Études morales et politiques - Ligaran - E-Book

Études morales et politiques E-Book

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Extrait : "Le livre de M. Saisset (que l'auteur me pardonne de commencer par une critique) a le défaut de porter un titre trop général; on ne voit pas assez quel est le sujet. Philosophie religieuse est un nom vague qui se prête aux designations les plus diverses; d'ordinaire il indique quelque nouvelle tentative pour concilier la philosophie et le christianisme, la raison et la foi..."

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Seitenzahl: 526

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335066852

©Ligaran 2015

À M. S. DE SACY

 

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Mon cher ami,

Permettez-moi de vous dédier ces pages, où votre nom revient plus d’une fois. Ne les lisez pas ; je ne suis point un classique, et ne veux point troubler de douces habitudes ; mais gardez ce volume dans un coin de votre bibliothèque, comme le souvenir d’un compagnon d’armes et d’un ami. Depuis dix ans enrôlé sous votre drapeau, je suis resté fidèle à notre mot d’ordre : Évangile et liberté. Plus j’avance dans la vie, plus cette devise me console et me soutient, plus j’essaye de faire partager notre commun espoir à ceux qui m’écoutent ou me lisent. C’est à ce titre, mon cher de Sacy, que j’ose vous offrir ce livre, et que j’ai la hardiesse de vous dire, en me cachant derrière Cicéron : Vale et me ama.

ÉDOUARD LABOULAYE.

Paris, 20 juin 1862,

Préface

Voici le troisième recueil d’articles que j’offre au public. La bienveillance avec laquelle on a reçu les Études contemporaines sur l’Allemagne et les pays slaves, ainsi que la Liberté religieuse, m’a enhardi à faire cette nouvelle collection. On y trouvera les mêmes idées et les mêmes espérances : ma foi n’a pas changé. Plus que jamais je crois au Dieu personnel, au Dieu consolateur ; plus que jamais je crois que le monde ne peut se passer ni de religion ni de liberté. S’il y a dans ce volume un caractère qui puisse le distinguer des autres, c’est peut-être que j’y ai mis plus de moi-même, que j’y ai dit avec plus d’abandon combien l’expérience et la vie me ramènent chaque jour davantage à l’Évangile et au Christ. Tous les systèmes qui chassent Dieu du monde et du cœur de l’homme me paraissent aussi faux en philosophie qu’en politique ; ce sont des doctrines de désespoir que je repousse de toutes les forces de mon âme, comme l’erreur et le danger de notre temps.

Un des grands malheurs de notre époque, c’est que l’Église catholique, troublée dans ses intérêts temporels, ou menacée dans ses privilèges politiques, se délie des idées modernes, et n’a que des anathèmes pour ces principes de 1789, d’où le salut lui viendra quelque jour. Il y a là un malentendu funeste, dont la religion ne souffre pas moins que la société. Rien, dans l’Évangile, ne justifie cette vaine terreur ; le christianisme est tout à la fois la religion et la philosophie de la liberté. C’est pour combattre cette erreur, c’est pour faire cesser ce divorce fatal que je suis souvent revenu sur les institutions des États-Unis. L’Amérique, si mal jugée en France, nous donne le spectacle d’une démocratie féconde, qui se réclame de l’Évangile, et fait du christianisme la condition essentielle de la liberté. Un peuple qui risque sa fortune pour rejeter loin de lui l’esclavage, c’est la plus grande chose que le dix-neuvième siècle aura vu. Voilà un exemple qu’il ne faut point laisser perdre, et que je signale à toutes les âmes pieuses, à tous les cœurs généreux qui ne veulent désespérer ni de Dieu ni de l’avenir.

Un recueil tel que celui-ci ne s’adresse qu’à un public peu nombreux ; mais s’il y a dans ce volume quelques pages qui puissent raffermir une foi ébranlée ou ranimer un libéralisme éteint, j’aurai reçu le seul prix que j’ambitionne, j’aurai servi la cause à laquelle j’ai dévoué ma vie.

Paris, 20 juin 1862.

De la personnalité divine

Essai de philosophie religieuse, par M. Émile Saisset.

Le livre de M. Saisset (que l’auteur me pardonne de commencer par une critique) a le défaut de porter un titre trop général ; on ne voit pas assez quel en est le sujet. Philosophie religieuse est un nom vague qui se prête aux désignations les plus diverses ; d’ordinaire il indique quelque nouvelle tentative pour concilier la philosophie et le christianisme, la raison et la foi. Il n’y a rien de pareil dans l’ouvrage intéressant que j’ai sous les yeux. La question qu’aborde M. Saisset est d’un ordre plus élevé ; ce qu’il examine, c’est le problème fondamental de toute religion comme de toute philosophie. Son livre est une théodicée, ou, pour parler français, un essai sur la personnalité de Dieu. Que ne l’a-t-il nommé : Traité de l’existence de Dieu et de ses attributs ? c’est le titre que Fénelon a consacré ; c’est tout à la fois le plus exact et le mieux fait pour appeler l’attention du lecteur.

La personnalité divine, est-ce là un problème qu’on ait besoin de discuter aujourd’hui ? Oui, sans doute, et j’oserai dire que pour notre société il n’y en a point dont la solution soit plus nécessaire et plus urgente. Nous ne sommes plus au temps où Bernardin de Saint-Pierre, rompant avec l’athéisme du dix-huitième siècle, prenait en main la cause de l’Être suprême devant un public étonné de cette hardiesse ; mais si personne aujourd’hui ne se dit athée, si personne n’est assez insensé pour prétendre que les choses vont au hasard et que l’univers n’a point de loi, il s’en faut de beaucoup que la science moderne accepte le Dieu du christianisme, le Dieu de Descartes, de Bossuet et de Leibnitz. Pour la plupart des naturalistes, comme pour les nouveaux philosophes qui s’inspirent de l’Allemagne, Dieu est devenu un nom vague et sans objet. Ce n’est plus l’Être vivant, source de toutes les existences, celui qui a librement créé l’homme et le monde, qui les environne et les soutiens de sa toute-puissante bonté ; Dieu, c’est le synonyme de l’absolu, de l’infini, de l’idéal, considérés comme attributs de l’univers, ou comme de purs concepts de la raison ; en d’autres termes, Dieu n’est plus qu’une abstraction et un mot.

Regardons autour de nous, nous verrons des écoles diverses d’origine et de caractère, écoles qui s’entre-combattent, mais qui toutes s’accordent en ce point qu’elles cherchent à écarter du monde un Dieu personnel. C’est l’école positiviste, qui s’enferme dans l’étude des phénomènes et ne voit dans la succession des choses que le jeu de lois nécessaires au-delà desquelles la raison n’a pas le droit de remonter. Ce sont des systèmes qui s’inspirent des idées de Hegel, qui les habillent à la française et les transforment de mille manières ; mais sous ces déguisements on reconnaît toujours le maître à son Dieu Nature et Humanité, Dieu qui ne se connaît pas lui-même, et qui n’est, sous un autre nom, que l’ensemble des êtres. Voilà les doctrines qui, dit-on, doivent réconcilier la science et la philosophie en ruinant les idoles de l’antique théologie ; voilà les théories que défendent des hommes dont on ne peut contester ni la sincérité ni le talent ; voilà les idées qui peu à peu s’infiltrent dans les esprits et gagnent les cœurs. En dehors du christianisme et de l’école spiritualiste, la philosophie marche à la négation d’un Dieu personnel. La Providence n’est plus qu’un vieux mot inventé par la foi naïve de l’humanité. Une loi inexorable tourne le monde ; la nature est une force inconsciente qui produit et absorbe toutes les existences ; nous revenons à la fatalité des stoïciens.

« Qu’importent ces vaines théories ? dira-t-on. N’y a-t-il pas vingt siècles que Cicéron s’écriait déjà qu’il n’y a rien de si absurde qui n’ait été avancé par quelque philosophe ? Montaigne n’a-t-il pas remarqué depuis longtemps qu’infinis esprits se trouvent ruynés par leur propre force et soupplesse ; et que c’est de la plus subtile sagesse que se fait la plus subtile folie ? Toutes ces orgueilleuses constructions ressemblent à la tour de Babel ; elles commencent par menacer le ciel, elles finissent par la confusion des langues. Laissez-les tomber d’elles-mêmes : la science et la vérité n’ont rien à faire avec ces illusions. » Ce dédain peu justifié a plus d’un danger. Il n’est pas vrai que les systèmes soient de pures créations de la fantaisie, comme sont les caprices d’un poète ; les systèmes ont des racines profondes, il faut compter avec eux. Que la philosophie soit cause ou effet des idées régnantes, il y a toujours un lien étroit entre la vie d’une société et sa foi philosophique. En chaque siècle on trouve des doctrines qui entraînent les esprits, parce qu’elles répondent aux besoins, aux désirs, aux passions du temps. Dans l’empire romain, quand pour tromper la jalousie du maître chacun se réfugiait dans ses jouissances ou dans sa pensée, est-ce le hasard qui faisait triompher le matérialisme d’Épicure et le panthéisme des stoïques ? Le spiritualisme, au contraire, n’a-t-il pas toujours été le fruit naturel de temps meilleurs ? N’est-ce pas la philosophie de la liberté ?

Il faut donc nier l’histoire ou reconnaître que dans toute philosophie digne de ce nom il y a un fonds essentiel, un élément vital qu’il n’est pas permis de dédaigner. Pour tout homme qui réfléchit, il vient une heure où se dresse devant lui le sphinx qui menace de le dévorer s’il ne résout pas le grand problème de toute vie comme de toute science humaine ; ce problème, c’est celui de la personnalité divine. Si cette recherche ne concernait que Dieu, on pourrait dire que l’éternelle Majesté n’a pas besoin de notre impuissante curiosité ; le plus sage serait de se tenir dans le silence et le respect. Mais la personnalité divine implique la nôtre ; c’est par là que cette question nous touche au plus profond du cœur. Si Dieu n’a ni volonté, ni liberté, ni conscience, si, en un mot, il n’est pas une personne, nous ne sommes rien. S’il n’y a dans le monde qu’un être universel dont nous faisons partie, si la pierre, la plante, l’animal, l’homme ne sont que les manifestations diverses de cette force aveugle qui ne se connaît pas, que sommes-nous autre chose qu’une goutte d’eau dans un torrent qui entraîne tout et ne s’arrête jamais ? Qu’on ne nous parle plus de liberté, de vertu, d’immortalité ; tout cela peut être notre apanage, si nous dépendons d’une intelligence et d’une bonté suprême, mais tout cela n’est qu’une illusion, si nous sommes un atome imperceptible de ce Léviathan qu’on nomme l’univers. Au milieu de ces phénomènes qui passent en courant, nous ne savons plus où nous prendre nous-mêmes ; nous sommes faits de l’étoffe des rêves, comme dit le poète, et notre courte vie est tout entourée de sommeil :

We are such stuff
As dreams are made of, and our little life
Is rounded with a sleep.

Si savants, si vertueux que soient les auteurs et les disciples de ces nouvelles philosophies, fussent-ils aussi sages que Marc-Aurèle, aussi constants et aussi résignés que Spinoza, leur doctrine, il faut le dire, fait le vide dans l’âme humaine, elle en chasse tout ce qui donne du prix à l’existence. Qu’est-ce que le devoir s’il ne nous engage qu’envers nous-mêmes ou notre espèce ? Qu’est-ce que l’espérance si elle finit au tombeau ?

En signalant ces tristes conséquences, je n’entends pas qu’on en puisse tirer une fin de non-recevoir pour écarter sans discussion les nouvelles théories. Ce sont les principes seuls qu’un philosophe a droit d’attaquer : il ne condamne et ne rejette que l’erreur. La philosophie est la religion de la vérité ; elle prend le vrai où elle le trouve, sans égard aux croyances les plus respectables, aux préjugés les plus légitimes, aux intérêts les plus sacrés. C’est là sa force ; c’est là ce qui, malgré tant de déceptions, lui ramène toujours les hommes. On se lasse et on se dégoûte des systèmes, mais notre âme a un invincible besoin de la vérité ; nous la cherchons partout pour nous donner à elle ; il nous la faut, dût-elle nous ôter tout espoir. La seule chose que je veuille établir, c’est qu’en face de ces nouveautés il n’y a plus de place pour l’indifférence. Si notre foi est vraie, il faut la défendre ; si elle est fausse, il faut y renoncer, fût-elle la plus douce et la plus nécessaire des illusions.

D’où vient qu’aujourd’hui on abandonne les idées qui ont fait la grandeur de la société moderne ? Pourquoi n’a-t-on plus ce vif sentiment de la Providence et de l’immortalité qui soutenait nos pères dans l’adversité et les modérait dans la fortune ? L’Évangile est-il épuisé, les philosophies sorties de l’Évangile sont-elles ruinées, pour que sous des noms nouveaux et des formes plus savantes on voie renaître ces doctrines païennes qui devant le christianisme naissant s’éclipsaient comme l’ombre aux premiers feux du jour ? Il y a là une question qui touche à la fois l’histoire et la philosophie ; elle mérite toute notre attention.

Notre âme, notre pensée, de quelque nom qu’on l’appelle, est une force vivante et identique ; c’est par elle que nous sommes des individus, bien plus que par le corps qui change et se renouvelle à chaque battement de notre cœur. Dans cette âme, il y a des facultés diverses qui n’en détruisent pas plus l’unité que la variété de nos organes n’empêche l’unité de notre corps. C’est la sensibilité, c’est l’imagination, c’est la conscience, c’est la raison, c’est la volonté. Toutes ces facultés vont à Dieu, mais par des chemins différents ; toutes n’éclairent pas du même jour le problème de notre destinée. Un Aristote, un Bossuet, un Leibnitz, un Cuvier tiennent en bride toutes ces énergies et les font marcher d’un même pas ; le génie chez ces grands hommes n’est qu’un suprême bon sens ; mais c’est le petit nombre qui sait maintenir cet équilibre. La plupart du temps on se laisse entraîner par une faculté dominante ; comme le paysan de Luther, on ne se redresse d’un côté que pour verser de l’autre. Quand on n’envisage les choses que sous un seul aspect, on s’égare forcément. On tire une vérité de ses limites, et en la grossissant outre mesure, en lui donnant tout, on n’en fait plus qu’une erreur. C’est l’histoire des systèmes ; tous sont faux parce que tous sont incomplets.

Cherchons des exemples autour de nous. Les sciences naturelles ont pris de nos jours un développement considérable. On a observé la succession des phénomènes, on en a saisi la marche ; dès lors on s’est trouvé maître de la nature. Dès qu’on la connaît, c’est chose aisée que de la plier à nos besoins ; quand on lui cède, elle obéit. Cette méthode d’observation n’a pas seulement renouvelé les études physiques, c’est une vérité conquise qui a profité à la psychologie, à la morale, à la politique. Qu’il s’agisse de phénomènes naturels ou de phénomènes de la conscience, c’est à l’observation seule qu’on s’adresse aujourd’hui pour en obtenir des lois générales ; on n’explique plus les faits par des hypothèses ; le temps des systèmes à priori est passé à jamais.

Tout cela est légitime, tout cela est la gloire de notre âge ; mais cette découverte d’un admirable instrument a égaré des esprits absolus. Entrés dans le sanctuaire de la nature, éblouis par le magnifique spectacle de ces phénomènes physiques qui pour la première fois se déroulaient devant eux suivant un ordre constant et enfin connu, des philosophes en sont venus à renfermer toute science dans l’observation des phénomènes sensibles, ils ont défendu à la raison de sortir de l’espace et du temps. M. Auguste Comte est le fondateur de cette école, qu’il a baptisée du nom de positiviste ; elle a trouvé dans M. Littré un disciple plus grand que le maître, un avocat ardent, convaincu, qui emploie un talent de premier ordre à défendre par des arguments nouveaux une cause perdue depuis deux mille ans.

L’école positiviste se défend d’être athée ; car l’athée, dit-elle, est un théologien à sa façon, qui a son explication de l’essence et de l’origine du monde, tandis que la philosophie positive n’étudie que le relatif, ne sait rien de l’origine des êtres, ni de leur fin, et, par conséquent, ne nie rien et n’affirme rien. En d’autres termes, si je comprends M. Littré, c’est un scepticisme mitigé qui ne voit de vérité que dans l’observation sensible, et doute de tout le reste. Mais ce doute est insupportable, la raison ne s’y peut tenir ; une philosophie qui écarte comme hypothèses insolubles l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme n’est pas pour nous une philosophie. Cela est si vrai que, malgré son dédain pour la métaphysique, l’école positiviste a une solution pour ces problèmes inévitables. Cette solution, c’est que l’univers est un ensemble illimité qui a ses causes en lui-même ; en d’autres termes, il n’est nul besoin d’un Dieu personnel pour l’expliquer. Sur ce point, écoutons M. Littré ; il a au plus haut degré la première vertu du philosophe : la sincérité ; c’est un écrivain puissant qui ne souffre jamais d’ombre sur sa pensée :

« Encore bien qu’il ne puisse rester aucun doute sur ce qu’il faut penser des causes premières et finales… pourtant, dans une matière si sérieuse et si décisive, il importe d’être explicite et de ne pas laisser d’accès aux fausses interprétations. Ceux qui croiraient que la philosophie positive nie ou affirme quoi que ce soit là-dessus se tromperaient ; elle ne nie rien, n’affirme rien ; car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. Ce qu’il y a d’établi présentement, c’est que les deux bouts des choses nous sont inaccessibles, et que le milieu seul, ce que l’on appelle en style d’école le relatif, nous appartient. Nous ne savons rien sur la cause de l’univers et des habitants qu’il renferme ; ce qu’on en raconte ou imagine est idée, conjecture, manière de voir, suggérées spontanément à l’esprit par le premier aspect. Ce fut là l’hypothèse primordiale, début de toute civilisation et de toute science. Mais peu à peu la science et la civilisation ont trouvé aux choses un second aspect. La philosophie positive ne s’occupe donc ni des commencements de l’univers, si l’univers a des commencements, ni de ce qui arrive aux êtres vivants, plantes, animaux, hommes, après leur mort, ou à la consommation des siècles, s’il y a une consommation des siècles. Permis à chacun de se figurer cela comme il voudra ; aucun obstacle n’empêche celui qui s’y complaît de rêver sur ce passé et sur cet avenir. Mais quoi qu’on pense de ce qui est par-delà le temps et l’espace, quelque solution individuelle que l’on donne aux insolubles questions d’origine et de fin, le fait est que l’univers nous apparaît présentement comme un ensemble ayant ses causes en lui-même, causes que nous nommons ses lois. Le long conflit entre l’immanence et la transcendance touche à son terme : la transcendance, c’est la théologie ou la métaphysique expliquant l’univers par des causes qui sont en dehors de lui ; l’immanence, c’est la science expliquant l’univers par des causes qui sont en lui. »

Dire que la science explique l’univers par des causes qui sont en lui, si l’on entend par là des causes physiques, c’est évidemment prendre parti pour un système qui n’est pas le spiritualisme. Vrai ou faux, ce système est fatal à l’humanité, alors même qu’à l’exemple des stoïciens on y joint une morale héroïque, car, en écartant Dieu comme une hypothèse inutile, cette philosophie nous laisse sans soutien et sans espoir. Mais ce qui me frappe dans l’assertion de M. Littré, c’est qu’elle n’est pas légitime ; en d’autres termes, pour en arriver là, il faut que la philosophie positive sorte du cercle où elle s’est volontairement emprisonnée. S’enfermer dans l’étude des phénomènes, c’est, il me semble, renoncer du même coup à expliquer le pourquoi des choses. On aura beau entasser des millions d’expériences, on rencontrera toujours certains faits primordiaux dont nous n’avons pas le secret, et au-delà desquels nos sens ne saisissent plus rien. C’est ce que M. Littré nomme des lois, une condition dernière devant laquelle il s’arrête. La science, dit-il, ne peut aller plus loin. Les deux bouts des choses nous sont inaccessibles. Soit ; mais restez-en là ; vous n’avez pas le droit de conclure que l’univers a sa cause en lui-même plutôt que hors de lui-même, car l’observation ne vous apprend rien de semblable ; la notion même de cause est étrangère à toute philosophie de la sensation.

Qu’un Dieu personnel ait créé le monde et le fasse durer, ou que l’univers ait en soi sa raison d’être et sa loi, que ce prodigieux édifice soit l’œuvre d’un architecte divin, ou qu’il ait toujours existé par lui-même, cela ne change rien aux phénomènes, et de votre aveu vous ne pouvez connaître que les phénomènes. Vous êtes donc condamnés à douter éternellement des principes et des causes ; toute conclusion est empruntée à cette métaphysique que vous déclarez une chimère, et dont néanmoins vous ne pouvez vous passer.

Au fond, M. Comte a voulu tout expliquer par une méthode qui n’est légitime que dans le domaine des choses qu’on pèse, qu’on nombre et qu’on mesure ; vérité dans ces limites, erreur au-delà. Toute philosophie a un triple objet : Dieu, la nature et l’homme. M. Comte écarte Dieu comme inutile, et n’étudie dans l’homme que certains phénomènes qui tombent sous les sens. Mais on ne gagne rien à de pareilles mutilations. M. Saisset l’a démontré dans un beau travail. Ce ne sont pas nos yeux qui voient la nature dans son ensemble, c’est notre esprit. « Par l’espace, a dit Pascal, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par ma pensée, je le comprends. » C’est en transportant dans le monde les données de la raison que nous pénétrons le secret des phénomènes et de leur enchaînement. Prétendre expliquer l’univers sans s’élever au-dessus de l’observation sensible, c’est réduire la philosophie à enregistrer et à cataloguer des faits. M. Littré parle de lois et de causes ; est-ce dans la nature ou en lui-même qu’il a trouvé ces notions qu’il applique aux choses du dehors ? Comment saurions-nous ce que c’est qu’une cause, si l’habitude de vouloir et d’agir ne nous avait d’abord appris que nous sommes une force vivante, une cause active et féconde ? D’où nous vient l’idée de loi, si ce n’est qu’en commandant à nos organes nous voyons l’effet suivre la volonté ? Ce n’est donc pas le monde qui explique l’homme, c’est l’homme qui explique le monde, en faisant de sa pensée la mesure des choses, seule mesure, après tout, qui lui appartienne. Voilà pourquoi une philosophie qui laisse de côté les notions de la conscience et les concepts de la raison est une philosophie incomplète et qui n’approchera jamais de la vérité.

Les anciens étaient meilleurs logiciens que nous, même dans leurs erreurs. Épicure livrait le monde au hasard ; il avait raison, c’était le seul moyen de sauver son système. Les idées de loi et de cause, étant tirées de nous-mêmes, sont tout imprégnées d’intelligence et de personnalité. Il est impossible d’y ramener les phénomènes sans qu’aussitôt l’univers n’apparaisse à nos yeux comme l’œuvre d’une raison et d’une volonté suprêmes. Nous ne comprenons pas une loi sans législateur, un ordre sans sagesse, une première cause qui ne sait pas ce qu’elle fait. C’est ce que Leibnitz a expliqué avec un sens admirable dans une de ses lettres à Pélisson :

« L’effet ne s’entend jamais bien que par sa cause. C’est pourquoi on a grand tort de vouloir expliquer les premiers principes de la nature sans vouloir y faire entrer Nσõν, la sagesse divine… Il est vrai qu’on peut expliquer les particularités de la nature sans avoir recours à la cause première et souveraine, par les seules lois de nature ou de mécanique bien établies. Mais on ne saurait rendre la dernière raison de ces lois que par un recours à la sagesse du législateur. »

« Dieu, dit-il dans une autre lettre, est la dernière raison de l’univers, ultima ratio rerum. »

On dirait que Leibnitz a prévu les erreurs modernes. Les sciences naturelles, qui ne s’occupent que des corps et de leurs propriétés, n’ont pas besoin de métaphysique pour diriger leurs expériences ; elles nomment lois, dans un sens peu philosophique, soit la simple succession des phénomènes, soit le fait primitif au-delà duquel elles ne peuvent remonter. Dans la première acception, la loi n’est que l’étiquette d’une série ; dans la seconde, c’est une inconnue que peut-être la science dégagera plus tard pour se trouver en face d’un problème nouveau. Mais la philosophie, qui n’est que l’effort de l’esprit humain pour trouver les vérités premières, ne peut ainsi s’arrêter à un anneau de la chaîne ; il faut tout au moins qu’elle nous dise ce qu’elle pense de ce fait primordial. Déclarer qu’il est inexplicable et qu’on ne peut remonter au-delà, ce n’est pas démontrer que ce fait a sa cause en lui-même, c’est confesser le mystère d’une cause inconnue. Pascal, fort injuste envers Descartes, disait souvent : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu. » Cette chiquenaude, n’en déplaise à Pascal, c’est toute la métaphysique. Le monde est pour nous comme une horloge vivante. Chaque jour nous connaissons mieux les forces qui l’animent ; mais quand même ces forces n’auraient plus rien de caché, resterait toujours la chiquenaude, et plus que jamais il nous faudrait conclure à l’existence de l’horloger.

Chose incroyable ! plus la science de la nature fait de progrès, plus elle découvre de merveilles, merveilles de sagesse et de raison, et plus elle rejette dans l’ombre l’idée d’un premier auteur. On dirait que la richesse et la perfection du travail lui cachent la main de l’ouvrier. Pour un Cuvier (je ne parle que des morts), combien de savants qui semblent croire qu’à force de recherches ils trouveront un fait élémentaire qui leur donnera le mot de l’énigme ! On ne voit pas que, plus on s’enfonce et plus on sent l’infini qui nous déborde de toutes parts. On ne voit pas que si par impossible on trouvait une loi qui expliquât l’univers, il faudrait à son tour expliquer cette loi et savoir qui l’a faite ; on se retrouverait en face du problème éternel.

Que la science s’élève au plus haut des espaces célestes ou qu’elle descende au plus profond des abîmes, qu’elle pèse le soleil ou qu’elle compte les millions d’êtres que renferme une goutte d’eau, partout et toujours elle trouvera assez de géométrie, d’harmonie, de dessein pour aboutir malgré elle à une première loi, pour saisir au travers des ombres l’image visible d’un ordre suprême. Je sais qu’en abusant des causes finales on est arrivé à des conclusions ridicules ; est-il plus sage de reconnaître une organisation dans le monde et d’en nier l’auteur ? La nature est remplie de mystères qu’on n’a pas expliqués et que peut-être on n’expliquera jamais ; cela donne-t-il à la science le droit de nier les preuves les plus visibles d’une sagesse admirable ? Le plus petit insecte comme la plus simple fleur ne révèlent-ils pas à nos yeux étonnés un art qui dépasse infiniment toute l’industrie des hommes ? Dans ces merveilleuses créations est-il possible de voir autre chose que l’œuvre d’une intelligence sans pareille, et qu’est-ce que cette intelligence, sinon ce Dieu qu’on ne peut fuir et qui s’impose à notre raison comme à notre cœur ?

J’ai parlé longuement d’une philosophie engendrée par l’étude exclusive de la nature ; après l’essor que les sciences physiques ont pris de nos jours, c’est la doctrine qui répond le mieux aux faiblesses de l’esprit moderne, celle qu’il est le plus nécessaire de combattre, tout en faisant une juste part aux vérités qu’elle contient. Mais, comme je l’ai dit plus haut, l’observation sensible n’épuise pas toutes les forces de notre âme, nous avons d’autres facultés que la sensation, et chacune de ces facultés a pour ainsi dire sa philosophie et sa religion particulières. C’est ce que Gœthe a exprimé d’une façon piquante dans une de ses lettres à Jacobi :

« Quant à moi, dit-il, avec les divers penchants de mon âme, je ne puis me contenter d’une seule façon de penser. Comme artiste et comme poète, je suis polythéiste ; comme naturaliste, au contraire, je suis panthéiste, et l’un aussi décidément que l’autre. Comme individu moral, ai-je besoin d’un Dieu unique pour ma personnalité, je sais aussi où le trouver. Les choses du ciel et de la terre forment un règne si vaste, que pour l’embrasser ce n’est pas trop de tous les organes de tous les êtres réunis. »

Il y a un grand fonds de vérité dans les paroles de Gœthe. Aujourd’hui, par exemple, ce qui, après la science, tient le premier rang dans notre société, c’est l’art ; et il est visible que l’art est polythéiste, ou, si l’on aime mieux, panthéiste, ce qui n’est qu’une différence de mots. Comme les anciens, nos peintres et nos sculpteurs divinisent à l’envi la nature ; ils ne voient rien au-delà de la forme et de la couleur. On ne comprend plus ni la foi naïve des premiers maîtres, ni l’idéal que Michel-Ange plaçait :

Nel bel, ch’età non cangia o verno.

L’art pour l’art, c’est la devise de notre temps. En dehors d’Ary Scheffer, qui donc sent aujourd’hui que la forme et la couleur ne sont qu’une enveloppe, et qu’il faut chercher plus haut l’éternelle beauté ? L’art n’a-t-il pas à souffrir de cette conception étroite ? À n’admirer que la réalité, n’en devient-on pas l’esclave ? Je le laisse à juger aux connaisseurs. Ce qui est certain, c’est que cette conception a pénétré dans les lettres, et qu’elle y exerce une influence peu favorable. La poésie ne poursuit plus que l’expression des choses visibles ; la critique fait comme la poésie, elle ne croit qu’à ce qui lui paraît beau. Religions, philosophies, poèmes, lois, évènements, ce sont pour elle autant de phénomènes naturels venus à l’heure nécessaire, et ayant chacun leur beauté, suivant les temps et les lieux. Cette méthode, contenue en des bornes légitimes, a son bon côté ; elle permet d’être juste avec les hommes et les idées d’autrefois ; mais il ne faut pas que le beau éclipse le vrai et le bien, autrement l’histoire n’est plus qu’un spectacle sans portée ; le jeu des acteurs nous fait oublier le poète éternel. Quand la science prend pour objet la vérité, elle rencontre partout Dieu présent dans le long développement des choses humaines ; quand elle poursuit un idéal de beauté que chacun imagine au gré de sa fantaisie, elle n’est plus que le plaisir raffiné de quelques esprits délicats. Ce n’est plus le bien ou le mal qui nous touchent, c’est la grandeur, la force, l’éclat, la passion, la douleur, la poésie, tout ce qui brille, tout ce qui émeut. On s’incline avec respect devant la sublime figure du Christ cloué sur un bois sanglant ; mais avec la même bonne foi on se sent païen au milieu des fêtes splendides de la Grèce ; on devient bouddhiste à contempler la résignation mystique de Sakya-Mouni, musulman quand on écoute le silence du désert. Dans cette admiration universelle l’âme s’alanguit ; à force de tout comprendre la critique finit par ne rien juger ; la science tourne à la curiosité.

Si l’art et la nature ne nous mènent pas directement à Dieu ; si, en nous enivrant de leurs illusions, les sens et l’imagination nous égarent à mi-chemin, où donc trouver la vérité ? Rentrons en nous-mêmes : la conscience et la raison nous donneront le Dieu que nous cherchons. La conscience ne s’arrête pas aux phénomènes, elle ne se laisse pas ébranler par le désordre apparent des choses ; au travers de cette confusion, elle sent un art caché, elle entrevoit une raison supérieure, elle va droit à l’idée d’ordre et de loi. Ce n’est pas tout : comme elle se sent libre, et cependant soumise à une règle qu’elle n’a pas faite, elle s’élève à l’idée d’un ordre moral, d’une loi qui gouverne les hommes non moins que le monde. Cette idée n’est pas une abstraction pour la conscience, c’est une idée vivante, c’est Dieu lui-même conçu comme Providence, c’est-à-dire comme la justice suprême et la suprême bonté. Aujourd’hui cette notion de la Providence a faibli ; nous étudions la nature plus que notre âme, nous vivons en dehors ; la fatalité des lois physiques nous éblouit. Ajoutez que les révolutions, en jetant le droit aux pieds de la force, ruinent cet énergique sentiment de la justice divine dont notre cœur a besoin pour résister aux tentations du désespoir et de l’égoïsme. Et cependant, chaque fois que le malheur nous ramène violemment en nous-mêmes, nous retrouvons au fond de notre conscience ce Dieu qui prend pitié de la faiblesse, ce Dieu qui relève l’innocence écrasée et qui trouble le crime triomphant. Il ne nous faut qu’un peu de silence et de retraite pour reprendre courage, en entendant cette voix qui nous dit comme à Pascal : « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. »

La raison s’élève plus haut. Quand on réfléchit, on se sent en contradiction avec les phénomènes extérieurs. Au dehors, tout nous limite ; notre corps n’est qu’un point dans l’espace ; au-dedans rien ne nous arrête ; notre âme s’envole vers ce que la main n’a jamais touché, vers ce que l’œil n’a jamais vu. Nous n’apercevons que des choses finies ; mobiles, passagères, imparfaites, et pourtant ce spectacle éveille en nous l’idée de l’infini, de l’immuable, de l’éternel, du parfait. La fuite perpétuelle des phénomènes nous effraye ; elle nous force à concevoir un être qui subsiste par lui-même, seule cause, seul support de tout ce qui passe et nous emporte. Par où ces idées sont-elles entrées dans notre âme ? Ce n’est pas une généralisation des phénomènes observés, elles sont en opposition avec eux. Et cependant ce sont des vérités que nous entendons d’une façon si précise et si positive, qu’il est impossible de nous faire jamais prendre aucune autre chose pour celle-là.

« Donnez-moi, dit Fénelon, une chose finie aussi prodigieuse qu’il vous plaira ; faites en sorte qu’à force de surpasser toute mesure sensible, elle devienne comme infinie à mon imagination, elle demeure toujours finie en mon esprit ; j’en conçois la borne lors même que je ne puis l’imaginer. Je ne puis marquer où elle est, mais je sens clairement qu’elle est ; et loin qu’elle se confonde avec l’infini, je conçois avec évidence qu’elle est encore infiniment distante de l’idée que j’ai de l’infini véritable. »

C’est ainsi que la raison nous donne Dieu par un témoignage direct et invincible ; Dieu est pour ainsi dire mêlé aux plus hautes facultés de notre âme, comme la cause, la loi et l’objet de notre entendement. On a reproché à Descartes d’avoir réduit en forme d’argument cette preuve de l’existence de Dieu ; Leibnitz, dit-on, n’a pas mieux réussi. Je crois aussi qu’on ne peut enfermer dans un syllogisme une vérité de cet ordre ; mais il me semble qu’en ce point, comme en d’autres, on a été trop sévère avec Descartes ; on a mieux aimé le condamner que l’entendre. Qu’y a-t-il de plus simple, de plus fort et de moins scolastique que ce passage de la troisième méditation :

« Il me reste seulement à examiner de quelle façon j’ai acquis cette idée (l’idée d’un être souverainement parfait) ; car je ne l’ai pas reçue par les sens, et jamais elle ne s’est offerte à moi contre mon attente, ainsi que font d’ordinaire les idées des choses sensibles, lorsque ces choses se représentent aux organes extérieurs des sens. Elle n’est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit, car il n’est pas en mon pouvoir d’y diminuer ni d’y ajouter aucune chose ; et par conséquent il ne reste plus aucune chose à dire, sinon que cette idée est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé, ainsi que l’est l’idée de moi-même. Et de vrai on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée, pour être comme la marque de l’ouvrier, empreinte sur son ouvrage ; et il n’est pas nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de cet ouvrage même ; mais de cela seul que Dieu m’a créé, il est fort croyable qu’il m’a en quelque façon produit à son image et semblance, et que je conçois cette ressemblance, dans laquelle l’idée de Dieu se trouve contenue, par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même ; c’est-à-dire que, lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète et dépendant d’autrui, qui tend et aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que je ne suis ; mais je connais aussi en même temps que celui duquel je dépends possède en soi toutes ces choses auxquelles j’aspire (et dont je trouve en moi les idées), non pas indéfiniment et seulement en puissance, mais qu’il en jouit en effet, actuellement et infiniment, et ainsi qu’il est Dieu. »

Pour échapper à cette preuve irrésistible, il faut nier que nous trouvions en nous-mêmes les idées d’infini et de perfection, ou prétendre que ce sont là des conceptions vides et sans objet, ou mettre l’infini et la perfection même dans le monde. Ce sont là des efforts désespérés qui ont toujours échoué contre l’énergique résistance de notre âme. Concilier la réalité avec ces notions intimes est peut-être au-dessus des forces de l’esprit humain ; mais il nous faut accepter les deux termes du problème, et, comme dit Bossuet, « tenir toujours fortement les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours le milieu par où l’enchaînement se continue. »

Reste enfin une dernière force de notre âme, dont la philosophie tient en général trop peu de compte. C’est le sentiment, c’est l’amour, voilà le principe essentiel de toute religion, le ressort de toute volonté. « Un seul soupir de l’âme vers le meilleur, le futur et le parfait, dit excellemment Hemsterhuis, est une démonstration plus que géométrique de la Divinité. » Les philosophes, qui se tiennent dans la région des idées pures, ne voient dans le sentiment qu’une vérité obscure qui passe par l’esprit avant d’entrer dans le cœur ; ils ne croient pas qu’une faculté particulière révèle des vérités qui échapperaient à la raison. Je pense aussi que toutes ces distinctions sont artificielles ; il n’y a pas de vérité que nous ne sentions, pas de sentiment qui n’enveloppe une vérité. « On ne connaît que ce qu’on aime, a dit Gœthe, et plus la connaissance est entière et profonde, plus l’amour est vivant, plus la passion est forte. » L’erreur de la philosophie, c’est de négliger cet instinct qui pousse l’humanité vers Dieu, c’est de ne pas reconnaître la vérité qui en fait l’essence. Pour se décider, notre âme a besoin de certitude ; pour agir, notre volonté a besoin de soutien. À notre faiblesse il faut un appui qui ne manque jamais, un appui que nous sentions en nous-même sans le confondre avec notre propre personne, et qu’en même temps nous retrouvions au dehors. Que la philosophie analyse cet élément religieux, rien de mieux ; mais il existe, c’est un fait que l’observation constate, un fait qui dans la vie des hommes tient plus de place que toute la spéculation. Il me semble que la science moderne ne lui donne pas le rang qui lui appartient. Bacon en a vu l’importance ; c’est son grand argument contre l’athéisme, argument qui a pour lui l’expérience et la raison.

« Nier Dieu, dit-il, c’est détruire la noblesse de l’homme ; car certainement par son corps l’homme est parent de la bête, et s’il ne tient pas à Dieu par son âme, c’est une ignoble et basse créature. L’athéisme détruit toute magnanimité et ôte à la nature humaine tout moyen de s’élever. Prenez l’exemple d’un chien ; regardez avec quelle générosité et quel courage il ira de l’avant quand il se sent soutenu par son maître, qui est pour lui un Dieu ou une melior natura. Sans cette confiance dans une nature meilleure que la sienne, il est évident que l’animal n’atteindrait jamais à ce degré d’énergie. Il en est ainsi de l’homme ; quand il se repose et s’assure sur la faveur et la protection divines, il amasse une force et une foi que la nature humaine ne peut se donner par elle-même. Voilà pourquoi l’athéisme, haïssable de toutes façons, l’est surtout en ceci qu’il ôte à l’homme le moyen de s’exalter au-dessus de l’humaine fragilité. Et ce que je dis des individus est aussi vrai des nations. »

Rien de plus sensé que ces paroles familières. Que ce soit la raison ou la foi qui nous guide, il est certain qu’en dernière analyse toutes nos actions tiennent à l’idée que nous nous faisons de Dieu. Les naturalistes s’inclinent devant ces lois de fer qu’ils ne peuvent changer, et mettent toute leur force dans une résignation stoïque ; les artistes et les poètes, retirés de la vie active, admirent le spectacle du monde, ou se laissent bercer par les rêves de leur imagination ; quelques justes, clair-semés, soumettent toute leur conduite à la loi du devoir, et ne plient le genou que devant celui qui leur parle au fond du cœur ; de grandes âmes, comme Descartes et Leibnitz, Bossuet et Fénelon, adorent le Dieu de la raison qu’ils ne séparent pas du Dieu de l’Évangile ; d’autres philosophes, et M. Saisset est de ceux-là, se tiennent en dehors de la révélation auprès de Kant et de son école ; enfin le grand nombre des hommes (et ce n’est pas toujours le plus mal partagé) cède à l’instinct qui l’entraîne et obéit au Dieu que la religion lui fait connaître et aimer. Voilà où nous en sommes ; chacun de nous a sa place dans une de ces écoles ; mais dans notre siècle combien n’en est-il pas qui ont quitté la foi de leur jeunesse et à qui la science n’a servi qu’à perdre l’espérance ?

J’en ai assez dit pour montrer l’intérêt et la grandeur du problème que M. Saisset étudie. Entrons maintenant dans l’examen du livre, et disons d’abord quel ordre et quelle méthode a suivi l’auteur.

M. Saisset n’a pas voulu faire une œuvre didactique ; il a eu raison : la place était prise par M. Jules Simon, qui nous a donné un traité de l’existence de Dieu sous le titre de la Religion naturelle. Le titre est discutable ; je crois peu aux religions naturelles, mais le fond du livre est excellent et s’adresse à tout homme qui réfléchit. M. Saisset a écrit pour un public moins large ; c’est aux amis de la spéculation philosophique qu’il a songé, ou, pour mieux dire, c’est sa confession même qu’il a écrite. Il a voulu nous dire pourquoi il restait spiritualiste au milieu de l’ébranlement général. Comme M. Jules Simon, et sans se laisser effrayer par l’indifférence du public ni par l’abandon de ses anciens amis, il défend avec talent et courage le drapeau que M. Cousin relevait il y a quarante ans aux applaudissements de la France, charmée de retrouver en même temps le spiritualisme et la liberté.

L’ordre qu’a choisi M. Saisset est donc celui même qu’il a suivi dans ses études pour en arriver à se faire une conviction raisonnée. Il prend l’un après l’autre les grands philosophes de l’époque moderne : Descartes et Leibnitz, les apôtres du spiritualisme ; Kant, le défenseur du scepticisme moderne ; Spinoza et Hegel, qui représentent chacun une des faces du panthéisme. C’est une enquête ouverte avec une bonne foi parfaite ; c’est l’exposé sincère des idées qu’ont soutenues, des erreurs où sont tombés tous ces maîtres de la pensée.

L’enquête terminée, M. Saisset ferme les livres et nous donne le cours de ses propres méditations. Il se demande s’il y a un Dieu, si Dieu est accessible à la raison, s’il peut y avoir autre chose que Dieu, ce qui le conduit à examiner si le monde est éternel et infini et s’il y a une Providence ; il cherche enfin à pénétrer le mystère de la douleur, et conclut à la nécessité de la religion.

Toutes ces grandes questions sont traitées sous la forme la plus simple, sans appareil d’école, sans rien qui sente le métier. Dans une recherche qui intéresse tous les hommes, M. Saisset n’a pas voulu de ce langage métaphysique qui fait de la philosophie le privilège de quelques élus. Avec un peu d’attention, tout esprit cultivé peut le suivre ; c’est la parole élégante et facile d’un homme de goût qui rencontre souvent l’éloquence sans la chercher ni la fuir. Il y a toujours un charme secret dans ces confessions qui ne sont pas seulement celles de l’auteur ; chacun de nous a traversé les mêmes épreuves ; chacun de nous peut reconnaître le passage qu’il a franchi, l’écueil où il a échoué. C’est une lecture qui soutient et fortifie.

Je ne peux pas suivre M. Saisset dans toutes ses recherches, ni refaire après lui l’histoire de la philosophie ; il n’y a rien de trop dans son livre, et je ne suis rien moins qu’un philosophe ; mais je voudrais étudier avec l’auteur ce que je nommerai les deux grandes hérésies de la science moderne, le scepticisme et le panthéisme. C’est de ce côté qu’on penche aujourd’hui, c’est là qu’est le danger de l’avenir ; c’est aussi sur ce point que M. Saisset a concentré tout l’effort de son talent.

On sait que Kant a professé un scepticisme savant qui n’a rien de commun avec le pyrrhonisme des anciens. Il a voulu déterminer les limites naturelles que l’esprit de l’homme ne peut franchir. Pour lui, comme pour Pascal, la dernière démarche de la raison, c’est de connaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; la vraie philosophie consiste à désavouer la raison quand elle va se perdre hors de son domaine. « Il m’a fallu abandonner la science, disait Kant, pour faire une place à la foi. » De nos jours ce scepticisme philosophique a été repris et défendu sous une autre forme par un savant écossais, sir William Hamilton. Pour lui, comme pour Kant, Dieu n’est pas un objet de science, mais de foi, de cette foi naturelle qui n’a été refusée à aucun homme, et dont la sphère est beaucoup plus large que celle de la raison. Le monde visible, le fini, le conditionnel, voilà le royaume de la science, l’enceinte que la raison ne peut franchir. Si nous nous élevons à Dieu, c’est par un autre moyen. L’impuissance où nous nous sentons de rien concevoir au-delà du relatif et du fini nous inspire, par une étonnante révélation, la foi à l’existence de quelque chose d’inconditionnel, d’absolu ; mais cet inconditionnel est en dehors de la science, la raison n’y peut atteindre. Dire que Dieu est l’absolu, l’infini, l’éternel, l’un, le simple, c’est dire que Dieu n’a pas de bornes, qu’il n’est ni dans le temps ni dans l’espace, qu’il n’y a en lui ni mouvement, ni changement, mais tout cela ce sont des notions négatives et vides, un aveu de notre ignorance, et rien de plus. L’espace et le temps où nous vivons sont des conditions de notre pensée non moins que de notre existence ; dire que l’absolu est sans rapport avec ces deux conditions, c’est confesser qu’il est sans rapport avec notre raison.

« On sent cela, continue M. Hamilton, et on cherche des déterminations positives. On dit que Dieu est intelligence, conscience, raison, vérité, amour, sagesse, bonté, prévoyance, sainteté. Mais en ceci nous sommes dupes d’une illusion naturelle ; ce sont nos qualités que nous prêtons à la Divinité ; nous faisons de Dieu une idole à notre image. Pourquoi ne pas lui donner aussi toutes les passions humaines, pourquoi lui refuser les sens, la mémoire, la tristesse, la colère, non pas figurément comme à Jéhovah, mais en toute vérité ? Les Grecs faisaient leurs dieux corporels ; les modernes font de Dieu une pure intelligence, la conception est moins grossière ; mais prenez garde que ce ne soit toujours l’homme divinisé.

« Accordons que Dieu soit une pure intelligence, nous n’en arriverons pas moins à une impossibilité. S’il est une vérité que la philosophie contemporaine ait mise en lumière, c’est que toute pensée suppose la distinction du sujet et de l’objet. Il y a toujours une personne qui pense, une chose pensée et un rapport entre ces deux termes. Appliquons à Dieu ces conditions, qu’en résulte-t-il ? C’est que l’absolu est en contradiction avec les lois de l’intelligence. Si Dieu pense à la façon des hommes, et c’est ainsi seulement que nous pouvons concevoir la pensée divine, Dieu a conscience, il dit moi, il se distingue de quelque chose qui n’est pas lui ; dès lors ce n’est plus l’absolu ; car l’absolu est par définition ce qui embrasse tout, et en dehors de quoi rien ne peut être conçu. Bien plus, et de cette définition même, résulte que nous ne pouvons penser l’absolu, car prendre l’absolu pour objet de notre pensée, c’est nous distinguer de lui, et nous en distinguer, c’est le nier. Partout impossibilité et contradiction. »

Voilà le dernier effort du scepticisme moderne. Sans le vouloir M. Hamilton donne la main à l’école de la sensation comme au panthéisme de Hegel. Lui aussi nous renvoie à l’étude des phénomènes, et nous défend d’en sortir. Des yeux humains ne sont par faits pour sonder ces abîmes qui nous enserrent de toutes parts. La seule différence entre ces nouveaux systèmes, c’est que M. Hamilton, en nous laissant la foi, nous laisse en même temps l’espoir ; lui du moins ne nous ôte pas le Dieu dont notre cœur a besoin.

Mais, si j’ose le dire, en faisant cette concession, M. Hamilton ruine son système. Dire que la foi, ou, si l’on veut, le sentiment nous révèle Dieu, c’est reconnaître la possibilité de concevoir l’idée de Dieu, car il n’y a pas de sentiment qui n’implique une idée. Nier que cette conception puisse tomber dans la compréhension de notre raison, c’est au fond se servir de la raison et reconnaître qu’en ce point elle est compétente au moins pour se récuser. Mais cette récusation, on ne l’obtiendra pas de l’humanité. Notre âme a tellement soif de Dieu, que si on lui accorde qu’elle a de la Divinité la notion la plus imparfaite, le sentiment le plus obscur, elle tirera de cette ombre même la lumière qu’elle cherche, et refera la conquête de Dieu par la raison. Qu’est-ce que cette foi naturelle, cette révélation intérieure, sinon ce que Descartes nomme si bien la marque de l’ouvrier ; en d’autres termes, Dieu présent dans notre âme, et qu’on ne peut pas plus ravir à notre intelligence qu’à notre amour ?

Soit, diront les nouveaux sceptiques, aimez Dieu, mais n’essayez pas de démontrer son existence, car cette démonstration, d’où la tirez-vous ? Il y a ici un malentendu. Aucun philosophe ne prétend expliquer Dieu ; il n’est personne qui ne reconnaisse que Dieu est incompréhensible et impénétrable par cela même qu’il est parfait. Quid mirum si Deum non comprehendis ? dit saint Augustin ; si enim comprehendis, non est Deus. – L’incompréhensibilité, dit Descartes, est contenue dans la raison formelle de l’infini. Tout ce que la philosophie réclame, c’est le droit de faire sentir plus vivement que Dieu existe, et qu’il est impossible qu’il n’existe pas. Cette preuve, qui est, je l’avoue, une preuve de simple vue et non pas un raisonnement, la philosophie la tire de cette foi naturelle que reconnaît M. Hamilton. C’est l’intime infinité de notre âme qui nous révèle l’infinité divine. Il faut nier que nous ayons le sentiment de l’infini, ou il faut reconnaître que ce sentiment nous donne Dieu de façon positive, dans la mesure où l’intelligence humaine peut entrevoir l’absolu. Il y a plus de deux siècles qu’en ce point Descartes a réfuté M. Hamilton, sous le nom de Gassendi.

« Lorsque vous ajoutez que celui qui dit une chose infinie donne à une chose qu’il ne comprend pas un nom qu’il n’entend pas non plus, vous ne mettez point de distinction entre l’intellection conforme à la portée de notre esprit, telle que chacun reconnaît assez en soi-même l’avoir de l’infini, et la conception entière et parfaite des choses, c’est-à-dire qui comprenne tout ce qu’il y a d’intelligible en elles, qui est telle que personne n’en eut jamais non seulement de l’infini, mais même aussi peut-être d’aucune chose qui soit au monde, pour petite qu’elle soit ; et il n’est pas vrai que nous concevions l’infini par la négation du fini, vu qu’au contraire toute limitation contient en soi la négation de l’infini. »

Est-il vrai maintenant qu’on se perde dans l’anthropomorphisme, et qu’on fasse de Dieu une idole humaine quand on reconnaît en lui l’intelligence suprême ? Est-il vrai que notre raison soit tellement soumise aux conditions de l’espace et du temps qu’on n’arrive qu’à une abstraction chimérique quand on se figure une éternelle raison que rien ne limite ? En ce point, la réponse de M. Saisset est victorieuse ; c’est une des plus belles pages de son livre. Toutes les choses extérieures sont limitées par l’espace et le temps ; par conséquent, la raison ne peut les concevoir que sous cette double condition ; mais la raison elle-même n’est pas comprise dans ces bornes du monde, elle se sent indépendante, elle s’élève jusqu’à des vérités qu’elle ne tire pas des phénomènes, et qui ne sont pas soumises aux lois sensibles. Conçoit-on, par exemple, un axiome mathématique qui ne soit pas vrai dans tous les temps et dans tous les lieux, en dehors même de l’espace et de la durée ? Avons-nous besoin de voir ou de toucher un cercle pour savoir que les rayons en sont tous égaux ? On peut se figurer une terre où il n’y ait ni hommes ni sociétés, mais il est impossible de comprendre que jamais l’injustice soit un bien et la justice un mal. Le corps est enfermé dans l’espace et dans le temps, mais non l’esprit. Comme le dit excellemment M. Saisset, si le géomètre est passager, la géométrie est éternelle, par conséquent ce géomètre d’une heure à droit de conclure à l’éternelle vérité.

« L’entendement, dit Bossuet, a pour objet des vérités éternelles… Elles subsistent indépendamment de tous les temps. En quelque temps que je place un entendement humain, il les connoîtra ; mais en les connoissant il les trouvera vérités, il ne les fera pas telles ; car ce ne sont pas nos connoissances qui font leurs objets, elles les supposent. Ainsi ces vérités subsistent devant tous les siècles, et devant qu’il y ait eu un entendement humain ; et quand tout ce qui se fait par les règles des proportions, c’est-à-dire tout ce que je vois dans la nature, seroit détruit excepté moi, ces règles se conserveroient dans ma pensée ; et je verrois clairement qu’elles seroient toujours bonnes et toujours véritables, quand moi-même je serois détruit, et qu’il n’y auroit personne qui fût capable de les comprendre.

« Si je cherche maintenant où et en quel sujet elles subsistent éternelles et immuables comme elles sont, je suis obligé d’avouer un être où la vérité est éternellement subsistante, et où elle est toujours entendue ; et cet être doit être la vérité même, et doit être toute vérité ; et c’est de lui que la vérité dérive dans tout ce qui est et ce qui s’entend hors de lui.

« Cet « être » éternel, c’est Dieu éternellement subsistant, éternellement véritable, éternellement la vérité même. »

Reste un dernier argument qui fait grand bruit dans les écoles modernes : Dieu étant l’absolu, il ne peut se connaître lui-même, à la façon de l’intelligence humaine, car se connaître, c’est se distinguer. L’homme ne peut pas davantage comprendre Dieu, car comprendre l’absolu, c’est s’en séparer, ce qui, par la définition même de l’absolu, est chose impossible ; l’absolu n’est rien, s’il n’est tout. M. Saisset essaye de répondre à cette objection, qui a le défaut de transporter la question sur un terrain où la raison humaine ne peut entrer. C’est le dernier coup d’une logique aux abois qui se ruine elle-même par un argument désespéré. Si Dieu est le seul être possible, nous sommes une part de Dieu, ou une pure illusion. Si, au contraire, nous existons, et si nous ne sommes pas Dieu, il est donc vrai de dire avec l’apôtre que nous vivons, que nous agissons, que nous sommes en Dieu. L’infini nous comprend et nous déborde, sans que nous puissions dire comment nous y sommes contenus, et sans que rien puisse ébranler la certitude que nous avons de n’être que des créatures finies. Il y a là un mystère dont nous ne trouverons jamais le secret ici-bas ; mais il nous sera toujours permis de serrer de plus près les termes du problème, encore bien que nous ne puissions espérer de solution. Se faire une idée de plus en plus nette de Dieu, de l’homme et du monde, rapprocher, pour ainsi dire, ces trois sphères en les agrandissant, c’est l’œuvre de la philosophie ; on ne peut ni lui interdire cette recherche, ni lui demander plus que l’esprit humain ne peut donner.

La philosophie avance-t-elle au moins dans cette étude ? C’est chose commune de le nier. Cependant si l’on voulait comparer les idées de Platon et les nôtres, on verrait que tout n’est pas perdu dans cet effort constant des nobles intelligences qui poursuivent l’éternelle vérité. M. de Bunsen a publié, il y a quelques années, un livre ingénieux sous le titre de Gott in der Geschichte, ou Dieu dans l’histoire ; c’est la démonstration certaine d’une vérité trop peu connue. La civilisation grandit à mesure que la pensée s’élève vers une idée plus pure de la Divinité. Peu à peu le jour se fait dans l’âme humaine ; Dieu, mieux senti, nous paraît tout à la fois plus grand et plus près de nous. C’est un progrès qui ne s’arrêtera qu’au dernier jour de l’humanité ; la science de Dieu est aussi inépuisable que la science du monde. Il semble même qu’on entrevoie déjà vers quel horizon il faut marcher. Descartes était entré dans une voie nouvelle en essayant de montrer qu’en Dieu la volonté et l’acte, la volonté et la vérité sont une même chose. L’unité de la volonté et de l’acte lui enseignait que la création continue comme elle a commencé, par une volonté toujours présente. L’unité de la volonté et de la vérité bien entendues l’empêchaient de chercher si la vérité dépend de la volonté divine, ou si Dieu n’est pas libre de vouloir autre chose que la vérité, recherches puériles qui mettent en Dieu ces conditions de temps dont il est affranchi. Descartes n’a pas été suivi ; ses démonstrations ont été souvent critiquées ; cependant la pensée en est profondément juste, et je crois que de ce côté la philosophie moderne peut s’approcher de Dieu, plus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Mieux nous étudierons ce qu’il y a d’infini dans notre âme, plus nous nous dégagerons de l’espace et du temps, et mieux nous comprendrons le problème divin. Et comme ce qu’il y a d’infini dans notre âme, c’est ce qui fait de nous une personne, c’est-à-dire la pensée, la liberté, la conscience, l’amour, mieux nous nous connaîtrons nous-mêmes, mieux nous concevrons Dieu comme l’être intelligent, libre, juste et bon par excellence. C’est en éclaircissant le miroir de notre âme que nous y trouverons l’image divine toujours plus claire et plus brillante. Dieu, si je puis me servir d’une comparaison, est comme ces corps célestes que nos yeux ne voient pas, et qui cependant agissent sur le système de notre monde ; plus la science fait de progrès, et plus elle réduit en des limites précises ces forces invisibles dont personne ne doute aujourd’hui. La philosophie a devant elle un problème de même espèce, elle aussi a pour objet ce que nos sens ne peuvent atteindre, elle aussi peut chaque jour serrer la vérité de plus près en nous faisant mieux sentir Dieu invisible et présent partout.

Après le scepticisme, qui veut borner la raison à l’étude des phénomènes, vient le panthéisme qui embrasse tout et a la prétention de tout expliquer. Dans un siècle qui a mis l’observation en honneur, et qui, grâce à cette méthode, a renouvelé la science de la nature, il semble qu’il ne devrait plus y avoir de place pour une philosophie aussi téméraire ; cependant c’est aujourd’hui l’école qui, sous des noms divers, compte les adeptes les plus nombreux en Allemagne et en France. Le doute, même scientifique, est insupportable à des âmes qui ont soif de vérité ; le panthéisme, au contraire, chatouille notre vanité ; il nous laisse croire que notre esprit est capable de saisir et de reproduire dans ses spéculations l’ordre universel et absolu. En identifiant Dieu et la conscience humaine, en déchirant le voile qui nous sépare de l’infini, il répond au plus intime et au plus vif de nos désirs : c’est à la fois une philosophie et une religion.

Étudier Dieu et le monde sans les confondre, s’incliner devant un mystère qui dépasse notre intelligence, c’est l’œuvre modeste du spiritualisme ; les rassembler dans une toute-puissante unité, et donner ainsi le dernier mot des choses, c’est l’ambition du panthéisme. Par malheur, on n’obtient cette explication universelle qu’en absorbant le monde en Dieu, comme fait Spinoza, ou Dieu dans le monde, comme fait Hegel ; c’est un sacrifice que la raison ne peut accepter. Avec Spinoza, l’homme se perd lui-même pour devenir une ombre divine ; avec Hegel, il perd Dieu et n’est plus qu’une misérable créature venue au hasard, pour souffrir un instant sur la terre et s’anéantir à jamais.

Voyons quels sont ces deux systèmes ; placés aux deux pôles de la spéculation, ils épuisent entre eux les formes possibles du panthéisme. Spinoza n’a pas laissé de successeur ; mais tous les panthéistes d’aujourd’hui sont plus ou moins les disciples de Hegel.