Contre vents et pirates - Robert Béné - E-Book

Contre vents et pirates E-Book

Robert Béné

0,0

Beschreibung

A 17 ans, Aurélien Grandfoc entreprend un voyage vers les Antilles. Hélas, tout ne se déroule pas comme prévu.

Aurélien Grandfoc est le fils d'un simple maître de barque disparu en mer au large de l'île de Ré. Par chance, il va être adopté par le consul du Danemark à La Flotte-en-Ré avec lequel il va cultiver son goût des langues étrangères ainsi que son amour des navires et des grands voyages. À dix-sept ans, il embarque sur un voilier partant pour les Antilles, laissant derrière lui sa mère, ses amis et surtout la belle Ludivine. Mais, après une escale à Cadix, il est fait prisonnier par les pirates marocains et va rester plusieurs années esclave. Pendant cette longue période, alternent alors des moments particulièrement pénibles et d'autres pleins de volupté.
Quand il réussit enfin à s'évader avec son ancien capitaine et son équipage, ils atteignent les Antilles avec tous les plaisirs que réservent ces îles. Mais hélas, lorsqu'ils en repartent, leur voilier est pris dans un ouragan et sombre corps et biens. Aurélien est le seul survivant. Après des semaines à la dérive sur un radeau de fortune, il parvient au Venezuela. Là encore, le jeune Aurélien va connaître diverses aventures avant de repartir pour l'Espagne. Après de longues journées de chevauchée, il parviendra enfin à l'île de Ré où la toujours belle Ludivine l'attend pour lui offrir son coeur.

Doucouvrez, dans ce roman historique, les aventures d'un jeune rétais orphelin de père qui décide de parcourir le monde en direction des Antilles.

EXTRAIT

Avec l’insouciance de sa jeunesse, Aurélien ne s’était jamais inquiété de ses origines, pas plus qu’il ne s’était tourmenté de l’absence de son père. Pourtant, voilà quelques jours, alors qu’il revenait tout heureux avec quelques pièces d’argent que lui avait données un capitaine hollandais de retour de Saint-Domingue avec un chargement de sucre, il vint s’asseoir près de sa mère qui cousait près de la fenêtre du salon :
— J’ai gagné cet argent en traduisant du flamand pour le vieil Hubert de la Poterie. Non seulement avec l’âge le bonhomme est devenu sourd comme un pot, mais de plus il ne comprend pas un mot de hollandais. Pourtant depuis le temps qu’il est sur les quais… nota-t-il sans respect pour le vieil avare.
Après un moment de silence, il ajouta, les sourcils soudainement froncés en regardant sa mère :
— Mais sais-tu que cet argent, c’est le capitaine hollandais qui me l’a donné ? Ce vieux rabougri de la Poterie, lui, n’a pas voulu me payer ! Je lui ai dit que c’était du vol et il m’a rétorqué que maintenant que j’avais dix-sept ans, il était grand temps que je rembourse les dettes de mon père !
— Oh ! L’ignoble individu ! Il a osé dire cela ! s’exclama Marie-Louise en laissant tomber son ouvrage sur ses genoux.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

L’auteur, passionné par la mer et les voyages – il a lui-même, pendant de nombreuses années, navigué dans la marine marchande – nous invite à l’évasion. Une histoire passionnante. - Jacques Buisson, Ré à la Hune

À PROPOS DE L'AUTEUR

Robert Béné est originaire de l’île de Ré où il vit (Sainte-Marie). Auteur à succès, il est très attaché à sa terre d’origine et est déjà l’auteur d’une série de romans policiers intitulée « Ré la Blanche ».

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 300

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



www.gesteditions.com

Contre vents et pirates

ou les aventures d’un jeune Rétais au xviiie siècle

© – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Robert BéNé Contre vents et pirates

ou les aventures d’un jeune Rétais au xviiie siècle

Bien que l’auteur fasse référence à des lieux et des faits souvent authentiques, ce roman n’a pas la prétention d’être une œuvre historique.

L’auteur espère donc que le lecteur le pardonnera si parfois

il se permet quelques fantaisies avec la chronologie.

1

Naufrage

La barque traversière venait de quitter la Repentie en dépit de la forte houle soulevée par un vent de noroît qui soufflait depuis la veille.

En marin aguerri, Mathieu Granfoc, en accord avec Job, son jeune matelot, avait pourtant décidé d’attendre que la tempête se calmât avant de s’en retourner à l’île de Ré, mais l’arrivée soudaine de deux sergents d’un Régiment des Colonies en garnison à Saint-Martin et les quelques pièces d’argent qu’ils firent sonner d’une façon ostentatoire dans le creux de leur main l’avaient fait revenir sur sa décision.

— Emmène-nous tout de suite de l’autre côté, avait ordonné le plus jeune.

De ses grands yeux calmes, le patron de la barque avait regardé le militaire qui venait de l’interpeller. Apparemment, comme son compagnon, il était en état d’ébriété.

Avant de lui répondre, Mathieu avait pris tout son temps pour observer l’océan et écouter le vent. En hurlant, il arrachait l’écume au sommet des crêtes grises des vagues. Dès son berceau, le marin avait appris à connaître son cri lugubre quand il pénétrait par la cheminée en soulevant les cendres froides, ou lorsqu’il s’immisçait par les joints de la petite lucarne qui éclairait chichement la pièce enfumée. Au cours des années, il avait acquis toutes les nuances de son langage, depuis son doux chuchotement les nuits de grand calme jusqu’à ses hurlements furieux les jours de tempête.

Lentement, il tourna son regard vers Le Corbegeau1 dont l’étrave était échouée sur les galets ronds. Il avait encore deux ans de traites à rembourser avant d’en être propriétaire. Tournant le dos aux militaires, il fit face au large, et scruta des yeux l’océan. Les vagues déferlaient bruyamment sur le rivage jusqu’à faire rouler les galets sous la coque de sa barque. Sûr, ce n’était pas un temps à s’aventurer en mer. Mais il lui était revenu à l’esprit toutes les difficultés quotidiennes qu’éprouvait Marie-Louise, sa jeune épouse. Voilà quinze jours qu’elle achetait du pain à crédit et le boulanger menaçait de ne plus lui en fournir si elle ne réglait pas bientôt ses dettes. Il avait pensé aussi à tous les impôts que lui réclamaient sans cesse les agents du Roi et au prêteur sur gages qui menaçait de reprendre son bout de vigne s’il ne payait pas les intérêts de la somme qu’il lui avait avancée pour acheter ses trois ares de terrain perdus dans le sable des dunes du Creux des Grenettes. Sans parler des trois mois d’arriérés de sa barque.

— Alors, quoi ? Vous vous décidez, oui ou non ? avait alors demandé le jeune officier avec impertinence, tandis que son collègue continuait de cuver son vin et ne pipait pas un mot.

Calmement, Mathieu Granfoc avait pointé du doigt les gros nuages noirs qui montaient au-dessus de l’horizon.

— C’est un sacré gros grain qui se prépare, avait-il répondu simplement.

— Alors, vous avez peur d’un nuage ? avait ironisé le militaire.

Le marin s’était contenté de hocher la tête :

— Le mois dernier, avec un temps semblable, une barque comme la mienne a coulé au large de la pointe de Sablanceaux en revenant de La Rochelle. Ils étaient huit à bord. Trois jours plus tard, on a retrouvé six corps entre le rocher de Chauveau et l’écluse de la Sabiouse. Les deux autres corps ont été bouffés par les crabes.

À cette remarque, le plus âgé des deux sous-officiers, qui commençait à émerger de son brouillard éthylique, parut beaucoup moins chaud que son camarade pour s’empresser de rejoindre sa garnison. Mais le plus jeune avait aussitôt répliqué d’un ton bravache bien que l’alcool eût épaissi sa langue :

— J’ai combattu les Espagnols et les Anglais et j’ai vu mourir des quantités d’hommes autour de moi, mais cela ne m’a pas empêché d’aller aussitôt guerroyer contre les Autrichiens. Et vous, parce qu’une barque a coulé le mois dernier et qu’aujourd’hui un nuage noir grimpe dans le ciel, vous refusez de faire les deux petites lieues qui nous séparent de l’anse Chauvet2 ?

En prononçant ces mots avec grandiloquence, il avait fouillé dans sa poche et sorti toute une poignée de pièces qu’il tendit à Mathieu Granfoc comme on donne une aumône.

— Il y a là plus de dix livres ! Cela va peut-être finir par vous décider ? avait-il lancé.

Effectivement, le patron de la barque avait jugé alors qu’il ne pouvait pas se permettre de refuser une telle somme qui correspondait au moins au montant de trois traversées avec quatre passagers à bord.

— Embarquez ! s’était-il contenté de répondre en empochant l’argent.

Les deux militaires sautèrent prestement dans l’embarcation et enfoncèrent jusqu’aux oreilles leur bicorne en carton bouilli. Mathieu Granfoc et son matelot poussèrent la barque sur les galets pour la mettre à flot et sautèrent rapidement à bord à leur tour en se saisissant des avirons.

Maintenant, arc-boutés sur les lourdes rames, les deux marins s’évertuaient à tenir le nez de leur embarcation face à la houle. Les deux passagers s’étaient déjà recroquevillés dans le fond de la barque, enveloppés tant bien que mal dans un bout de bâche que leur avait donné Mathieu.

La force avec laquelle les vagues venaient cogner l’avant de la coque en soulevant des gerbes d’eau froide qui retombaient dans le fond du canot avait tendance à pousser l’étrave en travers de la houle et n’était pas sans inquiéter le patron du Corbegeau. Sans aucun doute, la traversée allait être difficile, voire périlleuse. Le capitaine de barque lança un regard scrutateur vers les deux militaires repliés sur eux-mêmes. Seule une partie de leur visage apparaissait entre le haut de la bâche et la partie inférieure de leur chapeau. L’un était plus vert que le liseré vert de sa veste blanche, l’autre plus jaune que les boutons qui ornaient son uniforme. Brusquement le plus jeune voulut se lever pour vomir par-dessus bord, mais les soubresauts du navire le firent retomber lourdement sur ses fesses dans le fond du canot et il déglutit tout le vin rouge qu’il avait bu sur son beau pourpoint garni de dentelle.

Sans cesser lui-même de ramer, Mathieu Granfoc cria à son matelot :

— Souque plus fort ! Bon Dieu de Job ! Souque !

Mais il savait bien que ce n’était pas la peine de l’invectiver, car Job tirait de toutes ses forces sur les rames.

Il avait douze ans de moins que Mathieu Granfoc et voilà huit ans qu’ils naviguaient ensemble par tous les temps, effectuant, quand le ciel le permettait, la traversée entre Ré et la Grande Terre pour transporter gens, vivres, bétail ou matériel. Job n’avait pas vingt ans, mais il connaissait la mer presque aussi bien que son patron et il savait qu’aujourd’hui, plus que les autres jours encore, sa vie dépendait de la force de ses bras sur les avirons. Aussi ne desserra-t-il pas les dents pour répondre mais ses doigts se crispèrent un peu plus sur les « bois morts » et tous les muscles de son corps se tendirent davantage.

À peine avaient-ils parcouru une lieue que le grain prévu par le patron de la barque traversière vint s’abattre sur eux, précipitant la tombée de la nuit. En un instant ce fut un ­véritable déluge de pluie que le vent en rafale rabattait comme autant d’aiguillons qui formaient un épais rideau dissimulant aussi bien la Grande Terre que les côtes de l’île de Ré. Brusquement, ils se trouvèrent au milieu de nulle part. Dans la minuscule coque de noix, des trombes d’eau tombant du ciel vinrent s’ajouter aux embruns qui déjà avaient fortement alourdi l’embarcation. Il aurait fallu écoper, mais il n’était pas question pour les deux marins de lâcher leurs avirons et les deux militaires étaient bien trop mal en point pour se rendre utiles. Et soudain, arriva ce que craignait Mathieu Granfoc. Une vague plus forte que les autres enveloppa la barque et, en moins de deux, la retourna quille en l’air avant de disparaître rapidement dans les profondeurs sombres de la mer en furie. Dans le même instant, les quatre hommes se retrouvèrent dans l’eau froide que le printemps pourtant proche n’avait pas encore réchauffée.

Mathieu Granfoc regarda autour de lui. Job s’était accroché à un aviron. Mais un peu plus loin, un des deux militaires hurlait « Au secours ! Je ne sais pas nager ! » à chaque fois que sa tête sortait hors de l’eau. En quelques brasses, Mathieu fut près de lui. Il l’attrapa par le col et le fit s’accrocher à un autre aviron. « Cramponne-le bien ! » lui cria-t-il. Puis il chercha l’autre militaire. Mais dans la nuit noire et les flots déchaînés, il ne le retrouva pas. Sans doute était-il resté coincé sous la coque et avait-il disparu avec elle.

Le lendemain matin, alors que le soleil se levait avec un petit air innocent, Raoul, un gosse qui pêchait des couteaux sur la Côte Sauvage, aperçut sur le sable quelque chose qu’il prit d’abord pour des hardes. Tout de suite il pensa au voilier venant d’Espagne qui s’était fracassé sur le mur d’une écluse lors d’une précédente tempête. Quelques jours plus tard, on avait retrouvé quatre des huit hommes d’équipage, leur corps à moitié dévoré par les crabes, mais rien de la belle passagère, une riche marquise, selon la rumeur qui avait couru alors. Avec la marée, des quantités de caisses d’oranges, échappées de la coque éventrée, avaient dérivé jusqu’à la côte, ainsi qu’un coffre en acajou, serti de cuivre, appartenant sans doute à la riche passagère. Raoul ne savait pas ce qu’il était advenu du coffre, mais comme il s’était régalé d’oranges !

Vivement intéressé, le jeune garçon laissa sa pêche et courut vers ce qu’il espérait être une prise de mer. Il se voyait déjà ramenant à sa mère de beaux vêtements ayant appartenu à la riche étrangère. À sa grande stupeur, en approchant, il devina une tête d’homme, des pieds et des mains qui dépassaient de ce tas de linge à moitié couvert d’algues. Effrayé, il appela son père qui pêchait des crabes un peu plus loin.

— Mais c’est Mathieu Granfoc ! s’exclama Anastase, le père du garçonnet, en reconnaissant le visage livide du marin.

Il se pencha et appuya son oreille sur la large poitrine du naufragé :

— Il vit encore ! Cours à la maison chercher tes grands frères et revenez vite sans oublier le boyard3 !

Le gamin partait déjà en courant quand son père ajouta :

— Et dis à ta mère qu’elle fasse chauffer de l’eau dans la grande marmite et qu’elle prépare des cataplasmes de farine de moutarde. Il a sacrément besoin d’être réchauffé, le pauvre bougre !

Mathieu Granfoc était le seul survivant des quatre hommes embarqués à la Repentie sur la barque traversière Le Corbegeau effectuant la liaison entre l’île de Ré et le continent, ce 20 février 1771.

1. Nom local donné au cormoran.

2. Au pied du fort de La Prée, entre La Flotte et Rivedoux.

3. Sorte de civière en bois utilisée par les insulaires pour porter différentes charges, notamment les vendanges.

2

Au hameau du Creux des Grenettes

Le hameau du Creux des Grenettes était constitué de trois pauvres maisons de pierres plus ou moins en ruine dans lesquelles vivaient les vieux parents de Mathieu Granfoc, un de ses frères à l’esprit dérangé ainsi que Mathieu et sa femme. Il était situé à une demi-lieue du bourg de La Noue et à approximativement une lieue de la paroisse de Sainte-Marie, sur la côte sud de l’île. Mais il y avait bien deux lieues entre la bourgade de Rivedoux et la chaumière de Mathieu Granfoc. Pour s’y rendre, il fallait traverser une partie de l’île dans sa largeur en cheminant par les étroits sentiers sableux sinuant entre les vignes.

Depuis trois jours qu’il était chez Anastase le pêcheur à pied, Mathieu Granfoc était encore bien trop faible pour se rendre chez lui par ses propres moyens. Tout juste réussissait-il à marcher jusqu’à la laisse de mer, à quelques pas seulement de la cabane de son sauveteur. Là, il restait des heures à contempler le large en pensant à sa barque et à son avenir qu’il devinait peu prometteur. Lors de son naufrage, il était resté toute la nuit dans l’eau froide et aujourd’hui encore, malgré tous les cataplasmes et les boissons chaudes que lui prodiguait Rosette, l’épouse d’Anastase, ses bronches étaient prises et il respirait avec peine. Pourtant, il avait hâte de retrouver sa femme. Aussitôt prévenue par le jeune Raoul, celle-ci s’était précipitée pour venir le voir, mais elle n’avait pu rester avec lui car ses patrons, de riches vignerons de Sainte-Marie, ne lui avaient accordé que la demi-journée pour lui rendre visite.

Aujourd’hui – peut-être était-ce à cause du soleil un peu plus chaud que les autres jours –, Mathieu se sentait bien. Il ne toussait presque plus, aussi décida-t-il, malgré l’avis contraire d’Anastase et de Rosette, de s’en retourner chez lui.

— Tu ne pourras jamais faire le chemin tout seul, assura son camarade, en voyant son visage encore pâle sur lequel coulait une sueur froide dès qu’il marchait dix pas.

Comme il en avait l’habitude, Mathieu Granfoc ne se précipita pas pour répondre :

— Voilà suffisamment longtemps que ta femme passe des heures à me soigner au lieu d’aller pêcher des palourdes. Je ne vais pas rester huit jours à manger le pain que tu as mille peines à gagner et à boire le vin chaud de ta maigre récolte préparé pour moi par Rosette. Et pourtant vous êtes aussi pauvres que moi ! Je ne peux donc rester davantage. C’est décidé, je pars.

— D’accord, vieux têtu. Mais mes fils et moi, nous allons te transporter sur le « boyard ».

Quand ils furent partis, Rosette s’apprêtait à faire cuire des moules qui composaient presque quotidiennement le repas de toute sa famille, lorsqu’elle découvrit, posées sur le coin de l’âtre, quatre pièces d’argent. C’était une partie de celles que le jeune sergent avait données à Mathieu et qui, par chance, n’étaient pas tombées de sa poche alors qu’il luttait contre les éléments.

Pour ne pas perdre de temps, Anastase et ses enfants avaient profité de la marée montante pour accompagner Mathieu, afin d’être de retour avant la basse mer, car un marchand de vin du lieu-dit la Terre Rouge avait commandé des palourdes pour la communion de sa fille. Et, précisément, « le vent était aux palourdes ». Aussi ne s’attardèrent-ils pas chez Mathieu : juste le temps de boire un verre de piquette et les trois hommes reprirent le chemin du retour.

Resté seul dans la cabane, Mathieu, les fesses appuyées contre la table, contemplait la femme qu’il avait failli ne pas revoir. Elle avait huit ans de moins que lui et encore toute la jeunesse pour elle. Il ne put s’empêcher de la trouver belle. Il est vrai qu’elle l’était. Il la préférait comme maintenant quand elle ne portait pas sa coiffe, quand le chignon défait de sa lourde chevelure noire tombait sur ses épaules. Penchée sur la petite cheminée, elle lui tournait le dos, occupée à mettre quelques morceaux de tamaris dans le foyer afin qu’il ne prît pas froid. Sans doute sentit-elle les yeux de son mari qui caressaient ses formes, car en se relevant elle lui sourit avec cette douceur particulière qu’elle avait lorsqu’elle désirait faire l’amour. Sans se préoccuper de ses mains noircies par le bois enfumé, elle se dirigea vers lui. Il ne vit pas les rides précoces que la dure vie de chaque jour avait prématurément creusées dans son visage hâlé, il ne vit que ses yeux verts qui flambaient de désir.

Dans les minutes qui suivirent, ils roulaient sur la paillasse de varech séché posée à même la terre battue de la petite pièce.

Une heure plus tard, le cri d’une mouette posée sur leur toit les réveilla :

— Dis donc ! Je te croyais exténué, ironisa Marie-Louise en reboutonnant son justin.

Mathieu prit le temps de regarder les flammes qui éclairaient la pièce sombre. Il la prit alors à nouveau dans ses bras et déclara très sérieusement :

— Je pense vraiment que tu es mon meilleur remède pour reprendre des forces.

Comme il se rhabillait, il sentit au fond de sa poche, ayant miraculeusement échappé au naufrage, les pièces données par le militaire :

— Regarde ! Avec ça, tu vas pouvoir régler tes dettes au boulanger et il t’en restera encore pour acheter du pain jusqu’à la fin du mois, lui dit-il fièrement en montrant l’argent qui lui restait.

— Et ta barque, comment finiras-tu de la rembourser ?

Le marin souleva ses larges épaules :

— Je ne sais pas encore. Il faut que je cherche rapidement un embarquement. Dès demain, j’irai voir à La Flotte. C’est bien rare si je n’en trouve pas un.

Marie-Louise passa tendrement ses bras autour du cou de son mari et enfonça ses doigts dans ses cheveux noirs et bouclés dans lesquels quelques fils blancs commençaient à apparaître : 

— Ne pars pas trop longtemps. Je voudrais tant que tu sois là quand notre enfant naîtra.

Surpris, Mathieu rejeta la tête en arrière pour mieux plonger son regard dans celui de sa jeune femme :

— Voudrais-tu dire que tu es enceinte ?

— Avec l’ardeur que tu me témoignes, depuis les dix mois que nous sommes mariés, il n’y a rien d’étonnant !

Mathieu la contempla les yeux brillant de larmes de joie.

— Depuis combien de temps ?

— Depuis deux mois.

Pour cacher son émotion, il enfouit son visage dans l’épaisse chevelure de sa femme et lui murmura à l’oreille :

— Alors, surtout, je t’en prie, prends bien soin de toi et de lui.

Relevant la tête, du regard il fit le tour de l’unique pièce de son logis bâti avec des pierres de la falaise, jointes avec de l’argile. Un coffre à linge hérité de ses parents ; un autre construit avec des planches récupérées à la laisse de mer pour y ranger trois écuelles, quelques plats en terre et deux pichets ; une huche pour mettre à l’abri des souris et des rats la grosse miche de pain ; une table aux planches disjointes ; deux bancs, un tabouret et une paillasse faite de varech séché composaient tout l’ameublement.

— Je ne veux pas que notre enfant connaisse la pauvreté dans laquelle nous vivons.

En voyant ses yeux tristes, Marie-Louise essaya de le consoler en voulant se montrer optimiste :

— Tu sais, il y a plus pauvres que nous. Peut-être est-il encore un peu tôt pour l’affirmer, mais avec un peu de chance, cette année notre vigne devrait être en plein rendement, et l’orge que j’ai semée entre les ceps devrait nous apporter du grain pour nous fournir trois mois de pain. Nous n’avons donc pas à craindre la famine pour l’année à venir.

Elle fit une pause et, tout en caressant du bout des doigts la joue râpeuse de son mari, elle ajouta :

— Sans compter qu’il nous reste la demi-barrique de morue salée échappée du bateau éventré sur l’écluse et toutes les seiches moitrées4 que l’on a accrochées au plafond de l’aisine5. Sans oublier le pochon de fèves barbottes6. J’en ai ramassées suffisamment pour faire de la soupe et de la purée pendant tout l’hiver.

— Oui, si les rats ou les cossons7 ne les mangent pas avant nous.

Marie-Louise fit peu de cas de la remarque pessimiste de Mathieu

— Sans compter les lumas. Il en châle partout8. Et la mer nous apportera toujours du poisson et des coquillages ! Et puis, il y aura bien un conil9 qui de temps en temps se laissera prendre à mes pièges.

Ces prévisions, à l’opposé de celles de Mathieu, ne semblèrent pas satisfaire ce dernier :

— Oui, mais tu oublies que tu portes un bébé. Je ne veux pas que tu t’échines au travail. Je souhaite, si c’est une fille, qu’elle te ressemble, qu’elle soit belle et forte et non pas toute malingre comme la vieille Sidonie, la voisine de tes parents.

Marie-Louise éclata de rire :

— Et si c’est un garçon, moi je souhaite qu’il ait ta taille, tes larges épaules et tes bras de lutteur. Et on l’appellera ­Aurélien en souvenir de mon grand-père que j’aimais bien.

— Aurélien ? Pourquoi pas ?

La jeune femme continua :

— Je ne veux pas qu’il soit tout tordu et tout chétif comme le vieil Hubert de la Poterie, l’immonde prêteur sur gages, qui porte des escarpins à hauts talons pour pouvoir embrasser sa bonne sur la bouche pendant que sa femme est à la messe.

Mathieu sourit et eut une mimique qui exprima le doute.

— Si, si ! C’est sa bonne elle-même qui me l’a confié un jour au marché du Bois. Elle vient très souvent m’acheter des lumas.

Très tôt, le lendemain matin, avant que le jour ne se lève, Mathieu Granfoc déjeuna frugalement d’un morceau de pain trempé dans du bouillon de moules resté toute la nuit sur les cendres chaudes de la cheminée et sortit.

Mathieu marchait pieds nus parmi les vignes, les sabots à la main, en direction de la paroisse de La Flotte.

Le soleil commençait juste à diffuser une pâle lumière annonçant son lever quand Mathieu parvint sur le port. Déjà une intense activité y régnait. La mer qui commençait à monter créait des méandres qui contournaient les gros bourrelets de vase encombrant le fond du port. Las de leur nuit blanche passée à pêcher dans le « Coureau », les pêcheurs profitaient de ces étroits courants pour pousser leur barque jusqu’à terre où leur femme les attendait pour se saisir bien vite de leur pêche et s’empresser de la vendre au marché. Parmi elles, de nombreux gosses, le visage crasseux et habillés de guenilles, couraient le long de la grève pour attraper les amarres ou les mannes pleines de poissons avec l’espoir de gagner les quelques pièces qui leur assureraient le morceau de pain de leur unique repas.

Immobile parmi cette cohue, un homme richement habillé, appuyé sur sa canne au pommeau d’argent ciselé, contemplait d’un air distant cette fourmilière humaine. Il était petit et semblait nager dans ses vêtements richement brodés. Mais à son allure et à la façon dont il regardait cette foule grouillante, il était facile de deviner qu’il se considérait d’une classe supérieure à tous ces petits loqueteux. D’ailleurs tous ces bateaux qui arrivaient avec leur pêche n’étaient-ils pas un peu les siens ? Car parmi tous ces patrons de navire, nombreux étaient ceux qui n’avaient pas fini de lui rembourser l’argent qu’ils lui avaient emprunté pour acheter leur barque.

En se dandinant, il se déplaça vers une femme qui, penchée sur ses manoques10, triait le poisson que venait de pêcher son mari. En la contemplant, il resta un moment silencieux, ses petits yeux vicieux perdus dans le décolleté de la jeune femme, avant de finalement lui dire :

— Mets-moi de côté ces belles soles. Ma bonne viendra tout à l’heure les chercher. Ce sera un acompte sur ce que me doit ton mari.

Mathieu Granfoc avait depuis longtemps reconnu en ce petit homme hautain Hubert de la Poterie. C’est à lui, comme l’avaient fait ses nombreux collègues, qu’il avait emprunté l’argent pour acheter sa barque. Bien qu’il n’appréciât pas du tout ce petit bourgeois particulièrement cupide, il sourit en se souvenant de ce que Marie-Louise lui avait confié à son sujet.

Prenant sur lui-même, il fit quelques pas dans sa direction :

— Bien le bonjour, monsieur de la Poterie !

Abandonnant le charmant décolleté dans lequel ses idées lubriques vagabondaient, l’interpellé se tourna vers le marin. À la vue de ce grand gaillard qui le dépassait d’au moins une tête, il se dressa sur ses ergots et releva haut le menton :

— Ah ! Bonjour, Granfoc. Justement je pensais à vous.

« En regardant les jolis seins de cette jeune femme ? » faillit rétorquer Mathieu. Mais il se retint.

— Oui, je me demandais comment, après ce fâcheux naufrage, vous alliez vous y prendre pour me rembourser tout l’argent que vous me devez.

Les bras croisés sur sa poitrine, le marin le toisa de haut en bas. Son calme et sa stature eurent le don d’énerver le petit bonhomme dont un léger vent irrespectueux ébouriffait la perruque.

— Eh bien ! Cela dépend de vous.

Hubert de la Poterie lança un regard furibond :

— Comment cela, de moi ? Il est bien stipulé dans notre contrat que le naufrage n’exclut pas le remboursement de la dette. Non ?

— Exact ! Mais comme je n’ai plus de travail, le mieux est que vous me trouviez un embarquement sur l’un de vos navires, si vous voulez être remboursé.

L’usurier le regarda, surpris. Il était l’armateur de trois gabares qui faisaient le cabotage entre Camaret et l’estuaire de la Gironde. Généralement, elles appareillaient de l’île chargées de sel ou de vin et revenaient le plus souvent avec de l’orge ou des fagots pour alimenter les fours des boulangers, quand ce n’était pas avec des passagers, des vaches ou des cochons. Il possédait aussi une part dans un morutier. Mais l’investissement dans ce genre de pêche était considéré, à juste titre, à gros risque, aussi n’avait-il engagé qu’une somme relativement modeste, mais à un taux des plus élevés11. De cela, seuls quelques armateurs et hommes d’affaires étaient au courant.

Après un moment de réflexion, de la Poterie déclara :

— Vous avez la réputation d’être un bon marin et vous connaissez bien la côte de la Bretagne à la Gironde, alors, après tout, pourquoi pas ? Dans une dizaine de jours, La Flottaise devrait être de retour au port après avoir débarqué du vin à Rochefort et chargé des pierres de taille à Saint-­Savinien, et son patron a décidé de mettre son sac à terre dès son retour.

Hubert de la Poterie eut un léger pincement des lèvres suivi d’un petit ricanement :

— Il prétend avoir trouvé mieux ailleurs… Alors, si vous la voulez, je vous offre sa place.

Mathieu Granfoc n’avait pas le choix et s’estima même heureux de cette proposition :

— D’accord ! répondit-il simplement.

4. Mot rétais pour désigner la seiche que l’on faisait durcir au soleil l’été, afin de la consommer en hiver après toute une préparation pour la ­ramollir.

5. Débarras (patois rétais).

6. Fèves séchées (patois rétais).

7. Petit parasite qui se nourrit de l’intérieur de la fève (patois rétais).

8. Sans compter les escargots. Il en court partout (expression rétaise).

9. Lapin de garenne (vieux mot français).

10. Panier à poisson ou à coquillages (patois rétais).

11. Généralement à 4,5 % par mois.

3

La procession

Mathieu Granfoc marchait en direction de Gros-Jonc en longeant la laisse de mer, un panier d’osier et un treilla12 sous le bras et un marochon13 dans la main, alors que les dernières étoiles brillaient encore dans le ciel. Il en était toujours ainsi lorsqu’il n’avait pas d’embarquement. Le soleil n’était pas levé qu’il partait explorer l’estran.

Tout en étant à l’affût du moindre petit crabe blotti dans un trou ou d’une crevette cachée sous le varech, il se disait que peut-être, avec un peu de chance, il trouverait aujourd’hui un morceau d’épave apporté par la marée et le vent soufflant du large. Oh ! Pas forcément un coffre empli d’or et de diamants – il y a longtemps qu’il n’y croyait plus – mais simplement un bois flotté qui alimenterait la cheminée ou, mieux encore, une planche ou une partie de membrure arrachées à une coque éventrée au large ou échouée sur la côte quelque part dans le pertuis et qui permettrait de réparer sa pauvre demeure. Ce ne serait pas la première fois qu’il récupérerait ainsi des lambeaux de navires perdus dans le pertuis d’Antioche ou sur les côtes oléronaises. Mais pour cela, il fallait être le premier au bon endroit quand ces épaves arrivaient sur le rivage, et aussi avoir la chance que le garde-côte ne soit pas dans les parages. Grâce à ses modestes trouvailles, il avait réussi, à la longue, à construire tant bien que mal les « aisines » derrière sa maison ainsi que l’écurie de la chèvre.

Ce matin, les pieds nus dans l’eau froide, Mathieu ­Granfoc se disait, tout en fouillant l’estran du regard, qu’il n’avait pas dû être le seul naufragé de la tempête dont il avait été victime une semaine plus tôt. C’est pourquoi, pendant des heures, tous les jours précédents, il avait arpenté la côte, non seulement avec l’espérance de retrouver l’épave de son canot (hélas ! celui-ci avait dû dériver vers la pointe de l’Aiguillon) mais aussi dans l’espoir que peut-être le Ciel lui octroierait une petite aumône pour compenser la perte de sa barque traversière, car, comme tous les marins, Mathieu était un peu croyant mais profondément superstitieux. Hier, il avait vu deux cygnes blancs passer à la verticale au-dessus de son toit de chaume. C’était de bon augure. De plus, tous les soirs – car le matin elle n’avait pas le temps – Marie-Louise ne manquait jamais de faire de longues prières silencieuses, mains jointes et à genoux sur la terre battue. Il faudrait bien qu’un jour le Ciel enfin les exaucât.

La marée montante le contraignit à abandonner l’estran. Son panier plein d’huîtres, de moules, de crabes à l’air furibond et de quelques crevettes frétillantes, Mathieu avait assuré, ce jour encore, pour sa femme et lui, la nourriture jusqu’au lendemain. Mais la mer, une fois de plus, n’avait pas été assez généreuse pour lui offrir le trésor que tout pilleur d’épaves espérait qu’un jour elle lui concéderait.

Après trois jours de retard, pour le grand bonheur de Marie-Louise qui avait pu ainsi garder son mari trois jours de plus près d’elle, La Flottaise était revenue de Saint-Savinien avec son chargement de pierres. Comme prévu, le patron de la gabare avait mis aussitôt son sac à terre et Mathieu Granfoc avait pris à son tour la barre du petit caboteur.

Maintenant, depuis deux mois qu’il était embarqué sur la gabare La Flottaise, sa jeune femme ne le voyait plus que très rarement, car Hubert de la Poterie ne payait pas ses ­équipages pour qu’ils restent à terre. Doucement, Marie-Louise avait dû s’habituer à son rôle de femme de marin. Son emploi du temps très chargé ne lui laissait pas le temps de rêver. Dès le matin, elle partait un seau dans chaque main chercher de l’eau au puits commun situé à deux cents pas de sa maison. Elle en donnait un à sa chèvre et l’autre elle le gardait pour faire sa vaisselle. Puis bien vite elle se rendait chez le vigneron de Sainte-Marie afin de voir s’il n’avait pas du travail à lui proposer. Si son employeur n’avait pas besoin d’elle, elle s’empressait de revenir au Creux des Grenettes afin de s’occuper de son petit lopin de terre sur lequel, malgré les embruns salés, la vigne, l’orge et les fèves essayaient de pousser.

Par ce beau matin de printemps, Marie-Louise s’était levée encore plus tôt que d’habitude pour ne pas manquer le départ de la procession des Rogations qui, traditionnellement, partait tous les ans, le 6 mai, de l’église du Bois pour se rendre jusqu’à la petite chapelle de la Clairée située entre les vignes et les premiers marais salants, tout près du rivage. Aucun laboureur, aucun pêcheur n’aurait imaginé ne pas participer à cette marche pieuse dont les origines remontaient à l’époque gallo-romaine. C’est pour cette raison que la cérémonie était particulièrement matinale, car on a beau être possédé par une immense foi, la pauvreté ne permet pas de s’accorder un temps d’arrêt dans la longue journée de labeur et de négliger le travail quotidien. Le curé, le chantre, le syndic du village et les notables allaient en tête du cortège, précédés par un jeune paysan costaud portant la croix. Les autres hommes de la paroisse suivaient immédiatement derrière. Les femmes marchaient en queue de la procession et les gosses avaient beaucoup de peine à rester sages parmi tous ces adultes habituellement bruyants et qui, aujourd’hui, avançaient à pas comptés. Tous allaient mains jointes, les yeux levés vers le ciel, en psalmodiant : « ô Dieu tout-puissant, nous implorons de ta bonté que les fruits de la terre que tu daignes nourrir en leur ménageant ta chaleur et la pluie soient pénétrés de la rosée de tes bénédictions et que ton peuple puisse toujours te remercier de tes dons, de sorte que grâce à la fertilité de la terre, les affamés soient comblés de tes biens et que le pauvre et l’indigent célèbrent la gloire de ton nom. Amen… »

Encore plus que les hommes, ces femmes de laboureurs et de pêcheurs priaient avec une profonde ferveur, en espérant que le Divin les entendrait enfin et qu’il les comblerait de sa bonté. C’étaient elles qui tenaient les cordons de la bourse familiale et elles savaient combien celle-ci était plate, combien elles étaient accablées par le poids des redevances à l’église, aux seigneurs, au roi, sans parler des arrérages de rentes et des dettes de toutes sortes. Marie-Louise était parmi elles, et, comme elles, elle chantait. Elle chantait pour Mathieu et pour l’enfant qu’elle portait.

Toujours à pas lents, la tête du cortège approchait maintenant de la chapelle en répétant la litanie des Rogations. Les femmes marchaient encore parmi les vignes quand, venant par un chemin de traverse, elles virent arriver un homme. Il pouvait avoir la cinquantaine et mesurer un peu plus de cinq pieds. Cet étranger – car il était inconnu des femmes du village – portait « un habit de drap bleu à boutons de cuivre jaune, une veste de camelot sur soie cannelle avec des boutons de même étoffe, des culottes de peluche bleue et des bas de laine blanche 14 ». À la main, il tenait une épaisse serviette faite de toile et de cuir.

Toutes les femmes, intriguées, s’arrêtèrent de chanter pour le regarder. Devant elles, les hommes continuaient de progresser en chantant solennellement leurs Rogations, lorsqu’une laboureuse, une grande commère au visage creusé par la fatigue et la faim, s’écria :

— Je le reconnais, c’est un huissier de justice ! Il vient encore nous réclamer des sous.

Et, en prononçant ces mots, elle prit un caillou qu’elle lui lança au visage. Prises soudainement d’une fureur collective, toutes les autres paysannes se saisirent alors des pierres qui bordaient le chemin et, de toute la force que leur colère décuplait, les lancèrent vers le pauvre homme. Surpris par cet accueil hostile, il tenta bien de s’enfuir mais un projectile le frappant au genou le fit tomber à terre, tandis qu’une grêle de cailloux continuait de s’abattre sur lui. Très vite, de son visage, le sang se mit à couler sur son habit de drap bleu. Il leva une main pour implorer la clémence de ces femmes que la colère rendait aveugles, quand une pierre, plus grosse que les autres, l’atteignit au front et le fit s’écrouler sanguinolent et sans connaissance.

Ce n’est que dans l’après-midi, bien après la procession, qu’un aubergiste de Saint-Martin, se rendant à la paroisse du Bois pour ses affaires, découvrit le corps sans vie de l’homme, allongé entre deux rangs de vigne, totalement défiguré par les projectiles qu’il avait reçus. Rebroussant chemin, il s’empressa alors d’aller prévenir les officiers de justice de la baronnie. Lorsque le sénéchal parvint sur les lieux, il trouva un cadavre couvert de multiples ecchymoses et plaies dont la mort avait figé le sang. Il était jambes nues et ses bas et ses chaussures avaient disparu. Ses poches étaient vides et il ne restait aucune trace de sa serviette. Parmi les curieux qui faisaient cercle autour du cadavre se trouvait un menuisier de Saint-Martin, un certain André Desagulliers dit Bergerat, qui déclara qu’il connaissait cet homme. La veille ils avaient bu un verre de vin ensemble :

— Je me souviens qu’il m’a dit s’appeler Dubreuil et qu’il était huissier de taille à La Rochelle. Il m’a même précisé que le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, il se lèverait tôt car dès six heures il devait se rendre au Bois faire payer les deniers du Roi, déclara spontanément le menuisier.