologie superficielle et erronée et d’avoir méconnu la plupart des idées primitives sur lesquelles reposent et le monde de l’existence et celui de la connaissance.

Mais, à côté de ces livres, qui ont un caractère tout spéculatif et où les conséquences du sensualisme se montrent à peine, il en paraissait d’autres d’un caractère plus pratique, où elles se laissaient voir à découvert. Volney et Saint-Lambert enseignaient ouvertement, l’un dans sa Loi naturelle, l’autre, dans son Catéchisme universel, la morale de l’égoïsme et méconnaissaient complètement cette loi absolue du devoir que Kant, un esprit aussi indépendant que nos deux sensualistes pouvaient l’être, mais beaucoup plus vigoureux et plus profond, venait de graver en caractères impérissables dans sa Métaphysique des mœurs et dans sa Critique de la raison pratique. Vers le même temps, un écrivain de peu de portée, Naigeon, publiait ses élucubrations vulgaires, où il niait Dieu et l’âme spirituelle avec un fanatisme bizarre, qui le faisait surnommer par Chénier l’athée inquisiteur, tandis qu’un autre auteur, encore moins sérieux, Sylvain Maréchal, écrivait le Code d’une société d’hommes sans Dieu et le Dictionnaire des athées, qui marquèrent si tristement la fin du dix-huitième siècle. Ce fut dans ce milieu plein d’incrédulité et de licence (on était alors sous le Directoire) que Saint-Simon et Fourier conçurent la première idée de leurs systèmes. Il ne faut donc pas s’étonner si le saint-simonisme et le fouriérisme, malgré les honorables adhésions qu’ils ont reçues depuis, n’ont jamais pu se laver tout à fait de leur tache originelle et devenir des doctrines édifiantes.

La philosophie sensualiste de notre temps n’a pas seulement été préparée par les doctrines philosophiques du siècle dernier, mais encore par ses doctrines sociales. Nous ne parlons pas de celles que Montesquieu avait exposées avec tant de sagesse, ni même de celles qui se déroulaient, mêlées à bien des témérités et des chimères, sous la plume ardente de Jean-Jacques Rousseau, mais de celles qu’avaient développées presque sans bruit des auteurs de second et de troisième ordre et qui ne devaient avoir que de nos jours tout leur retentissement. Un des premiers socialistes du dix-huitième siècle, Morelly soutient, dans son Code de la nature, qu’il n’y a entre la passion et la raison qu’une opposition apparente et qu’au fond elles tendent toutes deux au même but. Suivant lui, en effet, l’homme n’est pas mauvais, comme le prétendent depuis six mille ans les moralistes et les législateurs : au contraire, il est essentiellement bon. Ses passions ne sont pas des vices qu’on doive chercher à détruire, mais des forces qu’il s’agit tout simplement de diriger. La grande affaire est de trouver une organisation sociale qui permette d’en tirer parti et de les utiliser pour le bien de l’espèce humaine. Cette organisation consistera, d’après notre auteur, à supprimer la propriété et à faire de chaque citoyen un homme public, entretenu aux frais de la communauté. Le fouriérisme et le communisme sont déjà, comme on voit, en germe là-dedans.

Un autre réformateur, Mably, se préoccupe surtout de faire régner l’égalité parmi les hommes et ne voit pas d’autre moyen d’y parvenir que d’abolir la propriété. N’osant l’attaquer en face, il imagine un ensemble de mesures qui finiront par la réduire à son minimum et par en amener la suppression. Il veut qu’on veille à ce que les richesses ne s’accumulent pas dans les mêmes mains ; qu’on fixe le maximum des terres que chaque citoyen aura droit de posséder, et qu’on frappe d’un impôt exorbitant tous les objets qui ne sont pas absolument nécessaires à la vie. Si, après cela, les hommes ne se relâchent pas dans leurs travaux et ne produisent pas infiniment moins, s’ils ne deviennent pas égaux au sein de la même simplicité, ou plutôt de la même misère, il faudra qu’ils y mettent de la mauvaise volonté. Cette doctrine d’une austérité toute spartiate n’a pas été, comme on sait, sans influence sur les montagnards de 93 et a trouvé plus d’un écho parmi les démocrates avancés de notre temps.

Mais de tous les novateurs de cette époque, le plus radical est peut-être encore Brissot de Warville qui a depuis racheté ses erreurs, en luttant avec ses amis de la Gironde contre les jacobins de la Convention. Cet écrivain commence par distinguer la propriété naturelle de la propriété légale, puis il part de l’idée qu’il se fait de la première pour combattre la seconde. La propriété naturelle est, dit-il, la faculté que l’animal possède de se servir de toute matière pour conserver son mouvement vital. On voit, d’après cette définition, que si la propriété est respectable aux yeux de notre auteur, ce n’est pas parce qu’elle résulte de la libre activité d’un être moral et n’est en quelque sorte que le prolongement de sa personnalité, mais parce qu’elle sert à l’entretien de la vie animale, et que pour lui, par conséquent, l’homme et l’animal sont propriétaires au même titre l’un que l’autre. Il ne fonde pas seulement le droit de propriété sur l’instinct de nutrition, mais encore sur ceux de locomotion et de reproduction et ne manque pas, comme la plupart des écrivains du siècle de Louis XV, de s’étendre avec complaisance sur ce dernier. Suivant lui, dès que la nature a parlé, nous n’avons qu’à lui obéir : « L’amour, dit-il, est le seul titre de la jouissance, comme la faim de la propriété. » Et il cite, à l’appui de ces belles théories, l’exemple des sauvages d’Otahiti, qui ne se gênent pas pour satisfaire tous leurs caprices. Il est impossible de simplifier la morale plus que ne le fait ici Brissot. Dès qu’elle ne nous interdit rien de ce que nous désirons, on ne voit pas trop, en effet, ce qu’elle pourrait nous interdire, à moins pourtant qu’elle n’ait pour mission de nous interdire précisément ce que nous ne désirons pas.

Aux yeux de Brissot, le besoin n’est pas seulement le principe de la propriété : il en est la mesure. Quiconque possède des biens hors de proportion avec ses besoins naturels vole ceux qui n’en ont pas en quantité suffisante : c’est déjà l’idée de Proudhon, que la propriété est le vol. La conclusion de cette doctrine, d’après Brissot lui-même, c’est que l’homme devrait revenir à la vie sauvage : son idéal, c’est le naturel du Canada errant libre, au sein des forêts, sans chefs, sans lois, sans famille reconnue. On ne saurait avouer plus naïvement que l’application de la théorie précédemment exposée serait la ruine de l’ordre social. Au reste, Brissot était invinciblement conduit là par la philosophie sensualiste, qui était la sienne et celle de son époque. Dès qu’on ôte à l’homme la liberté et la raison, c’est-à-dire ses facultés proprement humaines, pour le réduire à la sensation, qui lui est commune avec la brute, on lui ôte tout ce qui fait sa dignité et son excellence morales, tout ce qui devient, en se développant au dehors, le fond de ce haut état que les anciens nommaient si bien humanitas et que nous appelons civilisation.

Les idées sociales, semées par les écrivains dont nous venons de parler, étaient restées, pour ainsi dire, à l’état latent durant les dernières années de la monarchie ; mais elles ne pouvaient manquer d’éclater au grand jour pendant la Révolution. Toutes les fois, en effet, que les peuples ont changé les fondements de la religion ou de l’État, il s’est rencontré parmi eux des esprits excessifs qui, sans tenir compte des limites du possible et de l’impossible, ont prétendu changer ceux de la société dans son ensemble. Jamais révolution ne fut plus purement spirituelle et plus complètement étrangère aux intérêts de ce monde que celle qui inaugura l’avènement du christianisme. Cependant elle ne put s’accomplir sans que quelques-uns des adhérents de la doctrine nouvelle ne conçussent la pensée de transformer du tout au tout les rapports sociaux. Le même phénomène se reproduisit, mais sur une tout autre échelle et avec un caractère épouvantable à l’époque de la Réforme du seizième siècle : c’est l’histoire de Jean de Leyde et de ses anabaptistes, de la guerre des paysans, du siège de Munster et de toutes ces affreuses collisions qui remplirent l’Allemagne de sang et de ruines. La révolution française eut des conséquences analogues. À peine le frein de l’autorité, qui avait jusqu’alors contenu les hommes, eut-il été brisé, qu’ils s’attaquèrent indistinctement aux préjugés de l’ancien régime et aux principes constitutifs des sociétés humaines et confondirent les droits féodaux et la propriété dans la même réprobation. On le vit bien par la conjuration de Babeuf et de Buonarotti, qui essayèrent de réaliser à main armée la communauté que Morelly et Mably avaient conçue.

Mais au-dessus de ces idées de réforme, qui visaient à une réalisation immédiate et qui ne reculaient pas devant la violence pour l’accomplir, il est juste de placer une conception plus spéculative, qui n’avait point la prétention de se passer du temps, cet auxiliaire indispensable de toutes les grandes entreprises, ni d’anticiper imprudemment sur l’avenir : nous voulons parler de cette théorie du progrès qui a eu depuis une si brillante fortune et qui est devenue de nos jours une sorte de religion. Pressentie dès le dix-septième siècle, par Bacon, Pascal, Leibniz et d’autres esprits éminents, elle avait été formulée, vers le milieu du dix-huitième siècle, par Turgot encore inconnu. Elle reçut, sous la Terreur, son achèvement et sa perfection des mains de Condorcet, au moment même où les faits semblaient lui donner le plus éclatant démenti et où l’on aurait pu croire que le philosophe proscrit allait lancer vers le ciel le mot désespéré de Brutus mourant. Il n’en fut rien. Il exhala, au contraire, en présence des réalités navrantes et des poignantes infortunes qui frappaient ses regards, sa foi indéfectible à un avenir meilleur, à un ordre de choses plein d’enchantements, où la fraternité et la science, ces deux divinités du dix-huitième siècle, régneraient de concert et combleraient de prospérités l’humanité rajeunie au sein de la paix et de la lumière. N’ayant plus ni la croyance au paradis chrétien, ni même la croyance à l’âge d’or chanté par les poètes pour satisfaire leur besoin d’idéal, les hommes de cette génération embrassaient avidement par la pensée la durée indéfinie de la terre qui nous porte pour y placer le meilleur des mondes possibles, conservant ainsi, à défaut de la foi à la providence divine, la foi à l’optimisme, qui en est la conséquence.

C’est par l’influence de ces théories bonnes ou mauvaises, et surtout par celle de l’immense ébranlement qui en avait suivi, accompagné ou précédé l’apparition, qu’il faut expliquer l’éclosion du saint-simonisme, du fouriérisme et des autres systèmes dont nous aurons à retracer l’histoire.

Les auteurs de ces systèmes étaient pour la plupart des hommes passionnés pour le progrès des lumières et zélés pour le bien public, et ils ont quelquefois émis sur les questions sociales des vues aussi profondes qu’ingénieuses. Ce n’était certainement pas un homme ordinaire que ce comte de Saint-Simon qui, après avoir longtemps vécu, comme Mirabeau, de la vie sensuelle de notre ancienne aristocratie, se mit un beau jour à vivre de la vie de l’esprit et découvrit, après bien des travaux et au prix de mille privations, une doctrine qui ne réorganisa pas, il est vrai, la société européenne, comme il en avait nourri l’espoir, mais qui anima des disciples nombreux et intelligents et donna au dix-neuvième siècle une nouvelle physionomie. Ce n’était pas non plus le premier venu que ce Charles Fourier qui, dans sa passion pour l’idée, avait fait comme Spinoza, deux parts de son existence, l’une pour le corps, l’autre pour l’âme ; car, s’il ne taillait pas, comme le philosophe hollandais, des verres d’optique pour vivre, il tenait des écritures de commerce pour pourvoir à sa subsistance et vaquait ensuite, comme lui, à ses hardies spéculations. Nous ne parlons pas d’Auguste Comte dont la vie tout entière a été consacrée à de vastes et sévères études et qui, s’il n’a pas accompli l’audacieux projet qu’il avait formé, de refondre la science et la société tout à la fois, a du moins profondément remué les intelligences soit dans l’ordre philosophique, soit dans l’ordre politique, et imprimé à la pensée de notre temps un mouvement qui dure encore. Aussi ces réformateurs trouveront en nous, malgré les erreurs dans lesquelles ils sont tombés, un historien impartial et un juge équitable. Nous combattrons énergiquement les doctrines : nous en avons le droit, et la conviction du danger qu’elles tout courir à la civilisation de l’Occident nous en impose même le devoir. Mais nous aurons pour les hommes tous les ménagements que commandent leur mérite et la pureté de leurs intentions.

CHAPITRE PREMIERSaint-Simon et les saints-simoniens

La vie et les idées de Saint-Simon. – Les saint-simoniens. – Leur doctrine : la science, l’industrie, l’art, le progrès – La propriété. – L’éducation et la législation. – La religion. – L’Église saint-simonienne

ILa vie et les idées de Saint-Simon

Parmi les systèmes dont nous avons à retracer l’histoire, le premier, non seulement en date, mais encore en importance, est celui de Saint-Simon. Conçu, comme tous les autres, sous l’influence du sensualisme du dix-huitième siècle, produit par un esprit mobile et inconsistant, mais large et primo-sautier, il se développa péniblement durant l’Empire, recruta quelques adhérents dès le commencement de la Restauration et enleva, vers 1830, la fleur de la jeunesse à la fois surprise et charmée. Après avoir eu ses pontifes et ses missionnaires, en même temps que ses écrivains et ses journalistes, et avoir failli devenir une religion, sans cesser d’être une thèse économique, il enfanta et le sensualisme mystique de Jean Reynaud et le sensualisme matérialiste d’Auguste Comte, qui ont aujourd’hui tant de partisans et qui représentent, s’il est permis d’employer ici la langue parlementaire, l’un la droite, l’autre la gauche de l’école saint-simonienne. Enfin, il donna, par de sérieux travaux sur l’industrie et les finances, une impulsion féconde à toutes les grandes entreprises de l’ordre physique, pendant que, par ses théories audacieuses sur la propriété et sur la famille, il ébranlait les fondements de l’ordre moral. En bien et en mal, il a donc laissé sur notre siècle une empreinte profonde. C’est pourquoi il importe de l’étudier avec soin, soit chez le maître, soit chez les disciples, et d’y faire sans prévention le départ du vrai et du faux.

Claude-Henri, comte de Saint-Simon, naquit à Paris en 1760. Il appartenait à cette noble famille de Saint-Simon qui prétendait descendre de Charlemagne et qui avait donné à la France un grand écrivain dans la personne de l’auteur des Mémoires. Le futur réformateur était destiné, si l’ancienne monarchie fût restée debout et s’il eût été bien servi par les circonstances, à occuper un des premiers rangs dans l’État. « Je descends, dit-il dans son autobiographie, de Charlemagne ; mon père s’appelait le comte de Saint-Simon… Le duché-pairie, la grandesse d’Espagne et cinq cent mille livres de rente dont jouissait le duc de Saint-Simon devaient passer sur ma tête. Il s’est brouillé avec mon père qu’il a déshérité. J’ai donc perdu les titres et la fortune du duc de Saint-Simon ; mais j’ai hérité de sa passion pour la gloire. » Cette passion avait été entretenue en lui de bonne heure. Il était encore tout enfant que le domestique chargé de l’éveiller chaque matin lui adressait invariablement ces paroles sacramentelles : « Levez-vous, Monsieur le comte, vous avez de grandes choses à faire. »

Au reste, le jeune comte tint fort peu de sa famille. Il n’en eut ni le tempérament généralement bilieux, ni l’austérité religieuse, ni la morgue aristocratique. En revanche, il porta au plus haut degré le cachet de son temps et fut, par ses qualités comme par ses défauts, un vrai fils du dix-huitième siècle. Élevé d’après un plan d’éducation tracé par d’Alembert, il montra, dès sa première jeunesse, ces sentiments d’humanité, ce goût pour la science, cette passion pour les arts de la paix et aussi, il faut le dire, cet esprit de licence et d’irréligion qu’on respirait en quelque sorte alors avec l’atmosphère. Aussi le voyons-nous sans étonnement partir, à vingt ans, pour la guerre de l’Indépendance, proposer, après la conclusion de la paix, au vice-roi du Mexique d’unir, au moyen de la rivière in-partido, les bassins des deux mers, et soumettre peu après au roi d’Espagne un projet analogue, celui de joindre par un canal Madrid à la Méditerranée. Il entrait dès lors dans la voie où son école devait un jour le suivre, celle de la transformation de la planète par les efforts de la science et pour le plus grand bien de l’espèce humaine ; seulement il s’y élançait avec cette audace, cette irréflexion qui était le propre caractère de son génie. Hâtons-nous de dire que ces hardis projets n’eurent pas de suite et que la révolution française, qui éclata sur ces entrefaites, donna à sa pensée une autre direction.

On croira peut-être que le jeune patricien y joua un rôle brillant et qu’il y défendit avec éclat soit les classes qui réclamaient un avenir meilleur, soit celles qui représentaient un passé qui n’avait point été sans gloire. Nous avons le regret de dire qu’il n’en fut point ainsi. Il prit un parti qui dénotait une médiocre foi politique et une délicatesse morale assez contestable. Il se mit à spéculer prosaïquement, lui gentilhomme, lui descendant plus ou moins authentique de Charlemagne, sur la vente des biens nationaux, avec un Prussien, le comte de Redern, dans l’intention louable, mais qui ne suffit peut-être pas pour le justifier, de faire servir la fortune qu’il aurait acquise aux progrès de la science. Ce fut pendant qu’il se livrait à ces entreprises équivoques, qu’il fut, comme tant d’autres, enfermé à Sainte-Pélagie d’abord, puis au Luxembourg, par ordre du gouvernement de Robespierre. Il en sortit le 9 thermidor et reprit aussitôt le train de sa vie ordinaire et le cours de ses spéculations. Dans son livre sur le Directoire et les Bonapartes, où il est bien loin de se montrer sévère pour les chefs des écoles socialistes, M. Michelet nous dépeint, d’après un témoin oculaire, ce grand seigneur dépouillé de préjugés et même de quelque chose de plus, entrant dans la bande noire avec un associé véreux et vivant avec un laisser-aller de mœurs et une curiosité d’esprit qui sentent au plus haut degré leur dix-huitième siècle. C’était, dit-il, « un bel homme, très gai, de figure ouverte et riante, avec des yeux admirables, un beau nez long donquichottique. Il vivait au Palais Royal et autour avec une liberté cynique de grand seigneur sans-culotte. Entre les femmes et les affaires, ce qui primait dans cette tête cependant, c’était l’idée. »

Dès que Saint-Simon eut gagné une certaine fortune (1797), il résolut de passer des spéculations financières aux spéculations scientifiques, juste le contraire de ce que ses disciples devaient faire un jour. Pour s’y préparer, il se lia successivement avec les professeurs de l’École polytechnique et avec ceux de l’École de médecine, étudiant avec les premiers la physique des corps bruts et avec les seconds la physique des corps organisés, deux sciences qui constituaient à ses yeux, comme aux yeux de la plupart de ses contemporains, la philosophie tout entière. En même temps qu’il complétait ses connaissances théoriques, en amateur et en grand seigneur qu’il était, c’est-à-dire en recevant à sa table les savants de toute espèce, il s’initiait à des connaissances pratiques de plus d’un genre, en voyageant à l’étranger et aussi en menant à dessein la vie la plus irrégulière. C’est ainsi du moins qu’il explique rétrospectivement, dans son autobiographie, sa conduite d’alors. Que de tels procédés d’investigation augmentassent beaucoup son bagage scientifique, il est permis d’en douter : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils épuisaient rapidement les ressources pécuniaires qu’il avait acquises (cent quarante-quatre mille francs), de sorte qu’un beau jour (1802) il se trouva réduit au plus complet dénuement. On sait qu’il fut obligé, pour vivre, d’accepter une place de copiste au Mont-de-Piété (1805), qui lui imposait neuf heures de travail par jour et lui rapportait mille francs par an ; qu’il ne fut tiré de cette humble position que par un ancien serviteur en richi, par Diard, qui le prit chez lui et pourvut libéralement à tous ses besoins ; qu’à la mort de ce dernier il retomba dans la misère et fut plus d’une fois dans la nécessité de mendier des secours et en danger de mourir de faim : « Depuis quinze jours, écrivait-il en 1813, je mange du pain et je bois de l’eau, je travaille sans feu et j’ai vendu jusqu’à mes habits pour fournir aux frais de copies de mon travail. » Ce qui soutenait Saint-Simon et sauvait en partie ce que sa situation avait de dégradant, c’était sa passion pour la science et la conviction qu’il possédait une doctrine qui devait faire le bonheur du genre humain. C’est cette doctrine qu’il s’agit de faire connaître.

Le saint-simonisme n’est pas un système composé un beau jour de toutes pièces par un esprit original et adopté ensuite purement et simplement par un certain nombre d’intelligences d’élite. Quand on parle du saint-simonisme, il faut distinguer (bien qu’on ait peut-être, de nos jours, un peu exagéré toutes ces nuances) celui du maître de celui des disciples, qui en fut sensiblement différent ; il faut distinguer, dans le saint-simonisme du maître lui-même, celui de telle date et celui de telle autre, car ils ne se ressemblent pas toujours de tout point. Ce qui domine chez Saint-Simon c’est l’idée que, depuis l’immense dissolution sociale produite par le dix-huitième siècle et la Révolution, la société est en poussière et qu’il importe de la réorganiser. Seulement il cherche le principe de la réorganisation qu’il conçoit tantôt dans un élément, tantôt dans un autre : aujourd’hui dans l’élément scientifique, demain dans l’élément industriel, après-demain dans l’élément religieux, suivant les mouvements de son imagination capricieuse et d’après les oscillations de l’esprit public. À la fin de la République et sous l’Empire, à une époque où les théories philosophiques et politiques étaient fort discréditées et où les sciences mathématiques et physiques étaient seules en honneur, il met ces dernières sur le premier plan et les élève presque à la hauteur d’une religion. C’est ce qu’on peut voir en parcourant ses premiers écrits, notamment ses Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, qui parurent en 1803.

Convaincu que, dans l’état actuel de la civilisation, la foi qui s’impose et le travail qui détruit doivent faire place à la science qui éclaire et au travail qui crée, Saint-Simon propose d’ôter le pouvoir spirituel aux prêtres et le pouvoir temporel aux nobles et de déférer le premier aux savants et le second aux propriétaires. Les propriétaires n’ont pas à se plaindre, comme on voit, du socialisme naissant : on peut même dire qu’il les traite avec une faveur marquée. Quant aux non propriétaires qui ne figurent pas parmi les notabilités scientifiques, comme ils pourraient être mécontents si on ne leur donnait rien, notre réformateur les investit du privilège de désigner par leurs suffrages les savants qui doivent exercer le pouvoir spirituel. Pour faire prévaloir son système, il s’adresse d’abord aux savants, mais en termes assez brefs, parce qu’ils sont plus intéressés que personne à sa réalisation et n’ont pas besoin d’être stimulés. Il insiste davantage auprès des propriétaires et leur montre qu’il est de leur intérêt de mettre les gens d’esprit en première ligne de considération, sans quoi ceux-ci, se liguant avec les non propriétaires, comme ils l’ont fait en 1789, auront toujours le dessus et ne laisseront rien de stable dans la société : Quant à la multitude, il lui fait remarquer que, si elle n’a pas d’argent à sa disposition, elle a une monnaie bien autrement précieuse, la considération, au moyen de laquelle elle peut porter et les savants et les propriétaires à travailler activement à son bonheur. Seulement, il faut qu’elle s’applique à user convenablement d’une monnaie de ce genre. Elle doit considérer, non les faux savants, mais les véritables, non les astrologues, mais les astronomes, non les moralistes et les métaphysiciens, mais les physiologistes. C’est dire, en termes peu voilés, que les sciences philosophiques et morales n’ont aucune valeur et ne commenceront à compter que du jour où elles s’appuieront sur les sciences physiques et naturelles. Cette idée, qui est devenue le principe fondamental du positivisme, n’est pas aussi originale qu’on l’a prétendu. On la trouve partout dans ce temps-là : chez Vicq-d’Azyr, qui fait de la psychologie une branche de la physiologie ; chez Destutt de Tracy, qui voit dans l’idéologie un simple chapitre de la zoologie ; chez Volney, qui donne à son Catéchisme de la loi naturelle pour sous-titre : Principes physiques de morale ; c’est le dernier mot du sensualisme de ce temps-là, comme de celui d’aujourd’hui.

À ces conceptions contestables, mais spécieuses, Saint-Simon en ajoute d’autres qui sont extrêmement bizarres et qui, comme on en va juger, frisent même le ridicule, parce que l’esprit mystique d’un autre âge s’y mêle de la manière la plus étrange à l’esprit positif du dix-huitième siècle. Dieu lui apparaît (il ne saurait dire si c’est en songe ou autrement), pour lui déclarer que Rome, le pape et les cardinaux ont cessé de recevoir ses inspirations et qu’il les communiquera désormais à un sacré collège composé de vingt-un savants, élus par l’humanité tout entière et présidés par un mathématicien. Au-dessous de ce conseil suprême il y en aura une infinité d’autres qui exerceront, sous sa direction, le pouvoir spirituel dans les différents pays du globe. Chaque conseil fera bâtir un temple, qui contiendra un mausolée en l’honneur de Newton et qui représentera aux yeux des fidèles, d’une part, le séjour destiné à ceux qui auront été utiles à l’humanité, de l’autre, la demeure réservée à ceux qui auront nui au progrès des sciences et des arts : c’est le paradis et l’enfer saint-simoniens. Le grand conseil aura surtout pour mission d’étudier la pesanteur, la seule loi, s’il faut en croire notre auteur, à laquelle l’univers soit soumis, et de diriger les travaux pacifiques de l’espèce humaine ; car tous les hommes travailleront soit des bras, soit de la tête, comme s’ils faisaient partie d’un seul et même atelier. L’idée socialiste n’est encore là qu’en germe, mais elle commence pourtant à s’y laisser entrevoir.

Un auteur célèbre, M. Michelet, est charmé de cette conception de Saint-Simon et la proclame tout simplement sublime. Nous avouons que nous ne saurions nous ranger à l’avis de l’illustre historien. Ce n’est pas ainsi, suivant nous, que naissent les institutions destinées à vivre et à se développer parmi les hommes. Cette conception voulue et à froid d’une religion dont l’attraction est le seul dogme ; Newton, le seul prophète ; le tombeau de Newton, le seul temple ; un mathématicien, le souverain pontife, et à laquelle il ne manque qu’une foi et un Dieu, nous fait penser à ces épopées artificielles que d’habiles versificateurs arrangent, aux époques de décadence, en empruntant aux épopées naïves des premiers âges leur merveilleux auquel ils ne croient plus, leurs dieux et leurs déesses, leur Ciel et leur Tartare qui ne les émeuvent plus et où des machines poétiques, plus ou moins industrieusement agencées, tiennent la place de la vie et de l’inspiration. Ce caractère pseudo-religieux qu’affecte, dès le début, le socialisme de Saint-Simon n’est pas, du reste, un fait exceptionnel. Il s’était déjà produit, quelques années auparavant, dans les élucubrations de Chaumette et des autres organisateurs du culte de la déesse Raison, et nous le retrouverons plus tard dans les doctrines d’Enfantin et d’Auguste Comte, qui ont offert aussi à notre siècle humanitaire et scientifique le spectacle d’une religion qui divinise l’humanité et la science, comme pour donner un commentaire imprévu à ces paroles du poète :

Sua cuique Deus fit dira cupido.

Cette préoccupation de l’idée religieuse, que notre réformateur montre dès le commencement de sa carrière intellectuelle, n’occupe pas toujours la première place dans cet esprit mobile, mais elle est toujours présente. Il est facile d’en saisir la trace dans les divers ouvrages qui suivirent les Lettres d’un habitant de Genève. Dans tous il déclare que la religion est la seule institution qui soit assez générale pour servir de principe à toute l’organisation sociale. En cela, il n’a pas tout à fait tort et Lamennais et Quinet ont depuis soutenu la même thèse par des raisons assez plausibles. Mais il croit (et ici il se trompe du tout au tout) que la religion est une invention comme une autre, née du calcul et de la réflexion, et va même jusqu’à la définir, avec Dupuis, une philosophie matérialisée. Cette conception superficielle une fois admise, il est clair qu’il ne s’agit plus que d’avoir une philosophie pour constituer une religion. Or, cette philosophie, Saint-Simon ne se met pas beaucoup en frais pour la faire : il la reçoit toute faite, les yeux fermés et avec la foi la plus édifiante, des mains des matérialistes de l’âge précédent. Elle se compose, suivant lui, de deux sciences, de l’astronomie et de la physiologie, de la science du grand monde et de celle du petit. Or, notre nouveau philosophe conçoit la dernière de la manière la plus curieuse : « La physiologie, dit-il, est l’étude de l’univers sur une petite échelle ; car la manière la plus simple d’envisager le phénomène de l’intelligence humaine est de considérer le cerveau humain comme une petite machine qui exécute matériellement tout ce qui se fait dans l’univers ; on peut, en un mot, regarder l’univers comme une horloge et l’homme comme une montre. Ce sont deux machines semblables, quoique d’une dimension très différente. » On voit que Saint-Simon est comme Lamettrie, qu’il ne doute de rien. Le passage de la matière à la vie, celui de la vie à la pensée, celui de la pensée à la liberté (si tant est qu’il reconnaisse cette dernière), rien ne l’embarrasse. Nous sommes de petites machines, de petites montres, en qui tout s’opère mécaniquement : c’est une explication qui répond à tout, et il faudrait avoir l’esprit bien mal fait pour ne pas s’en contenter !

Les idées de Saint-Simon sur Dieu ne sont ni plus originales, ni mieux motivées que ses idées sur l’homme : « Le monothéisme, dit-il quelque part, était une invention générale, le physicisme est une observation générale convertie en principe. » Qu’est-ce que cela veut dire, sinon que l’existence de Dieu est une vaine imagination de l’homme, destinée à expliquer l’ensemble des phénomènes, et que la nature, avec ses lois générales, en est la seule explication satisfaisante ? À la vérité, il dit ailleurs : « Je crois en Dieu ; je crois que Dieu a soumis l’univers à la loi de la gravitation ; » mais il ne donne, à l’appui de cette croyance, aucune raison sérieuse et en parle de la manière la plus embarrassée. Il trouve, en effet, que d’Alembert et Diderot n’ont pas mal fait de la combattre, au temps où ils vivaient, parce qu’elle était amalgamée avec les idées révélées qu’il s’agissait de détruire ; mais il pense que, maintenant que ces idées ont perdu leur crédit, il faut croire en Dieu. L’argument, comme on voit, n’est pas des plus démonstratifs, et pourtant Saint-Simon n’en donne pas d’autre. Il faut convenir que, quand Descartes ou Leibniz cherchaient à prouver l’existence de Dieu, ils s’y prenaient autrement.

Non content de reproduire, à mots plus ou moins converts, le matérialisme et l’athéisme du dix-huitième siècle, Saint-Simon en adopte la morale relâchée. Il glorifie la passion, à l’exemple d’Helvétius, et traite, comme lui, la continence de vertu insignifiante, sans se demander si le vice qui lui est contraire n’est pas le plus énergique dissolvant de la vie physique, de la vie intellectuelle et de la vie morale, soit chez les individus, soit chez les nations. Il résulte de cet exposé rapide que la philosophie de Saint-Simon est extrêmement faible, pour ne pas dire tout à fait nulle, et que l’idée qu’il a de la transformer en religion paraît souverainement absurde ; car enfin il paraît impossible de constituer une religion sans croyances morales et religieuses.

Cependant, si on prend le mot religion dans un sens moins restreint et si l’on s’en sert simplement pour exprimer l’ensemble des idées générales qui dominent une société, on sera peut-être moins sévère pour le célèbre réformateur et on trouvera peut-être même que ses vues ne manquent ni de profondeur ni d’élévation. Il demande, en effet, seulement une chose qui semble fort raisonnable, c’est qu’il y ait toujours dans la société une conception d’ensemble et que cette conception d’ensemble soit constamment maintenue d’accord avec les conceptions de détail qui lui sont subordonnées. Sans cela, il n’y aurait, suivant lui, ni synthèse ni organisation entre les divers éléments sociaux et la vie sociale elle-même serait en péril. Cette idée capitale paraît avoir été suggérée à Saint-Simon, par la lecture de l’Encyclopédie ; mais il en a tiré des conséquences neuves et qui lui appartiennent en propre : « L’idée générale, dit-il, est le résumé de la science générale. Ce résumé a un caractère productif dans sa jeunesse et stérile pendant sa vieillesse. – Le cercle des connaissances, ajoute-t-il ingénieusement, en jouant sur l’étymologie du mot encyclopédie, roule toujours, toujours il s’agrandit ; la science générale lui sert de lien ; pendant son ascension, les philosophes produisent des idées neuves ; pendant le surplus de sa révolution, ils critiquent les idées générales admises. » La grande distinction des époques organiques et des époques critiques est déjà en germe là-dedans. C’est en se plaçant à ce point de vue que Saint-Simon reproche à Condorcet d’avoir méconnu l’importance des institutions religieuses, qui peuvent être nuisibles à l’époque de leur caducité, mais qui ont été salutaires au moment de leur jeunesse et de leur vigueur. C’est ainsi, dit-il, que le catholicisme qui paraît, à l’heure qu’il est, un obstacle au progrès, a autrefois régénéré les Romains et civilisé les Barbares.

Mais, si l’on veut voir la quintessence de la philosophie des religions, telle que Saint-Simon la comprend, concentrée dans quelques lignes, il faut lire le passage suivant de sa lettre à Victor de Saint-Simon, son neveu : « La religion, mon neveu, dit-il, a toujours servi et servira toujours de base à l’organisation sociale. Cette vérité est incontestable, mais elle n’a rien de plus certain que cet axiome : Pour l’homme il n’y a rien de positif dans le monde, il n’existe pour lui que des choses relatives. De ces deux principes combinés je déduis la conséquence que la religion a toujours existé et qu’elle existera toujours, mais qu’elle s’est toujours modifiée et se modifiera toujours ; de manière qu’elle a toujours été proportionnée et le sera toujours à l’état des lumières. » Voilà la religion conçue comme essentiellement progressive et comme se modifiant avec le milieu où elle se développe. À cette opinion hardie Saint-Simon en ajoute une autre dont personne ne contestera la parfaite vérité, c’est « que l’humanité s’est toujours trouvée en crise scientifique, morale et politique, quand l’idée religieuse s’est modifiée » et que la crise que nous traversons aujourd’hui « est déterminée par la modification qui s’opère dans l’idée religieuse. » Enfin, il recommande, en finissant, à son cher Victor, de respecter la religion, mais de se tenir en alerte pour adopter toute modification qui pourra s’y produire dans le sens rationnel et positif et amener une nouvelle organisation de la papauté, des conclaves et des conciles. Ceci explique, sans d’ailleurs lui rien ôter de son caractère chimérique, la conception de la religion de Newton que notre réformateur avait exposée sept ou huit ans auparavant.

Il en est de la philosophie de Saint-Simon comme de sa religion ; considérée à un certain point de vue, elle n’a pas le sens commun ; mais envisagée sous un autre aspect, elle n’est pas dépourvue de valeur. Elle n’a pas le sens commun, si on la considère comme une métaphysique et une morale, c’est-à-dire comme une doctrine de Dieu, de l’âme et du devoir, puisqu’elle nie ou néglige tout au moins ces divers objets ; elle n’est pas dépourvue de valeur si on l’envisage comme une philosophie des sciences, c’est-à-dire comme un ensemble de généralités sur les connaissances que l’auteur tient pour légitimes et sur les réalités auxquelles elles se rapportent. Cela est si vrai qu’il a conçu avec une netteté parfaite l’idée de cette philosophie positive qui est aujourd’hui si populaire et qui occupe en ce moment toutes les bouches de la renommée : « Les sciences particulières, dit-il, sont les éléments de la science générale à laquelle on donne le nom de philosophie ; ainsi, la philosophie a eu nécessairement et aura toujours le même caractère que les sciences particulières. » C’est bien ainsi que les positivistes conçoivent aujourd’hui la philosophie et M. Littré ne dirait pas mieux. Quant aux sciences particulières qui la composent, il les énumère presque dans le même ordre qu’on l’a fait plus tard : astronomie, chimie, physiologie, psychologie, en ayant grand soin de faire de celle-ci une simple dépendance de la physiologie et de la substituer, sous le nom de psychologie physiologique, qu’on croit avoir inventé de nos jours, à la psychologie conjecturale d’autrefois.

Enfin, nous trouvons chez Saint-Simon, soit qu’il l’ait découverte par lui-même, soit qu’il la doive, comme on l’a prétendu, au docteur Burdin, jusqu’à la fameuse loi des trois états de la connaissance humaine : « En examinant, dit-il, le caractère relatif et positif du tout et des parties de la science, on trouve que le tout et les parties ont dû commencer par avoir le caractère conjectural ; qu’en suite le tout et les parties ont dû avoir le caractère mi-conjectural et positif ; qu’enfin le tout et les parties doivent acquérir autant que possible le caractère positif. » Ce sont bien là, sous des dénominations un peu différentes, les trois états théologique, métaphysique et positif, dont on fait si grand bruit de nos jours.

On voit que, si Saint-Simon n’est précisément l’auteur ni de la religion saint-simonienne, inaugurée depuis par Enfantin, ni de la philosophie positive, élaborée par Auguste Comte, il en est bien le précurseur.

En 1814, au milieu de l’ébranlement causé par la chute de l’Empire et par la restauration du régime parlementaire, les idées de notre réformateur prirent pour quelque temps une autre direction. Il publia, avec un jeune disciple plein d’avenir, avec Augustin Thierry, qui professa pendant quelques années ses doctrines, un ouvrage presque exclusivement politique, mais où le sentiment de l’importance de l’élément religieux s’accusait encore. C’est bien à tort, disaient nos deux auteurs, au commencement de ce travail, qui est intitulé : de la Réorganisation européenne