Héritage à Ré la blanche - Robert Béné - E-Book

Héritage à Ré la blanche E-Book

Robert Béné

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Beschreibung

Emma Torcou parviendra-t-elle à toucher son héritage ?

Gilberte Bernuchon avait toujours vécu sous l’emprise de ses parents. Il n’est pas donc très étonnant si elle mourut célibataire et l’esprit un peu dérangé en laissant sa résidence secondaire de l’île de Ré, ainsi que sa voiture, à la disposition d’un jeune mexicain, soit-disant étudiant. Ses amitiés pour ce jeune homme dont elle aurait pu être la mère, ne manquèrent pas d’inquiéter sa proche cousine Emma Torcou. Celle-ci, avide d’argent, pensait bien être la seule héritière de Gilberte Bernuchon, mais c’était sans compter sur le généalogiste du notaire qui découvrit trois lointains cousins dont elle ignorait l’existence. Emma Torcou n’hésitera pas alors à déterrer la hache de guerre pour tenter d’accaparer la maison, malgré la présence du mexicain mêlé à tout un trafic de drogue et des trois cousins plutôt bohêmes. Y arrivera-t-elle ?

Plongez dans un polar passionnant et découvrez les aléas de la succession de Gilberte Benuchon, entre affaires familiales, intérêts financiers et trafic de drogue !

EXTRAIT

Pendant ce temps, alors que Josette partait à la recherche des rares couverts qu’Emma n’avait pas emportés, Antoine faisait le tour des pièces et des placards en espérant bien dénicher une bouteille de vin. C’est dans la buanderie qu’il fit une découverte inespérée. Dans un grand placard mural recouvert de salpêtre, non seulement se trouvaient sur une étagère une douzaine de bouteilles étiquetées Saint-Émilion, mais aussi une dizaine de cartons et de toiles sur lesquels étaient peints, à l’acrylique ou à l’aquarelle, des hommes et des femmes bien souvent nus, aux formes exagérément rondes pour ne pas dire carrément obèses. Ils ne devaient pas être là depuis très longtemps car la moisissure ne les avait pas encore attaqués.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Robert Béné est originaire de l’île de Ré où il vit (Sainte-Marie). Auteur à succès, il est très attaché à sa terre d’origine et est déjà l’auteur d’une série de romans policiers intitulée Ré la Blanche.

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1

Gilberte Bernuchon était née en Seine-et-Oise, une trentaine d’années avant que ce département ne soit démantelé et devienne tout banalement le 95. Pourtant, tout autour d’elle, Gilberte clamait, à la moindre occasion, qu’elle était une authentique Rétaise. Il est vrai qu’elle l’était par son père et tout le monde savait, à la Quincaillerie du Boulevard où elle était secrétaire comptable, que son grand-père avait été matelot sur le Nénuphar, l’un des tout premiers bateaux à vapeur qui avaient assuré la liaison entre Ré et le continent à la fin du XIXe siècle. Pour peu qu’elle eût un auditoire, elle enchaînait en racontant que son grand-oncle avait effectué toute sa carrière comme sous-chef de gare à Sablanceaux, point de départ du petit tortillard, gros cracheur d’escarbilles, assurant la liaison entre tous les villages de l’île de la fin du XIXe siècle jusque dans les années d’avant-guerre. En revanche, aussitôt la guerre finie, lorsqu’elle venait en vacances à l’île de Ré – bien avant que l’île fût un perchoir à touristes –, elle se piquait d’être parisienne, parce qu’elle vivait à Bezons, chez ses parents qui finissaient de payer l’achat de leur petit pavillon de banlieue.

Pour être plus explicite, il faut dire que Félicien Bernuchon, son père, était « monté » à Paris à la fin des années vingt, incité par Marcelin Pruneau, un vieux copain de service militaire qui lui avait fait miroiter, le soir dans la chambrée de la caserne, tous les avantages de la vie parisienne. Il lui avait assuré qu’à la capitale il trouverait tout de suite du travail, car les deux minuscules terrains hérités de la propriété familiale ainsi qu’un petit parc à huîtres ne lui permettaient pas de s’établir agriculteur dans l’île, seul métier qu’il eût pratiqué, avec l’ostréiculture, dès le certificat d’études, jusqu’à ce qu’il fût appelé sous les drapeaux.

Comme il vivait seul avec son vieux père invalide, qu’il n’avait pas vraiment de copains et encore moins de copines, après avoir longuement hésité, il casa son paternel chez sa sœur et, par un petit matin brumeux et frisquet, il se retrouva sur le quai de la gare d’Austerlitz, sa petite valise en bois pendant au bout de son bras. Complètement perdu dans le brouhaha de la foule grouillante qui n’avait rien à voir avec la quiétude du Saint-Clément-des-Baleines de la période pré-touristique, il réussit cependant à trouver les Halles et le bistrot des Lève-Tôt où Marcelin venait vite fait, à la pause de sept heures, ingurgiter un copieux casse-croûte et son petit calva quotidien afin de reprendre des forces pour terminer une journée de travail commencée dès deux heures du matin.

Dans l’atmosphère enfumée du troquet bourré à craquer, Félicien Bernuchon avait aperçu son copain, accoudé au bout du zinc. C’était la première fois que Félicien débarquait à Paris, aussi se sentait-il naufragé dans cette houle humaine allant et venant plus bruyante que le ressac par vent de nord à la conche des Baleines. En reconnaissant le visage de Marcelin Pruneau au nez pointu comme l’étrave d’un torpilleur, il ressentit ce que doit ressentir un naufragé lorsque, enfin, une embarcation fait cap sur lui. Se faufilant entre des forts des Halles à la recherche d’une table pour y calmer leur faim, il parvint jusqu’à son copain. Comme il en était coutumier, celui-ci exprima sa joie sincère de le revoir par toute une bordée d’injures accompagnées de fortes tapes entre les omoplates. Aussitôt il commanda un calva au serveur complètement débordé derrière son comptoir. Félicien Bernuchon ne put le refuser, malgré son estomac en vadrouille après une nuit blanche dans le train. Il se sentit même obligé de payer aussi sa tournée.

— Je suis drôlement content de te revoir ! affirma Marcelin, sa grande bouche fendue jusqu’aux oreilles.

— Moi aussi ! confirma Félicien sur le ton enthousiaste qui était le sien, c’est-à-dire celui d’un croque-mort offrant ses condoléances à une famille éplorée.

D’un geste rapide, Marcelin avala cul sec le contenu de son verre et jeta un œil à la pendule :

— Faut que j’y retourne ! Viens avec moi, c’est bien rare si le vieux Gaspard ne te trouve pas du boulot, lui lança-t-il en l’entraînant vers la sortie.

Effectivement, dans l’heure qui suivit, Gaspard, le patron de Marcelin, dépositaire en fruits et légumes, l’embauchait et Félicien partait dans les rues de Paris, poussant la charrette de livraison tirée par Marcelin.

Tout de suite, le vieux Gaspard remarqua que Félicien Bernuchon était un costaud et qu’il ne reculait pas devant le travail. Aussi, rien d’étonnant si, cinq ans plus tard, il était toujours employé chez lui. Il avait même pris du galon et n’avait plus besoin de son copain Marcelin pour faire les livraisons. Il partait seul dans les brancards de sa charrette lourdement chargée, livrer tous les restaus, bistrots, épiciers et particuliers, en un mot les clients de la « Maison Gaspard – Fruits et légumes en gros et en détail – fondée en 1907 » selon le panonceau écrit en lettres dorées au-dessus de son stand dans l’allée principale des Halles.

Marcelin lui avait très vite dégoté une petite piaule sur le même palier que lui, au cinquième d’un bâtiment vétuste. Ils avaient même les toilettes en commun qu’ils partageaient avec les trois autres voisins de l’étage. Évidemment ce n’était pas le luxe et sa fenêtre ne donnait pas sur les vignes comme le faisait sa chambre dans la maison de ses parents, mais sur un mur gris, aveugle, situé à un mètre cinquante à peine. Pratique, Félicien avait réussi à y accrocher une corde pour y mettre sa lessive à sécher et, grâce à ses caleçons et ses liquettes qui flottaient au bout de leurs pinces à linge, l’affreux mur prenait, à ce moment-là, un petit air de 14 Juillet.

Déplanté comme un chardon bleu cueilli sur les dunes de l’île de Ré et repiqué boulevard du Montparnasse, Félicien Bernuchon, de nature renfermée, aurait très bien pu devenir dépressif, seul dans sa chambre à la tapisserie décollée, où tous les locataires précédents avaient laissé successivement incrustée dans les rideaux et les couvertures douteuses leur odeur de tabac, de parfum bon marché, de chaussettes sales, de liniment et de transpiration. Mais heureusement pour lui, par la magie du rêve, chaque nuit il s’évadait. Dans son sommeil, il retrouvait son île natale car, dans son inconscience onirique, il lui semblait entendre le bruit de la mer se brisant sur les écluses alors qu’en réalité ce n’était que le bruit du métro fonçant dans la nuit. Le monstre passait si près de son vieil immeuble qu’il en faisait vibrer ses vitres et le lit métallique. S’appliquant alors à ne pas se réveiller, perdu dans le temps et dans l’espace, Félicien Bernuchon cultivait son rêve jusqu’à ce que la sonnerie de son réveil le fît sauter les pieds sur la vieille descente de lit. Heureusement, avec Marcelin, il avait trouvé le meilleur antidote contre le mal du pays, car Marcelin était un joyeux drille. Dans le quartier il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait, et tout particulièrement dans un bistrot tout proche de leur piaule, le Rendez-vous des bons copains, où il allait souvent dîner pour pas cher. Là, Riton l’accordéoniste, chaque soir, jouait du piano à bretelles pour des filles et des gars qui ne demandaient qu’à danser en rêvant d’amour le temps d’une java. À l’heure de l’apéro, Marcelin entraînait donc Félicien dans ce petit troquet où il était connu comme le loup blanc. Dans l’ambiance enfumée et tapageuse, après avoir distribué des poignées de main aux « potes » et embrassé les « greluches », Marcelin ne tenait plus en place. Entre la salade de hareng et le plat du jour, il ne pouvait pas résister à guincher La Java bleue et, entre le camembert et le calva, il serrait dans ses bras, le temps du Plus beau de tous les tangos du monde, la petite vendeuse de l’épicerie du coin de la rue. Pendant ce temps, Félicien restait rivé à sa table derrière sa chopine de rouge et son fromage, car jamais il n’avait, à ce jour, osé s’aventurer sur une piste de danse, que ce fût à la salle des fêtes de Saint-Clément ou au Rendez-vous des bons copains. Pendant que Marcelin transpirait en faisant tourbillonner sa cavalière, son regard restait sans expression en regardant évoluer les affriolantes danseuses. Plus d’une, pourtant, aurait bien aimé se blottir le temps d’une danse dans les bras de ce colosse taillé comme un menhir, mais ses yeux et tout son visage restaient froids comme le granit duquel il semblait être issu, indifférents à toutes ces beautés qui ne pensaient qu’à profiter de leurs vingt ans. Aussi, dès son assiette et sa bouteille vidées, il partait bien vite retrouver sa chambre et le vrombissement du métro pour plonger en rêve dans le bruit de la houle.

Mais un matin, alors que, sa carriole chargée, il s’apprêtait à faire ses livraisons, Marcelin lui tapa sur l’épaule pour lui annoncer :

— Camarade ! Dimanche prochain, je t’emmène à Garches. C’est la fête de l’Humanité ! Jojo le poissonnier nous prête deux vélos.

Félicien Bernuchon n’avait aucune raison de refuser, aussi accepta-t-il.

Aussi, ce 30 août 1936, leur travail à peine terminé, sous un beau soleil levant qui rosissait la tour Eiffel, les deux copains jouaient les Guy Lapébie et les Gino Bartali et pédalaient joyeusement vers Garches, où se tenait la grande fête de l’Humanité. Déjà y convergeaient de nombreux autres vélos, des quantités de bus dans lesquels les passagers étaient serrés comme des sardines. Autant que dans le métro ! Sans compter les nombreux marcheurs chargés de leurs pique-niques.

— Ça va être une sacrée fête ! T’as vu la foule ? répétait Marcelin, sans cesser de pédaler. Je sens que ça va être autre chose que la première fête de l’Huma !

Le temps de reprendre son souffle il continua :

— J’y étais à la première. Il y a pile six ans. C’était à Bezons au parc Sacco et Vanzetti. C’était une fête pour les ploucs : course à l’œuf, fanfare locale, danses folkloriques, tu parles !… Et en plus, il pleuvait ! Il paraît qu’il y a eu tout de même cinquante mille visiteurs. Mais j’en doute. Tandis qu’aujourd’hui, le journal en prévoit trois cent mille ! Tu penses, cinq cents stands, les discours de Marcel Cachin et de Maurice Thorez, ça va en attirer des camarades !

Félicien se contenta de répondre par un signe de tête. Les discours des hommes politiques quels qu’ils fussent ne lui faisaient pas plus d’effet que l’accordéon de Riton au Rendez-vous des bons copains.

Tout en pédalant, ils parvinrent au parc des Trente Marronniers où avait lieu la fête et attachèrent leur vélo à un arbre.

— Si on se perd, on se retrouve là ! déclara Marcelin en frétillant de joie parmi la foule qui se dirigeait vers les stands, attirée par les flonflons que diffusaient pour la première fois des micros installés un peu partout. Il n’avait pas fini sa phrase qu’il partait, son nez pointu humant comme un chien de chasse le parfum de deux jolies filles dont le léger jupon flottait au rythme ondulant de leurs hanches. Félicien se retrouva donc seul, perdu dans la cohue. Suivant le courant de tous ces gens venus pour oublier le temps d’une journée tous les soucis de la semaine, il arriva devant le stand de la Bretagne où des Bigoudènes en coiffe et en sabots dansaient au son du biniou. N’appréciant pas plus le folklore breton que l’accordéon de Riton, il continua de déambuler. Des danseuses en tutu, puis des athlètes en maillot voltigeant sur des barres parallèles ne le retinrent guère plus que quelques minutes. En revanche, son intérêt s’éveilla lorsqu’il arriva devant la buvette, car le vélo lui avait creusé l’appétit. Il lui fallut jouer fortement des coudes pour parvenir jusqu’au comptoir :

— Qu’est-ce que tu veux, camarade ?

Félicien sursauta en regardant l’homme qui l’interpellait. La casquette sur l’oreille et la chemise ouverte jusqu’au nombril, il jonglait avec les verres et les bouteilles, un torchon sur l’épaule.

— Moi ? Euh… Un sandwich rillettes et un demi.

Il joua à nouveau des coudes pour s’écarter des clients assoiffés qui se pressaient derrière lui. Tout en prenant soin de ne pas renverser son bock de bière, il avisa une longue table de bois occupée presque entièrement par des hommes en tenue de mineur avec leur casque, leur pioche et leur lampe. Une seule place semblait libre à son extrémité :

— Je peux ? demanda-t-il à la jeune fille assise en face.

Celle-ci acquiesça d’un signe de tête et replongea aussitôt le nez dans son verre de grenadine.

Au même moment, le micro crachota d’une voix nasillarde :

— L’équipe des mineurs du Pas-de-Calais est demandée à la tribune.

Dans le même temps toute la table se vida et Félicien se trouva seul assis devant la buveuse de grenadine qui avait posé son verre pour bavarder avec une copine assise à côté d’elle. Quand, glissant à travers les branches, parvinrent les notes de La Valse des ombres, un jeune homme en culotte de golf, coiffé d’un Borsalino, s’approcha d’elles :

— Tu viens danser, ma belle ?

— Avec plaisir ! répondit la copine en se levant, mue comme par un ressort.

Et Félicien se retrouva seul, la bouche pleine et le bock à moitié vide, devant la buveuse de grenadine. Tout en se regardant du coin de l’œil, tous deux feignaient d’être très absorbés par tout ce qui se passait autour d’eux et paraissaient ignorer l’autre.

Finalement, après un long temps, Félicien se risqua à demander :

— Vous ne dansez pas ?

La jeune fille fit tourner nerveusement la paille dans son verre avant d’avouer sans le regarder :

— Non ! Je ne sais pas danser.

— Moi non plus.

Devant cet aveu, elle leva les yeux vers lui, leurs regards se croisèrent et ils échangèrent un rapide sourire complice :

— Alors, si on allait danser ensemble ? proposa Félicien, surpris de son audace.

— Pourquoi pas ? On risque juste de s’écraser les orteils, répondit-elle en rougissant.

Tout en se dirigeant vers la piste de danse, il remarqua qu’elle était de petite taille – elle lui arrivait à peine aux épaules – et qu’elle était plutôt rondelette. Ainsi, avec ses cheveux courts, châtain clair, frisottés par une nuit de bigoudis, il la trouva mignonne.

— Je m’appelle Léone, lui déclara-t-elle alors qu’elle mettait les pieds sur le plancher ciré et lui faisait face, prête à s’aventurer parmi les danseurs.

— Et moi, Félicien.

Ce furent les seules paroles qu’ils échangèrent pendant tout le temps qu’ils marchotèrent sur la piste, tous deux bien droits, indifférents au rythme, leurs corps se frôlant à peine, bousculés par les autres couples qui s’agitaient en cadence et chantonnaient avec l’orchestre les derniers succès de l’année : Bohémienne aux grands yeux noirs, Les Roses blanches, Quand on se promène au bord de l’eau, Marinella, Ma pomme et bien d’autres encore…

Enfin, aux premières notes d’un fox-trot, Léone leva les yeux pour regarder son danseur et lui proposer :

— Si on retournait s’asseoir un instant ? J’ai les jambes en flanelle.

Tout le restant de la fête, ils restèrent assis à leur bout de table, échangeant à peine quelques mots. Félicien se leva juste deux fois pour chercher des boissons. Mais alors que les stands commençaient à fermer, à regret ils s’apprêtèrent à se séparer. Félicien savait tout de même que Léone travaillait à l’usine de câbles téléphoniques de Bezons, qu’elle habitait seule avec sa mère qui ne la laissait jamais sortir le soir : « D’ailleurs, il faut absolument que je sois rentrée avant huit heures. »

Félicien ne fit aucun commentaire, mais de sa voix monocorde, qui ne trahissait jamais ses sentiments, il déclara à Léone ce qu’il n’avait même pas osé confier à son copain Marcelin :

— Moi, j’ai fait une demande pour entrer aux ateliers de la STCRP1 et j’embauche la semaine prochaine.

Après un nouveau silence, il ajouta en regardant ses chaussures :

— Ce n’est pas tellement loin de Bezons. Si vous voulez, on pourrait peut-être se revoir dimanche prochain ?

À son tour Léone se lança dans la contemplation de ses souliers recouverts, ainsi que ses socquettes, de poussière blanche.

— Pourquoi pas ?

Non seulement ils se revirent le dimanche suivant, mais également tous les autres dimanches. Si bien qu’un an plus tard Félicien Bernuchon épousait Léone Plancher et que dix mois à peine après ce grand jour naissait Gilberte. L’enfant n’avait pas cinq ans lorsque son père partit à la guerre et près de dix quand il en revint après cinq années passées derrière les barbelés.

1. Société des transports en commun de la région parisienne qui deviendra officiellement la RATP en 1949.

2

À son retour d’Allemagne, Félicien Bernuchon retrouva tout de suite son emploi à l’entretien des autobus de la STCRP car beaucoup des anciens employés n’étaient pas revenus de la guerre. Mais, bien que son aspect taciturne ne le montrât pas, il avait de l’ambition et passa avec succès son permis de conduire avant de prendre le volant de l’un de ces véhicules qui desservaient la capitale. Il en avait assez de passer ses nuits à balayer sous les sièges des autobus les cochonneries laissées par les passagers, et il ne fut pas peu fier d’annoncer un soir à Léone qu’il allait être affecté sur la ligne qui conduisait jusqu’à l’Étoile. Conducteur sérieux et ponctuel, à quarante ans il fut promu contrôleur et termina sa carrière en qualité de contrôleur principal.

Léone, quant à elle, dès qu’elle s’était retrouvée enceinte, avait abandonné son poste à l’usine de câbles. Mais elle était loin d’être restée inactive. Tout de suite après leur mariage, le couple avait acquis (grâce à la loi Loucheur de l’époque) un petit pavillon de banlieue entouré d’un jardin. Ils avaient été aidés dans cette acquisition par la mort inattendue de la mère de Léone qui avait laissé un petit pécule amassé sou par sou, pendant les quarante années où elle était restée enfermée, en qualité de repasseuse, au fond de la petite blanchisserie du coin de la rue. Dans le jardin de leur pavillon, entouré de parpaings et de grillage, où pas un centimètre carré de terrain n’était perdu, Léone cultivait des légumes que venaient acheter les gens du quartier. Il n’y avait évidemment pas de place pour les fleurs.

C’est dans ce milieu dénué de fantaisie mais surprotégé par sa mère qui l’éleva seule pendant les cinq années de guerre, et par la suite surveillée par un père qui s’avéra être un véritable garde-corps, que grandit Gilberte. Tous les dimanches, après qu’elle eut terminé ses devoirs, accompagnée de ses parents, elle effectuait la traditionnelle promenade sur les bords de la Seine, mais ils rentraient suffisamment tôt pour cueillir les légumes commandés par la coiffeuse ou la pharmacienne. Docile, Gilberte se mettait donc à cueillir les haricots verts tandis qu’elle pensait à ses copains et ses copines qu’elle avait aperçus riant et chahutant comme des fous, assis sur des bancs, le long des quais. Deux fois par mois, ses parents l’emmenaient au cinéma. Là, bien sage entre Papa et Maman, elle regardait les acteurs qui s’embrassaient sur la bouche ainsi que sa copine de l’école Pigier qui, assise deux rangées devant elle, en faisait tout autant avec un copain de sa classe. Alors, oubliant pour un temps le film, Gilberte se disait qu’elle aurait bien voulu être à la place de sa copine.

Lorsque, son travail terminé, Félicien rentrait chez lui, systématiquement il commentait sa journée de travail : les divers embouteillages, le manque de courtoisie des conducteurs des véhicules privés qui stationnaient sur les emplacements réservés aux bus, ainsi que celui des passagers qui ne pensaient qu’à carotter, mais en revanche il ne tarissait pas d’éloges sur Louis, un jeune conducteur de bus qui était en stage sous son autorité.

— Si on l’invitait dimanche prochain à déjeuner à la maison ? proposa-t-il un jour à Léone. C’est un chauffeur de bus très sérieux. Il a de l’avenir et ne tardera sans doute pas à passer contrôleur, répétait fréquemment le père de Gilberte avant d’ajouter avec l’amorce d’un petit rire :

— Je suis certain qu’il ferait un bon mari. Qu’est-ce que tu en penses, ma fille ?

Celle-ci se contentait de répondre par un mouvement de tête, n’ayant pas l’habitude de contredire son père.

— Je ne peux rien dire, je ne l’ai jamais vu, hasardait-elle.

Louis prit vite l’habitude de venir déjeuner tous les dimanches midi chez les Bernuchon. Sauf les dimanches où il était de service, évidemment.

Après les sempiternels œufs à la neige, car Louis avait déclaré que c’était son dessert préféré, les parents de Gilberte s’ingéniaient à laisser seuls les deux jeunes gens jouer aux dominos sur le petit guéridon de la salle à manger, pendant que, tout à côté, dans la minuscule cuisine, ils desservaient la table et lavaient la vaisselle en épiant et commentant à voix basse le comportement de leur gendre potentiel.

À 17 heures 30, Félicien, Léone et Gilberte accompagnaient Louis jusqu’à la station la plus proche afin qu’il ne ratât pas le bus de 17 heures 51.

— À dimanche prochain, disait Léone en l’embrassant bruyamment trois fois.

— À dimanche prochain, répétait Louis en faisant une bise à Gilberte qui lui tendait à regret sa joue.

— Oui, c’est ça, à dimanche prochain, répétait-elle à son tour, avec un manque de chaleur évidente.

— À demain sur la ligne 27. Départ 6 heures 12, annonçait Félicien en serrant la main du jeune homme d’une façon à la fois chaleureuse et condescendante comme un chef peut le faire avec un sous-fifre, même à l’avenir prometteur.

À chaque fois, sur le chemin du retour, Félicien ne manquait pas de demander à sa fille :

— Qu’est-ce que tu en penses ? Il est bien ce garçon !

Alors qu’elle marchait entre ses parents, en balançant au bout de son bras son sac en faux croco, Gilberte se contentait de répliquer par un oui qui manquait de conviction avant d’ajouter :

— Mais je trouve qu’il ne sent pas bon. Il a mauvaise haleine et il postillonne quand il parle. Heureusement qu’il ne parle pas beaucoup. De plus, on ne peut pas dire qu’il soit rigolo.

— Un bon mari n’a pas besoin d’être rigolo, rétorquait aussitôt sa mère qui parlait par expérience.

Félicien se contentait de froncer les sourcils. Il était contrarié par les réactions de sa fille, mais il ne s’estimait pas vaincu. Louis continua donc de venir le dimanche savourer les œufs à la neige, jouer aux dominos en postillonnant au visage de Gilberte qui bâillait d’ennui en attendant qu’il reprenne le bus de 17 heures 51.

Cette habitude qui aurait dû déboucher sur un mariage – du moins, c’est ce qu’espéraient les parents de Gilberte – fut brusquement interrompue lorsque la direction de la RATP muta Louis, son stage terminé, de l’autre côté de Paris. Celui-ci, à la grande déception de Félicien et de Léone, prétexta la distance et le temps pour ne plus venir déguster les œufs à la neige hebdomadaires élaborés par celle qui aurait bien voulu être sa belle-mère. En vérité, il en avait assez de jouer aux dominos avec une fille qui reculait son genou, sous la table, dès que le sien s’aventurait à venir le frôler.

C’est peu après cette époque que la RATP proposa à Félicien Bernuchon un départ anticipé à la retraite. À regret, il lâcha un peu les rênes à sa fille, et avec sa femme ils polarisèrent leurs idées sur la vente de leur pavillon et sur la construction d’une maison pour leurs vieux jours sur le terrain hérité de son père dont il était toujours propriétaire à l’île de Ré.

Trois ans plus tard, Félicien et Léone Bernuchon se retrouvaient donc dans l’île où ils avaient transporté dans leurs bagages près de quarante ans d’habitudes banlieusardes. Tous les dimanches, ils téléphonaient à dix-neuf heures précises à leur fille et c’était toute une série de reproches, la fois suivante, si elle ne s’était pas trouvée précédemment au bout du fil. Chaque dernier samedi du mois, ils partaient la voir dans leur 4 CV chargée de légumes du jardin et de coquillages pêchés la veille. Ils s’en retournaient le lundi matin après avoir cohabité le temps d’un week-end dans le minuscule appartement loué par Gilberte pas très loin de la quincaillerie où elle travaillait, et y avoir discrètement recherché les traces de la présence d’un homme. Mais pas de chaussette, pas de slip, de cravate ou de boutons de manchettes oubliés sous le lit car Gilberte faisait toujours un grand ménage avant l’arrivée de ses parents.

Un lundi, ils revenaient de voir leur fille et Félicien, coincé dans la petite 4 CV dont il venait de finir de payer les dernières traites, roulait à petite allure depuis plusieurs kilomètres derrière un camion. Roulant sagement à soixante à l’heure, il ne cessait de fulminer contre tous ces fous qui le doublaient imprudemment. Profitant d’une longue ligne droite, il se décida enfin à dépasser le poids lourd. Hélas, c’est à ce moment-là que sortit de derrière une haie un tracteur tirant une remorque chargée de lourds troncs d’arbres.

Quand les pompiers arrivèrent sur les lieux de l’accident, il leur fallut plus de deux heures pour extraire de la voiture disloquée les corps sans vie de Félicien et Léone Bernuchon.

3

Aussitôt après la mort tragique de ses parents, Gilberte Bernuchon, victime de la pub, avait acheté une Dauphine2