Tartans, dentelles et Mousquets - Robert Béné - E-Book

Tartans, dentelles et Mousquets E-Book

Robert Béné

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Beschreibung

Un jeune Écossais retrouve l'amour sur l'île de Ré durant le siège de Saint-Martin.

À la tête d’une flotte d’une centaine de navires, en ce mois de juillet 1627, le duc de Buckingham, favori de Charles Ier, roi d’Angleterre, appareille de Portsmouth sous prétexte de venir porter secours aux protestants affamés, prisonniers des troupes catholiques derrière les remparts de La Rochelle. Mais, pour des raisons personnelles, le duc décide de débarquer à l’île de Ré. Commence alors le siège de Saint-Martin défendu par Toiras. Parmi les huit mille mercenaires débarqués sur les plages de l’île, se trouve Gauwan Kynneth, un jeune joueur de fifre écossais. Le jeune homme espère bien retrouver à Ré la belle Armande qu’il a rencontrée quelques années plus tôt. Mais la jeune coquette, depuis longtemps, l’a oublié. Commence alors pour lui une série d’aventures qui lui feront connaître la paille pourrie des cachots, les menaces de mort, mais aussi l’amour de la douce Apolline. Avec celle-ci, les hostilités terminées, il retournera vers son Écosse natale, avec sa jeune femme et la petite Pernelle, enfant abandonné qu’ils ont adopté. Après un long séjour dans les Highlands, tous trois, accompagnés de la fantaisiste comtesse écossaise Eibhlin de Claypotts, décident de revenir à l’île de Ré où, après un naufrage sur les côtes d’Irlande, la jeune Pernelle retrouvera enfin ses origines familiales et le grand amour de sa vie sous le regard ravi de ses parents adoptifs.

Suivez les aventures hautes en émotions des personnages singuliers de ce roman historique qui vous embarquera de l'Écosse à l'île de Ré au XVIIe siècle !

EXTRAIT

Une odeur de brûlé la fit sursauter :
— Oh ! Je suis tellement troublée par ce que vous m’apprenez que j’en ai oublié mes tartines sur les braises.
Gauwan ne fit pas attention à sa remarque. Sa chaussure venait de buter contre son sac posé à ses pieds. Ce contact lui rappela le poignard qui était à l’intérieur et l’usage qu’il devait en faire. Pourtant, plus le moment approchait, plus il se sentait incapable de commettre l’acte criminel commandité par Toiras. C’est pour cela qu’inconsciemment, depuis son évasion, il avait évité les troupes anglaises qui l’auraient sans aucun doute conduit directement à leur chef. En suivant Apolline il espérait échapper au piège tendu par le gouverneur. Comment ? Il ne le savait pas encore, bien qu’une possibilité commençât à poindre dans son esprit. Tout simplement rester caché là, dans la maison des Cordineau de la Souche, jusqu’à la fin du siège. Et après ? Après, il verrait.
En attendant, oubliant l’arme fournie par Toiras, pour fêter cette relative liberté, il fouilla dans sa besace et en sortit son fifre. En l’honneur de Léocadie, tout en s’appliquant à jouer plus fort pour vaincre la surdité de la vieille femme, il opta pour un ton enjoué et, une fois de plus, il entonna « Greensleeves ».

À PROPOS DE L'AUTEUR

Robert Béné est originaire de l’île de Ré où il vit (Sainte-Marie). Auteur à succès, il est très attaché à sa terre d’origine et est déjà l’auteur d’une série de romans policiers intitulée Ré la Blanche.

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Tartans, dentelleset mousquetsAu temps du siège de Saint-Martin-de-Ré1627

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© La Geste – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Robert BéNéTartans, dentelleset mousquetsAu temps du siège de Saint-Martin-de-Ré 1627

Bien que de nombreux faits historiques jalonnent ce roman,

le lecteur ne doit pas oublier qu’il s’agit avant tout d’une œuvre

d’imagination. L’auteur espère donc qu’il lui sera pardonné si,

dans les pages qui suivent, la vérité, quelquefois, est prise en défaut.

Première partie1627Le duc et le joueur de fifre

1Préparatifs d’appareillage

Par ce mois de juillet 1627, il ne faisait pas bon s’attarder, la nuit venue, dans les rues de Portsmouth. Les commerçants l’avaient bien compris et n’hésitaient pas à fermer leur boutique avant que ne s’allument les rares réverbères. Seuls les bouges et les maisons closes prenaient le risque de rester ouverts tard dans la nuit, au prix de quelques grosses bagarres, de tabourets qui volaient et de quelques corps étendus dans les eaux fétides des caniveaux. Au petit matin, quand le lourd chariot tiré par un vieux cheval de trait passait dans les ruelles tortueuses du port, les deux hommes chargés de ramasser les détritus piquaient d’un coup de fourche dans les fesses de ces individus allongés parmi les immondices. S’ils bougeaient, c’est qu’ils n’étaient qu’ivres morts et ils les laissaient là mijoter dans ce cloaque nauséabond jusqu’à ce qu’ils dessoûlent ou que la maréchaussée les emmène derrière les barreaux. En revanche, si le corps inerte ne réagissait pas aux piquants des fourches, c’était qu’il était mort et bien mort. Dans ce cas-là, l’un prenant la tête, l’autre les jambes, les éboueurs le jetaient dans le tombereau, avec les détritus. Celui-ci plein, ils déversaient le contenu au bout de la jetée, au pied de la fameuse Tour Ronde où la marée descendante entraînait le tout vers le large.

Les autres mois de l’année Portsmouth était une ville plus sûre. Les nombreux navires, revenus de longs voyages, déversaient à chaque escale un flot continu d’ivrognes et de coupe-jarrets suffisant pour faire trembler les calmes bourgeois de la cité. Par bandes bruyantes, armés de couteaux et de leurs poings, ils hantaient les rues à la recherche de quelques jacobus qui leur permettraient de continuer à boire jusqu’au petit matin.

Mais par ce mois de juillet 1627, le « beau Steenie » − comme aimait l’appeler Jacques Ier, puis comme le fit ensuite son fils, le roi Charles Ier, en le serrant tendrement dans ses bras −, le beau Steenie ne se préoccupait guère de cette insécurité qui était à son paroxysme et dont il était à l’origine. Il avait d’autres soucis en tête. George Villiers, duc de Buckingham et, entre autres titres, Grand Amiral de la flotte (ou plus simplement Steenie pour les intimes), était occupé à constituer une escadre pour tenter de redonner à l’Angleterre cette suprématie qu’elle avait perdue sur mer. Voler au secours de La Rochelle huguenote menacée par les papistes de Louis XIII faisait partie de sa stratégie ; car en prenant possession des îles de Ré et d’Oléron, il assurerait en même temps la présence anglaise sur la côte atlantique. Pour ce faire, grâce à de nouveaux impôts, grâce à des recrues tantôt arrachées à leurs champs, tantôt enlevées en pleine rue ou libérées des prisons et grâce aussi à l’achat de mercenaires étrangers, le favori de Charles Ier se trouva à la tête d’une armée et d’équipages nombreux, mais les moins fiables du monde. Comme l’argent ne tombait pas dans l’escarcelle de ces spadassins, les mutineries et les pillages se multiplièrent bien avant que les bateaux ne fîssent cap au large. Enfin, quand les six mille soldats hollandais récemment arrivés comprirent qu’ils ne seraient jamais payés, qu’ils n’auraient même pas de chaussures, les deux tiers se dispersèrent dans la nature. Tant bien que mal, en juin, Buckingham avait réussi malgré tout à rassembler environ cent bâtiments et six mille huit cent quatre-vingt-quatre hommes, et le 23 du même mois les troupes furent consignées à bord, parées à appareiller. Avant le grand départ, le roi tint à se déplacer en personne jusqu’à Portsmouth pour serrer une fois encore dans ses bras son tendre ami Steenie qui n’hésitait pas à partir loin de lui pour la gloire de l’Angleterre.

Depuis un certain temps déjà, tout était prêt sur le Triumph, le navire amiral. On y avait embarqué des réserves pantagruéliques des mets préférés du duc. Dans la garde-robe de sa vaste cabine aux lambris dorés étaient accrochés vingt habits dont un brodé de perles ; le plancher était recouvert de tapis de Perse et au-dessus de son large lit Buckingham le séduisant avait fait accrocher le portrait de la reine Anne d’Autriche qu’il espérait bien revoir à Paris dès qu’il aurait conquis l’île de Ré1. Tassés sur le gaillard parmi les huit chevaux de selle et les seize autres prévus pour tirer les deux carrosses et la litière du duc, les musiciens occupaient leur temps en répétant les airs préférés du seigneur amiral ­commandant cette véritable armada.

Tout était donc prêt pour l’appareillage, il ne restait plus qu’à attendre que des vents favorables permissent à cette flotte de sortir du port.

Le 27, le vent se leva enfin et souffla dans la bonne direction. Avec satisfaction, les bourgeois de Portsmouth virent alors cingler vers le large cette flotte chargée de ces dangereux malotrus sans foi ni loi qui les avaient fait trembler derrière leurs portes closes.

1. Ces précisions sont extraites du livre George Villiers, duc de Buckingham de Philippe Erlinger.

2Gauwanle joueur de fifre

Allongé sur un morceau de prélart, à l’abri des embruns et dissimulé à la vue de tous sous un des carrosses de l’amiral de Buckingham, les yeux clos, Gauwan Kynneth se complaisait à écouter la musique du vent qui vibrait dans la multitude de cordages semblables à une immense toile d’araignée grimpant le long des mâts du Triumph. Machinalement, il tendit le bras pour se saisir de son fifre2 dont il ne se séparait guère. Depuis son Écosse natale, il ne l’avait pas quitté. Au cours de sa longue errance en direction du sud de l’Angleterre, il lui avait permis de gagner son repas quotidien en jouant sur les places de marchés, au coin des rues ou encore dans les auberges enfumées. Aujourd’hui, comme à chaque fois qu’il mettait l’instrument à sa bouche, il se mit à jouer « ­Greensleeves. »3 C’était « son » air. Il le jouait quand il était gai, quand il était triste ou bien quand il avait faim, certain d’arrêter un instant un passant qui lui jetterait un penny. Après l’avoir interprété plusieurs fois, il tenta d’improviser un air pour accompagner les gémissements de la brise dans les haubans et le claquement des voiles sur leur vergue. Mais, peu satisfait du résultat, il posa son instrument et se mit à penser à ce voyage inespéré qui l’emmenait vers l’île de Ré. Jamais il n’avait osé rêver d’y retourner un jour.

— Quelle chance j’ai eue de rencontrer le duc ! ne put-il s’empêcher de dire à haute voix.

C’était tout simplement la veille, lorsque le duc de Buckingham marchait dans les rues avec ses officiers à la tête d’une compagnie de soldats pour essayer de récupérer les déserteurs traînant dans les cabarets. Il s’était arrêté devant lui pour l’écouter alors qu’une fois encore il jouait « Greensleeves ». Il avait regardé le chapeau vide posé au pied du musicien puis, après avoir fouillé dans une poche de son habit brodé, en avait sorti trois pièces d’argent qu’il avait jetées dans le couvre-chef informe et décoloré du jeune homme.

— Si tu veux en gagner le double tous les jours, rejoins sans attendre mes musiciens à bord du Triumph. Dès que les vents seront bons, ils te conduiront en France, vers l’île de Ré. Et tu joueras alors pour célébrer la victoire de ton bon roi Charles Ier sur les catholiques du roi de France, lança-t-il fièrement.

— L’île de Ré ! s’exclama Gauwan Kynneth.

À peine le duc s’était-il éloigné, le temps qu’il se ressaisisse de ses émotions, sans lâcher son instrument, le jeune musicien courait en direction des quais où la cohue se faisait de plus en plus intense au fur et à mesure qu’il approchait. Sans hésiter, il grimpa la coupée conduisant à bord du navire amiral en haut de laquelle un homme montait la garde.

— Je suis un des musiciens du duc de Buckingham, annonça-t-il fièrement en montrant son fifre.

Sans chercher à comprendre, le factionnaire regarda d’un œil vide ce grand garçon à la chevelure rousse décoiffée et aux taches de rousseur constellant son visage. Finalement, d’un geste, il lui montra l’avant du navire.

— Va sur le gaillard, c’est là que logent tes collègues.

Et il cracha par-dessus bord pour bien montrer qu’il n’avait rien d’autre à lui dire.

Toujours allongé entre les roues d’un des carrosses de Buckingham, Gauwan Kynneth fit un rapide calcul. Elle remontait à sept ans, la dernière fois qu’il était allé à l’île de Ré. Il venait d’avoir seize ans. Son père était alors chef jardinier au service de Lord Harley, riche homme d’affaires et puissant armateur d’Aberdeen. Gauwan, ignorant les classes sociales, était copain depuis sa petite enfance avec William le fils du lord et tous deux passaient une grande partie de leur temps dans une grange à rêver d’aventures. Devenus adolescents, ils étaient restés complices pour faire les quatre cents coups. Aussi quand Lord Harley décida d’envoyer son fils à l’île de Ré, chez Victor-Gatien Cordineau de la Souche où ses navires venaient régulièrement remplir leurs cales de sel et de vin, le jeune William accepta sous réserve que son inséparable ami l’accompagnât. Comme le père ne savait rien refuser à son fils, Gauwan profita du voyage et, comme lui, fit un séjour linguistique d’un an dans la capitale portuaire de l’île. Il y avait vraiment passé du bon temps ! Hélas, lorsqu’il revint en Angleterre, ce fut pour recueillir le dernier soupir de son père tandis que Lord Harley proposait à son rejeton une étude de notaire à Philadelphie. À partir de ce jour, Gauwan ne voulut plus rester chez Lord Harley où, malgré la mort de sa mère alors qu’il n’avait que sept ans, il avait vécu une adolescence heureuse auprès de son père et de son copain William.

« Pourquoi ai-je refusé de le suivre aux Amériques ? se demandait Gauwan tout en mordillant dans un morceau de paille. Ah oui ! je me souviens ! Je venais de tomber amoureux de la fille du crémier. » Un brin nostalgique, il sourit : « On est bête quand on est amoureux à dix-sept ans ! C’est à cause d’elle que je suis resté à Portsmouth et que je me suis retrouvé à jouer du fifre sur les trottoirs et dans les bouges. » Il pensait encore aux lèvres écarlates et chaudes de la fille du crémier quand soudain lui revint à l’esprit le visage de la petite Armande, la fille de Victor-Gatien Cordineau de la Souche, leur hôte à Saint-Martin. Elle était toute mignonne du haut de ses douze ans et, à l’époque, elle n’avait d’yeux que pour lui. « Qu’est-elle devenue aujourd’hui ? Sans doute est-elle mariée et mère de famille ? » supposa-t-il.

Un ultime rayon de soleil couchant glissant sur les flots s’intercala entre les bâches qui protégeaient des embruns le précieux carrosse et éclaira un court moment le dessous du véhicule sous lequel Gauwan s’était dissimulé. Il eut le temps de voir les rouages bien graissés, les dorures que le soleil faisait étinceler, mais ce qu’il remarqua surtout, ce fut une trappe à une coudée juste au-dessus de sa tête. Sans effort, il la souleva et comprit que cette ouverture avait un double usage. Elle permettait à l’illustre passager de soulager sa vessie sans ralentir l’allure des chevaux et, éventuellement, de s’échapper discrètement en cas de mauvaise rencontre. Intrigué, il y passa la tête afin d’observer l’intérieur. Le luxe qu’il y découvrit le suffoqua autant que les forts parfums qui assaillirent ses narines. Le carrosse était entièrement capitonné de velours bleu, orné de fines dentelles et brodé de fils d’or représentant des fleurs et des oiseaux et des êtres mi femmes mi déesses.

Gauwan, poussé par la curiosité, ne put résister à pénétrer entièrement dans le véhicule. Joyeusement, il se tapa les fesses sur les coussins pour en apprécier le confort. Lorsqu’il s’aperçut que ces coussins s’étiraient de façon à transformer le carrosse en une vaste et confortable couche, tout de suite une idée transperça son esprit :

— À partir de ce soir, c’est là que je veux dormir. Et pendant toute la traversée ! murmura-t-il en revoyant la paille poussiéreuse qu’il partageait depuis son embarquement avec les autres musiciens.

Au même moment, le bruit du chef cuisinier tapant sur une casserole afin de signaler la distribution de la nourriture l’incita à sortir discrètement de « sa » luxueuse chambre et à prendre la file des affamés en tenant à la main la gamelle dans laquelle on allait lui verser sa ration biquotidienne de ­porridge collant.

Ce soir-là, il attendit donc que le calme fût revenu sur le pont avant de se glisser comme une ombre sous le carrosse et de pénétrer par la petite trappe dans ce décor fastueux qui était celui coutumier du duc de Buckingham.

Allongé sur une multitude de moelleux coussins, il fut long à s’endormir, pris entre le rêve que lui procurait ce luxe, les souvenirs de sa longue errance depuis Aberdeen jusqu’à Portsmouth et la sourde inquiétude d’être découvert. À coup sûr, dormir dans le carrosse de l’amiral était un acte de lèse-majesté. Sans aucun doute, cela méritait les fers à fond de cale. Mais le sommeil et son optimisme naturel chassèrent bien vite les craintes du jeune homme. Après avoir observé dans la pénombre le riche décor et caressé le velours du bout des doigts, très vite il s’endormit le sourire aux lèvres. Il fallut à nouveau le tapage du cuisinier annonçant la distribution de la portion congrue et la sensation de faim au creux de l’estomac pour l’extraire du rêve dans lequel il s’était évadé.

La flotte du Grand Amiral anglais se traînait depuis ­quarante-huit heures, faute de vent, au large des côtes de Grande-Bretagne et s’apprêtait à sortir de la Manche pour venir longer les côtes de France quand une vigie annonça la présence à l’horizon de treize navires français faisant cap à l’ouest. À cette nouvelle, le duc de Buckingham ne put résister au désir de leur faire la chasse. Promu tout nouvellement amiral, il ignorait tout de la bataille navale et jubilait d’en connaître sans plus attendre les émotions. Mais le gibier était plus léger et mieux voilé que les chasseurs. Au bout de quarante-huit heures de poursuite, le fier amiral dut admettre qu’il ne rattraperait jamais ces navires partis de Dunkerque et la bordée de boulets de canon qu’il leur lança ne fit que des gerbes dans l’eau. À contrecœur, il abandonna donc la poursuite, mais pendant ce temps sa flotte s’était éparpillée sur les eaux de l’Océan et quarante navires manquaient à l’appel.

La tempête le surprit en doublant l’île d’Ouessant et ralentit fort la marche des navires de l’escadre qui ne l’avaient pas lâché. Puis ce fut le calme plat et la brume. Mais il en aurait fallu beaucoup plus pour briser l’optimisme de George Villiers, duc de Buckingham. Confortablement installé sur la dunette, sous un dais blanc décoré aux couleurs jaune et noir d’Anne d’Autriche, il passait son temps à festoyer avec les quelques nobles qui composaient son état-major, tout en écoutant distraitement les musiciens. Il aimait particulièrement écouter Gauwan Kynneth dont l’éducation musicale s’était faite dans la rue. Comme de plus il avait une belle voix, il chantait parfois en solo des chansons populaires que le duc et ses compagnons aimaient à reprendre au refrain.

Enfin, le 20 juillet, après trois semaines de mer, le Triumph et les navires qui ne s’étaient pas égarés en poursuivant les Dunkerquois arrivèrent dans le pertuis Breton et mouillèrent en vue du port de Saint-Martin, à la grande frayeur des catholiques de la ville qui craignaient un débarquement des troupes anglaises et qui se souvenaient des exactions pratiquées de part et d’autre.

A contrario, Gauwan Kynneth exultait de joie. Perché dans la mâture, il fouillait du regard la foule qui les observait derrière les remparts. À tout instant, il lui semblait reconnaître Armande. Il se moquait totalement des raisons qui avaient amené les troupes anglaises jusqu’ici, car lui, en mettant les pieds sur le pont du Triumph, n’avait qu’une idée en tête : aussitôt arrivé à l’île de Ré, débarquer pour courir saluer le brave Victor-Gatien Cordineau de la Souche… sans oublier la charmante petite Armande. Évidemment !

Le duc de Buckingham, lui, n’était pas pressé de débarquer. Il attendait, avant d’agir, que son escadre se fût reformée. Heureusement, il n’eut pas longtemps à attendre. Dans la journée du lendemain, arrivèrent, vent portant, les uns après les autres, tous les bâtiments qui s’étaient éparpillés lors du voyage. Bien que le but de son expédition fût de porter secours aux huguenots rochelais encerclés par les troupes catholiques du roi de France, il décida de prendre position, avec toute sa flotte, sur les côtes de l’île de Ré.

L’heure était donc maintenant venue de passer à l’action.

Après avoir lancé quelques boulets sur la ville de Saint-Martin pour bien montrer la présence de la flotte anglaise, à la grande frayeur des curieux qui s’étaient massés sur le rivage, il fit lever l’ancre avant d’aller mouiller à la pointe de Sablanceaux, l’extrémité sud de l’île, et bloquer ainsi l’entrée de la baie afin d’interdire l’intrusion de navires étrangers. C’est là, dans cette baie, le lendemain ou le jour d’après (l’amiral n’avait pas encore pris de décision), que débarquerait son armée pour aller chasser les troupes catholiques enfermées à Saint-Martin derrière les fortifications que n’avait pas eu le temps de finir de faire construire Richelieu. Bientôt, il n’en doutait pas, il pourrait envoyer un messager à son roi pour lui annoncer que l’île de Ré appartenait désormais à la ­couronne d’Angleterre.

Assis sur la dunette, un verre de porto à la main, le beau Steenie souriait en imaginant la joie que cette nouvelle apporterait à Charles Ier et les honneurs qu’il lui réserverait à son retour triomphal en Angleterre.

Lorsque la marée descendante doucement posa son navire sur le sable, il fit descendre en priorité ses chevaux fatigués par la longue traversée afin de les faire marcher dans l’eau fraîche et dégourdir leurs membres gonflés par une pénible immobilité.

Le lendemain matin, alors qu’il se prélassait dans un profond sommeil sur les velours du carrosse, Gauwan Kynneth fut réveillé par des bruits inhabituels de voix, d’ordres qu’on gueulait et par un piétinement incessant. Les yeux encore ­gonflés de sommeil, il hasarda un regard par un trou de la bâche qui recouvrait le carrosse. Apparemment, deux mille hommes s’apprêtaient à débarquer mais aucun de ces militaires d’occasion ne se bousculait pour descendre avant les autres dans les chaloupes, malgré les exhortations des officiers. Bien que nés en Angleterre, la majorité d’entre eux n’avaient jamais vu la mer et avaient peur de sauter dans l’eau, même peu profonde. Et de plus, ils avaient eu vent que sept cents hommes et trois cents cavaliers les attendaient dans les dunes, prêts à en découdre. Gauwan Kynneth sourit. Lui, en qualité de musicien, n’était pas concerné. Il n’était pas là pour se battre mais uniquement pour distraire le duc de ­Buckingham au son de son fifre.

Avant de s’apprêter à sortir de sa cachette, il remettait précautionneusement les coussins en place quand il aperçut sous l’un d’eux une enveloppe blanche. Instinctivement, il tendit la main pour s’en saisir et lut : « À mon tendre ami Steenie. Son Charles dont le cœur saigne de le voir s’éloigner. » Elle avait dû tomber de la poche du Grand Amiral. Piqué par la curiosité, le jeune garçon s’empressa de déchiffrer le court message qui se trouvait à l’intérieur : « Mon bel oiseau, mon bel œillet rose, Tu vas me quitter et je me languis déjà de ton absence. Surtout prends bien soin de toi. N’hésite pas à laisser les huguenots de La Rochelle se battre tout seuls contre les papistes, et si ceux-ci se défendent, laisse-leur l’île de Ré. Mon royaume peut se passer de cette place forte sur la côte atlantique. Mais moi, je ne peux pas me passer de toi. Seule compte ta présence près de moi. Je le répète, prends bien soin de toi et reviens vite. Ton très affectionné, Charles.

P-S : Je te joins une petite bourse pleine d’écus à l’effigie du roi de France. Je sais que tu n’en as pas besoin mais garde-la pour t’offrir quelques douceurs que tu savoureras les yeux fermés en pensant à moi. Je ne veux pas te la donner de la main à la main car j’ai peur de ne pas pouvoir retenir mes larmes. Je préfère la dissimuler sous un coussin avec ce petit mot afin que tu aies la surprise de la trouver dès que je t’aurai quitté. »

Gauwan s’empressa de soulever tous les coussins les uns après les autres : « Apparemment, il ne l’a pas trouvée. Peut-être même ne l’a-t-il pas cherchée ? » se demanda-t-il en dénichant le petit sac en peau de biche.

Il était plein de louis d’or.

Il resta un long moment ébahi devant toutes ces pièces qui étincelaient dans la pénombre du véhicule.

« Mais qu’est-ce que je vais en faire ? » Ce fut la première question qu’il se posa.

De nature honnête, il pensa tout de suite les remettre à celui auquel elles étaient destinées. Mais après réflexion, il se demanda quelle serait la réaction du Grand Amiral. Comment lui expliquer qu’il avait trouvé cette bourse dans le carrosse où il n’avait rien à faire ? Et cette lettre, digne de deux amants ? Comment réagirait Buckingham quand il devinerait qu’il l’avait lue ? Lui adresserait-il des félicitations pour son honnêteté ou bien le ferait-il jeter à fond de cale les fers aux pieds pour avoir eu l’outrecuidance de coucher dans son carrosse ? « Il faut se méfier des réactions impulsives des Grands », ­pensa-t-il sagement.

Assis dans le fond du véhicule, la bourse et le pli dans les mains, Gauwan se demandait comment il allait agir quand des voix plus fortes qui parlaient de débarquer les deux carrosses le décidèrent à s’éclipser rapidement par la trappe.

Auparavant, sans prendre le temps de compter le nombre de louis que contenait la bourse, il prit soin de dissimuler sa trouvaille au fond de son sac de toile ; il contenait son fifre qui ne le quittait guère ainsi que le peu de hardes qui constituaient son habillement.

2. Appelé en Angleterre tin whistle ou penny whistle. C’est un petit instrument en métal (et plus souvent en bois) dont jouaient les musiciens des rues auxquels on donnait un penny quand l’auditeur était généreux.

3. Air sans doute composé sous Élisabeth Ire (1533-1603).

3Le débarquement

Il était quinze heures ce 22 juillet 1627 quand les fantassins, malades d’être tassés et secoués dans les canots amarrés le long des navires de guerre, reçurent l’ordre de débarquer sur le sable rétais. Ils barbotaient encore dans l’eau jusqu’aux genoux quand, sortant des dunes, les cavaliers du marquis de Toiras4 foncèrent sur eux en brandissant leur épée. Malgré les exhortations de leurs officiers, les fantassins anglais n’avaient pas la fibre guerrière et très vite des centaines d’entre eux se trouvèrent allongés dans l’eau de la marée descendante en perdant leurs dernières gouttes de sang, transpercés par les épées des fougueux cavaliers du marquis. Ceux qui n’étaient pas morts essayaient désespérément de rejoindre les barques qui flottaient encore. Mais quand sortirent de derrière les dunes les six cents fantassins restés jusque-là en réserve armés de piques et de mousquets, tous les canons des navires de Buckingham se mirent à tonner. Ce fut alors une véritable hécatombe parmi les soldats du marquis de Toiras. Malgré tout, emportés tant par leur courage que par leur élan, les survivants continuaient d’avancer à la recherche du contact avec l’armée des assaillants. Hélas, leurs piques de trois pieds plus courtes que celles des Anglais eurent vite raison de leur hardiesse et Toiras dut ordonner le repli, laissant sur le sable et dans l’eau de nombreux cadavres qui n’avaient pas eu le temps de rallumer la mèche de leur mousquet.

Profitant de la confusion engendrée par ces combats, Gauwan Kynneth avait débarqué du Triumph et se retrouvait maintenant à la pointe de Sablanceaux. Accroupi dans le creux d’une dune, son sac entre les jambes, il se demandait comment il allait s’y prendre pour rejoindre Saint-Martin en évitant tous ces militaires excités, qu’ils fussent catholiques ou huguenots. Il attendit une heure tapi dans sa cachette et s’aperçut que le calme était assez vite revenu sur les lieux des combats. Après avoir rassemblé ses hommes et récupéré les corps de ses officiers morts, Toiras s’était empressé de prendre la direction de Saint-Martin où il allait organiser la résistance à l’envahisseur avec ses quinze cents hommes de pied et ses trois cents gentilshommes « déterminés à mourir plutôt qu’à se rendre ».

Maintenant le calme planait sur cette extrémité sauvage de l’île habituellement réservée aux oiseaux venus du large pour nicher et où des hommes exaltés, écrasant les œufs et effarouchant les oisillons, venaient de débarquer et foulaient le sable pour s’entretuer sous prétexte que leur religion était la seule vraie.

Prudemment, Gauwan Kynneth sortit de sa cachette. Le soleil déclinait et sa lumière rasante bleuissait le creux des dunes pour mieux éclairer leurs sommets couverts d’oyats qui tremblaient dans la brise du soir. Mais le jeune homme n’était pas venu jusque-là pour s’attarder devant la beauté du paysage. Dans le fond de la baie, de la fumée montait des quelques maisons de pêcheurs du hameau de Rivedoux. Gauwan hésita. Le plus court pour se rendre à Saint-Martin était de traverser le village. Mais quel accueil lui réserveraient ses habitants qui avaient peut-être reçu quelques boulets de canon ? Il résolut donc de le contourner par les bois et se mit en marche. À peine eut-il escaladé la première dune qu’il se trouva entouré par quatre hommes.

— Angliche ? demanda le plus âgé.

Gauwan hésita un moment, ne sachant s’il avait affaire à des amis de Buckingham ou à des amis de Toiras. De sa réponse dépendait sa liberté et peut-être même sa vie. Jouant le tout pour le tout, il opta pour la franchise.

— Anglais ! répliqua-t-il en s’appliquant à parler français sans accent.

Sa réponse déclencha aussitôt des exclamations de joie. Les quatre hommes, de confession huguenote, se précipitèrent vers lui pour l’étreindre dans leurs bras et lui donner de fortes tapes amicales.

— Vive Buckingham, notre sauveur ! clama celui qui semblait avoir autorité sur les trois autres. Je m’appelle Arsène et ces jeunes godelureaux ont pour nom de baptême Fernand, Léon et Joseph. Et toi, comment t’appelles-tu ?

— Gauwan.

— Et tu viens de déserter l’armée de « Bouquingan », je suppose ?

— Non ! Je ne suis pas soldat. J’étais un des musiciens de Buckingham. Je suis joueur de fifre. Mais je désirais revoir…

— Dis donc, tu parles bien le français ! l’interrompit l’un des trois jeunes.

— Normal ! J’ai vécu un an chez les Cordineau de la Souche à Saint-Martin. Et je suis descendu à terre avec l’intention de les revoir.

— Cordineau de la Souche ! s’exclama celui qui s’appelait Léon. Je connais bien toute la famille. Ma mère y est employée commelavandière ! Mais, dis-moi franchement, c’est lui ou sa jolie fille que tu as envie de revoir ?

— Tu sais, sa fille, quand je l’ai vue la dernière fois, ce n’était qu’une gamine.

— Oui, mais maintenant, c’est une sacrée belle fleur.

— Et crois-moi, quand Léon prétend qu’il va voir sa mère chez Cordineau, en vérité c’est la belle Armande qu’il va reluquer, persifla Joseph.

Gauwan allait demander si elle était mariée quand Arsène interrompit impérativement la conversation :

— Bon ! Si vous ne voulez pas qu’on se fasse canarder en passant devant le fort de La Prée, il vaudrait mieux ne pas tarder à rentrer. À moins qu’on attende carrément la nuit pour essayer de passer inaperçus ?

— Rentrer où ? demanda Gauwan.

— Mais à La Flotte. C’est à La Flotte qu’on vend notre pêche.

— Si tu veux, on t’emmène ? proposa Joseph qui jusque-là n’avait pas encore desserré les dents.

— Avec plaisir !

— Alors, allons-y !

Ils dévalèrent les dunes en direction de la plage où les attendait La Petite Nini, la plate des pêcheurs, enjambant au passage le corps de soldats qu’une mort brutale avait surpris en pleine bataille parmi les œillets sauvages et les fines tiges d’oyats qui tremblaient sous la douce brise de juillet.

Pendant que la barque contournait la pointe de Sablanceaux, suffisamment loin de l’armada de Buckingham dont les canons étaient tournés vers la terre, dans l’obscurité tombante Gauwan Kynneth observait les pêcheurs aux grosses mains calleuses accrochées aux avirons et au visage osseux crispé sous l’effort, vieilli prématurément. Ils n’étaient pas tellement différents de ses compagnons de misère des quartiers populeux de Portsmouth. Comme eux, ils ne devaient pas toujours manger à leur faim ; comme eux, ils s’épuisaient au travail, quand ils avaient la chance d’en avoir un, et comme eux tous leurs jours à venir seraient faits de dur labeur jusqu’à ce que la mort mît fin à leur courte vie. Tout en se laissant bercer par la houle, a contrario, l’image de Buckingham, vêtu de velours, de soie, de perles et d’or, festoyant dans une fine vaisselle de porcelaine, revint à l’esprit du jeune musicien. Il le revoyait alors qu’il lui jouait du fifre, repu, à table sous le dais de fine toile brodée à ses armoiries installé pour lui sur la dunette, repoussant d’un geste son assiette encore garnie de quartiers de pigeonneaux dont les marins affamés auraient bien dévoré les restes.

La Petite Nini venait de laisser derrière elle le fort de La Prée. Bien qu’inconfortablement assis sur le filet de pêche humide sentant fort la marée et adossé à une manne en osier qui lui broyait les côtes, Gauwan n’enviait pas le faste dans lequel évoluait le Grand Amiral. Certes, il n’enviait pas non plus le sort de ces marins qui chaque jour risquaient leur vie pour gagner à peine de quoi survivre. Il regarda Arsène assis sur un banc en face de lui. Il avait un instant arrêté de ramer pour mordre dans une sardine crue, juste pêchée et à peine écaillée, et s’aperçut que son passager l’observait. Il lui montra alors sa sardine coincée entre son pouce et un quignon de pain noir et lui fit un clin d’œil avant de lui lancer comme s’il lisait dans ses pensées :

— Comme ça, encore presque vivante, avec un oignon et un quignon de pain, c’est un régal ! Je suis sûr que le sieur « Bouquingan » n’a jamais rien mangé de si bon ! Tu en veux une ?

Gauwan hésita avant de refuser car la houle, calme jusqu’à maintenant, s’était transformée avec la marée montante en un clapotis qui le secouait dans tous les sens et lui triturait désagréablement l’estomac. Il ferma les yeux. Avant d’essayer de trouver dans le sommeil un remède au mal de mer, il se demanda si Buckingham appréciait plus le pigeonneau dans une assiette en porcelaine qu’Arsène une sardine crue sur un morceau de pain dur. Sans chercher vraiment une réponse à sa question, il cala sa tête sur son petit sac qu’il n’avait pas lâché et sentit le gonflement de la bourse subtilisée dans le carrosse. Il n’avait toujours pas pris le temps de compter combien elle contenait de pièces d’or, mais, il en était persuadé, elle en contenait suffisamment pour vivre une vie plus confortable que celle de ces hommes qui tiraient sur les avirons ou que celle de ces fantassins qui partaient sus à l’ennemi, pique en avant et la peur au ventre.

Seule la lune éclairait la rade quand Gauwan Kynneth mit pied à terre sur le sable humide de La Flotte où la grosse Lulu attendait les pêcheurs pour leur acheter leur poisson.

— Où vas-tu coucher cette nuit ? lui demanda Arsène en partageant avec les trois autres marins les quelques pièces que venait de lui donner la mareyeuse.

— Je ne sais pas encore. Sur la plage ou peut-être à l’auberge en face…

— Viens plutôt chez moi. Je vis seul avec ma mère. Elle aura préparé de la soupe et on se fera griller une daurade. Tu me raconteras ta vie, ça me changera des cancans de ma vieille.

Allongé sur une paillasse posée à même la terre humide de l’unique pièce enfumée qui constituait la maison d’Arsène, il n’arrivait pas à trouver le sommeil, perturbé par les ronflements qu’interprétaient en duo la mère et le fils. Les yeux ouverts vers le plafond, il se remémorait sa jeunesse insouciante. La mort de son père à son retour en Angleterre après son séjour à l’île de Ré avait marqué la fin de son adolescence heureuse. Il était devenu un vagabond, sans domicile et sans travail, si ce n’était joueur de fifre dans la rue. Là, dans le vent et bien souvent sous la pluie, il attendait la petite pièce que le passant voudrait bien jeter dans son chapeau, comme on jette un os à un chien errant, en jouant et rejouant « Greensleeves ».

Le dos endolori à cause de la mince épaisseur de sa couche, il se tourna et ressentit sous sa tête le renflement de la bourse emplie de louis d’or découverte dans le carrosse. « Je n’ai toujours pas pris le temps de les compter ! se reprocha-t-il. Combien de pièces y a-t-il dans cette bourse de cuir ? Cinquante ? Cent louis ? » se demanda-t-il soudainement. Cette question le sortit totalement de la somnolence dans laquelle il flottait et un fort désir de les compter le saisit. Mais la crainte d’être surpris par Arsène ou sa mère le retint. Une fois de plus, il se tourna nerveusement sur sa paillasse et devina qu’il n’était pas près de s’endormir. « Que vais-je faire de ce pactole ? Et où vais-je le mettre en sécurité dans cette période trouble où catholiques et huguenots s’entretuent à qui mieux mieux ? Le plus sûr serait sans doute de le confier à Cordineau de la Souche. Lui pourrait me conseiller. Je pense qu’il est honnête et ne s’embarrasse pas tellement de préjugés religieux. Il est protestant, mais son épouse n’était-elle pas catholique ? »