Fric-Frac au temps de l'Otan - Robert Béné - E-Book

Fric-Frac au temps de l'Otan E-Book

Robert Béné

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Beschreibung

Les petites habitudes de trafiquant de Roger Woerenzki vont être mises à mal par l'arrivée d'un militaire américain un peu louche...

Roger Woerkenzki, surnommé Gégé Belle Face, de nationalité irlandaise, ne supporte plus les bagarres entre les partisans de l’indépendance et les partisans de l’intégration, il rejoint la France où un copain de rencontre lui a promis du travail. En arrivant dans la banlieue parisienne, il est redirigé au centre américain de La Rochelle où il est promu responsable d’un supermarché réservé aux militaires américains et à leur famille. Très vite, il organise un trafic de produits alors introuvables pour les français dans ces années d’après-guerre. La venue de Dean Marghettini, un militaire américain ancien commando pendant la guerre de Corée, modifie complètement ses habitudes de petit trafiquant, quand celui-ci lui confie que 150 sacs emplis de lingots d’or à destination de l’Albanie vont transiter par La Pallice. C’est ainsi qu’ils se retrouvent en possession de 450 lingots qu’il va falloir se partager et écouler. Gégé Belle Face en est mort de trouille et le « Ricain », lui, a fort envie de garder tout pour lui. Mais des petits curieux ont eu vent de leurs manoeuvres peu recommandables.

Un thriller mené tambour battant dans une Ile de Ré des années cinquante. Découvrez sans plus attendre les (més)aventures de Roger Woerkenzki et de ses manœuvres douteuses.

EXTRAIT

Voilà trois mois que Roger Woerkenzki travaillait au PX4 de La Rochelle-Jeumont. Il avait trouvé là un bon job. L’immense boutique n’ouvrait que de dix à treize heures, horaire où la clientèle, exclusivement américaine, venait faire ses emplettes. Les clés de la caisse dans sa poche, il aidait, parfois, à charger les achats dans le coffre des puissantes bagnoles en échange de quelques dollars de pourboire et, bien vite, refermait la porte du magasin dès que treize heures sonnaient. Il redevenait alors le maître du PX de l’armée américaine à La Rochelle.
Les derniers clients partis, il s’asseyait dans l’immense entrepôt sur une caisse de Coca-Cola après avoir prélevé cinquante dol-
lars dans le tiroir-caisse. Pour passer le temps, il prenait une bière restée dans un carton qui n’avait pas résisté à la soif des dockers
et se remémorait son arrivée à La Rochelle.
Dans le train, seul dans son compartiment, sa valise dans le filet au-dessus de sa tête, il ne put détacher son regard de la sacoche posée sur le siège en face de lui et qui semblait le narguer.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Robert Béné est originaire de l’île de Ré où il vit (Sainte-Marie). Auteur à succès, il est très attaché à sa terre d’origine et est déjà l’auteur d’une série de romans policiers intitulée « Ré la Blanche ».

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ré la blanche

Fric-frac au temps de l’OTAN

Roman

Collection dirigée par Thierry Lucas

© 2016 – Geste éditions – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Robert BÉNÉré la blanche

Fric-frac au temps de l’OTAN

Roman

Bien que l’auteur se soit inspiré d’une période de notre histoire contemporaine ainsi que de quelques-uns de ses souvenirs personnels, il tient à rappeler que cette histoire est une fiction et que, par conséquent, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne pourrait être qu’une pure coïncidence.

Chapitre 1

Au milieu des années cinquante, alors que la France était encore impliquée dans les structures de l’OTAN1, La Rochelle, un peu plus que la majorité des autres villes de l’Hexagone, vivait à l’heure américaine. Ceux qui nous avaient libérés quelques années plus tôt n’avaient pas mégoté quand, en haut lieu, ils avaient décidé de faire de La Rochelle et de son port le tremplin des forces US prêtes à faire face à la menace russe. Car il ne faut pas oublier que nous étions en pleine guerre froide. À cette époque, le port de la Pallice était envahi par une armada continue de lourds cargos battant pavillon de l’Oncle Sam, chargés de matériel de toutes sortes, aussi bien tanks et canons que blé, maïs, corned-beef, chewing-gums et Coca-Cola, évidemment ! Une partie de leur chargement allait directement en Allemagne, mais le reste était dirigé vers les dépôts de La Rochelle et de sa région, avant d’être distribué vers les dizaines de bases essaimées un peu partout en France telles que Châteauroux, Poitiers, Bordeaux ou Verdun, pour ne citer qu’elles. Pour cette raison, à La Rochelle et dans ses environs séjournaient en permanence trois mille militaires américains, bien souvent accompagnés de leur famille, dont la plupart logeaient en ville. Pour le quidam rochelais, c’était un objet de curiosité, amusé de voir ces hommes en uniforme, un gros cigare aux lèvres, au volant d’énormes voitures aux couleurs criardes, accompagnés de leur femme aux vêtements souvent d’aussi mauvais goût – aux yeux des Français – que la peinture de la carrosserie de leur Cadillac ou de leur Buick aux chromes étincelants. Pour les jeunes Rochelais « dans le vent », connaître un GI, c’était l’assurance d’avoir des cartouches de Pall Mall, Lucky Strike, Camel ou autres à petits prix et de se pavaner devant les minettes, cigarette à la bouche. Du moins devant celles qui n’étaient pas déjà aux bras de ces mâcheurs de chewing-gums, qu’ils fussent blancs ou noirs. Pour les autres, ceux ou celles, nombreux, qui étaient à la recherche d’un emploi, les camps de La Rochelle-Jeumont, de Croix-Chapeau, à une dizaine de kilomètres, ou de l’hôpital Aufrédy, en centre-ville, s’avérèrent être une aubaine, surtout s’ils savaient plus ou moins baragouiner en anglais2.

Mais tous les dollars qui débordaient des poches de ces jeunes soldats en goguette dans les cafés de la ville n’étaient pas non plus sans attiser les convoitises des proxénètes. C’est ainsi que, sur le boulevard « de la Soif » qui longeait le port de la Pallice, fleurirent des bistrots louches3, et nombreuses étaient les filles peu vêtues et fortement maquillées qui attendaient, assises sur de hauts tabourets, pour troquer leurs charmes contre des billets verts.

Dans l’espoir de trouver un jour un petit job bien rémunéré, « chez les Ricains », Roger Woerkenzki atterrit à La Rochelle. Il avait un atout pour lui : il était bilingue. Il parlait le français avec l’accent corse hérité de son père, fils d’émigré polonais, ancien de la Légion étrangère recyclé, pendant quelques années, garçon de café à Ajaccio. Quant à l’anglais, il l’avait appris sur les quais de Belfast où la compagne de son père était tenancière d’un pub coincé entre les docks et la rivière Lagan. Dans ce troquet empestant le tabac et la bière, Roger Woerkenzki avait grandi et vécu toute sa jeunesse pendant la guerre, car son père, après avoir quitté la Corse pour l’Irlande, n’avait pas jugé bon de rejoindre la France pour partir sous les drapeaux en 1939 alors que son pub ne désemplissait pas. Tout naturellement, le jeune Roger était devenu bilingue en servant une clientèle composée principalement de dockers, de marins en bordée et de filles de joie.

Il serait bien resté vivre à Belfast, mais un jour il y eut dans la salle du pub une échauffourée entre catholiques indépendantistes et protestants, suppôts du gouvernement britannique. Cette confrontation n’avait rien à voir avec les bagarres quasi quotidiennes d’ivrognes, où dockers et matelots étaient les vedettes. Roger, lui, se fichait totalement de tous ces problèmes politiques entre indépendantistes et partisans de l’omniprésence de l’Angleterre en Irlande, mais il eut la trouille de sa vie quand le troquet se transforma en champ de bataille. Lorsque l’ambulance vint ramasser ceux que le panier à salade n’avait pas déjà embarqués, quand, pour la troisième fois dans la même année, les chaises, les tables, les vitres furent brisées, et que les bouteilles et les verres jonchèrent le sol, Roger Woerkenzki perdit toute envie de perpétuer la tradition familiale de patron de pub. Lorsque, lors du dernier pugilat, il se retrouva assommé derrière le bar, le crâne ouvert par une bouteille de bière qui ne lui était pas destinée, il décida de laisser son père se dépatouiller avec sa clientèle belliqueuse, car il n’avait pas hérité du tempérament va-t-en guerre de son ex-légionnaire de grand-père. Sa valise rapidement faite, il quitta le Belfast de son enfance et partit en France en espérant retrouver une vague connaissance rencontrée au bar « The Butterfly » un mois plus tôt. Dans le petit matin frisquet, en sortant de la boîte, après avoir passé la nuit à siroter whiskies et bières, son copain de beuverie lui avait donné sa carte :

— Surtout, mon petit Gégé, n’hésite pas, viens me voir si tu as des emmerdes. Les copains sont faits pour ça.

Il se retrouva donc, un beau matin, dans un petit village miteux de la banlieue nord de Paris à la recherche de Louis Douron, son copain d’une nuit. Celui-ci lui avait précisé :

— Tu trouveras facile. Je suis connu comme le loup blanc. Et c’est la seule station d’essence du bled.

Effectivement, il trouva aisément la station d’essence bien qu’elle fût abandonnée et que le lierre et les mauvaises herbes eussent commencé à l’envahir. Derrière, dans un grand terrain vague entouré d’une clôture défoncée, quelques dizaines de voitures de toutes marques, pour la plupart des américaines, à la carrosserie plus ou moins bigornée, émergeaient des hautes herbes. Au-dessus de la porte d’entrée, sur un panneau prêt à tomber, il lut : « Louis Duron – Achat – Vente – Voitures neuves et occasions ».

Roger Woerkenzki, déçu, croyait encore entendre Louis Douron lui dire :

— Je suis à la tête d’une grosse affaire. Je suis dans l’automobile. Je traite aussi bien le neuf que l’occasion.

« Paroles d’ivrogne », pensa Roger, en re-grettant sa crédulité.

Après avoir balancé d’un pied sur l’autre, il se dirigea néanmoins vers une bicoque près de laquelle un chien, retenu par une grosse chaîne, aboyait, l’air menaçant.

Finalement, un homme en combinaison de mécanicien sortit du gourbi. Il avait la gueule avinée sous une barbe vieille de huit jours et semblait avoir été interrompu dans sa sieste. D’un geste suivi d’un « Ferme ta gueule, sale cabot ! », il somma le chien de se taire :

— C’est pourquoi ? demanda-t-il, la bou-che pâteuse.

— Je suis un copain de Louis Douron. Il m’avait demandé de venir le voir quand je passerais dans les parages. Je suis Roger. Roger de Belfast.

L’homme se gratta le sommet du crâne ébouriffé de quelques mèches grisonnantes, regarda d’un œil glauque cet homme qui l’avait tiré de son sommeil à quatre heures de l’après-midi, bâilla et laissa tomber un crachat entre ses deux godasses éculées. Finalement, la mémoire lui revint :

— Ah ! oui ! Je m’en souviens. Il m’a parlé de toi en revenant d’Irlande. Gégé… Gégé… Ouais, ça me dit quelque chose. Ouais, c’est ça ! Gégé ! Gégé Belle Face.

Surpris, Roger Woerkenzki bigla vite fait vers le morceau de miroir accroché au volet en bois au-dessous duquel se trouvait une table bancale avec une cuvette aussi crasseuse que le torchon qui séchait au soleil. Le miroir lui renvoya un visage mou, une chevelure noir corbeau grâce aux shampoings colorants ainsi qu’une bouche qui n’était pas tout à fait dans l’axe du nez et qui dérivait complètement à gauche quand il grimaçait un sourire.

Heureusement pour lui, le fragment de miroir n’était pas assez grand pour lui montrer sa silhouette ronde et courtaude. À le voir, on aurait pu croire qu’il avait été moulé dans une bouteille d’Orangina. Mais le peu qu’il vit de lui suffit à lui faire admettre, en toute modestie, que le surnom de Belle Face ne lui convenait pas vraiment et qu’il ne pouvait être que le résultat d’une confu-sion linguistique dans l’esprit de son vis-à-vis. Malgré tout, cela ne fut pas pour lui dé-plaire.

— Oui, je suis de Belfast, précisa-t-il néanmoins.

— C’est ça ! Gégé Belle Face ! insista le gardien des lieux. Moi, je m’appelle Riton. Rentre dans ma piaule, mon p’tit Gégé. On discutera mieux devant une chopine de rouge, insista celui-ci, sans cesser de se frotter le crâne.

Riton bouscula un chat qui dormait sur un monticule de linge sale afin de libérer une des deux chaises qui faisaient partie des rares meubles de la minuscule pièce avec un buffet en formica et un lit en fer.

— Alors, c’est toi, Gégé Belle Face ?

— Euh !… oui. Roger, de Belfast, corrigea ce dernier, sans forcer le ton.

Mais Riton ne prit pas note de la rectification, trop occupé à le reluquer de haut en bas :

— J’avoue que je ne te voyais pas comme ça, reconnut-il tout en remplissant les deux verres posés sur la toile cirée de la table pleine des restes du repas de midi et sans doute de ceux de la veille.

La sieste avait dû lui donner soif car il vida son verre d’un seul trait :

— Ainsi, tu voulais voir mon boss ?

— Oui. Il avait insisté pour que je le rencontre quand je viendrais en France. Il voulait m’associer à ses affaires.

Riton fit une grimace qui dévoila les quelques dents jaunâtres qui lui restaient :

— C’est que ça ne va pas être très facile de le rencontrer…

— Pourquoi ?

Riton remplit de nouveau son verre avant de se décider à confier à son interlocuteur :

— Parce qu’en ce moment les flics et les gabelous lui courent après.

— Pourquoi ? redemanda Roger, étonné.

Riton hésita et se gratta longuement le nombril avant de se décider à parler :

— À toi, mon petit Gégé Belle Face, puisque tu es un pote de Loulou, je vais tout t’avouer. Figure-toi qu’en cheville avec un Ricain, il détournait de temps à autre un camion-citerne chargé de carburant de l’armée vers la station d’essence d’un de ses associés. Mais celui-ci, un jour qu’il était bourré, a vendu la mèche. Résultat, cette lopette s’est retrouvée à Fresnes et Louis Douron a juste eu le temps de prendre la poudre d’escampette.

Les joues molles de Roger Woerkenzki s’affaissèrent et sa bouche dériva un peu plus sur la gauche. Lui qui comptait sur Douron et sur ses nombreuses accointances (selon ce qu’il lui avait déclaré au « Butterfly ») pour lui trouver un boulot… Déçu, il vida machinalement son verre. Riton devina sa déconvenue. Pour le consoler, il lui servit une autre rasade de pinard et regarda sa montre avant de lui dire :

— Attends ! Tout n’est pas perdu. Il doit justement passer dans l’après-midi prendre une sacoche qu’il a planquée dans une des bagnoles qui sont là.

C’est à ce moment qu’une sonnerie se fit entendre de dessous une pile de magazines :

— Je te parie que c’est lui, fit Riton après avoir déniché le téléphone. Allô ?… Ouais, justement on parlait de toi, avec ton pote Gégé Belle Face. Si ! Si ! Tu peux venir. C’est clair autour. Pas l’ombre d’un condé.

Il se tut pour écouter son interlocuteur et, de sa main libre, il en profita pour faire le plein des verres, tout en acquiesçant de la tête :

— O.K. ! O.K. ! conclut-il et il raccrocha. Oui, continua-t-il, en fixant Roger, Louis se trouve dans une cabine téléphonique de l’autre côté de la place, mais il préfère s’assurer qu’il peut venir sans risque.

Dix minutes plus tard, celui-ci était assis sur le lit en fer. Roger Woerkenzki ne se souvenait pas que Louis Douron était barbu et moustachu quand ils s’étaient rencontrés dans la boîte de nuit de Belfast. Il est vrai qu’ils avaient tellement éclusé de whiskies ! Mais il est certain qu’il se sentit tout petit et tout rond quand il se leva pour serrer la main de ce gaillard grand et sec qui dissimulait aux flics son faciès taillé à coups de serpe derrière une pilosité récente et des lunettes aux verres fumés.

— Écoute, Gégé, je vais être bref car ici je ne suis pas tranquille. Je t’avais promis de t’aider si tu venais en France. Louis Douron n’a qu’une parole. Je vais t’aider et en même temps tu vas me rendre un service.

Il alluma une Pall Mall et continua :

— J’ai, là, planquée dans une bagnole, une sacoche contenant la part qui revient à Ronald Wake, mon complice américain. C’est lui qui dirige toute l’intendance à la base américaine de La Rochelle-Jeumont. Si tu lui remets la sacoche, en échange il te trouvera un bon job.

Il s’apprêtait à sortir après avoir jeté un œil par la fenêtre pour être certain qu’il n’y avait pas quelques képis dans les parages, quand il ajouta en lui tendant la main :

— Surtout, ne joue pas au con avec cette sacoche. Je vais passer un coup de fil à Ronald Wake. Il t’attendra à son bureau. Mais je te préviens : si jamais il te prenait la tentation de ne pas lui remettre le magot, je ne donne pas cher de ta peau. Tu sais, les cow-boys ont la gâchette facile.

Sur ces paroles, Louis Douron disparut aussi furtivement qu’il était venu, et Roger Woerkenzki prit la direction de la gare d’Austerlitz, sa petite valise d’une main et la grosse sacoche de l’autre.

1. OTAN : Organisation du traité de l’Atlantique Nord, à laquelle la France adhère en 1949.

2. De 650 à 1 000 civils travaillèrent ainsi, salariés de l’armée américaine. L’auteur y a lui-même été employé.

3. Il y avait près d’une trentaine de bistrots sur le boulevard Émile-Delmas, communément appelé « boulevard de la Soif ».

chapitre 2

Voilà trois mois que Roger Woerkenzki travaillait au PX4 de La Rochelle-Jeumont. Il avait trouvé là un bon job. L’immense boutique n’ouvrait que de dix à treize heures, horaire où la clientèle, exclusivement américaine, venait faire ses emplettes. Les clés de la caisse dans sa poche, il aidait, parfois, à charger les achats dans le coffre des puissantes bagnoles en échange de quelques dollars de pourboire et, bien vite, refermait la porte du magasin dès que treize heures sonnaient. Il redevenait alors le maître du PX de l’armée américaine à La Rochelle.

Les derniers clients partis, il s’asseyait dans l’immense entrepôt sur une caisse de Coca-Cola après avoir prélevé cinquante dol-lars dans le tiroir-caisse. Pour passer le temps, il prenait une bière restée dans un carton qui n’avait pas résisté à la soif des dockers et se remémorait son arrivée à La Rochelle.

Dans le train, seul dans son compartiment, sa valise dans le filet au-dessus de sa tête, il ne put détacher son regard de la sacoche posée sur le siège en face de lui et qui semblait le narguer. Il lui sembla entendre la voix de Louis Douron le prévenant : « Tu sais, les cow-boys ont la gâchette facile », mais, en même temps, une autre petite voix lui murmurait, perfide : « Jette un œil, juste un œil, dans la serviette. Ça n’engage à rien. » Le train n’était pas arrivé à Tours que, ne résistant plus, il ouvrit la sacoche. À la vue du contenu, il resta bouche bée : elle était bourrée de billets à l’effigie de Bonaparte et de Richelieu. Des billets de dix mille et de mille francs5, sans parler des autres ! Mais il ne chercha pas à en savoir davantage. Aucune liasse. Tout en vrac, pêle-mêle, petits et gros billets. Bien qu’il fût impossible de les compter, Roger estima qu’il y en avait bien pour un million. Aussi, avant que le train ne s’arrête et que les passagers n’envahissent le compartiment, il plongea la main dans la sacoche de cuir et, sans prendre le temps de choisir, il saisit une poignée de billets qu’il engouffra dans sa poche de veste.

Quand une vieille dame vint s’asseoir face à lui, il fit semblant de dormir, la sacoche collée sous son bras contre sa hanche. En vérité, sous ses paupières closes, des centaines de Richelieu dansaient joyeusement dans la 5e Avenue avec des centaines de Bonaparte dans une pluie de billets de banque qui tombaient des gratte-ciel.

Pour apaiser ses craintes, il se répéta que Douron devait avoir une sacrée réserve de fric et qu’il avait dû taper dans le tas, sans se fatiguer à compter, pour régler ses dettes avec Ronald Wake. En prélevant sa petite commission, il ne craignait donc pas grand-chose du cow-boy qui n’y verrait que du feu.

Il n’empêche que, lorsqu’il se trouva de-vant Ronald Wake, il n’en menait pas très large. Celui-ci était assis derrière son bureau, à moitié dissimulé par un épais nuage de fumée de cigare. Il avait la peau noire légèrement cuivrée et des épaules de joueur de football américain. Quand il se leva de son siège pour serrer la main de Roger Woerkenzki, celui-ci eut la désagréable impression de s’enfoncer dans le sol tant l’autre était grand, debout devant lui.

— Alors, tu es un copain de Louis Douron ? lui lança-t-il dans un américain au fort accent de la Louisiane. Après lui avoir écrasé sa main dans la sienne, il prit la sacoche et l’ouvrit .

Devant cette force de la nature, le Franco-Irlandais avec son mètre soixante-deux et ses épaules de gringalet commençait à regretter d’avoir piqué quelques billets, et des gouttes de sueur froide coulaient sur son front. Mais Ronald Wake lui décrocha un grand sourire rassurant qui dévoila une double rangée de dents blanches :

— Toujours aussi bordélique, ce Douron, constata-t-il en voyant les billets en vrac et, sans même compter, il en prit une poignée qu’il tendit à Roger Woerkenzki :

— Tiens ! Prends ça ! C’est en attendant ta paye. Comme je l’ai promis au téléphone à Douron, je t’embauche lundi avec moi. Tu seras responsable du PX et de son entrepôt. Tu n’auras qu’à réceptionner les camions et alimenter le magasin. Au fait, tu t’appelles comment ?

— Roger Woerkenski.

— Hein ?

— Roger Woerkenski, mais tout le monde m’appelle Gégé Belle Face, mentit-il, tout heureux de ce surnom dont il venait d’être affublé la veille.

— O.K. ! Va pour « Dgédgé » Belle Face, répéta l’Américain sans chercher à traduire le sens de l’expression.

C’était trois mois plus tôt.

Tout en continuant de boire sa bière, Gégé Belle Face parcourut des yeux le vaste entrepôt, véritable caverne d’Ali Baba. Des caisses étaient empilées jusqu’au plafond. Des caisses de nourriture, de vins, de sodas, d’alcools, de cigarettes, de vêtements pour hommes, pour femmes, des réfrigérateurs, des télévisions, des radios, des appareils photo, de la vaisselle, enfin tout ce que, dix ans après la guerre, on avait bien des difficultés à se procurer en France.

Gégé regarda sa montre. « Bientôt cinq heures, c’est l’heure de débaucher », se dit-il. Il se dirigea donc dans l’angle du bâtiment où s’amoncelaient tous les colis avariés. Des quantités de caisses et de cartons qui n’avaient pas résisté au transport et surtout à la convoitise des dockers, que ce fût au port d’embarquement ou de débarquement, exposaient là tout ce que les voleurs n’avaient pu dérober. Sans hésiter, il prit quatre bouteilles de Johnnie Walker dans une caisse défoncée, tout un sachet de bas Nylon dans un carton éventré et, trois cartouches de Camel dans un carton voisin. Il mit le tout dans les sacoches de son Vélosolex et sortit après avoir bien fermé la porte à clé. « Il faut se méfier des voleurs », murmura-t-il, avec un sourire qui fit glisser sa bouche vers son oreille gauche.

En passant devant la porte d’entrée du camp gardé par deux MP, sans s’arrêter, il leur fit un grand signe de la main.

— Salut les mecs ! leur lança-t-il.

— Bye ! Dgédgé ! répondirent les deux policiers en uniforme sans sortir de leur guérite.

Depuis qu’ils le voyaient passer sur sa pétoire à pédales, tous les MP qui assuraient la garde à la porte principale connaissaient bien celui qu’ils appelaient familièrement « Dgédgé ».

Cinq minutes plus tard, Gégé Belle Face arrêtait son Solex devant le « Bar de la Ma-rine ». Jeanine, l’opulente patronne, était assise derrière son comptoir et profitait de l’heure creuse pour converser avec Gina, la prostituée attitrée de l’établissement. En le voyant, elle lui fit un petit signe de tête auquel il répondit de la même façon. Il pénétra donc avec son véhicule par la porte du couloir voisin : obscur et sentant l’urine, il débouchait sur une cour minuscule encombrée de poubelles où virevoltaient des mouches vertes et où s’entassaient des dizaines de cageots à bouteilles. Entre les piles de cageots, une porte ouverte donnait sur une pièce sombre servant à la fois de remise et de cuisine d’où une odeur d’huile chaude s’échappait pour venir se mélanger aux relents de poubelles.

— Salut Gégé Belle Face ! lança l’homme qui se débattait avec son panier de frites.

— Salut Fred le Grand Chef ! répondit à Gégé à celui qui partageait le lit de Jeanine, la recette du « Bar de la Marine » et qui était également responsable du plat du jour.

Après s’être assuré que le préposé aux frites était bien seul, il sortit de ses sacoches son larcin extorqué au PX de Jeumont.

Rapidement, le cuisinier fit disparaître le tout dans un placard derrière de grosses gamelles et demanda :

— Comment veux-tu que je te paye aujourd’hui ? En liquide ? Ou bien préfères-tu deux heures avec Gina ?

— J’aurais bien préféré deux heures avec Gina. Surtout que j’aurais le temps avant le dernier bac de huit heures trente. Mais, pour cette fois, règle-moi en liquide, car il faut que je rentre tôt. Je dois un mois de loyer à mon taulier et il va sûrement m’attendre.

Fred sortit quelques billets de dessous son tablier qui, depuis longtemps, méritait une lessive, les tendit à son fournisseur et lui demanda :

— Le petit pastis de l’amitié, avant de partir ?

Sans attendre la réponse – il la connaissait déjà –, il posa deux verres sur le coin de la table entre des épluchures de pommes de terre et une dizaine de beefsteaks qui sortaient du frigo et qui suintaient leur sang jusque sur le carrelage glissant.

Gégé Belle Face but son apéro cul sec