Fontainebleau - Collectif - E-Book

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Extrait : "L'ingratitude, diversement mais toujours odieuse, devient pire et se multiplier par elle-même comme un monstre quand c'est une ville qui la commet envers un homme. Ainsi nous est apparue celle dont à cette heure nous venons provoquer la réparation."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

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EAN : 9782335066982

©Ligaran 2015

Pour qui ce livre est fait

L’ingratitude, diversement mais toujours odieuse, devient pire et se multiplie par elle-même comme un monstre quand c’est une ville qui la commet envers un homme. Ainsi nous est apparue celle dont à cette heure nous venons provoquer la réparation.

Tout le monde aujourd’hui connaît Fontainebleau. Pour les Parisiens surtout, le chemin de fer de Lyon en a fait un faubourg. Ville jolie, mais triste ; tranquille retraite de rentiers qui ne consomment guère ou de vieillards qui ne consomment plus ; élégante, oisive, prétentieuse et inutile, sans production, sans industrie, sans commerce, Fontainebleau vit de ses beautés comme une courtisane romaine.

Ses beautés sont un château et une forêt.

Elle travaillait autrefois. Elle avait des pavés, du calicot et de la porcelaine. L’Alsace a tué le calicot ; la porcelaine a émigré. Quant aux pavés, les chemins de fer à travers les champs, le macadam à travers les villes font tous les jours qu’on en fait moins.

Or le château de Fontainebleau est magnifique, sans contredit. C’est une encyclopédie mobilière et immobilière de choses royales et merveilleuses : cela n’a point de rival pour qui sait lire dans le bric-à-brac des trônes et le campo-santo des monarchies. Et cependant nous aimons mieux Versailles, nous autres bourgeois de Paris : Versailles, une grande caserne où l’on devient idiot à regarder des batailles peintes et des eaux croupies ; où le Lever du Soleil s’appelle le Char embourbé, et la Vengeance de Latone la Reine des Grenouilles. C’est que nous ne sommes pas, en général, des savants ni des artistes, il faut bien que vous le sachiez. Et nous ne nous promenons point pour apprendre. Nous nous défions, en outre, comme il est de notre dignité, et nous craignons toujours qu’on ne se moque : ce qui arriverait si nous demandions tout bonnement le nom et l’histoire des choses que nous voyons, aussi bien dans une boutique que dans un palais. C’est pourquoi l’on nous ravit en nous mettant une étiquette sur les beautés comme sur les étoffes. Nous savons toujours gré de cette déférence, qui n’humilie personne.

Les montreurs de Versailles connaissent notre faiblesse. Ils ont fait répandre autour de l’édifice des livrets contenant le numéro et l’indication de chaque objet. À Fontainebleau on n’a point pris cette peine. Des employés à tour de rôle conduisent le voyageur par une porte et le ramènent par une autre, au bout d’une tournée incomplète, en lui faisant de ce qu’il voit un énoncé traditionnel, volontiers éclaboussé d’anachronismes. Ainsi je me souviens que, sous la dernière République, on faisait voir aux gens la table de l’abdication, – guéridon peu authentique, du reste, – en disant que l’acte rappelé par ce meuble avait été écrit par l’Empereur dans le cabinet du roi, c’est-à-dire de Louis-Philippe. Cela dure une heure, après quoi l’on s’en va, n’ayant quasi rien vu à force d’avoir vu tant et si vite, avec les yeux qui cuisent et la tête qui bout. Il y aurait évidemment moyen de mieux entendre les choses : mais la routine ! mais l’habitude !

Si splendide et incomparable qu’on le trouve donc, ce n’est pas le château de Fontainebleau qui seul, de notre temps, apporterait beaucoup à la richesse de la ville. Les réparations et les embellissements sont à peu près finis. D’anciens projets d’appropriation ont été abandonnés ; d’ailleurs, ils étaient impraticables, au point de vue du respect des grands débris. La cour y vient peu. Le public n’y vient pas, il y passe. Dans les voyages du monarque, la maison suit d’ordinaire, avec les provisions ; dans les voyages du public, on arrive le matin pour s’en retourner le soir. L’administration du chemin de fer et celle des omnibus peuvent bien y gagner quelque argent, les cafés aussi et les restaurateurs ; mais voilà tout. J’oublie peut-être les marchandes de tabac.

La vraie ressource de Fontainebleau, c’est la forêt de Fontainebleau. Au château, qui fut la maison de vingt rois, il fallait ce jardin de quarante mille arpents. Nos anciens maîtres, les bien-aimés, savaient, comme les moines et les banquiers, se faire des demeures belles, et plaisamment, en des lieux cachés, accrocher le nid de leurs amours. Un jour, les mers révoltées avaient passé sur ce pays, – c’était bien avant qu’il y eût des rois et leurs maîtresses, des banquiers et des moines, des écrivains et des peintres, – et les mers l’avaient dépouillé, comme les rivières des tanneries font d’un bœuf vide, enlevant et dispersant la végétation sa peau, la terre sa chair, ne lui laissant que les rochers ses os. Ensuite il était arrivé que ces grands os, qui n’avaient plus de lien entre eux, s’étaient affreusement disjoints et précipités les uns sur les autres en se brisant et s’entassant, ainsi qu’on voit crouler les immensités bibliques dans les terribles peintures de Martyn. Mais peu à peu la nature, attendrie et calmée, avait pris en pitié cette désolation formidable : elle avait changé en humus les débris écoulés dans les profondeurs et les avait couverts d’arbres ; puis, ceux-ci devenus centenaires, elle avait dit aux vents d’en emporter les graines pour faire une toque et des plumes aux hauteurs restées chauves.

C’est longtemps après que les premiers rois étaient venus se bâtir une maison par là.

Ainsi la forêt n’a pas besoin du château pour nous montrer ses valeurs, qui sont comme qui dirait de trois espèces : l’entretien et la coupe des bois ; l’extraction et la façon des pierres ; les études, les rêveries, la promenade enfin. La première intéresse les forestiers, les marchands de bois et les bûcherons ; la seconde, les carriers et les paveurs, en admettant qu’il en reste ; la troisième, les peintres, les poètes, les amoureux et tout le monde. Cette catégorie dernière est aujourd’hui la nôtre ; c’est pourquoi nous venons demander à la ville de Fontainebleau, sans offense ni scrupule, comme on remplit un devoir, ce qu’elle a fait pour un homme qui est son bienfaiteur depuis vingt ans ?

Si vous vous êtes jamais promené dans la forêt, hors des grandes voies, été ou hiver, n’importe, – elle est toujours belle, – vous aurez vu apparaître tout à coup sur quelque sommet un petit homme simplement vêtu, avec un grand chapeau et de grandes lunettes, ayant à la main un houx qui lui sert de canne, allant, grimpant, descendant, sans prendre garde, sûr de son pied, l’œil au ciel, les narines frémissantes, le souffle hardi, l’air heureux. On ne saurait lui donner un âge, tant il est allègre et droit planté dans sa structure économe, particulièrement noueuse et ramassée : on dirait un genévrier changé en homme. En voyant ainsi se découper sa silhouette aiguë dans le fond vague de l’horizon, on se rappelle les mystérieuses petites figures des gravures allemandes, qui, penchées sur les montagnes, regardent dans les villes et semblent être des messagers entre ce qu’on demande en bas et ce qu’on refuse en haut. On sent, en s’approchant de lui, que c’est là une individualité tout originale et exquise, qui ne se gouverne point d’après les communs usages, qui s’arrête peu à savoir si ce qu’elle fait lui sert ou lui nuit ; on reconnaît, quand cet homme parle, une nature intrépide et loyale, tendre et fière, simple, enthousiaste et résignée.

Ce solitaire, que je serai toujours heureux d’avoir connu, s’appelle Denecourt. Il a maintenant soixante-sept ans. Il est venu à Fontainebleau en 1852. Premier des onze enfants de vignerons de la Haute-Saône devenus aubergistes pour leur malheur ; transporté dans les Vosges tout jeune et mis au service de sa grosse famille, il n’eut d’instruction que ce qu’il pouvait en soustraire à ses devoirs. Il apprit à lire dans le livre d’Heures de sa mère, dans des contes de fées tombés derrière un coffre, dans l’almanach Liégeois et la Théorie militaire. Bientôt il put lire un autre livre, grand et sublime, celui-là, dont la nature lui tournait les pages : les montagnes, qu’il parcourait en conduisant les voyageurs pour son beau-père. Ceci nous explique le mysticisme un peu sauvage de son caractère, sa tendance à rechercher et à supposer le merveilleux, sa passion pour les spectacles éternels, et nous fait aussi parfaitement comprendre pourquoi, n’étant point de la conscription, il s’engagea et partit soldat en 1809. À l’enthousiasme guerrier il joignait le désir de voir et de savoir.

Blessé en Espagne en 1812, il eut son congé et une lieutenance dans les douanes. Sa profession nouvelle ne tarda guère à lui devenir humiliante ; ses idées de libre enfant des montagnes n’allaient point avec les obligations du gabelou. Il vit, d’où il était, passer la triste armée que nous renvoyait la Russie, restes misérables de ce qui avait été six cent mille hommes. Il était guéri de sa blessure, il donna sa démission et courut où l’on se vengeait. Généreuse et inutile colère ! Blessé de nouveau l’année d’ensuite près de Verdun, dans une affaire d’avant-garde, il eut encore une fois sa retraite avec les galons de sergent. La guerre était finie, et les Bourbons régnaient. Ce fut là toute notre vengeance. On s’habituait à être vaincu.

Alors notre ami vint à Paris apprendre l’état de bijoutier en faux. Il avait vingt-cinq ans, et il fallait vivre. Le similor après la gloire. Son maître d’apprentissage était riche, et faisait instruire son fils chez lui. Denecourt eut sa part des leçons du jeune bijoutier en les échangeant contre le grand art de tuer son prochain par la raison démonstrative. Tout allait bien, quand on apprit que l’exilé de l’île d’Elbe venait de débarquer à Fréjus. À cette nouvelle, le soldat abolit l’ouvrier, et Denecourt partit, l’éclair au front, la flamme au cœur, entraînant dix de ses camarades d’atelier. Ils allaient au-devant de l’Empereur. Celui-là savait passionner ses hommes.

Ils marchèrent tout d’une traite de Paris à Montereau ; vingt lieues en moins de douze heures. Si bien qu’une de ses blessures s’étant rouverte à cause de la fatigue, le sergent ne put aller plus loin. Comme il s’en revenait piteusement par le coche quelques jours après, il fit l’heureuse rencontre d’un capitaine du génie, M. Émon, qui le prit en affection, se chargea de lui et le plaça concierge de caserne à Melun. C’était une troisième retraite.

Alors il se maria, et fut d’abord destitué comme bonapartiste ; puis maintenu, grâce à M. Émon ; puis envoyé à Versailles, où il monta un commerce avantageux ; puis ôté de Versailles, longtemps après, en 1832, par ordre du maréchal Soult, comme suspect de républicanisme ; envoyé de là à Fontainebleau, et enfin décidément révoqué trois mois plus tard, parce qu’il s’imaginait d’avoir une opinion et de la dire. Il n’avait rien appris des hommes, ce pauvre grand cœur !

Il eut ensuite deux années de fièvre politique ardente, héroïque, superbe, pendant lesquelles dix fois, à travers la France, il risqua sa liberté et sa vie. Puis il revint à Fontainebleau épuisé, abattu, l’esprit amer, l’espoir mort ; prenant l’ignorance des masses endormies pour de la lâcheté, ayant à répondre aux reproches des siens sur son existence gaspillée, ne laissant pas même son nom derrière lui dans ces luttes désastreuses où les plus généreux furent les plus obscurs, ne croyant plus à son temps, ni aux autres, ni à lui-même : comme il arrive, hélas, à tous les enthousiastes, quand la foudre ou les nuées ont éteint ou caché leur soleil. Un morne chagrin s’empara de cet homme, sans affections en bas ni en haut, privé des joies de la famille et des joies de la patrie, qui ne savait plus où dépenser sa vitalité, son activité ; incertain qu’il eût seulement bien fait dans ce qu’il avait fait. Sa santé s’altéra, ses fonctions languirent ; le sommeil de ses nuits ne répara plus le tourment de ses jours. Il était perdu, il serait mort dans sa maison, sévère et glacée pour lui comme un tombeau : la forêt de Fontainebleau le sauva. Il faut entendre comment il le dit : « Cette pittoresque nature ne tarda pas à me captiver et à me consoler de mes croyances déçues, quoiqu’elle m’ait coûté bien des fatigues et bien des sacrifices. Mais on est si heureux au milieu de ces paisibles déserts, parmi ces arbres géants et ces rochers aussi vieux que le monde ! On y trouve la paix, le bonheur et la santé. Le cœur et l’âme y savourent mille jouissances délicieuses. On en revient toujours content et meilleur, car l’aspect grandiose et suave de ce jardin comme Dieu seul sait en créer, vous charme et vous inspire la bonté. »

Vous avez l’homme maintenant. Il est vivant dans ces quelques lignes.

Quand il vint voir, ainsi désolé, une forêt que je n’ai pas à décrire, assuré que ceux qui vont le faire le feront bien mieux, elle était déserte comme avant les monarques. Les carriers, les gardes forestiers, les bûcherons, quelques braconniers, le chasseur de vipères et les paysagistes en avaient seuls effleuré les mystères ; les uns indifféremment et par état, les autres pour se choisir un site et ne s’en point distraire une fois choisi. La promenade s’y faisait par les routes à chariot et par les routes de chasse, mouvantes sablonnières où chaque kilomètre était un essoufflement ; véritable mort aux chevaux qui faisait dire aux rares visiteurs par les cochers, au bout de quatre ou cinq heures d’un tirage affreux : « Monsieur et Madame ont vu tout ce qu’on peut voir… et puis les bêtes n’en peuvent plus ! »

Notre ami ne voulut point prendre des chemins si vulgaires. L’état de son esprit le portait d’ailleurs à fuir la rencontre des hommes. Il se perdit au hasard, en plein bouleversement, au fort des rochers infranchis ; se désignant un point, par caprice, comme un but à la flèche du sauvage, et marchant d’instinct pour l’atteindre, au milieu de dangers inconnus où, devant lui, n’avait passé personne, sinon peut-être quelque chien dépisté dans les grandes chasses. De cette façon il arrivait, montant et descendant à l’aventure, tantôt au fond d’un val plein d’amoureuses ténèbres et de senteurs étranges, tantôt sur des cimes imprévues, au couronnement échevelé, inondées de soleil, brûlées, ardentes sous le grand vent, rougeâtres et tachées parfois comme d’un sang vieux-répandu. Alors il s’arrêtait et s’orientait, curieux, après avoir trouvé cela beau d’abord, et baigné, dans l’éther ses poumons et son âme ; puis, en se penchant par là-haut, au risque de se tuer, près ou loin il cherchait et voyait une autre cime, et ses yeux, fouillant l’intervalle, n’apercevaient point de chemin. C’était son affaire. Il regardait une fois encore, prenait pour boussole le soleil, et marchait hardiment à sa découverte nouvelle. Les lapins, déterrés, détalaient partout sous ses pas ; le chevreuil s’enfuyait ; parfois une jaune vipère lui montrait les dents, irritée : il faisait sonner sa canne et passait. Cela dura longtemps, et lui nuisit beaucoup. On s’émerveillerait à savoir ce qu’il en sortit de suppositions injurieuses ou comiques. Mais passons là-dessus : à côté de ce qui est beau, ne mettons jamais ce qui est grotesque.

Et, à mesure qu’il avançait dans ces explorations solitaires, impossibles pour tout autre, parce que tout autre les eût jugées inutiles et folles, les pensées tristes du présent parlaient moins haut à son esprit, les navrantes images du passé reculaient. Il sentait comme un grand souffle le parcourir, et enlever de lui cette poussière des humains souvenirs ; il rajeunissait, il reflorissait, il revivait ! Ce fut bientôt là sa seule lâche et son rêve unique : trouver tout, voir et posséder tout dans ce domaine immense livré à tant de monde et connu de lui seul. Il arriva ainsi peu à peu à s’en dresser une carte aux divisions secrètes, aux méandres invisibles, où des touffes d’ajoncs étaient les points de repère et des bruyères roses les jalons. Puis, après que cette fréquentation sublime eut bien rafraîchi son cerveau, après qu’il se fut bien convaincu des magnificences dont il avait la clef, le misanthrope d’un jour redevint l’enthousiaste d’autrefois. Il avait trouvé le but de sa vie, l’être de son amour ; et, chez cet homme à la charité toute-puissante, qui n’eut jamais que pour donner, une seule volonté se fixa désormais : c’était d’appeler qui voudrait à jouir de son travail d’Hercule.

Alors hardiment, à ses seuls risques, sans concours, ni secours, ni permission, il commença la tâche énorme de rendre praticable sa merveilleuse topographie. Il n’alla point dire à l’administration ce qu’il voulait faire ; il avait trop peur de tuer son rêve. La conservation des forêts est une institution sage, savante, mais réglementaire et routinière ; elle s’oppose d’instinct à tout ce qui n’est pas dans les usages. Elle est de plus excessivement jalouse en fait de propriété : on la blesse en ne se promenant pas dans ses routes, mais volontiers elle empêcherait les amoureux de s’asseoir sur son herbe. La plus glorieuse victoire de Denecourt sera d’avoir, dans les temps derniers, amené ce pouvoir sévère à reconnaître et, bien plus, à protéger ses travaux. Ce fut un éloge tel qu’on n’en fait à personne, un hommage à changer en orgueil l’humilité d’un Allemand.

Pendant dix ans et plus, en cachette, comme eût agi un braconnier chassant à l’affût ou quelque voleur de bois, on vit le trouveur de sites se glisser de grand matin et même la nuit dans son usurpation, accompagné d’hommes qui croyaient fermement commettre un délit, et pour cette raison exigeaient d’être payés cher et tout de suite. On prend plus pour faire le mal que pour faire le bien ; mais le scrupule n’est pas supérieur. Quelque temps après, les agents forestiers remarquaient un sentier tracé de façon anomale et s’inquiétaient de ce que cela voulait dire ; ils n’avaient vu personne venir en faire régler les journées. Puis c’était un rocher dégagé, coupé, transfiguré afin de donner passage jusqu’à des arbres perdus auparavant, botaniques richesses dont les gardes-chasse n’avaient point l’inventaire. C’étaient des chemins sous terre, des escaliers, des défilés entre deux grandes murailles nues, dévoilant à chaque pas des points de vue, des surprises, un roc tout à coup apparu, un chêne élancé de l’abîme, un genévrier contemporain des déluges, une plongée superbe sur une mer de feuillages, un horizon lointain avec ses clochers, son château, des villages, une ville, aboutissant imprévu d’un rayon que nul ne soupçonnait. Ainsi s’éveillait Louis XIV au temps des grandes flatteries, en trouvant une avenue le matin où la veille il avait regretté de ne voir qu’une plaine.

En même temps, chez Jacquin, l’imprimeur, notre Colomb sylvestre écrivait et publiait un itinéraire descriptif de chaque trajet nouveau, lequel prenait son voyageur par la main, le conduisait pas à pas et le ramenait au logis, en un style adorable de naïveté pittoresque. À l’itinéraire était jointe une carte de cette promenade, galanterie surabondante, magnificence d’amphitryon, comme la distribution du menu dans les dîners de grand seigneur. Et puis, un beau jour, le géographe s’en allait furtivement, un pot de peinture sous sa redingote, marquer ses arbres et ses rochers, afin que l’étranger triste ou pauvre pût dérouler seul le fil de ce labyrinthe, sans demander son chemin ni à un homme ni à un livre. Car il ne savait spéculer sur quoi que ce fût ; la vente de ses itinéraires ne fut jamais son souci : il se donnait toute sa peine pour le plaisir et ne songeait pas même qu’on dût l’en remercier. La nature l’avait, selon lui, placé là pour offrir des chemins à ce pays, à cette forêt, au passant.

Il fit ainsi CENT CINQUANTE KILOMÈTRES de routes, et vingt promenades au moins. De plus il dressa une carte générale de tout le terrain, autrement fidèle et sûre que la grande carte du cadastre, si laborieusement, lentement et coûteusement exécutée cependant ; tout cela au milieu de contrariétés inouïes, d’empêchements, de froissements, de railleries à tout rompre ; sans compter les dangers, dont il ne parle jamais. Ceux qui recevaient son argent riaient de lui, et le montraient comme un fou à leurs enfants et à leurs femmes. Quand il travaillait à ses énormes tours de force de la caverne du Serment, des Montussiennes, du rendez-vous du Chasseur-Noir ; quand il dotait délicieusement la forêt, si brûlante quelquefois, des fontaines Sanguinède et Dorly, les carriers épouvantés s’arrêtaient ou prenaient la fuite devant les rocs immenses qu’il leur faisait ébranler : « Continuez, et je double ! Restez, et je triple ! Ne suis-je pas avec vous ? » s’écriait le pionnier, intrépide en son enthousiasme. Il rendait ainsi la confiance à ces pauvres gens, et les forçait à regarder sans pâlir des mondes de grès chercher et trouver leur aplomb nouveau sur les arcs-boutants qu’il leur improvisait.

Puis venait la calomnie, cette rouille des existences honorables. Aimant, croyant, enfant comme il est, reconnaissant de la plus chétive justice rendue à son infatigable courage, il lui arrivait de donner votre nom, passant, à quelqu’un de ses arbres ou de ses rochers. Un pauvre esprit d’artisan qui est mort, poète à peu près, et envieux par la grâce d’un académicien quelconque, s’avisa là-dessus d’insinuer comme quoi notre ami vendait pour de l’argent des rochers et des chênes à la vanité de chacun. Denecourt trafiquant de la nature ! D’autres, animaux répétiteurs, s’en allaient caquetant qu’il prostituait les beautés de Fontainebleau ; si bien que le conservateur dut lui dire un jour avec gravité : « Monsieur Denecourt, pourquoi baptisez-vous donc ainsi ce que renferment les forêts de la couronne ? »

Un de ses chagrins les plus vifs lui vint par les peintres, nos frères en ton amour cependant, ô ma belle forêt ! Seuls possesseurs jusqu’à lui de ces retraites divines, ils s’y étaient fait une vie charmante de commodités bohémiennes et de conventions illimitées. Dérangés là-dedans par les voies que le malencontreux civilisateur ouvrait à tout propos sous leurs pieds et sur leurs têtes, ils l’accusèrent naturellement d’avoir gâté ce qu’ils aimaient. Certains étaient devenus jaloux, j’en ai peur, en lui voyant faire de cette grande arène une galerie de tableaux vivants, de paysages en vrai soleil, supérieurs sans doute à toutes leurs esquisses maigres, retouchées de mémoire à Paris, au coin du feu. Non, mes frères, ce n’était point cet homme, un artiste à sa manière, que vous auriez dû blâmer. J’en sais quelque chose pour ma part ; et Thoré vous l’a dit, et Janin lui-même vous le dira. Souvenez-vous des coupes sombres et de ce qui s’est commis alors, et de ce qui s’est commis plus tard. Ce n’est pas Denecourt qui eût fait abattre des chênes de cinq cents ans, pour les vendre au prix de 18 francs 40 centimes en moyenne. Sacrilège !

Mais on fit mieux encore : on accusa Denecourt d’incendier la forêt de Fontainebleau, un fils de faire mourir sa mère. Parce que, ses découvertes et ses percements y amenant plus de monde, on y fumait conséquemment davantage. Était-ce donc sa faute si partout quand on va, c’est pour y fumer ? Comment sans cela consommerait-on pour cent soixante millions de francs de tabac par an dans notre spirituelle France, si renommée pour son bon goût ?

Ceux qui ne lui reprochaient rien tout haut le reprenaient tout bas de dépenser son temps et son argent à des choses futiles et qui ne le regardaient pas lis avaient raison, à leur point de vue domestique. C’est pourquoi le cher homme n’avait pour lui que sa conscience, quelquefois inquiète devant elle-même, et ses pauvres joies dérobées, condamnées, solitaires, clandestines, empoisonnées par l’opinion. Il se ruinait ainsi fatalement, irrésistiblement ; et il allait toujours. Comme à tous les missionnaires de malheur ou de bonheur, une voix muette pour autrui lui criait : « Marche, marche ! » Cent cinquante kilomètres de chemins, et d’œuvres sur terre et sous terre ! Mettons le mètre à 15 centimes, 150 fr. le kilomètre : total, 22 500 fr. Ajoutons 20 000 fr. pour publications, gravures, plans, cartes, planches, additions, raccords, refontes, bien loin certainement d’avoir été remboursés par le public promeneur, cet avare de dépenses utiles, qui rechigne quand on lui demande plus de dix sous pour un livre, et vous aurez 42 500 fr., c’est-à-dire sa fortune, les épargnes de vingt ans ! Voilà ce que cet homme extraordinaire a mis d’argent dans sa passion douloureuse et touchante, afin que la forêt de Fontainebleau fût pour tous pleine de charmes et sans fatigue, sans ennui, multipliée, animée, diverse, à prendre votre journée entière à pied et vous tenir toujours le cerveau d’accord avec les jambes. Et jamais, sachez-le, il ne fut en lui-même satisfait ni payé. Ses jouissances promises avortaient encore plus ou moins devant le regret de ne pouvoir répandre partout les mêmes joies, la même vie. Il faut l’entendre, jardinier du Très Haut, parrain de ces arbres, époux ardent de cette nature, vous raconter ses peines en face de fourrés nouveaux, de gorges restées vierges, de sinuosités impratiquées : « Les pierres, vous dit-il, les arbres que j’ai dédaignés prennent aussi une voix pour se plaindre ! Ils m’accusent d’avoir eu de la préférence injuste en trouvant que d’autres étaient plus beaux qu’eux. »

Comme nous l’avons dit, l’administration des forêts s’est enfin inclinée devant tant de zèle. Elle a cessé de nier la valeur d’un homme que personne n’imitera ; elle a franchement reconnu l’utilité d’un travail qui rend sa surveillance plus facile et lui ouvre des contrées inconnues. La passion peut et fait plus que le devoir ; c’est une vérité qu’elle ne conteste plus.

En 1848, après des évènements qui eurent un moment le singulier pouvoir d’arracher le sauvage voyer à ses fouilles infatigables, quelqu’un – c’était moi – proposa de créer pour lui une sorte d’inspection ou de conservation des beautés de la forêt. Cette proposition fut trouvée ridicule alors : on l’appuierait peut-être aujourd’hui, par impossible.

Quant à la ville, je suis obligé de me taire en ce qui la concerne. À quoi bon parler, d’ailleurs ? Ce que les discordes civiles ont causé de désastres dans notre malheureux pays démontre au-delà cet axiome démoralisateur : – Nul n’est honnête s’il n’est de mon avis : servir un autre Dieu que moi, c’est m’insulter. – Les petites cités oisives poussent ceci jusqu’à l’héroïsme, jusqu’au chef-d’œuvre ; je ne le dis pas pour Fontainebleau toute seule. Elles n’acceptent point le bienfait, le bien-être, le mouvement, le profit même, elles refuseraient la vie, apportés par celui qu’elles n’aiment pas. Or ce sont des lieux où l’on n’aime vraiment personne, mais où l’on hait à peu près tout le monde, plus ou moins. En certains jours on y fait à certains hommes des injustices et des misères que nul ne saurait dire, parce que personne ne le croirait. C’est comme un concours instinctif, spontané, tacite, d’insinuations venimeuses, de perquisitions moqueuses, d’interprétations hideuses, de guet-apens à la réputation, de pièges au repos, jusqu’à y mêler les femmes, jusqu’à faire pleurer les enfants ! Et ceux qui agissent ainsi n’ont pas besoin de se concerter pour agir ; ils s’entendent atmosphériquement, ainsi que les corbeaux, souterrainement, ainsi que les mulots ; ils apparaissent tout à coup et partout après votre chute, comme les crapauds après la pluie. Oh ! la province, cher Denecourt, la province ! Couvent où les cellules n’ont point de porte ! Prison où les cachots sont de verre ! Cage d’écureuil où la pauvre bête court, s’épuise, tombe et meurt sans avoir marché ; cercle étroit d’espionnages nains, de trahisons rachitiques, de dénonciations poitrinaires ; où le crime consiste à rentrer tard chez soi, et la vertu à ne pas sortir. Bonne et saine vie, au reste ; vie longue comme celle des perroquets et des carpes, qui pourrait durer toujours, en vérité, car elle dépense si peu, même à mal faire ! vie possible pour qui n’a vu que celle-là, insupportable autrement. Savoir qu’on ne peut rien, eût-on beau vouloir ; qu’on parle à des cerveaux faits d’éponge, à travers des oreilles murées ! Tous les jours le même chemin, les mêmes choses, les mêmes gens, les mêmes heures ; les quatre mêmes seules grandes occupations : médire, manger, digérer, dormir !

Ceci n’a rien d’absolument général ni d’absolument particulier, au surplus. On trouve de bonnes gens partout ; et de même que dans les villes maudites de la Bible, il peut toujours suffire de trois justes pour tout sauver. Ainsi, Denecourt ayant poussé le respect administratif jusqu’à clouer à l’entrée de ses sentiers des plaques pour indiquer que l’on n’y va pas à cheval, un habitant de Fontainebleau a obtenu du conseil municipal que cette dépense (225 fr.) serait mise à la charge de la ville. Cet habitant était un juste. Ajoutez à cela soixante francs pour une part de souscription : en tout deux cent quatre-vingt-cinq francs, en vingt ans, sur plus de quarante mille.

D’autres esprits, en revanche, enseignaient la haine du vieil ermite aux bûcherons qu’il employait, son mépris aux cochers et aux hôteliers qu’il enrichissait. On trouvait les habitués de ses promenades trop nombreux, funestes au bon marché des vivres, bruyants, chantants, mal élevés, trop tôt levés, trop tard couchés : un dérangement. Pauvre ville valétudinaire !

Nous qui n’avons point ces sentiments tristes et petits, nous qui savons en tout cas et en tout lieu honorer ce qui est bon et glorifier ce qui est beau, nous venons, au nom de la presse française, et nous offrons un livre à ce digne homme. Puissent ceux qui voient et qui lisent féconder notre offrande !

AUGUSTE LUCHET

Ancien gouverneur du domaine de Fontainebleau.

Ébauche de la forêt
Le sol de la forêt, rocailleux ou boisé,
Monte, descend, bondit, puis retombe écrasé
Sous le poids des rochers, et creusant un abîme,
S’engloutit avec eux dans un chaos sublime ;
Puis, déroule des champs pleins de tranquillité…
Recommençant toujours, en son immensité,
Les vallons, les ravins, les rochers et les chênes,
Soulevant des coteaux et déployant des plaines !…
Au loin, des peupliers que balancent les vents
S’entrouvrent ; des maisons blanches, des blés mouvants,
La SEINE serpentant dans l’herbe, des villages,
Sillonnent de clartés le rideau de feuillages.
Aux pentes des ravins, des rochers suspendus
Semblent rouler encor, culbutés, éperdus…
On voit, dans le passé, comme à travers un prisme,
Un monde s’écrouler ; l’écho du cataclysme
Vibre à travers les temps. – On rêve, on se souvient
D’un combat de Titans, d’un chaos diluvien !…
Entre deux monts massifs et tout noirs de feuillages
Des tourbillons de jour baignent des paysages.
À travers un brouillard d’or, au fond d’un ciel pur,
Fument, à l’horizon, des collines d’azur.
Par-delà ces hauteurs limitrophes, l’air passe :
Où l’œil ne peut plus voir, il devine l’espace !…
Sur le ciel du couchant des feuillages foncés
Précipitent leurs flots moutonnants, entassés…
Ici, se dresse un bois de hêtres et de chênes,
Semés par la nature, au hasard, à mains pleines,
Éclatant dans les airs en rameaux vigoureux ;
Lorsque le vent du soir souffle et passe sur eux,
Il semble que la mer accourt échevelée,
Et roule en mugissant dans l’épaisse feuillée !
Là, comme un bon accueil, on trouve une oasis,
Des mousses, des gazons où l’on vivrait assis !
Tout à coup, des vallons enlacent un bocage
Plein de petits oiseaux dont il semble la cage.
Là, ce n’est que beau temps, que verdure et que chants :
Les cieux sont toujours bleus, toujours fleuris les champs !
Là, comme on est heureux de respirer, de vivre,
De feuilleter son cœur dont le temps fait un livre
Où le bonheur passé se retrouve imprimé !
Comme on relit la page où l’on se crut aimé !…
Je sens comme un baiser qui tombe du feuillage
M’effleurer fraîchement les mains et le visage…
J’entends toutes les voix du passé m’appeler
Dans les frissonnements des feuilles, et parler…
Je hume les parfums mélangés des verdures,
Les haleines des fleurs… – D’harmonieux murmures,
Des sons vagues et doux errent autour de moi…
Je suis prêt à pleurer, et j’ignore pourquoi…
Ainsi la rêverie, en une douce extase,
Suspend après vos cils une légère gaze…
On renaît, on revit ses vingt ans, ses beaux jours !…
On se voit à côté des anciennes amours,
Dans le demi-jour vert d’une ombreuse avenue,
Enlaçant de son bras une taille connue
Dont la chaleur palpite encore sous les doigts…
On écoute en son cœur l’entretien d’autrefois…
On reconnaît les sons, les senteurs, le vent même…
On est seul à présent, et cependant on aime !…
Puis, le chaos ! – Des blocs et des entassements
De rochers désolés ; d’énormes ossements,
Des têtes et des bras et des jambes de pierre ;
Des granits prosternés qui semblent en prière !…
Comme ils souffrent, ces rocs, et hurlent de douleur,
Sans qu’on entende un cri, sans que paraisse un pleur !
Tout est calme autour d’eux : ils roulent immobiles
Dans leurs contorsions muettes et tranquilles !…
Leurs cris et leurs sanglots sont restés dans le vent !
L’air même est imprégné d’un fluide émouvant.
Ces mornes désespoirs de rochers sont horribles…
Dans leur sombre passé que d’histoires terribles !…
Depuis combien de temps ces géants enclavés
Implorent-ils le ciel avec leurs bras levés ?…
Puis des genévriers, dont la sève et la force
De végétation ont fait craquer l’écorce,
Heureux, dans le plein air étalant leur santé,
Excitent l’appétit d’air et de liberté !
D’un jet s’élance au ciel le plus altier des chênes !
Pas un arbre ne croît sous ses branches hautaines ;
Les chênes d’alentour ne viennent pas mêler
Leurs feuillages au sien, et, pour les refouler,
Il étend ses rameaux, tant qu’il peut, dans l’espace ;
Il ne s’incline pas quand la tempête passe !…
L’ouragan déchaîné tournoie en mugissant
Dans sa ramure ; et lui, superbe, grandissant,
Dans le feu des éclairs, et portant haut la tête,
Entre ses bras craquants étouffe la tempête !…
Sur un sol hérissé de quartz, de rocs à pics,
Se chauffent au soleil des lézards, des aspics.
Auprès de flaques d’eaux dormantes. – On frissonne,
Et le froid du serpent court dans votre personne,
Avant qu’on ait ouï le frôlement léger
D’un reptile, fuyant lui-même le danger.
Puis des embrassements, des fureurs, des batailles
De branchages, de troncs, de feuilles, de broussailles !…
L’aubépin laisse choir ses rameaux lourds de fleurs ;
L’or clair des genêts luit dans les sombres couleurs.
Escaladant les rocs, des landes de bruyères
Envahissent le sol et poussent dans les pierres !…
– Sur tous les horizons ; des feuillages massés
Sont d’ombre et de lumière à la fois nuancés…
Quelle nuit calme et fraîche il fait sous ces ombrages !…
Puis, le jour resplendit dans de verts pâturages
Où paissent des moutons, des vaches et des bœufs.
Le chien, assis, l’oreille au guet, veille sur eux ;
Il ne quitte de l’œil pas une de ses bêtes !…
Le vieux pâtre s’endort au son de leurs sonnettes…
Le soleil est partout ! Dans ses rayons brûlants
Bourdonnent des milliers d’insectes scintillants.
L’haleine du printemps vous jette, par bouffées,
Des verdures, des bois les senteurs échauffées
Qui vous rendent pensif et vous prennent au cœur.
Dans l’air tiède, le pin, exhalant son odeur
Qu’on boit, qu’on sent couler en soi, qui vous pénètre,
Excite un sentiment de joie et de bien-être.
Au milieu d’un chemin qui, dans l’ombre des bois,
Jaillit, plein de soleil, une biche aux abois
Passe comme l’éclair ! – La forêt recueillie,
En son vaste silence et sa mélancolie,
Écoute le coucou, caché dans les massifs,
Qui chante sa chanson aux arbres attentifs…
Au fond des grottes, d’ombre et de mystère pleines,
Erre un parfum d’amour. Des soupirs, des haleines,
Des mots ailés, rêvés, – ainsi qu’un frôlement,
Dans le calme et la nuit bruissent doucement…
Dans le feuillage fin comme de la dentelle
Des bouleaux tremblotants, l’air, le jour étincelle.
Des sapins, dans le fond, dressent-leur sombre vert,
Des sanglantes lueurs de l’occident couvert…
La campagne à présent semble reprendre haleine…
De ses derniers rayons, qui traversent la plaine,
Teignant les sommets verts des bois de pourpre et d’or,
Le soleil se retire et la forêt s’endort…
Ô tranquille forêt ! dans ta mélancolie
J’aime à baigner mon cœur… Là, je rêve et j’oublie…
Tout ton passé renaît : – dans les lointains des bois
S’effacent enlacés des dames et des rois…
Ces hêtres frissonnants, dans leur ombre sereine,
Ont vu MONALDESCHI passer avec sa reine !…
Des légendes d’amour, des ballades de mort,
Des poèmes vécus, se déroulent encor !…
Ces arbres du passé qui frémit dans leurs cimes,
Savent bien des amours, sans doute, et bien des crimes !…
L’ombre de leur feuillage a bien souvent passé
Sur le front d’un poète ou d’un roi trépassé !…
Là-bas, sous ce grand arbre, au pied d’une colline,
LANTARA garde encor ses troupeaux et dessine…
Les prés et les vallons, les bois, sont pleins d’espoir…
Il passe son enfance à regarder, à voir !…
Il sent le germe, en lui, qui doit devenir chêne !…
Il hume la forêt et boit dans son haleine
La poésie… il croit !… Ce pauvre LANTARA !
Ce fut par charité, dit-on, qu’on l’enterra !…
Voici NAPOLÉON ! – Ses yeux semblent deux larmes…
Ses grognards alignés lui présentent les armes…
D’un regard, il parcourt le front des bataillons !…
Il pleura, ce jour-là, comme font les lions,
– De rage et d’impuissance ! – Ah ! si de sa mitraille
Il eût pu rallumer encore la bataille,
Et de Fontainebleau s’élancer à Paris
Dans un coup de canon !… comme il l’aurait repris !
Ah ! comme il se serait rué, tête baissée,
Sur la ligne ennemie et l’aurait enfoncée !…
S’il avait tout à coup à l’horizon paru,
Comme sous son cheval Paris fut accouru !
Et pourtant, – au-dessus de l’armée étrangère,
Planait la liberté, – non devant, – mais derrière !…
Sombre Fontainebleau, l’univers tout entier
Peut puiser des leçons dans ton moindre sentier ;
Pour moi, j’y viens chercher de l’air, des paysages,
Des couchers de soleil empourprant les feuillages,
Dans les feuilles, le jour vacillant, pailleté,
Le brouillard du matin, d’un bleu vague teinté,
S’élevant lentement à travers la feuillée,
Les senteurs de la terre et de l’herbe mouillée,
Les bruits et les chansons qu’éveille le beau temps
Et toute la nature, en travail, au printemps !…

FERNAND DESNOYERS.

Juin 1855.

À la forêt de Fontainebleau
Ô forêt adorée encor, Fontainebleau !
Dis-moi, le gardes-tu sur le tronc d’un bouleau,
Ce nom que j’appelais mon espoir et mes forces,
Et que j’avais gravé partout dans tes écorces ?
Elle, enfant comme moi, nous allions le matin
Respirer les odeurs de verdure et de thym,
Et voir tes rochers gris s’éveiller dans la flamme.
Puis, quand se reposait celle qui fut mon âme,
Lorsque tes horizons brûlent, que, vers midi,
Le serpent taché d’or se réveille engourdi,
Je contemplais, effroi d’une âme sérieuse,
Cette heure du soleil, blanche et mystérieuse !
N’est-ce pas, n’est-ce pas que vous étiez vivant,
Noir feuillage, immobile et triste sous le vent
Comme une mer qu’un Dieu rend docile à ses chaînes ?
Et vous, colosses fiers, arbres noueux, grands chênes,
Rien n’agitait vos fronts par le temps centuplés !
Pourtant vos bras tordus et vos muscles gonflés,
Ces poses de lutteurs affamés de carnage
Que vous conserviez, même à cette heure, où tout nage
Dans la vive lumière et l’atmosphère en feu,
Laissaient voir qu’autrefois, sous ce ciel vaste et bleu,
Vous aviez dû combattre, ô géants centenaires !
Au milieu des Titans vaincus par les tonnerres.
Et vous, rochers sans fin, suspendus et croulants,
Sur qui l’oiseau sautille, et qui, depuis mille ans,
Gardez avec douceur vos effroyables poses,
La mousse et le lichen et les bruyères roses
Ont beau vivre sur vous comme un jardin en fleur,
Ne devine-t-on pas avec quelle douleur
Un volcan souterrain, indigné d’être esclave,
Vous a vomis jadis avec un flot de lave ?
Les sauvages buissons de mûres diaprés,
Calmes, avec orgueil montraient leurs fruits pourprés.
À peine si parfois, parmi les branches hautes,
Un léger mouvement me révélait des hôtes ;
Et pourtant, si ma main, écartant leur fouillis,
Eût fait entrer le jour dans ces vivants taillis,
J’aurais vu s’y tapir dans les ombres fumeuses
L’épouvantable essaim des bêtes venimeuses !
Or je disais devant ce spectacle divin ;
« Poète, voile-toi pour le vulgaire vain !
Qu’il ne puisse à ta muse enlever sa ceinture,
Et souris-leur, pareil à la grande Nature !
Sous ta sérénité cache aussi ton secret ! »
Réponds, ai-je tenu ma parole, ô forêt !
Et n’ai-je pas rendu mon âme et mon visage
Silencieux et doux comme un beau paysage ?

THÉODORE DE BANVILLE.

Souvenir
J’espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir
En osant te revoir, place à jamais sacrée,
Ô la plus chère tombe et la plus ignorée
Où dorme un souvenir !
Que redoutiez-vous donc de cette solitude,
Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main,
Alors qu’une si douce et si vieille habitude
Me montrait ce chemin ?
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
Où son bras m’enlaçait.
Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis dont l’antique murmure
A bercé mes beaux jours.
Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
Comme un essaim d’oiseaux, chante au bruit de mes pas.
Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
Ne m’attendiez-vous pas ?
Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un cœur encor blessé :
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
Ce voile du passé !
Je ne viens point jeter un regret inutile
Dans l’écho de ces bois témoins de mon bonheur ;
Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille,
Et fier aussi mon cœur.
Que celui-là se livre à des plaintes amères,
Qui s’agenouille et prie au tombeau d’un ami.
Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières
Ne poussent point ici.
Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits ;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
Et tu t’épanouis.
Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour ;
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
Sort mon ancien amour.
Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ?
Tout ce qui m’a fait vieux est bien loin maintenant :
Et, rien qu’en regardant cette vallée amie,
Je redeviens enfant.
Ô puissance du temps ! ô légères années !
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets ;
Mais la pitié vous prend, et, sur nos fleurs fanées,
Vous ne marchez jamais.
Tout mon cœur te bénit, bonté consolatrice !
Je n’aurais jamais cru que l’on pût tant souffrir
D’une telle blessure, et que sa cicatrice
Fût si douce à sentir.
Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées,
Des vulgaires douleurs linceul accoutumé,
Que viennent étaler sur leurs amours passées
Ceux qui n’ont point aimé.
Dante, pourquoi dis-tu qu’il n’est pire misère
Qu’un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t’a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?
En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l’oublier du moment qu’il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme, immortellement triste,
Est-ce toi qui l’as dit ?
Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m’éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur.
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur.
Eh quoi ! l’infortuné qui trouve une étincelle
Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis,
Qui saisit cette flamme, et qui fixe sur elle
Ses regards éblouis ;
Dans ce passé perdu quand son âme se noie,
Sur ce miroir brisé lorsqu’il rêve en pleurant,
Tu lui dis qu’il se trompe, et que sa faible joie
N’est qu’un affreux tourment !
Et c’est à ta Françoise, à ton ange de gloire,
Que tu pouvais donner ces mots à prononcer,
Elle qui s’interrompt, pour conter son histoire,
D’un éternel baiser !
Qu’est-ce donc, juste Dieu ! que la pensée humaine,
Et qui pourra jamais aimer la vérité,
S’il n’est joie ou douleur si juste et si certaine
Dont quelqu’un n’ait douté ?
Comment vivez-vous donc, étranges créatures ?
Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas ;
Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures
Ne vous dérangent pas.
Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène
Vers quelque monument d’un amour oublié,
Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine
Qu’il vous heurte le pied.
Et vous criez alors que la vie est un songe,
Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant,
Et vous trouvez fâcheux qu’un si joyeux mensonge
Ne dure qu’un instant.
Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie
A secoué les fers qu’elle traîne ici-bas,
Ce fugitif instant fut toute votre vie,
Ne le regrettez pas !
Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre,
Vos agitations dans la fange et le sang,
Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière :
C’est là qu’est le néant !
Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ?
Que demandent au ciel ces regrets inconstants
Que vous allez semant sur vos propres ruines
À chaque pas du temps ?
Oui, sans doute, tout meurt ; ce monde est un grand rêve,
Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,
Nous n’avons pas plutôt ce roseau dans la main,
Que le vent nous l’enlève.
Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d’un arbre effeuillé par les vents
Sur un roc en poussière.
Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom, que leur propre lumière
Dévore incessamment.
Tout mourait autour d’eux, l’oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l’insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l’image
De leurs traits oubliés.
Et sur tous ces débris joignant leurs mains d’argile.
Étourdis des éclairs d’un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet être immobile
Qui regarde mourir !
– Insensés ! dit le sage. – Heureux ! dit le poète.
Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur,
Si le bruit du torrent te trouble et t’inquiète.
Si le vent te fait peur ?
J’ai vu sous le soleil tomber bien d’autres choses