Genève sang dessus dessous - Collectif - E-Book

Genève sang dessus dessous E-Book

Collectif

0,0

Beschreibung

Des ambiances, des quartiers, des figures qui ont marqué la Cité de Calvin... Genève comme décor de 5 nouvelles noires

Cinq passionnés de polars. Une joyeuse bande. Tous proposent ici une histoire noire ayant pour cadre Genève. Manière pour eux de célébrer le bicentenaire de la police genevoise sur le mode littéraire. C’est Pierre Maudet qui a pris l’initiative de les réunir. Le ministre de la police en personne. Instructions ? Pas d’instructions ! Liberté totale. A chacun son style, son époque et ses personnages. Voici cinq nouvelles enlevées, inédites et bien contrastées.

L’historien – nous entraîne dans les rebondissements d’un drame qui s’est déroulé à Genève voici près de deux cents ans. Vraiment ? En retrouvant son père, Anne plonge dans une affaire qu’elle croyait fictive. Mais tout le monde le sait : la fiction, parfois, rejoint la réalité.

La populaire – visite le zoo d’Aïre en 1937. On retrouve un nettoyeur en mauvaise posture. Mort. Fils de gendarme, le jeune Marcel mène l’enquête derrière son père. Les hommes peuvent être mauvais témoins, ça oui. Mais les animaux n’oublient rien…

L’érudit – se demande qui pouvait en vouloir au vieil Ezéchiel. Et que faisait-il d’ailleurs dans ce parc, ce jour-là ? Serait-ce que… Mais oui ! Sa collection. Fabuleuse. Des centaines de manuscrits du XVIIIe siècle. Une valeur, vous n’avez pas idée.

Le polygraphe – fait disparaître un industriel bigot mais pas réglo. Et la chaise de Calvin. Puis un cabinet d’avocat. Invitant à Genève « son » commissaire du Quai des Orfèvres, Solnia, il déroule une fable sociale baignée non de sang, mais d’humour. Noir, bien sûr.

L’effrontée – met en scène une pop star américaine au Stade de Genève fin juin 2014, un amateur de Carambar, un flic boulimique, une comtesse alcoolique. Mais aussi une disparition mystérieuse, un crime dans un parc et… une petite robe noire.

Un recueil pour célébrer le bicentenaire de la police genevoise

EXTRAIT

Comme la maison est vide, à présent ! Il n’est pas temps de gémir, et pourtant je pense à tout ce qui s’est passé autour de moi au cours de ces derniers mois, à l’assassinat auquel j’ai échappé à deux et même trois reprises, à celle qui est morte à ma place, et au sort qu’a connu son assassin.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

- « Une série d'enquêtes pour locavores du crime rédigées par des auteurs du cru. Sous leurs plumes, Genève offre un décor à la fois familier et décalé. Traversé de clins d'œil, ce recueil bon enfant offre un florilège inégal de mini-polars plus cocasses que sanglants. » Le Matin Dimanche

- « On sent que les cinq auteurs s'en sont donné à cœur joie. Les cinq histoires – chacune écrite dans un style résolument différent - sont courtes et truffées de références. Les meilleurs connaisseurs du bout du lac pourront d'ailleurs s'amuser à décoder les clins d'œil les plus subtils. En outre, Genève, sang dessus dessous peut se lire comme un bel exercice de style qui prouve - à qui en douterait encore - que les déclinaisons possibles du genre « polar » sont infinies. » Valérie Gogniat, Le Temps

- « Un beau livre en cinq fictions policières qui nous narre Genève, ses beautés, son histoire, ses cultures, ses paradoxes avec des plumes succulentes qui nous font découvrir le travail quotidien du policier! » Gorgui Ndoye Le blog de Continent Premier

A PROPOS DES AUTEURS

5 nouvelles noires d’écrivains genevois : Eric Golay, Corinne Jaquet, Luc Jorand, André Klopmann et Sandra Mamboury.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 297

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Eric Golay

LE SOURIRE DE LA PANTHÈRE

Comme la maison est vide, à présent ! Il n’est pas temps de gémir, et pourtant je pense à tout ce qui s’est passé autour de moi au cours de ces derniers mois, à l’assassinat auquel j’ai échappé à deux et même trois reprises, à celle qui est morte à ma place, et au sort qu’a connu son assassin.

Ces événements tourbillonnent dans mon esprit, et pourtant je dois vivre avec, en conservant une terrible interrogation à propos de mon père et de son rôle dans la succession de ces drames. Vertigineuse aussi la pensée que tout cela est relié à des événements très anciens, à un drame primitif qui s’est déroulé voici bientôt deux cents ans, et qui semble s’être reproduit pour ainsi dire à l’identique aux temps que nous vivons.

* * *

Journal d’Anne de Pierrefranc, née Battant

Ma vie a changé du tout au tout depuis deux mois. C’est la mort de ma mère qui a tout bouleversé. Pauvre Maman ! J’étais revenue vivre chez elle, les derniers temps. Crise d’urémie. Ça n’a pas duré longtemps. Il a fallu que je m’absente un après-midi, et tout était fini. Au cimetière, il y avait quelques voisines qui m’ont dit « elle n’a pas eu de chance, la pauvre » et qui ne savaient pas s’il fallait me consoler ou me réconforter. Et puis, à la sortie du cimetière, un homme attendait, un parfait gentleman qui s’est approché de moi.

– Vous êtes bien la fille de Sylvie Battant, n’est-ce pas ?

Et là j’ai compris.

Il s’est incliné.

– Hubert de Pierrefranc. Je suis votre père.

Il a ouvert la portière d’une magnifique auto.

– Voulez-vous monter ?

La voiture a démarré. Nous avons déjeuné dans un restaurant de campagne. La salle était peu peuplée, nous étions tranquilles.

J’ai été longue à dérider. Tout était si précipité ! Ce que j’ai saisi, c’est que ma vie allait changer. Du petit appartement sombre et misérable de la rue des Etuves, où logeait ma mère, j’allais passer à un hôtel particulier de la rue des Granges. Mon père m’était étranger, et pourtant je reconnaissais dans ses gestes, dans ses intonations, quelque chose de familier, quelque chose que je possédais en moi. Oui, j’étais une Pierrefranc. Une Pierrefranc élevée hors sol dans une rue où défilaient prostituées et travestis. Une Pierrefranc déracinée depuis sa naissance.

* * *

Hubert de Pierrefranc vit seul dans sa grande maison, avec ses domestiques. J’ai cru comprendre qu’il avait eu autrefois une épouse, mais j’ai senti qu’il n’avait aucune envie d’insister là-dessus. Je le comprends : comment aurait-il glissé son aventure avec ma mère au milieu de son histoire de couple ? Je sais par elle que Hubert était seul au moment de leur liaison, qui a toujours été très discrète, lui rayonnant de son pignon lumineux sur la place Neuve et l’Université, elle terrée comme une blatte dans la pénombre de la rue des Etuves. « Je n’ai pas d’autre enfant », m’a-t-il expliqué. J’ai aussitôt compris tout le prix qu’il attachait à ma personne et la raison de sa démarche, qu’il devait préméditer depuis longtemps.

Ce n’était pas si simple. D’abord, j’ai eu du remords. Le jour de l’enterrement, les voisines de la rue des Etuves étaient venues m’entourer, elles m’avaient préparé pour midi un repas de deuil, et voilà que je les snobais, que je partais avec ce père dans sa riche auto, et elles, habituées à être humiliées, elles n’ont rien dit, elles se sont effacées, et j’ai bien vu à leur dernier regard qu’elles se rendaient brusquement compte que je n’étais plus des leurs.

Quand je suis retournée aux Etuves pour vider l’appartement de ma mère, elles étaient là, mais le contact n’était plus comme avant, elles me regardaient comme une dame, avec un peu de timidité, de distance, moi, j’ai bien essayé de leur parler comme je l’avais toujours fait, mais ça ne passait plus. J’avais perdu des amies, il n’y avait plus de connivence, désormais, j’étais vraiment seule au monde, avec tout à reconstruire autour de ce père affectueux. Mais, en attendant, j’ignorais encore ce qu’il avait dans la tête, c’était si différent et si compliqué !

* * *

Je voulais prendre mon chat, mon chat fauve que j’aime tant, mais mon père m’a dit que c’était impossible et j’ai bientôt compris pourquoi. Mon père vit avec une panthère qu’il a élevée depuis sa naissance. Tout d’abord, j’ai eu peur, mais la bête est pacifique et n’a pas tardé à m’adopter, quoiqu’une petite frayeur me saisisse quelquefois quand, du salon, je la sens approcher dans un silence presque parfait et qu’elle vient près de moi. Elle est d’ordinaire confinée aux combles de la maison, parfois réduite à l’espace de sa cage, parfois rôdant sous l’ensemble de la toiture, mais il arrive aussi que mon père la laisse descendre dans nos appartements, parcourir le salon, s’installer confortablement près de nous, sur le tapis, et à ce moment Bérénice – c’est le nom de la panthère – ne m’apparaît plus que comme un gros chat, un chat surdimensionné, magnifique, qui se coule à nos pieds et respire paisiblement. De là, elle gagne l’herbe de la terrasse – car elle a besoin d’espace naturel – et les passants qui traversent la place Neuve ou gravissent la rampe de la Treille sont bien loin de se douter de la présence de cette bête sauvage, à trente pieds au-dessus de leur tête. Par moments, elle passe la tête à travers la balustrade, et un spectateur attentif pourrait l’apercevoir de la place ou de la Treille.

Je sens bien qu’en ayant franchi la distance qui sépare la rue des Etuves de cet hôtel particulier de la rue des Granges j’ai passé dans un autre monde, et cette bête sauvage en est le symbole. Là-bas, un chat. Ici, un léopard. Là-bas, une petite cuisine sur cour, des pièces sombres, un vestibule étroit et obscur, des voisins bruyants ; ici, l’espace, la lumière, les étages, le silence. Là-bas, un misérable appartement locatif à propos duquel on s’efface devant le régisseur ; ici une pleine propriété dans laquelle on est le maître des lieux. Le sentiment de posséder un contrôle absolu sur son environnement, sur la société, de porter un jugement tranquille et réfléchi sur sa destinée.

Au bas de la muraille est placée une énorme tête représentant le fondateur de la Croix-Rouge, peu flatteuse pour lui et que j’ai toujours envie d’appeler Henry Dunant l’hydrocéphale, tant cette tête est inélégante et disproportionnée. C’était à cet endroit, sous la muraille – je l’ai appris dans un cours d’histoire –, que l’on plaçait la guillotine, et c’est à cet endroit qu’elle a coupé ses dernières têtes.

J’aime cette panthère, qui me rappelle mon chat, mais en même temps le rapport n’est pas le même, un chat peut être dangereux à cause de ses griffes, mais enfin on le contrôle et il le sait, on peut le saisir, le déplacer d’une chaise à un coussin, il sait dans quel rapport de force il se trouve et chacun, le maître et le chat, agit en conséquence. Avec la panthère, ce n’est pas pareil, on n’aurait pas l’idée de s’en saisir, j’hésite même à la caresser, de peur de la voir se retourner, montrer les dents, se déchaîner ; l’animal, avec sa force, est incontrôlable et dangereux, tout repose sur la confiance, sur un climat de paix qui doit être maintenu de part et d’autre – mais peut-on savoir tout ce qui se trouve dans la tête d’une panthère ?

* * *

Hier soir, mon père était absent, retenu à l’Université par une réunion professorale. On a sonné à la porte cochère : c’était une de ses cousines, Benoîte de Pincemont, ou plutôt Benoîte-Eloïse Basset de Pincemont, pour lui donner tous ses noms. Dans ce milieu, où l’on trouve beaucoup de noms simples (mon père dixit), les autres s’étirent comme le soufflet d’un accordéon. Elle venait me voir. C’est la première fois que je rencontre quelqu’un de la famille. Ou plutôt de la famille par alliance : ce n’est pas une cousine de mon père, mais de son épouse décédée.

Benoîte s’est montrée à la fois curieuse et bienveillante. Au début, j’ai eu de la peine à la croire sincère, tant son parler était affecté. Mais c’est comme ça qu’ils parlent, dans ce milieu. Il me faut m’y faire. Nous avons discuté d’une quantité de choses et finalement nous nous sommes trouvé des points communs. J’avais un peu honte de parler de mon passé, elle l’a senti et n’a pas insisté. Mais j’ai toujours été bonne élève en classe, ma mère m’a poussée à faire des études et ça lui a plu. Je lui ai parlé du goût de m’instruire, elle a approuvé. Benoîte est passionnée de littérature et pour me distraire, en partant, elle m’a prêté un roman : Frankenstein, de Mary Shelley. Je ne sais trop pourquoi elle l’a fait, puisque la maison de mon père regorge de livres et que cet ouvrage doit probablement s’y trouver. Mais elle a insisté: « Lis ce livre, il est important ».

Je ne sais pas si l’histoire me plaira, je n’aime pas les films d’horreur et j’ai toujours cru que Frankenstein c’était un monstre qui étrangle tout ce qui bouge sur son passage. Mais pour faire plaisir à Benoîte je lis.

Au début, il est question d’un homme recueilli par le capitaine d’un bateau pris dans les glaces du pôle, et l’homme raconte son histoire.

Je saute. Première surprise : l’homme est un Genevois ! Si je comprends bien, il appartient à une illustre famille de la ville, les Frankenstein ! Son papa est à la tête de l’Etat.

Je triche un peu et je saute de nouvelles lignes. Il étudie en Allemagne.

Ah ! voilà l’histoire. Il découvre comment donner vie à un corps inanimé, fréquente charniers, abattoirs et salles de dissection, s’empare de morceaux de cadavres, les assemble, leur communique l’étincelle nécessaire au moyen d’artifices non décrits, et voilà que le corps s’anime. Or, au lieu de s’en réjouir, il en est épouvanté, et rejette sa créature : il a mis au monde un monstre !

Je continue. Le monstre cherche le contact, mais il est si atroce à voir que partout il suscite la peur et le rejet. Alors il est pris de haine pour son créateur, Victor Frankenstein. Il veut se venger de lui.

Frankenstein est donc le nom du créateur et non celui de la créature, comme je le croyais, et la créature n’a pas de nom.

Pendant ce temps, Victor est pris de délire et de fièvre. Et voilà qu’il apprend par une lettre que son petit frère a été assassiné, étranglé à Plainpalais. De lourds pressentiments assaillent Victor Frankenstein alors qu’il rentre à Genève, tandis que le ciel s’assombrit et que l’orage gronde. La lueur d’un éclair lui fait apercevoir le monstre gravissant à mains nues les parois du Salève !

Je saute les pages. Second meurtre. Le monstre s’en prend au meilleur ami de Victor, Henry Clerval, et le tue à son tour. Et enfin, le bouquet. C’est la jeune épouse de Victor, lors de leur nuit de noces, qui est étranglée dans une auberge au bord du lac, malgré la vigilance du malheureux.

Bref, une histoire de vengeance.

Je reviens en arrière. Au début, le monstre fait pitié. On se demande pourquoi son créateur le rejette après l’avoir créé. Injustice. Le monstre cherche à être aimé, mais suscite partout l’effroi. Il est recueilli pourtant par un aveugle et connaît un peu de bienveillance. Et puis il se cache dans une remise et parvient, en collant l’oreille, à apprendre une quantité de choses.

Je me mets à la place du monstre. Une naissance pathétique, qui appelle la sympathie. Pourtant, très rapidement, naît en lui le sentiment de vengeance. Il veut tuer, il veut nuire à son créateur pour le punir de l’avoir fait, de l’avoir créé si malheureux, et de l’avoir rejeté.

Une histoire de rejet. Comme je le comprends ! Je comprends moins son désir de tuer.

Je lis la préface : je croyais Frankenstein une création des producteurs d’Hollywood, eh bien non, il est sorti de l’imagination d’une jeune fille comme moi, qui l’a écrit voici bientôt deux cents ans. Une Anglaise qui avait séjourné à Genève en 1816 en compagnie de poètes. Elle avait 19 ans !

Ce soir, mon père m’a vue le livre à la main. J’ai eu l’impression qu’il voulait dire quelque chose, mais il s’est ravisé.

– Père, je suppose que tu connais le livre ?

– Qui ne le connaît pas ? C’est un classique ! On l’a tant exploité par la suite ! On a dit tant de sottises à son propos…

Il a dit cela comme si c’était une question importante. J’ai été surprise de la gravité avec laquelle il a prononcé ces paroles.

* * *

Aujourd’hui, à l’université, après avoir quitté mon père à l’issue d’un café que nous avons pris ensemble, j’ai été approchée par un grand gaillard de mon âge qui, je ne sais pourquoi, m’a tout de suite fait penser au monstre décrit dans le roman. Il ne lui manquait que les cicatrices au visage, mais sa carrure, comme une sorte d’immobilité pensive, de silence inquiétant, de regard fixe, était tout à fait semblable à ce que j’imaginais au cours de ma lecture. Il m’a regardée longuement et m’a dit tout à coup : « Vous et moi, on se reverra ».

J’avais affaire à un fou : j’ai eu très peur, mais je n’ai pas voulu le montrer.

Il est resté encore un instant immobile, sans expression, et puis il est parti d’un pas traînant.

Mon cœur battait très fort. J’ai attendu qu’il se soit éloigné pour repartir dans une autre direction.

Je dois avoir trop d’imagination pour me laisser pareillement pénétrer par mes lectures.

* * *

Revu la cousine Benoîte, qui, de visite en visite, devient plus familière avec moi. Nous parlons de choses et d’autres, et tout à coup elle me déclare : « Si tu savais comme ton père est heureux, depuis que tu es là… Je ne l’ai jamais vu aussi rayonnant. Vous êtes sortis du même moule, ou plutôt le moule qui l’a fait a servi à te faire, toi aussi ».

J’ai pensé à ma pauvre Maman, ignorée, écartée de toutes ces considérations. Comme elle s’est décarcassée pour que je réussisse… elle a gagné, à présent, mais elle n’en goûtera jamais le fruit. Des larmes me sont venues aux yeux, que Benoîte a pris pour de l’émotion à propos de mon père. Pourquoi faut-il être constamment écartelée ?

Benoîte m’a adoptée elle aussi, et cette famille nouvelle est bien ma famille. C’est réconfortant.

* * *

Premier voyage avec mon père, cet été. Nous allons en Afrique. Délicate attention de sa part, occasion de mieux nous connaître. Hommage à Bérénice aussi, bien qu’elle ne puisse être du voyage : comment emmener une panthère avec soi ? Je n’aurais pas pris mon chat non plus.

Destination Banjul, en Gambie. The Republic of the Gambia, comme ils désignent leur pays. Pays emmanché dans le territoire du Sénégal, mince bande de terre sur les deux rives du fleuve du même nom. Hôtel d’une chaîne française au bord de la mer, plage devant l’hôtel. Mon père me dit d’éviter les salades et tout ce qui peut avoir touché de l’eau non bouillie. Grâce à cette précaution, nous n’aurons pas de problèmes gastriques. Clim dans la chambre, mais elle ne fonctionne pas. Après la mer, l’intérieur des terres, la ville. Le marché, long boyau en plein air, on déambule au milieu d’une foule, entre deux rangées de marchands qui proposent leurs produits à même le sol. On est les seuls blancs. Léger sentiment d’inquiétude. Un peu plus loin, des huttes, des enfants qui jouent en plein air, et tout à côté une fosse aux crocodiles. « Des crocodiles sacrés », nous dit le gardien, un paisible vieillard souriant qui nous guide dans son domaine. Sur un côté de la fosse est ménagé un petit décrochement dont l’espace est séparé de la fosse par des barreaux. Muni d’un escalier, il permet le bain dans l’eau des crocodiles. Les femmes stériles s’y plongent pour retrouver leur fécondité.

La douce atmosphère de l’Afrique invite aux confidences.

– Constance et moi n’avons jamais eu d’enfant.

Je me suis enhardie.

– Peut-être que vous n’étiez pas faits l’un pour l’autre…

– C’est possible…

Il a hésité.

– Dois-je le dire ? Tu le garderas pour toi. Quelques années avant ta naissance, Constance s’est trouvée enceinte d’un garçon.

Il s’est interrompu, contemplant le vol d’une nuée d’oiseaux dans le ciel, et n’a plus rien dit.

Qu’était-il arrivé à ce garçon ? Est-il venu à terme ? Si c’est le cas, la vie de mon père est plus compliquée que je n’imaginais.

Je brûle d’envie d’en savoir plus sur ce garçon, qui, s’il a vécu, devrait aujourd’hui être adulte. Je ne l’ai jamais vu dans la maison, et personne ne m’a parlé de lui. Mais je me tais. Tout viendra en son temps.

* * *

Un événement a temporairement assombri le caractère de mon père : l’arrivée d’un nouvel assistant dans son laboratoire, un certain Guy Chosal, m’a-t-il dit. A la rentrée universitaire, mon père était heureux de retrouver ses éprouvettes. Et tout à coup est arrivé ce Chosal. J’ai senti mon père soudain préoccupé. C’est la première fois qu’il évoque l’un de ses collaborateurs. D’habitude, il est très discret sur sa vie professionnelle. Il en a parlé de façon badine, mais j’ai senti que c’était plus profond.

– Il a beaucoup évolué. Je lui donne une chance. Pour l’instant, tout se passe bien. Il fait du zèle. Il comprend ce qu’on lui explique à demi-mot, il arrive le matin avant les autres, et tout est prêt pour les expériences du jour. Jamais le laboratoire n’a aussi bien fonctionné.

Mon père a hésité.

– Je t’avais parlé de ce fils… de Constance. Eh bien, c’est lui.

J’en suis restée bouche bée. Ainsi, le fils sur lequel je m’étais interrogée faisait sa réapparition. Je n’ai pu réprimer un léger sentiment de crainte et, je l’avoue, un peu de jalousie.

* * *

Revu cet après-midi Benoîte de Pincemont et lui ai parlé du fameux Chosal.

Benoîte a soupiré.

– Une malheureuse histoire. Il ne faut pas blâmer Constance. Quand ils se sont mariés, tout le monde a applaudi, mais je crois que ni Hubert ni Constance n’étaient vraiment convaincus. Ton père est un savant qui passe le plus clair de son temps dans son laboratoire. J’ai vraiment le sentiment que Hubert s’est marié par distraction, sans y songer vraiment, entre deux expériences. Il semble qu’ils n’aient jamais eu grand-chose à se dire…

– J’imagine le reste.

– Ma cousine s’ennuyait. Un soir, elle sort toute seule dans un lieu… peu avouable. Et voilà qu’un immense gaillard au regard vif porte les yeux sur elle. Un homme auquel il est impossible de résister. Un beau parleur, de belle prestance. Il se nomme Amédée Chosal, se prétend médecin, dit qu’il arrive d’Allemagne pour un congrès. Elle se morfondait, il la séduit sans peine et disparaît. Ton père n’a rien su de cette aventure. Ils ont été discrets. Et puis survient l’enfant… Tout d’abord, ton père a cru qu’il s’agissait de son fils. Mais c’est bientôt la surprise. Il développe des traits bien à lui, qui ne ressemblent ni aux Pincemont ni aux Pierrefranc. Le portrait de son Allemand de père… un géant !

Ton père n’a rien dit, mais ses relations avec Constance, qui n’avaient jamais été très bonnes, se sont gravement détériorées. De son côté, Constance a cherché à retrouver la trace du géant, mais n’a découvert aucun médecin du nom de Chosal en Allemagne. Elle n’a pas davantage trouvé d’adresse. L’homme avait menti. Ma cousine Constance, bouleversée et sous le choc des événements, devait mourir quelques mois plus tard d’un cancer foudroyant. Ton père, très remué, s’est préoccupé du sort de Guy. Il l’a confié à une nurse. Il le rencontrait régulièrement, surveillant son développement. Ce n’est que cinq ans plus tard que l’Allemand revient à Genève, fait un esclandre, revendique son fils. C’est le scandale. Les analyses lui donnent raison : l’enfant est bien de lui. Là-dessus, l’Allemand retourne chez lui, emmenant l’enfant.

Benoîte m’a regardée d’un air de pitié.

– C’est peu après la mort de Constance que ton père a connu ta mère.

– Alors que l’enfant était chez lui ?

Je commençais à comprendre. Mon père s’était occupé de cet enfant qui n’était pas de lui, mais m’avait délaissée, moi qui étais sa véritable enfant ! « Les hommes sont lâches », me répétait ma mère. Il avait cédé aux conventions sociales, se préoccupant de l’enfant connu de notoriété publique et oubliant l’enfant cachée qui était née d’une liaison inavouée et inconnue de son monde à lui. C’était humiliant pour moi. Cependant, mon père avait dit vrai en m’affirmant que j’étais son seul enfant, et cela me rassurait. Et puis, après la mort de ma mère, il avait fait son devoir. Pauvre Maman ! Mieux valait oublier le passé.

– Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

– Un beau jour, Guy est revenu, couvert d’hématomes. Son père le battait. Il devait avoir 15 ans. Ton père l’a recueilli. Par la suite, il l’a placé en internat. Ce n’était pas facile. Guy était violent, il fallait constamment le changer d’institution. Et puis, quelques années plus tard, il a de nouveau disparu. On suppose qu’il est rentré en Allemagne où se trouvait son père, mais celui-ci aussi est demeuré introuvable. Enfin, ces tout derniers temps, il a refait surface. Il est allé trouver ton père à son laboratoire, a demandé à être engagé. Il a produit des certificats qu’il aurait obtenus dans son pays. Ton père a cédé.

– Oui, il me l’a dit.

– On verra le résultat. Pour moi, il s’agit d’un être perturbé qui, je le crains, ne fera jamais rien de bon. Et le mieux que pourrait faire ton père serait de laisser tomber. Après tout, il ne lui doit rien. A présent que tu es entrée dans sa vie, il n’a vraiment plus besoin de ce Guy, qui ne lui a apporté jusqu’ici que des tracas. Guy n’a aucun point commun avec lui. Il n’a pas grand-chose en commun avec les Pincemont non plus.

* * *

Aujourd’hui, revu à la cafétéria de l’université l’étrange créature qui m’avait abordée avant l’été. J’ai tout de suite pensé à Guy Chosal, mais je n’étais pas sûre et le personnage était si inquiétant que j’ai préféré ne pas me trahir.

Cette fois-ci, il m’a dit :

– Vous et moi, on est très proches.

– Et pourquoi serions-nous proches ? Je ne vous ai jamais vu !

– On est proches, je vous dis. Et quand je dis quelque chose…

Mieux valait ne pas le heurter. J’ai repris tranquillement :

– Je crois que vous faites erreur. Vous me confondez sûrement avec quelqu’un d’autre. Excusez-moi, mais je dois partir.

Et, comme je faisais mine de quitter la cafétéria, il a lancé :

– Un conseil : méfiez-vous de votre père.

Je ne m’attendais pas à ça.

– De quoi vous mêlez-vous ?

– Vous ne le connaissez pas encore. Mais il vous aura comme il m’a eu.

Je suis partie, interloquée. C’était bien lui. Ce n’était pas possible autrement.

J’ai senti ses yeux lourds et chargés me suivre alors que je m’éloignais. Et puis j’ai eu tout à coup un sursaut de courage et je suis revenue sur mes pas. Après tout, nous étions entourés de monde, je ne risquais rien.

Je l’ai regardé avec beaucoup de franchise, et j’ai prononcé, avec toute la gentillesse que j’ai pu trouver :

– Vous êtes Guy Chosal, n’est-ce pas ?

Il s’est détendu. Il paraissait tout à coup plus humain. Il a souri, d’un sourire angélique et naïf.

– Alors vous savez…

– Je sais simplement que vous travaillez chez mon père, et qu’enfant vous avez autrefois… habité sa maison…

– Je suis content de vous voir.

J’ai souri, un peu gênée. Je n’ai rien pu répondre.

J’avais des phrases qui me venaient à l’esprit, l’idée qu’il était souhaitable de nous connaître, mais en même temps quelque chose me disait de ne pas m’avancer, de ne pas les prononcer. Dieu sait ce qu’il avait dans la tête, même derrière ce sourire angélique qui tranchait si fort avec tout ce qu’il était par ailleurs, et avec ce qu’il avait été cinq minutes plus tôt. Chosal me faisait peur. Je ne m’imaginais pas seule avec lui, ni dehors, ni dans la maison de mon père, ni nulle part. Pourquoi mon père ne l’avait-il pas invité en ma présence ? Ce n’était pas à moi de le faire.

– Vous vous plaisez au laboratoire ?

– Cela n’a aucune importance. Vous dites cela pour vous éviter de me poser de véritables questions. Vous et moi avons eu un parcours difficile qui gravite autour des Pierrefranc. Mais nous ne sommes pas sur le même versant de la montagne.

Encore la montagne ! J’ai repensé malgré moi au monstre qui, son forfait accompli, avait gravi à mains nues le Salève.

– Ces remarques me gênent, Guy. Mon père vous a engagé, il se préoccupe de vous, il aimerait que vous réussissiez. Je pense que c’est positif.

Son regard s’est durci.

– Oui, mais vous, vous êtes sa fille !

– On n’est pas responsable de sa naissance.

– Moi si. Je suis venu avec une mission.

– C’est votre père, en Allemagne, qui vous l’a donnée ?

– Mon père m’a donné des coups. Ma mission vient de beaucoup plus loin.

C’était évident. J’avais affaire à un fou, sorti d’une famille de fous – je pensais évidemment aux Chosal.

– Et cette mission ?

– Je ne peux pas vous le dire. Mais un jour vous comprendrez.

J’ai cherché par tous les moyens à écourter l’entretien.

– Eh bien, puisque vous ne m’en dites pas plus… je suis contente de vous avoir rencontré… Il faut que je parte, à présent.

– Non !

Il me serrait le bras. J’ai pâli.

– Je vous fais peur, n’est-ce pas ? Pourtant, vous m’avez l’air sincère. Je vous aime bien.

– J’essaie de vous comprendre. Mais à présent je vous demande de me laisser. Ne gâchez pas ce premier contact.

J’ai dit cela sans réfléchir, sans penser au danger que cela présentait peut-être pour l’avenir. Mais, dans l’immédiat, ça m’a réussi. Il m’a relâchée.

– Vous avez raison. A bientôt.

Je n’ai rien répondu.

Le soir, au dîner, j’ai hésité à en parler à mon père. J’ai préféré me taire. Nos relations sont encore très récentes, il n’est pas temps d’y introduire des épisodes fâcheux. Mais j’ai imaginé ce Chosal présent tout le jour dans le laboratoire de mon père. Et j’ai compris son malaise.

* * *

Benoîte avait raison, hélas ! Ce soir, mon père est rentré plus tard que prévu. Il était soucieux. Dans son labo, il y a eu un accident. Un ballon a explosé. Quelqu’un a mélangé de l’hydrogène et de l’oxygène, ruinant quinze jours de travail et une expérience qui allait aboutir.

– Inutile de te dire qui est l’auteur de ce désastre. Je voulais lui donner une dernière chance, eh bien voilà. « Un bienfait est toujours puni », disaient mes parents, non sans un certain humour. Il y a malheureusement une part de vérité là-dedans. Le zèle du début n’a pas duré. Ce garçon fonctionne de manière incompréhensible. On n’arrive pas à savoir ce qui se passe dans sa tête. On a l’impression que le fait de l’aider le rend agressif. Avec lui, plus on est attentionné, plus il vous en veut. Il semble habité par un principe de destruction. Il m’avait fallu beaucoup de courage pour croire encore en lui et l’engager, et voilà… Pourtant, il n’est pas bête. Il pourrait très bien réussir des études supérieures. Un beau gâchis. Le ballon aurait pu sauter alors que nous travaillions tout à côté. Quelqu’un aurait pu recevoir des éclats. Heureusement, personne n’a été blessé. Ce qui me préoccupe le plus, c’est que cet événement n’avait probablement rien d’un hasard.

Mon père a soupiré.

– J’ai dû me séparer de lui. Dans un laboratoire, il est trop dangereux.

C’est la première fois que je vois mon père réellement hors de lui. Mais il a une façon si douce, si mesurée de contenir sa colère que tout semble se réduire à un simple récit de bon ton, au second degré, dans lequel il ne serait pas directement impliqué. Il semblait éprouver une vraie peine en parlant de ce garçon.

* * *

A présent que Chosal s’est trahi, Benoîte ne lâche plus le morceau et s’acharne à le discréditer. Elle est venue chez nous ce soir. Elle tenait à voir mon père.

– Je me demande si ce Chosal n’est pas devenu entre-temps un très vilain bonhomme. Il me semble qu’un Chosal est sorti récemment de prison… où il avait purgé une peine de cinq ans pour le meurtre d’une prostituée. Ça ne s’est pas passé à Genève. C’était à Fribourg, je crois. Mais il a terminé sa peine chez nous. J’ai mes antennes. Sa sortie coïncide avec l’apparition de notre Chosal…

– Tu as peut-être raison, dit pensivement mon père. Mais il me semble que si c’était le cas je l’aurais su…

Ce soir, Benoîte est revenue, un peu confuse.

– Je m’étais trompée… le meurtrier de Fribourg est un Scheusal… Gerd Scheusal. Donc rien à voir avec notre Chosal. J’aime mieux ça.

J’étais, je l’avoue, légèrement déçue. Guy Chosal me répugnait à un tel point que j’aurais presque été heureuse de le savoir meurtrier. C’était absurde, bien sûr. Cependant, mon père, à cette nouvelle, est devenu très pâle.

– Scheusal, dis-tu, tu en es certaine ?

– Je le tiens de source sûre.

D’une voix sans timbre que je ne lui avais jamais connue, il a murmuré :

– C’est beaucoup plus grave que je ne pensais… je ne serais pas surpris que le prochain meurtre commis par ce Scheusal ait lieu à Plainpalais et qu’on le voie ensuite gravir la paroi du Salève…

J’ai sursauté.

– Il me semble avoir lu ça quelque part.

– Tu avais le livre entre les mains.

J’ai cru que mon père plaisantait. J’étais indignée.

– Papa, c’est une affaire sérieuse. Le meurtre de Fribourg est un vrai meurtre. Et toi, tu te rapportes à une fiction écrite il y a deux cents ans…

* * *

Avec son meurtre à Plainpalais et sa fuite au Salève, mon père avait fait une allusion si insistante au Frankenstein de Mary Shelley que j’ai voulu revenir au roman, relire certains passages, mais je me suis souvenue que je l’avais rendu à Benoîte. J’ai cherché dans la bibliothèque de mon père, sûre que je l’y trouverais. Il y était en effet, soigneusement classé dans l’ordre alphabétique. Il y en avait trois éditions : l’édition originale de 1818, en anglais, sans nom d’auteur ; ce qui devait être la première traduction française, parue trois ans plus tard, où figurait le nom de Shelly pour Shelley (sans doute une erreur) : dans ce second volume, les pages imprimées fourmillaient d’annotations manuscrites d’une écriture soignée, régulière, qui devait dater du temps de la parution du livre. Le troisième volume, relié comme les précédents en peau beige, que j’avais d’abord pris pour une autre édition du roman, était entièrement manuscrit, de la même écriture que les notes du second. A la première page, le titre : Réflexions sur ma vie et mes malheurs, pour servir de mémoire à ma postérité, par V*** F***. Le nom retranscrit en entier figurait en dessous, ajouté au crayon, d’une écriture plus récente : Victor Frankenstein !

Ma curiosité était si grande qu’elle m’a fait oublier de relire des passages du roman, comme je l’avais envisagé. Je me suis plongée dans ces commentaires manuscrits.

Le monstre n’a pas été créé de toutes pièces, il s’agit de mon compagnon d’études allemand Wolfgang Scheusal, laissé pourmort à la suite d’un duel. Et moi, Victor Frankenstein, voyant en lui des signes de vie, je l’ai fait transporter secrètement de la crypte où il reposait à mon domicile, avec la complicité du bedeau, et je suis parvenu à le ramener à la conscience. Il était de haute taille, le visage était balafré à la suite du duel, il était horrible à voir, et quand il s’est réveillé il m’a demandé : « Maudit, pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir ? » La suite m’a montré qu’il était devenu fou et que, peu à peu, il s’était persuadé que moi Victor, son ancien compagnon, étais l’ennemi qui l’avait frappé et défiguré.

Le meurtre de mon frère cadet à Plainpalais est bien réel, celui de mon ami Clerval également. En revanche, ce n’est pas ma fiancée qu’il a étranglée, mais celle qui était devenue ma femme et qui attendait notre premier enfant. Elle était près d’accoucher quand elle fut assassinée ; il y eut pourtant un événement heureux au milieu de ce malheur : un habile chirurgien qui se trouvait sur place, s’il ne put rien faire pour ma chère épouse, parvint à extraire l’enfant vivant du corps de ma bien-aimée qui mourait à l’instant. Le tout s’est produit en 1816, et non dans un hypothétique XVIIIe siècle, comme l’indique l’auteur du roman.

J’étais abasourdie. Si l’histoire telle qu’elle s’était réellement passée n’était pas tout à fait celle du roman, Victor Frankenstein, lui, avait bel et bien existé !

J’ai poursuivi.

Depuis la parution de ce livre, notre famille est déshonorée. On ne peut plus faire un pas sans être l’objet de regards ou de murmures. Ce qui est pire, c’est que le récit prend peu à peu la place de ce qui s’est réellement produit. D’où la nécessité de ces notes. On me soupçonne, moi Victor, d’avoir créé un monstre de toutes pièces après avoir profané des tombes et déterré des cadavres. Et ceux qui ne m’en accusent pas me soupçonnent d’avoir frappé mon compagnon d’études Wolfgang Scheusal au cours d’un duel, puis, pris de remords, de l’avoir réanimé. D’autres encore, qui ne croient pas à l’existence de celui qu’on nomme le monstre, ni à celle de ce compagnon allemand, me soupçonnent d’avoir moi-mêmeassassiné, dans un état de délire, mon frère cadet, puis mon ami Clerval, puis mon épouse, et d’être revenu, à chaque fois, à la raison après mon forfait, où je me serais morfondu sur un malheur que j’aurais provoqué, mettant le crime sur le compte d’un monstre hypothétique. Il m’était donc nécessaire de rétablir exactement les faits à l’intention de ma postérité.

La postérité de Victor Frankenstein ! Victor n’était donc pas mort au milieu des glaces du pôle, contrairement à ce qu’on lisait dans le roman, et ce fils extrait des entrailles de sa mère avait survécu !

Il me fallait parler à mon père de tout cela. Peut-être n’était-ce pas un hasard s’il possédait ces livres dans sa bibliothèque.

– Père, où avez-vous trouvé ces livres ? Et qu’est devenu Victor Frankenstein après ces trois meurtres ? Quelle a été cette descendance dont il parle dans ses notes ?

– L’enfant de Victor a, en effet, survécu. Il possède des descendants jusqu’à ce jour. La romancière, Mary Shelley (elle ne portait pas encore ce nom), qui séjournait à Genève à cette époque, avait eu connaissance du drame. L’affaire avait défrayé la chronique. Elle s’en est inspirée pour son roman. Le livre a connu rapidement un grand succès. Le nom de Frankenstein est devenu insoutenable à porter. Victor a donc décidé de changer de nom. Ou plutôt, imitant d’autres familles genevoises, il l’a simplement francisé. Les Frankenstein sont devenus des Pierrefranc !

– Mais alors…

– Ma fille, nous sommes toi et moi les derniers Frankenstein, descendants de ce bébé extrait du cadavre encore chaud de la femme étranglée, et Victor Frankenstein, présenté comme le créateur du monstre, est notre ancêtre. Je veux croire à sa version des événements : il n’est pas le créateur d’un monstre, mais celui qui, pour son malheur, a sauvé de la mort son compagnon d’études Wolfgang Scheusal.

– Et… ce Wolfgang Scheusal qui a assassiné trois personnes ? Qu’est-il devenu ? Aurait-il un rapport avec…

– J’ai bien peur qu’il n’ait, lui aussi, des descendants. Et je me demande à présent si lui aussi – ou l’un de ses descendants – n’aurait pas cherché à franciser son nom…

* * *

Cet après-midi-là, Anne de Pierrefranc (née Battant) répétait l’exposé qu’elle devait présenter en séminaire de lettres le jour suivant : Arthur Rimbaud, Le Dormeur du val. Un poème d’une admirable construction – un dormeur dans une atmosphère d’insolite silence et de froid – dont le dernier vers donne la clé tragique.