Un cadavre dans la piscine - Robert Béné - E-Book

Un cadavre dans la piscine E-Book

Robert Béné

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Beschreibung

Pour quels motifs a-t-on assassiné une ancienne infirmière de l'OAS à Saint-Martin-de-Ré ?

Julienne de Boissac, ancienne infirmière de l'OAS, est retrouvée pendue dans la piscine de Saint-Martin­de-Ré. Qui a bien pu l'accrocher au porte-manteau de la cabine de bain ? L'ancien commando qui l'accuse d'avoir assassiné ses parents lors de la bataille d'Alger ? L'ancien troufion, traumatisé dans son corps et dans son âme après avoir reconnu Julienne ayant voulu le tuer à bout portant lors de l'attaque de la Banque d'Oran ? Ou bien un de ces vilains loulous qui cherchent à récupérer les lingots disparus lors du hold-up ? L'adjudant-chef de la brigade de Saint-Martin aura bien du mal à faire la lumière sur cette affaire dans laquelle surgissent des faits vieux de plusieurs décennies.

Plongez-vous dans une roman policier régional dont l'enquêteur explore, non sans se mouiller, le sombre passé des personnages.

EXTRAIT

Un peu à l’écart, un homme d’une cinquantaine d’années, le sommet du crâne lisse comme une boule de billard, souligné par une petite bande de cheveux noir L’Oréal et le visage glabre, semblait ignorer totalement aussi bien les petits vieux que les plus jeunes, tout au plaisir de se faire masser, par les jets qui jaillissaient de la paroi de la piscine, les nombreux plis de son ventre d’ancien obèse. Pourtant, en l’observant discrètement, l’adjudant Vallaud s’aperçut qu’il matait toute la gent féminine qui batifolait autour de lui : de sept à soixante-dix-sept ans. « Ce doit être un vieux vicelard », pensa-t-il.
« Qui c’est, ce mec ? » se contenta-t-il de demander au jeune moniteur.
Celui-ci fit une mimique qui exprima son ignorance.
« Lui ? J’sais pas ! Ce que je peux dire, c’est qu’il vient régulièrement chaque semaine, mais il n’adresse la parole à personne. Il passe presque tout son temps à se faire masser le bas-ventre. D’après mon collègue, ce serait un ancien fonctionnaire des impôts. »
« Peut-être un geste de sadique ? » se demanda l’adjudant en observant l’homme dont le petit œil brillant, sous ses sourcils broussailleux, ne lâchait pas une brave grand-mère, aux rondeurs débordantes, qui jouait avec sa petite-fille. « Peut-être qu’il a horreur des femmes maigres au point d’avoir accroché au porte-fringues Julienne de Boissac ? » se surprit-il à penser, toujours à la recherche d’un début d’enquête.
En même temps que les jeunes parents, un homme, au corps presque aussi parfait que le David de Michel-Ange, était arrivé. Il venait se détendre dans l’eau à 28° après avoir parcouru 2 000 mètres dans la grande piscine dont la température ne dépassait pas 22°. Contrairement au David exposant sa splendide nudité dans un musée de Florence, il n’était pas de première jeunesse mais, devant sa carrure d’athlète quasi parfaite, instinctivement, l’adjudant rentra son ventre et gonfla le torse quand il vint s’accouder à côté de lui pour profiter des jets d’eau chaude. L’air toujours à moitié endormi, il l’observa du coin de l’œil. C’était vraiment un très bel homme. La tête, rien d’extraordinaire, avec son nez épaté, ses petits yeux marron, son front plat et son crâne dénudé sur le devant, mais alors, quel corps d’athlète ! « Je voudrais bien avoir son look dans dix ans », reconnut le gendarme, en palpant les bourrelets qui débordaient par-dessus son maillot.
« Et lui ? Tu le connais, ce balèze ? » demanda-t-il discrètement au maître-nageur qui, le smartphone à l’oreille, roucoulait des mots d’amour à sa petite amie caissière à Décathlon.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Excellent petit policier qui se lit bien facilement. - meknes56, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Robert Béné est originaire de l’île de Ré où il vit (Sainte-Marie). Auteur à succès, il est très attaché à sa terre d’origine et est déjà l’auteur d’une série de romans policiers intitulée Ré la Blanche.

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Un cadavre dans la piscine

Collection dirigée par Thierry Lucas

© 2018 – – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Robert béné

Un cadavre dans la piscine

Chapitre 1

Un avenir tout tracé ?

Raymond Broque avait son avenir tout tracé. Sa sœur, l’aînée de la famille, était partie à Paris, aussitôt en poche son CAP de couture ; son frère, trouvant la terre trop basse pour la cultiver, avait passé laborieusement le brevet de contrôleur des Douanes et, depuis, était en poste à la frontière belge où il avait fondé une famille. Raymond, lui, le petit retardataire et le chouchou de ses parents, avait toujours aimé, depuis sa tendre enfance, les accompagner dans les vignes au printemps quand elles sentent bon les pampres nouveaux ou à l’automne quand les raisins sont sucrés et juteux. Mais il aimait surtout quand son père l’emmenait dans les marais salants à l’époque où nichaient les canards sauvages, les échasses, les avocettes et bien d’autres oiseaux en escale sur les côtes de Ré la Blanche. Là, les pieds nus sur le « bris » chaud et humide, il s’appliquait à imiter les gestes ancestraux recueillis par son père pour récolter la mince couche de sel que la mer et le soleil ensemble avaient enfantée avec la complicité du vent. Aussi, dès qu’il eut passé le certificat d’études, il ne se posa pas de question. C’était évident, comme l’était son père et comme l’avaient été tous ses aïeux avant lui : il serait viticulteur-saunier.

C’est à cette époque qu’il commença à s’intéresser aux filles. Il n’était pas peu fier lorsqu’il revenait du marais salant, les pieds noirs de vase, son simoussi1 sur l’épaule et son vieux chapeau de paille rejeté en arrière (héritage du grand-père) découvrant son épaisse chevelure brune et ses yeux bleu clair éclairant son teint hâlé aux reflets cuivrés. C’était l’heure sereine qui précédait le coucher du soleil, l’heure où les habitants fatigués de leur journée de travail rentraient chez eux à pas lents, s’arrêtant volontiers pour discuter de la pluie et du beau temps avec les gens du village. Seuls les hirondelles et les martinets inlassables semblaient pris d’une agitation perpétuelle, rasant le sol en trissant pour happer au passage les insectes attirés par l’eau croupissante des caniveaux.

Raymond Broque, lui non plus, ne se pressait pas, mais, malgré tout, ce soir-là encore, il ne s’attarda pas avec les copains installés à la terrasse du Café du Port, car il savait que rue de Chanzy, il trouverait, « par hasard », la belle Thérèse arrosant les géraniums qui décoraient les fenêtres de la maison familiale.

Très vite dans le village, à l’épicerie, au coin des rues, en balayant leur trottoir, les commères jasèrent :

« T’as vu, supputait la femme du cordonnier, le fils à Marcel Broque et la fille à la Germaine, ils s’quittent plus d’une semelle. Sûr que ça va finir par un mariage.

— Oui, mais avant, il faut qu’il fasse son service militaire et ça m’étonnerait qu’elle attende. Elle a le feu aux fesses, la petite garce », insinuait la Fernande, connue pour sa langue de vipère, oubliant qu’avec son gros popotin, elle avait enflammé toute une génération de jeunes boutonneux des environs.

Raymond et Thérèse, eux, se fichaient bien des ragots. Ils s’aimaient et faisaient même des projets d’avenir. Ils se fianceraient avant qu’il parte au service militaire et se marieraient dès son retour. En attendant, tous les samedis, ils ne rataient jamais les petits bals du canton. Blottie contre Raymond, dont elle enveloppait la taille de ses bras, Thérèse était aux anges ; assise en amazone sur le porte-bagage de la mobylette de son amoureux, elle adorait quand elle franchissait la porte du petit bal d’où s’échappaient les flonflons de l’orchestre. Elle jubilait en voyant tous les regards qui convergeaient vers eux. Surtout celui des filles qui auraient bien voulu être comme elle accrochée au bras de ce costaud aux yeux d’ange. Et les faux durs accoudés à la buvette devant un petit blanc auraient bien offert une tournée générale pour avoir, le temps d’un slow, Thérèse dans leurs bras. Oui, mais Raymond était là et tous avaient en mémoire le soir où un étranger (un pêcheur de l’île de Groix), à moitié bituré, avait un peu trop insisté, mains baladeuses à l’appui, pour inviter Thérèse à danser. Il s’était retrouvé étendu sur le plancher de la salle de bal, un œil au beurre noir, le nez cassé et deux dents en moins.

***

« Plus que six jours au jus ! » s’était dit Raymond Broque en se réveillant.

Au-dessus de sa tête, par un des nombreux trous de la toile du marabout, le soleil brillait comme un louis d’or tout neuf, prometteur de beaux jours en perspective.

Dans six jours, il embarquerait sur le vieil El Mansour qui allait, enfin, le ramener à Marseille, libéré de toute obligation militaire. Voilà vingt-six mois qu’il attendait ce jour ! Pendant ces vingt-six mois, il avait crapahuté dans les montagnes hostiles de l’arrière-pays oranais, sur des pistes cahoteuses, coincées dans les crevasses profondes de montagnes arides, offrant mille caches aux mitrailleuses du camp d’en face. Ces vingt-six mois qu’il avait passés en Algérie, il les avait presque tous vécus sur des pitons situés aux alentours d’Oran, dans des camps de fortune où l’eau était rare et la nourriture composée de boîtes de conserve et de quelques chèvres achetées ou bien, parfois, volées aux rares indigènes du cru. C’est là, plus ou moins abrité du froid piquant de la nuit par la toile d’un marabout, qui n’en était pas à sa première guerre vu ses nombreuses cicatrices, et plus ou moins protégé de la hargne de l’ennemi invisible, mais planqué tout autour, par deux mitrailleuses dissimulées derrière un muret de pierres sèches, c’est là qu’il avait passé la plus grande partie de ses vingt-six mois d’appelé en Algérie, entrecoupés tous les quinze jours par un week-end à Oran, plus quinze jours de perme à l’île de Ré, voilà déjà six mois.

À l’idée qu’il ne lui restait plus que six jours à passer sous l’uniforme, il sauta joyeusement de sa couchette tandis que les quinze autres gus, qui ronflaient sous la même toile que lui, essayaient de carotter quelques minutes de sommeil supplémentaires.

Il venait de terminer une toilette sommaire sous le robinet qui distribuait un filet d’eau rare et jaunâtre quand le lieutenant Desroses, responsable du piton, l’aborda.

« Broque ! Pour vous éviter, à six jours de la quille, la pénible tournée quotidienne dans les gorges des environs » (entre eux, les bidasses ne disaient pas les gorges mais les coupe-gorges car ils avaient déjà subi plus d’une attaque dans ces lieux particulièrement propices aux guet-apens), « je vous ai désigné comme factionnaire à la porte principale de la Banque d’Algérie à Oran.

— Merci, mon lieutenant !

— Vous aurez tout le temps de reluquer les jolies fatmas en pensant à celle que vous allez revoir dans une dizaine de jours. »

Le lieutenant Desroses était un jeune officier qui aimait être sympa avec ses soldats dans la mesure du règlement, sans que, surtout, cela n’entraîne des familiarités qu’il aurait jugées déplacées. C’est pour cela qu’il ajouta aussitôt d’une voix sèche, en scrutant le piton d’en face avec ses jumelles :

« Je vous emmène dans une demi-heure. Tenez-vous prêt avec votre casque, votre PM 49 et vos cartouchières. Je vous reprendrai devant la banque à l’heure de la relève.

— Bien, mon lieutenant ! »

Raymond Broque regarda sa montre.

« 10 heures ! annonça-t-il à l’autre bidasse qui, comme lui, montait la garde de l’autre côté de la grande porte vitrée. Plus que deux heures à tirer ! »

Depuis deux longues heures qu’ils faisaient le pied de grue en discutant de leur pays et de filles, évidemment, tout en regardant distraitement les indigènes en longues gandouras et les pieds-noirs habillés à l’européenne monter et descendre les marches conduisant à la banque.

Dans la rue en contrebas, des ânes surchargés trottinaient sans se soucier des véhicules militaires de tout calibre qui klaxonnaient pour se frayer un passage. Quand, soudain, surgit un Dodge avec une grosse croix rouge peinte sur son capot. Le véhicule s’arrêta net, en contrebas, devant les marches de la banque. Le collègue de Raymond Broque n’eut pas le temps de terminer son histoire qu’il tombait raide mort atteint d’une rafale de balles tirée de dessous la bâche relevée du véhicule. Dans le même instant, une femme habillée en commando s’éjectait de derrière le volant et sautait les quelques marches qui la séparaient de la banque ; dans sa foulée, quatre hommes la suivirent, en uniforme eux aussi, grenades à la ceinture et mitraillette à la main. Avant qu’il pût faire le moindre geste, le soldat Broque, libérable dans six jours, tombait atteint de deux balles : l’une dans l’épaule, l’autre au poumon. Grimaçant de douleur sur le carrelage chaud de soleil, il entrouvrit les yeux. En l’espace d’une seconde, il eut le temps de voir le regard – plus froid qu’un glaçon dans un verre de Ricard – de la femme qui venait de le flinguer mais, surtout, la grande tache lie-de-vin qui partait de dessous son menton, longeait sa mâchoire pour remonter jusque sous son oreille gauche. Alors qu’il allait perdre connaissance, il aperçut avec horreur la gueule noire de l’arme au ras de son visage. Raymond comprit qu’elle allait l’achever. Il voulut la prier de le laisser vivre mais il ne put qu’éructer un flot de sang remontant de son poumon perforé. La dernière image qu’il entrevit, ce fut les lèvres minces de la femme, au-dessus de la tache rouge de son cou.

Le bruit assourdissant d’une rafale à ses oreilles et une douleur horrible dans la tête lui firent penser qu’il venait de quitter le monde des vivants.

Vingt minutes plus tard, alors que le sang du jeune soldat se coagulait sur le sol tiède où il était étendu sans connaissance et que, déjà, les mouches bourdonnaient autour de la tache rouge, le commando repartait à toute allure après avoir jeté à l’arrière du Dodge les grands sacs contenant leur butin.

Ce n’est que le lendemain, en entendant une voix féminine lui murmurer : « Ne bougez pas, je vais vous faire une intraveineuse », que Raymond Broque devina qu’il n’était pas mort. Et les douleurs atroces qu’il ressentit dans sa poitrine et dans sa tête lui confirmèrent qu’il était bien toujours vivant.

« Où suis-je ?

— À l’hôpital militaire d’Oran. »

C’est à peine s’il entendit la réponse. Emporté dans son monde de souffrance, il perdit à nouveau connaissance.

Bien plus tard, dans la journée, une conversation entre deux jeunes médecins lui fit comprendre qu’il avait été victime d’une attaque d’un commando de l’OAS2 contre la Banque d’Algérie de la ville d’Oran. En peu de temps, ils avaient raflé plus de vingt millions de nouveaux francs dans la salle des coffres3, assassiné un bidasse de vingt ans et laissé un autre sur le carreau, bien mal en point.

C’était le 22 mars 1962.

1 Instrument de bois avec un long manche utilisé par les sauniers.

2 Organisation de l’armée secrète opposée à l’indépendance de l’Algérie, n’hésitant pas à utiliser le terrorisme à grande échelle.

3 Authentique. De nombreux articles de l’époque le prouvent.

Chapitre 2

Vingt ans plus tard

Plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis les dernières tueries en Algérie et, lentement, les plaies s’étaient refermées pour s’entrouvrir officiellement le 19 mars, avec une commémoration au monument aux morts où quelques politicards ventripotents venaient évoquer, avec éloquence, ces jeunes morts pour la France devant un parterre d’anciens combattants, tous décorés, qui avaient eu la chance de revenir plus ou moins entiers de ce long combat fratricide.

Raymond Broque n’assistait jamais à ces manifestations. Il avait horreur de tous ces discours, ces sonneries aux morts et ces minutes de silence qui finissaient toujours par une beuverie tapageuse et rigolarde baptisée, pompeusement, « vin d’honneur ».

Depuis qu’il avait obtenu son emploi aux Passages d’eau, il avait toujours trouvé un bon prétexte pour ne pas aller défiler avec les anciens d’Algérie derrière le drapeau tricolore, la clique et les notables de la commune.

Aujourd’hui, comme très souvent, sur le parking de Sablanceaux, la file des voitures en attente d’embarquement ne cessait de s’allonger. Il était 18 h 30 et le bac prévu pour appareiller à 17 h 15 de l’île de Ré n’était toujours pas arrivé, bloqué dans l’avant-port de La Pallice par un cargo qui n’en finissait pas de manœuvrer. Pas étonnant que la foule commençât à s’impatienter. Notamment, tous ceux qui étaient venus dès le matin travailler sur l’île et qui étaient pressés de rentrer chez eux.

Blasé de toutes les réflexions qu’on pouvait lui lancer – comme s’il était responsable de ce retard –, Raymond Broque, impassible, arpentait les files de véhicules, la sacoche en cuir sur le ventre et la visière de sa casquette de drap bleu, ornée de l’insigne RDPE4, rabattue sur ses lunettes pour masquer le verre droit, noir comme une nuit sans lune et sans étoile. À chaque conducteur, il s’arrêtait afin de percevoir le prix de la traversée. À l’occasion, ils échangeaient trois mots en rendant la monnaie avant de continuer jusqu’au véhicule suivant. Jamais il ne s’attardait à parler longtemps avec les chauffeurs des véhicules. Il avait trop peur qu’un de ces bavards en vienne à évoquer le passé : parler de la période où il allait au bal avec Thérèse ou encore de la guerre d’Algérie et de « ses putains de bougnoules ». Il avait soufflé sur la flamme vacillante du passé. Il ne voulait pas qu’on la ranime. Sa grande peur était de se retrouver face à face avec Thérèse et son préparateur en pharmacie. Mais, par chance jusqu’à ce jour, il ne l’avait jamais revue.

« Y en a un qui arrive ! » cria un chauffeur grimpé sur le capot de son camion.

Le Champlain n’était pas encore par le travers du môle d’escale qu’un autre bac sortait du port.

« Et ils ont mis un bac supplémentaire ! Y a le New Rochelle qui le suit ! » lança le chauffeur, heureux d’annoncer la bonne nouvelle à la foule sortie des voitures et au-dessus de laquelle planait un petit air de révolte.

« Vivement le pont ! Fi d’putain’ye ! » jura un mareyeur rétais en remontant dans sa camionnette avec laquelle il partait livrer des huîtres au marché de Rungis.

Enfin, le bac accosta au ponton de Sablanceaux. Une dizaine de véhicules en sortirent et, aussitôt, commencèrent à embarquer ceux qui, depuis près de deux heures, attendaient sur le parking. Très vite, le bac fut complet et tous ceux qui n’avaient pas eu la chance d’avoir une place durent prendre leur mal en patience en voyant arriver le New Rochelle qui s’apprêtait à accoster derrière le Champlain à peine reparti.

« Pas trop tôt ! lança le mareyeur. Et encore, si j’ai de la place ! ajouta-t-il inquiet, car il était le dernier de la file des véhicules qui attendaient. Il suffirait qu’arrivent l’ambulance ou les flics, et je suis cuit pour ce tour. »

Mais, heureusement pour lui, il n’y eut ni ambulance ni flics et les matelots réussirent à loger son véhicule entre un camion-citerne chargé de vin de la coopérative et un autre venu livrer des parpaings.

Raymond allait entrer dans son petit local bureau-cuisine quand une 4L arriva à toute allure.

« Faites vite car ils sont prêts à larguer les amarres et je ne sais même pas s’il y a encore de la place à bord », dit-il en sortant néanmoins un ticket d’embarquement.

Sans prendre la peine de lui répondre, la femme qui était au volant lui tendit par la vitre deux billets de vingt francs.

Tout en lui rendant la monnaie, il leva son regard vers elle. Elle avait dans le cou, partant de dessous le menton et remontant jusque sous l’oreille gauche, une tache lie-de-vin, exactement comme celle de la femme qui, la nuit, venait peupler ses cauchemars.

Sidéré, il ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose mais la conductrice fonçait déjà sur la passerelle d’embarquement à l’extrémité de laquelle le bac s’apprêtait à appareiller. Là, après moult manœuvres et le ripage de l’arrière de sa voiture par des bras costauds, elle arriva à caser le nez de sa 4L sous la camionnette du mareyeur qui, à chaque roulis du bac, déversait généreusement de l’eau vaseuse sur le capot de la petite auto.

Complètement anéanti par ce souvenir vivant qui venait de surgir devant lui, Raymond Broque, contrôleur depuis vingt ans à la Régie des passages d’eau, pénétra dans la petite pièce attenante à la salle d’attente, déserte à cette heure-ci, à l’exception d’un clochard qui dormait à même le sol, et il referma la porte sur lui. Il jeta sa sacoche et sa casquette sur la table, se laissa tomber sur l’unique chaise et prit dans le tiroir, où il rangeait des babioles, la petite glace dans laquelle il vérifiait la position de son couvre-chef chaque fois qu’il allait affronter la clientèle. Cette fois, il n’y jeta qu’un bref regard et la rejeta vivement en refermant sèchement le tiroir. Son visage, il le connaissait trop : ses cheveux gris clairsemés, ses rides profondes taillant des sillons dans ses joues creuses mais surtout, surtout, cette cavité grise à la place de l’œil droit qui suintait toujours un peu malgré les coutures que lui avait faites le chirurgien de l’hôpital d’Oran après lui avoir retiré un éclat de carrelage en marbre incrusté profondément dans son orbite.

Rejetant la tête en arrière, il ferma l’œil gauche et surgirent aussitôt les images de ce 22 mars 1962.

Il revit la femme à la tache lie-de-vin, l’œil noir de son Mat 49 à deux doigts de sa poitrine, le rictus que dessinaient ses lèvres minces sur son visage osseux et entendit le bruit étourdissant de la rafale qu’elle déchargea rageusement au ras de ses oreilles, faisant voler en mille éclats les carreaux de marbre sur lesquels il gisait.

Soulevant la paupière du seul œil qui lui restait, il murmura :

« Non ! Ce n’est pas possible ! J’ai été victime d’une hallucination. Ce sont mes médicaments qui me perturbent l’esprit », essaya-t-il de se persuader.

Mais au bout d’un moment, changeant d’avis, il se dit alors :

« Je n’ai pas rêvé. C’était bien elle… La conductrice de la 4L, c’était elle ! C’était elle, la femme à la tache lie-de-vin dans le cou. La femme au Mat 49. »

Alors, dans son œil bleu, toujours aussi bleu que lorsque à vingt ans son regard limpide enflammait toutes les filles du canton, une lueur de meurtre se dessina.

« Si elle habite l’île de Ré, je la retrouverai et je la tuerai. Ce ne sera que justice », murmura-t-il, la mâchoire serrée et les doigts crispés comme s’il étreignait déjà le cou de celle qui avait fait chavirer sa vie.

4 Régie départementale des passages d’eau.

Chapitre 3

Fafa

Depuis que, en 1968, le général de Gaulle avait décrété une amnistie générale dont bénéficiaient les anciens activistes de l’OAS, Fabio Fabrone (surnommé Fafa dès l’école maternelle) était, depuis plus de quinze ans, vigile dans un centre commercial de Clichy. Auparavant, après dix ans dans les commandos, il avait vadrouillé un peu partout sur tous les continents. Il avait été mercenaire au Nigeria, docker au Chili, bûcheron au Québec, chauffeur de poids lourds en Australie... quand lui prit soudain l’envie de revenir en France. Là, il n’eut pas de peine à trouver un job de videur dans différentes boîtes de nuit de la banlieue parisienne. Mais, maintenant, les années passant, son job de gardien de nuit lui convenait beaucoup mieux. C’était tout simplement la routine. Même, de plus en plus souvent, un peu trop routinier à son goût. Il embauchait à 22 heures alors qu’il n’y avait plus un chat dans le secteur et alternait, jusqu’à 6 heures du matin, dans les vastes couloirs de l’établissement, petites ronflettes dans un vieux fauteuil et tour dans les allées vides bordées de magasins toutes les demi-heures. Son mètre quatre-vingt-douze, la largeur de ses épaules et ses dix années dans les commandos parachutistes avaient été des références suffisantes pour l’obtention de cette place. Évidemment, il n’avait pas précisé à son employeur qu’il n’avait pas pu rempiler cinq ans de plus dans les paras parce que son adjudant suspicieux l’avait surpris en train de dealer de la cocaïne dans un gourbi de Kaboul. Le juteux avait déjà étouffé une sombre histoire de viols collectifs dans laquelle il avait été plus ou moins impliqué, et ne pouvait pas encore le couvrir pour un problème de drogue. Aussi, avant que l’affaire ne fasse plus de bruit, l’adjudant lui avait fortement conseillé de laisser l’uniforme et de retourner à la vie civile. C’est ainsi que, après pas mal de péripéties, il était devenu vigile.

Il devait être 2 heures cette nuit-là quand, au cours d’une de ses tournées, il pénétra, autant par curiosité que par professionnalisme, grâce à son énorme trousseau de clés accroché à son ceinturon à côté de son revolver, dans la boutique du petit imprimeur-éditeur coincée entre deux magasins de fringues, dans l’allée centrale du centre commercial. Ce n’est pas qu’il fût friand de lecture mais, avec un peu de chance, un bouquin porno ou un Lucky Luke l’aiderait à rester éveillé toute la nuit. La pornographie était d’ailleurs le seul rapport qu’il avait maintenant avec le sexe car, depuis que les barbouzes lui avaient branché la « gégène » sur les testicules à maintes reprises pendant une semaine, ce grand balèze, cette force de la nature, avait perdu toute sa virilité et ne faisait plus l’amour que par imagination. Combien de femmes, qui rêvaient de passer une heure dans ses bras musclés, étaient reparties déçues et vexées qu’il ait fui leurs avances.

Aux Éditions de l’Avenir, c’était vraiment le grand désordre. Des piles de bouquins s’entassaient un peu partout – même dans les corbeilles à papier. Mais rien que des romans dont les titres donnaient à Fafa envie de bâiller. Il allait ressortir déçu quand, sur une grande table, parmi toute la pile des manuscrits éparpillés portant les espoirs d’auteurs inconnus et que personne ne prendrait jamais la peine de lire, un titre écrit au stylo sur la couverture d’un classeur retint son attention : Barbouzes5contre OAS, ou le journal d’une infirmière dans les derniers soubresauts de l’Algérie française.

Fabio Fabrone en oublia vite ses pensées lubriques car l’Algérie française lui rappelait toute sa petite enfance, à l’époque où les colons étaient fiers de dire qu’ils habitaient rue d’Isly ou place du Duc-d’Orléans à « Alger la Blanche6 ». Lui, il avait vécu dans une petite rue, pas loin de la « place du Cheval7 », là où son père tenait un bistrot que le grand-père Fabrone avait ouvert après avoir fui prestement l’Espagne à la fin du xixe siècle.

Fafa tourna la couverture cartonnée du classeur pour en lire le contenu dactylographié. Une feuille était épinglée, écrite à la main. Il la parcourut rapidement : « Monsieur le Directeur, je vous prie de bien vouloir trouver ci-joint les cent premières pages de mon manuscrit dans lequel je raconte mon expérience lors des derniers jours de l’Algérie française. Si le sujet vous intéresse, je tiens à votre disposition les quatre-vingts autres pages qui constituent ce journal ainsi qu’un grand nombre de photos. » C’était signé : Julienne de Boissac, Raise Maritaise – Le Bois-Plage-en-Ré.

Sans hésiter, il prit le classeur qu’il glissa à l’intérieur de son blouson : à coup sûr, se dit-il, avec toute cette montagne de manuscrits qui s’entassaient là, un de plus ou un de moins, ils n’y verraient que du feu. Et il sortit pour rejoindre le vieux fauteuil au bout du couloir, pressé d’entreprendre la lecture d’une période qui avait marqué les premières années de sa vie.