Gens de Lorraine et beaux quartiers. Tome 3, 1709-1765 - Gérard Colin de Verdière - E-Book

Gens de Lorraine et beaux quartiers. Tome 3, 1709-1765 E-Book

Gérard Colin de Verdière

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Beschreibung

Ce troisième volume poursuit le récit des événements qu’ont vécus sur un peu plus d’un siècle les princes de la Maison de Lorraine et leurs proches. La période allant de 1709 à 1765 en constitue la deuxième partie. Les guerriers d’hier sont en mesure de gouverner. Dans une Lorraine apaisée le prince de Vaudémont et le Duc de Lorraine s’épaulent. Leur regard se porte aussi vers Paris et Versailles. Les branches d’Elbeuf, de Lillebonne, d’Armagnac ne sont pas en reste. Vie privée et vie publique s’entremêlent au gré des engouements de l’époque. Il va falloir considérer le renouvellement des générations, source de comportements inédits. Le jeu des puissances européennes ne peut qu’influer sur le sort de nos personnages et de leurs successeurs. Au travers de tous les mouvements de la société on tente de préciser quelles sont les constantes de la Maison et quels auront été ses apports.

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Du même auteur aux éditions Le Manuscrit

Gens de Lorraine et beaux quartiers tome 1, 2011

Gens de Lorraine et beaux quartiers tome 2, 2013

TABLE DES MATIÈRES

Belles ardeurs, traverses du destin (1709-1715)

Le fait du Prince

On retouche l'ouvrage pour plus de Commodités

Mars et Cupidon poussent Emmanuel d'Elbeuf sur les traces d'Hercule

Un mal répand la terreur à Commercy

Cœurs en deuil, douleurs contenues

Jeux d'adultes (1715-1723)

Repli élastique d'Emmanuel

Des réjouissances équivoques

Règlements de comptes

Tous spéculateurs

Le Duc de Lorraine et les siens

La scène se vide

Le temps des fondations (1724-1747)

La Réunion léopoldienne

Un grand mouvement de charité

Des princes du sang en représentation

Une royale douairière

L'occupation des moments d'Henri d'Elbeuf

Les éminentes dignités d'Armagnac

Le deuxième âge du prince d'Elbeuf

Appétence de projets et d'espérances (1748-1756)

Elbeuf : la précipitation d'une relève attendue

Le carrousel de la duchesse d'Elbeuf

Brionne, homme d'avenir ?

Faveur de prince

Au cœur du siècle (1757-1765)

Savoir tendre la main pour mener son train

Solidarités domestiques

Des amazones entreprenantes

Annexes

Index

Sources et Bibliographie

I

BELLES ARDEURS, TRAVERSES DU DESTIN (1709-1715)

Le fait du Prince.

On peut dire que Charles Henri de Vaudémont inaugure son règne dans le froid cuisant que la Nature réservait à lui et à ses contemporains. Dans la nuit des Rois, du 5 au 6 janvier 1709, un anticyclone qui vient de se former sur l'Europe du Nord, ignorant les frontières, développe brusquement ses effets tout particulièrement sur la France, la Lorraine et Commercy. En quelques heures les rivières, les étangs, les vergers, le vin dans les calices, l'eau dans les brocs, tout est gelé. Durablement, puisque le phénomène se maintient pendant plusieurs semaines. Les vergers sont ravagés. Les animaux de la campagne meurent. Et si l'on note plus d'accouchements que d'inhumations dans les registres des paroisses de la Principauté, la population n'en est pas moins atteinte par la rigueur du temps. Les évêques de Metz et de Toul se voient même contraints de faire quelque accommodement avec le ciel en autorisant l'usage de la viande les jours réputés maigres étant donné qu'on ne sait comment attraper le poisson sous la glace. Le climat agit sur les prix ; ceux du blé et du pain quadruplent. Il influence aussi les esprits ; en pleine audience il arrive que les justiciables de Commercy injurient les magistrats. Le froid intense confère rapidement à cet hiver la double réputation d'avoir été horrible et grand1.

Le Prince de Vaudémont s'emploie à consolider sa Principauté. En septembre 1710, il concrétise avec Léopold les termes de l'échange prévu de sa part dans Fénétrange contre l'extension du territoire dont il a l'usufruit. Sampigny, son écart Sompheu et les autres villages de son comté, Vadonville, Grimaucourt, Ménil-aux-Bois et Pont-sur-Meuse sont détachés du bailliage de Saint-Mihiel, la seigneurie de Vignot, face à Commercy, est prise sur le bailliage de Nancy2.

Pour constituer son équipe de gouvernement et d'administration le Prince s'efforce d'équilibrer subtilement les différentes ressources dont il dispose. De son propre domestique il tire et met en avant Charles Henri Souart dont les titres fluctuants de conseiller d'État, d'intendant, de secrétaire d'État, commandements et finances traduisent l'ampleur du domaine qui lui est affecté et pourtant oublient l'une de ses spécialités, à savoir les négociations extérieures. Charles Henri de Vaudémont apprécie également beaucoup Joseph Le Rouge qui fait pour lui depuis plus de quinze ans office de valet de chambre et de chirurgien, qui même en remplit alors le premier rôle ; il ne voit donc que des avantages à pousser son préposé vers un horizon a priori très éloigné en le nommant receveur des deniers des impositions de la Souveraineté ; du coup il le laisse libre de rechercher du côté des chirurgiens et barbiers le lieutenant susceptible d'effectuer les tâches qu'il ne pourra plus assumer. La géographie ne constitue point un obstacle ; ainsi le sieur Joseph Baudré, originaire des Pays-Bas espagnols et qui était déjà l'aumônier des Vaudémont à Bruxelles, se voit-il confier le service de la chapelle du château.

À côté de cela, le Prince puise dans le vivier des notables locaux, d'ailleurs éventuellement remarqués et élus par ses prédécesseurs. Le poste de Gouverneur est tout naturellement attribué à Nicolas-Jean de Taillefumier, seigneur de la Hayville, dont on a déjà vu la famille présente aux côtés du feu cardinal de Retz, fils de prévôt et dont le grand-père est lui-même né à Commercy. La première présidence de la Cour souveraine est assurée par Charles Durand, seigneur de Waldeck, dont le grand-père Pantaléon a été fermier de la seigneurie de Commercy et le père François receveur, maire de la ville et président des Grands Jours. Joseph Nicolas, depuis longtemps curé de Commercy et doyen rural de la rivière de Meuse, est choisi comme premier aumônier tandis qu'il est fait appel à François Christophe Villeroy comme titulaire de la chapelle de Saint-Jean-Baptiste, annexe de la collégiale, au décès de son parent Antoine Bontemps. Nicolas Martin, fils de Jacques, concierge du château, déjà greffier de la prévôté, est propulsé comme dépensier de la Cour avant de se voir remettre la charge de trésorier lorsque de fréquentes maladies viennent réduire la pleine efficacité de Nicolas Longen. L'enracinement local et ancien profite également à des titulaires de places moins éblouissantes mais tout aussi nécessaires. François-Dominique Lallemand, déjà en fonction pendant le règne des Lillebonne, est receveur général des domaines et des services, autrement dit procureur fiscal, tandis que son fils Dominique-François dont seule l'inversion des prénoms le distingue, a la survivance tout en devenant procureur syndic de l'hôtel de ville. François Lapaillotte, un bourgeois enrichi et influent de la cité, est nommé commissaire aux saisies réelles et procureur auprès de la Cour souveraine. Enfin pour coiffer les messagers porteurs de courrier, le développement des activités de la Principauté exige la nomination d'un facteur de la poste aux lettres, sorte de commis de bureau de distribution servant d'intermédiaire auprès du bureau de Void ; le poste est attribué à un représentant d'une vieille famille de Commercy, Etienne Aubry3 ; à sa mort, un autre bourgeois, Joseph Guillaumin, lui succède qui décède lui-même trois ans plus tard mais sa veuve Marie Juste prend alors la relève ; on ne recule pas toujours devant la féminisation du service !

La Lorraine et le Barrois fournissent essentiellement des militaires et des notables de la robe. Parmi les premiers se trouve Nicolas Boucher de Morlaincourt qui, de sous-lieutenant des chevau-légers de la garde du Duc Léopold et son gentilhomme ordinaire, devient gentilhomme de la chambre des Vaudémont. Au nombre des seconds, on compte Louis Ignace de Reliez d'Issoncourt, ancien du Parlement de Metz, qui fait remonter les services de sa famille auprès des Ducs de Lorraine à un ancêtre venu d'Autriche en 1661 et qui va prendre beaucoup d'ascendant dans la Principauté, comme conseiller d'État, puis Gouverneur après Taillefumier et comte de Sampigny, dont il prendra l'appellation. François Haizelin, conseiller puis président de la Cour, Jean-Baptiste Raillard, avocat en Parlement et prévôt, comme Pierre Heyblot, gruyer et fils de gruyer, entrent dans cette catégorie en techniciens du droit4.

Le Conseil est un organe collectif. Il est souvent saisi par des observations ou des remontrances du Public ou d'une institution de la Principauté tendant à informer le Prince de la situation et de leurs desiderata. Les problèmes posés sont examinés et font l'objet du rapport oral d'un secrétaire d'État, Souart par exemple. Il est accordé une grande attention à la tradition proche ou lointaine et le cas échéant aux pratiques des pays voisins. En tout état de cause la décision appartient au Prince seul, mais elle est motivée, tirant le plus souvent sa justification du but visé lui-même. S'il est présent, il est généralement mis en scène avec la formule stéréotypée suivante : « Nous, de l'avis des gens de notre Conseil et de notre certaine science, pleine puissance et autorité souveraine...». En cas d'absence de Vaudémont, le secrétaire d'État signataire ne manque pas de faire mention de la décision de Son altesse sérénissime, prise de son lieu de résidence.

Selon les cas le Prince s'adresse à ses très chers et féaux présidents, conseillers et gens tenant ses Cours afin qu'ils tiennent la main à ce qu'il veut qu'on fasse ou bien il destine son message à l'ensemble du Public. Il est alors bien marqué que « les présentes seront lues, publiées et affichées partout où besoin sera afin que personne n'en prétende cause d'ignorance ». Lorsqu'elles sont signées de la main du Prince, elles sont contresignées par un secrétaire d'État. La législation devient officielle quand le « scel secret » a été apposé à l'acte qui vient d'être délibéré. Le Conseil dispose d'un secrétaire-greffier. Cette fonction est assurée dès le départ par Dominique Rouyer, par ailleurs lieutenant et notaire depuis 1702 de la prévôté. Une fois que ses incommodités l'empêcheront vraiment d'y vaquer avec l'exactitude dont il a l'habitude, son fils Alexis le remplacera au Conseil en attendant de profiter de la survivance de son office de notaire5.

L'un des principaux attributs de la souveraineté consiste, pense-t-on souvent, à battre et à fixer la valeur de sa monnaie. La marge de manœuvre est pourtant étroite. Commercy et Vaudémont ne sont pas seuls au monde. La préoccupation permanente du second est de conserver l'uniformité des rapports de change avec la Lorraine dont le Duc a lui-même le souci de s'aligner sur le puissant voisin français. Car le développement du commerce des sujets des uns avec ceux des autres en dépend strictement. La série des arrêts sur les monnaies en témoigne dans les fluctuations mêmes qu'ils traduisent. Le 24 juin 1710, sur le rapport de Souart, les pièces frappées à l'effigie de Léopold circulant jusque là sont dévaluées ; le 26 novembre de la même année on entérine le mouvement inverse comme à l'étranger. En 1714, il est procédé à trois diminutions substantielles au moins, dont une dans la précipitation en mars, qui s'appliquent même à la menue monnaie ; on retient en novembre le principe d'un change variable ; toutefois pour ne pas trop mécontenter ses sujets, peut-être troublés par tant de fébrilité, Son altesse sérénissime croit pouvoir en fixer les modalités jusqu'en juin suivant ; la conjoncture et le désir de coller aux mesures prises par Léopold l'obligent à réviser au bout de deux mois seulement le schéma retenu, toujours dans le sens de la baisse, avant que l'évolution ne le conduise à revaloriser les espèces en fin d'année6.

La fiscalité est susceptible de plus de facilités régaliennes. Encore faut-il en fixer les bases avec une certaine logique. L'essentiel du produit des impositions de la Principauté est fourni comme depuis longtemps en France et en Lorraine depuis que les occupants l'ont introduite, par ce que l'on appelle la subvention. Chaque année en février ou mars le Conseil en détermine l'assiette, c'est-à-dire le montant global à recevoir, à partir des états comptables de l'année précédente, 11 661 livres en 1711 par exemple, dont un peu plus de la moitié de Commercy et ses dépendances et le reste des territoires acquis l'année précédente. Ce budget comprend les gages de la maréchaussée et ceux des gardes nouvellement créés. Assorti d'un supplément d'un sol par livre destiné à rémunérer le receveur et les collecteurs, il est ensuite réparti par la Chambre des comptes sur tous les contribuables, « le fort portant le faible ». Des exemptions particulières sont accordées à des chefs de famille très nombreuse ou sinistrés7. Les paiements se font en deux termes égaux au début d'avril et d'octobre. Il faut aussi compter avec les besoins du Prince et de la collectivité. L'assiette est augmentée de quinze pour cent en 1713 et encore de plus de six pour cent en 1715 ; il est vrai qu'alors on y inclut la moitié du coût du logement des officiers et des gens servant dans la maison de Vaudémont, ce qui représente près du cinquième du total ; la progression effective est peut-être moindre qu'il n'y paraît8. Par la suite le budget est stabilisé pour quelque temps.

Le Prince se préoccupe d'améliorer le cadre de vie de sa capitale. Il s'ensuit une phase de changement voire d'embellissement de Commercy. Pour faciliter l'assistance des Vaudémont aux offices religieux, des passages à l'abri des intempéries sont ménagés entre le château et les deux églises symétriquement situées que sont la collégiale Saint-Nicolas et la paroissiale Saint-Pantaléon ; dans le chœur de cette dernière une tribune est dressée au bout d'un escalier comme si on avait voulu faire une loge à l'opéra. Anne Elisabeth met d'ailleurs à profit son nouveau statut pour donner libre cours à son goût pour les œuvres pies en complétant l'action de son mari. Lui-même prolonge les initiatives antérieures de Léopold et de la Princesse de Lillebonne tendant à faire venir des communautés d'hommes et de femmes en vue d'élever le niveau moral et l'instruction de la population. Des Capucins, des Ursulines et des sœurs de Saint-Charles sont successivement accueillis à Commercy. Le Prince les soutient de ses bontés et de son autorité ; les objectifs premiers sont étendus aux besoins des pauvres, des orphelins, des filles en détresse et des femmes maltraitées ; le sel est fourni à bon compte aux communautés, une taxe spécifique pour les pauvres est instituée, une partie des amendes leur est affectée9.

La protection de Vaudémont qui procure les terrains nécessaires et l'énergie déployée par son épouse leur permettent, au terme de transactions parfois complexes, de bâtir et, avec la participation de la ville, de faire vivre au quotidien des couvents confortables et spacieux comportant chapelles et jardins. À l'institution de charité du cardinal et à la vieille maladrerie qui traitait occasionnellement les souffrants, est substitué un véritable hôpital géré sous le patronage de Saint-Charles par des sœurs de ce nom. Le développement rapide de l'établissement fait souvenir ses directeurs de l'existence, à Sommières près de Saint-Aubin, d'une léproserie ne fonctionnant plus mais dont le grand archidiacre de Meaux est chapelain et touche sans contrepartie les revenus de la fondation ; avec l'accord du Duc de Lorraine et la bénédiction de l'évêque de Toul, Issoncourt se charge de persuader, par l'intermédiaire de François Sergent, le bénéficiaire de démissionner moyennant une pension plus honnête et la caution d'André Herpon, frère des chanoines et seigneur de Longchamps. Après quoi Vaudémont peut décider en Conseil et promulguer le rattachement de cette chapelle à l'hôpital et lui fournir des revenus en rapport avec sa mission10. Dans ce domaine, il ne reste plus au Prince qu'à interdire la mendicité dans ses États.

Des impératifs plus terre à terre déterminent le sort de la boucherie de la ville jusque là installée dans une petite halle à l'opposé de la Cour entre l'église et le marché, à la gauche du château-haut. Elle est complètement saturée. En outre on craint les effets dangereux de sa situation. Car elle jouxte le cimetière et dans le quartier on s'accommode mal maintenant des mauvaises odeurs répandues par l'un ou l'autre qui peuvent à tout moment provoquer de fâcheux accidents. Dès 1708 un décret princier ordonne aux officiers de l'hôtel de ville de déplacer la boucherie auprès des murailles sur le ruisseau, à vrai dire plutôt marécageux, de la Porte-au-Rupt qui vient de Breuil. Les édiles n'obtempèrent pas immédiatement, mais l'année suivante on s'avise d'une mesure plus radicale consistant à fixer son nouvel emplacement carrément sur la rivière dont le courant alimentant les moulins est plus satisfaisant. Le boucher Etienne, dit Dragon, est chargé de la mise sur pied du nouvel établissement. Et puis on démolit l'ancienne hallotte, devenue inutile, sans prendre garde qu'il s'agissait d'une ancienne maison appartenant aux chanoines de Saint-Nicolas, transformée pour partie en boucherie et louée à la ville pour neuf gros payables à la Saint-Martin. Les propriétaires lésés ne l'entendent pas de cette oreille. Ils réclament et obtiennent que ce cens soit aussi reporté sur le nouveau bâtiment à la charge des compagnons bouchers et qu'on leur fournisse, en l'occurrence dans la ville même, une autre place commode de même valeur où ils feront construire une nouvelle maison canoniale11.

La grande affaire de Charles Henri de Vaudémont est évidemment celle de la modernisation de son château. Avec ses tours et ses fossés qui surplombent la rivière, en dépit des modifications réalisées autrefois par le cardinal, celui-ci offre encore un aspect diablement médiéval. Le nouveau Souverain demande tout naturellement à l'architecte qu'il connaît, Germain Boffrand, d'imaginer les transformations capables d'y apporter davantage d'élégance et tout compte fait de le rapprocher de la dignité que le Duc de Lorraine tend à donner à la demeure qu'il fait lui-même rebâtir dans son refuge de Lunéville. Toutefois Boffrand est déjà très absorbé par la mise au point des projets de Léopold et par ses tâches parisiennes, notamment par les travaux que Vaudémont lui a commandés pour l'hôtel de Mayenne. L'inspiration une fois donnée par l'intéressé, la mise en œuvre est confiée dans un premier temps à un autre architecte parisien, Nicolas d'Orbay, avec qui collaborent plusieurs de leurs confrères lorrains, Jean-Nicolas Jadot qui entend parfaitement les travaux de charpente et même un Bénédictin de Breuil, spécialiste de la construction, Léopold Durand12.

On commence par les ailes dont celle qui regarde la ville est prolongée et qui font toutes deux l'objet de réaménagements intérieurs. En 1712 une nouvelle étape dont les plans sont cette fois dressés par Boffrand, est destinée à agrandir le corps central en le faisant avancer sur la cour et à y aménager vestibule, salon et salle à manger. Un autre Parisien, Edme Fourier, est chargé de l'entreprise. Il faut remanier toute la charpente et cela nécessite une grande quantité de bois, tellement importante que la forêt de Commercy risque d'en être dépeuplée, partant la valeur de la terre amoindrie. Mais on a été prévoyant. Lors des négociations entre Vaudémont et Léopold, Souart a eu instruction et a su obtenir du propriétaire les autorisations indispensables. Le Duc, en grand seigneur, permet même de faire une vente de vingt-quatre mille arbres supplémentaires dont le produit pourra couvrir une partie des frais en complément d'emprunts auprès du banquier Hogguer. Il ne reste plus qu'à faire entériner par le Conseil du Prince l'ordre au gruyer de délivrer au sieur Fourier ce qu'il lui faudra « à prendre dans les différentes contrées de la forêt et dans les taillis des trois dernières années autant que faire se pourra en jardinant et si cela ne suffit pas à prendre dans les grands bois de la forêt aux endroits les moins dommageables ». Les voituriers qui effectueront le transport devront emprunter les routes que les gardes de la gruerie leur indiqueront. Malgré ce luxe de précautions, le présentateur de la Principauté conviendra quelques dizaines d'années plus tard dans son Mémoire que l'opération aura bien dépeuplé la forêt de gros arbres, même si cela ne l'a pas privée d'arbres d'espérance et si les taillis y sont restés beaux13.

Afin d'améliorer encore la perspective, le Prince décide de faire réaliser une large place en forme de fer à cheval d'où partira une nouvelle rue allant jusqu'à la Porte-au-Rupt. Deux bourgeois de Commercy, l'architecte Antoine Calabraise et le marchand Pierre Le Rouge, se voient déjà gagnant de beaux bénéfices quand ils en sollicitent et obtiennent l'attribution des travaux. Malheureusement le rôle de promoteur n'est pas de tout repos. Il faut abattre les maisons qui encombrent les abords du château et les intéressés s'aperçoivent vite que les terrains disponibles alentour ne sont pas suffisants pour qu'on puisse y construire des logements raisonnables. Seules leurs dépenses deviennent considérables et comme ils ont le sentiment de contribuer au bien public en embellissant la ville, ils demandent d'abord des ressources en nature sous forme de chênes, puis le droit de mettre en loterie une par une des maisons qu'ils font construire un peu plus loin, puis l'exclusivité de la tenue des foires et marchés sur le Fer-à-Cheval pour y attirer les acquéreurs possibles. Tous ces privilèges qui leur sont accordés en Conseil ne suffisent pas à les enrichir14. Quant au Prince il persiste en prolongeant la rue neuve par une grande avenue, large de soixante pieds de Roi, devant conduire jusqu'à la fontaine royale et jusqu'à la forêt au travers des jardins des bourgeois les plus notables ; cette fois ce sont Dominique Rouyer, Pantaléon Roblot, Claude Jacquinot et quelques autres qui gémissent et demandent à être indemnisés à dire d'expert15.

Au total, comme le remarque l'auteur du Mémoire précité, « ce château a de la grandeur et, considéré avec sa forêt, il est digne de loger un Souverain » ; mais avant d'ajouter aussitôt « qu'en général tout a été fait à la hâte parce que le Prince de Vaudémont était pressé de jouir » Peut-être est-ce là paroles de mauvaise langue, acérées par des années d'usage. Mais plusieurs autres regrettent qu'on n'ait pas tiré toute la substance des projets de Boffrand. À celui-ci Vaudémont commande en tout cas une vue d'ensemble destinée à représenter et mettre en valeur le château avec toute la perspective de la ville et de la campagne. En acceptant, l'architecte ne sait pas qu'elle va lui demander une tâche formidable, comme il n'en aura pas tant fait depuis trente ans16.

Tous les travaux ne sont d'ailleurs pas entrepris pour la seule gloire et l'unique confort des Princes. Charles Henri de Vaudémont a un réel souci d'urbanisme et d'aménagement de son territoire. Permission est donnée à des particuliers de percer les murs des remparts et à ceux qui veulent bâtir d'y adosser leurs maisons ; les fossés sont progressivement convertis en jardins. Plus loin la rue de Breuil est exhaussée en ce qu'on appelle bientôt une levée. Le sieur Fourier, paré du titre d'entrepreneur des bâtiments de Son altesse, est aussi chargé d'établir les devis et les « plans géométriques », de faire remettre en l'état voire d'ouvrir de nouveaux chemins et des chaussées irriguant la Principauté depuis Commercy jusqu'à Lérouville ou à Ville-Issey17.

En matière économique, le premier mouvement de Vaudémont le porterait plutôt à laisser faire, tout juste à infléchir la tendance en conférant quelque privilège, franchise ou exemption pour une courte durée. Cependant la ruine des maisons pendant les guerres passées, le faible peuplement de sa Principauté, les difficultés de toutes sortes, encore aggravées par le grand hiver, n'ont pu lui échapper non plus que le peu d'effet de mesures trop éphémères pour y remédier durablement. Il se décide à favoriser la venue d'étrangers « bien famés » et de bonne religion. Sur simple déclaration qu'ils répondent à ces critères, ceux d'entre eux qui manifesteront l'intention de bâtir des maisons neuves ou de restaurer des masures seront immédiatement et entièrement déchargés de la taille, de la subvention, des subsides et du logement des gens de guerre et de ceux de la maison de Vaudémont et de la moitié des taxes seigneuriales tout en ayant les mêmes droits que les habitants installés. Ils auront jusqu'au choix des masures qui leur conviennent même lorsqu'elles sont « en nature de jardins ». Quant aux jeunes mariés du cru, ils jouiront d'avantages semblables sauf en ce qui concerne les rentes domaniales et seigneuriales à compter de la célébration de leur mariage pendant quatre ans voire cinq s'ils se découvrent une vocation de bâtisseurs18. Le Prince est donc assez éloigné de la ténacité dont sa sœur faisait preuve autrefois à l'encontre des formariés !

L'intérêt de Vaudémont pour les techniques nouvelles trouve à se manifester auprès des siens. Quand le sieur de La Garde, médecin de la Cour et de Leurs altesses sérénissimes, lui représente que les expériences qu'il a faites l'ont conduit à percer le secret de fabriquer, à partir d'une certaine racine, de l'amidon beaucoup plus beau et de meilleure qualité que celui qu'on fait à partir de grain, il l'autorise aussitôt à établir une manufacture fonctionnant selon ce procédé, avec ateliers et magasins, à laquelle il concède souverainement privilège pour vingt ans dans l'étendue de la Principauté et interdiction concomitante de la concurrence y compris par l'amidon de grain19.

Le Prince encourage aussi des productions plus banales. Ainsi permet-il à tout un chacun de fabriquer de la bière. Ce sont les officiers de l'hôtel de ville qui lui font observer les abus auxquels conduit sa complaisance : de nombreux particuliers se sont mis à en façonner, vendre et transporter hors de Commercy en si grande quantité qu'ils sont amenés à faire des levées excessives de grains et qu'ils renchérissent le prix de ceux-ci au détriment des habitants les plus pauvres. Vaudémont éprouve donc le besoin d'expliquer et de justifier son initiative tout en prenant sous la pression de ces édiles une nouvelle ordonnance qui enjoint aux officiers et gens de police de fixer aux brasseurs, semaine par semaine, en fonction des besoins et des usages de la ville, le nombre de tonneaux qu'ils pourront fabriquer et transporter20.

Ce sont également les conséquences de l'abondance du vin - désordres dans les ménages, scandales publics, querelles et, pire que tout, jurons et blasphèmes du saint nom de Dieu - qui l'amènent à interdire le jeu et la boisson chez les particuliers de même que la fréquentation par le voisinage des cabaretiers et assimilés les jours de fête et les dimanches ou la nuit. Encore se dépêche-t-on de préciser qu'il n'est pas question d'interdire aux professionnels de donner à boire à ceux qui viennent chez eux pour affaires pourvu que ce soit hors du temps du service divin et que ce ne soit pas l'occasion de former des groupes de plus de deux personnes21.

C'est encore la préoccupation d'une saine concurrence qui dans une année d'abondance fait produire un arrêt contre les accapareurs et rétenteurs de blé et de grain. Alors que les boulangers essuient de la part des paysans des refus de vente à prix abordable, les traités et marchés passés antérieurement sont purement et simplement cassés, interdiction leur est faite d'amasser blé ou grain jusqu'à la moisson suivante et le niveau des envois des laboureurs sur les marchés est encore une fois fixé à la semaine22. Même l'arrêt qui confère au curé Nicolas voix délibérative lors des adjudications de travaux et de réparations concernant son église peut être interprété dans ce sens puisque les assemblées correspondantes n'en seront pas moins menées sous l'égide de l'hôtel de ville « dans le lieu et de la manière ordinaire et accoutumée »23. Dans le domaine de la police, la réquisition des charpentiers, couvreurs et maçons avec haches et outils appropriés et celle plus générale de tous les bourgeois et habitants de la ville et des faubourgs, réglementée par l'arrêt concernant les incendies, n'est prévue que par pure précaution compte tenu du risque encouru ; d'ailleurs cet arrêt veut autant prévenir que guérir : il y aura provision permanente de 50 seaux de cuir bouilli et 7 ou 8 échelles spécialisées de différente grandeur et surtout les officiers de police, accompagnés de charpentiers, seront tenus de visiter toutes les maisons particulières deux ou trois fois par an, de vérifier si les cheminées sont bien nettoyées et d'y astreindre les occupants le cas échéant24. Reste à savoir si une telle prévoyance s'avèrera suffisante.

Charles Henri de Vaudémont est au moins aussi disposé à manier la carotte que le bâton. Ainsi qu'on le lui fait dire, « il est très raisonnable que les Princes soient portés ... à aimer ceux qui par leurs services ont bien mérité d'eux afin que par tel exemple leurs sujets cherchent les occasions de se rendre recommandables et acquérir par leur vertu les honneurs et prérogatives qui sont dus au mérite ». En application de ce principe François Dominique Lallemand et sa postérité légitime sont anoblis et Charles Henri Souart est gratifié d'une prébende de chanoine de Saint-Nicolas que ses fonctions proprement laïques ne laissaient pas augurer25. Cela ne change d'ailleurs rien aux commissions dont on charge ce dernier. On sait qu'il est le négociateur attitré du Prince. En 1713 par exemple, aux conférences d'Utrecht destinées à mettre un terme à la guerre, il se trouve aux côtés des délégués de Léopold ; c'est lui qui continue à Düsseldorf les discussions sans fin avec l'ancien Électeur de Brandebourg devenu Roi de Prusse, mais aussi avec les financiers de Francfort auxquels on a recours26.

À l'égard du deuxième seigneur de Commercy, celui du château-bas, Pierre des Armoises, qui réside plus souvent à Paris que dans la région, le Prince de Vaudémont calque son comportement sur celui du Roi de France envers la plupart des Souverains d'Europe. Le plus souvent il ignore le personnage ; il ne lui demande pas son avis quand il entreprend telle ou telle opération d'urbanisme ou quand il s'agit d'aménager le droit fiscal ou la réglementation des chasses. Il faut dire que l'intéressé semble donner prise à la suzeraineté de fait que Vaudémont s'est octroyée. Lorsque les gens du Prince veulent saisir ses meubles pour une sombre histoire de fauchée de prés ou parce que les habitants de Lérouville dont il est aussi seigneur refusent de payer les droits d'assise qu'ils lui doivent, c'est à Son altesse sérénissime qu'il s'adresse. Plus grave encore pour lui, Vaudémont ne manque pas d'accueillir avec bienveillance les supplications de Charlotte de Romécourt, son épouse dont il est séparé depuis longtemps, devenue son ennemie intime, qui affirme avoir reçu de sa part « les traitements les plus rigoureux que la bienséance l'oblige de taire » et remet en cause les conventions de séparation qu'elle a précédemment signées ; Vaudémont autorise la dame à poursuivre ses droits et la renvoie vers sa Cour souveraine27.

La plus sûre façon d'exister en tant que Prince consiste à se manifester en accueillant chez soi les grands de ce monde. Dans l'été de 1712, Anne Elisabeth est heureuse de recevoir sa cousine, la Grande Duchesse de Toscane, Marguerite d'Orléans. Atteinte par la maladie, celle-ci a trouvé bon de recourir aux bains de Bourbonne. À l'issue de sa cure, elle a décidé de passer par Commercy, Ligny et Bar. Partout les honneurs lui sont rendus. Mais c'est avec le chevalier de Saint-Georges que Charles Henri de Vaudémont trouve l'occasion de faire paraître sa magnificence. Sous le déguisement de cet incognito, se cache en effet un personnage de sang royal, prétendant au trône, considéré même par certains comme le Souverain légitime d'Angleterre. Malheureusement pour lui, sa sœur qui exerce le pouvoir sur place, a obtenu à Utrecht qu'il soit chassé de France. Le Duc de Lorraine lui a accordé la faculté de s'installer au château de Bar. À deux reprises, les Vaudémont non seulement l'hébergent à Commercy, mais ils y font venir pour la circonstance les Souverains lorrains et leur propre cour. Bals, repas de chasse, comédies chantées s'enchaînent ; la ménagerie est transformée en réfectoire pour pénitents affamés ; le concours de galants militaires français stationnés au voisinage de Commercy est requis afin de divertir les dames en menant une guerre de siège miniature ; la Duchesse de Lorraine a même le plaisir de rendre la liberté aux prisonniers faits lors de ces combats parfaits. La dépense est à la mesure du faste déployé : quarante mille livres, rien que pour la première saison28.

On retouche l'ouvrage pour plus de commodités.

Parmi les œuvres encore brutes de la Maison figure la descendance de Louis d'Elbeuf. L'état de sa fille, la demoiselle du Theil, qui, au début de 1711, va sur ses vingt-et-un ans, n'est pas complet puisque les formalités qui la concernent, se sont arrêtées à l'ondoiement de sa naissance. La famille ne la perd pas de vue pour autant. Elle s'avise alors de compléter le baptême et de la pourvoir de prénoms. Encore faut-il une permission des autorités religieuses, que le cardinal de Noailles s'empresse d'accorder au vu d'un certificat fourni par la Dame de la Mesangère. Le 21 janvier, avec l'onction de l'abbé de La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, en présence de ses parrain et marraine, respectivement le duc d'Elbeuf, par ailleurs exécuteur des volontés de son père, et la duchesse douairière, la demoiselle reçoit comme il est d'usage les prénoms d'Henriette, Françoise et Louise29.

La Maison de Lorraine a beau régulariser ainsi de temps à autre le statut de ses membres, cela n'empêche pas que la généalogie de la famille donne lieu à des controverses. À peu de distance paraissent quatre ouvrages sur le sujet qui ont le don de susciter l'ire du Roi de France. Celui-ci estime son honneur et sa dignité bafoués par les dires de leurs auteurs. Le Parlement de Paris s'en mêle. L'avocat Joly de Fleury plaide pour le Monarque. Il croit déceler sous l'anonymat du premier la plume du curé de Longwy, Jean Mussey. Au nommé Baleicourt surtout, recensé comme responsable du second, paru à Berlin, il reproche de manifester un zèle indiscret pour cette Maison. Pensez donc ! Selon ses termes « Les guerres ou les révoltes des Ducs de Lorraine contre la France sont représentées comme des voies légitimes de recouvrer les terres que la subtilité de nos Rois avait ravi à la Lorraine » et encore « le titre de Souveraineté qu'il attribue à la Seigneurie de Commercy ... n'a jamais rien eu qui approchât de ce caractère ... Avec quelle hardiesse ne parle-t-il pas des droits du Roi sur le Barrois ». Les deux derniers ouvrages visés n'étant que l'apologie de celui attribué à Baleicourt, la Cour, faisant droit aux conclusions du Procureur général du Roi, ordonne que les quatre livres seront supprimés30.

Mais alors, comment apprécier un Mémoire, peut-être tiré des papiers du juge d'armes D'Hozier, qui affirme que la Souveraineté de Commercy « est reconnue par tous les Princes et États voisins, même par les Rois de France ... que lesdits Seigneurs souverains ne jouissent pas seulement des droits souverains réguliers comme le Duc de Bar et autrefois les évêques de Metz, Toul et Verdun et quelques autres seigneurs des frontières de Champagne mais bien de la plénitude de la puissance souveraine ne relevant d'aucun prince et ne reconnaissant personne au dessus d'eux dans ledit Commercy » ?

Nonobstant toutes ces considérations, une lettre qui a été reconnue comme étant du style du comte de Marsan, frère de Monsieur le Grand, relative aux prétentions évoquées plus haut de Charles Henri à l'égard de ses cousins, et qui accompagne ce Mémoire, livre encore une autre clé du dérangement qu'elles provoquent : « Mr de Vaudémont ni par sa duché ni encore par aucun endroit ne peut être que bâtard »31. Sa nièce, désormais pourvue de prénoms, pourrait aussi méditer là-dessus.

Quand ils ne régnent pas à Commercy et lorsqu'ils ne se montrent pas à la Cour de Versailles32, les Vaudémont séjournent le plus souvent à Paris, en aristocrates certes, mais comme de simples particuliers, et longtemps au milieu des travaux de modernisation de l'hôtel de Mayenne. Là, le sieur Boffrand assure la conduite de l'ouvrage sans recours à un quelconque entrepreneur général, s'entendant directement et verbalement avec chacun des ouvriers, maçons mais surtout sculpteurs, peintres, doreurs, marbriers, appelés à orner et décorer les pièces occupées par les nouveaux locataires. Charles Henri s'est fixé au rez-de-chaussée, Anne Elisabeth au premier étage. Leurs chambres ont vue sur le jardin. Une partie de leur mobilier appartient aux Princesses de Lillebonne et d'Epinoy. Manuel Baldes, valet de chambre de Madame, Jacques Perrin, contrôleur, Guillaume Renéville, chef de cuisine, les demoiselles La Gorge, le confesseur de Monsieur et quelques autres domestiques sont installés au second ; les soupentes abritent les serviteurs subalternes33.

Les Vaudémont n'ont pas tout à fait fini d'entendre parler de leur fils Charles Thomas ou du moins de ses créanciers. Pendant qu'il servait l'Empereur, son père, alors à Milan, lui a souvent fait passer des subsides par lettres de crédit gagées sur la promesse de lui faire parvenir dix mille écus par an. Quelquefois, en 1700 par exemple, ces écus sont bien arrivés d'un seul coup chez le fils. En d'autres circonstances, les versements ont été échelonnés et partiels. Dans la plupart des cas ce sont des banquiers et des marchands étrangers qui lui ont fourni le complément nécessaire à sa subsistance contre l'espérance qu'ils seraient remboursés quand ils le voudraient. Faute de pouvoir s'en prendre à l'intéressé, ils se retournent vers le Prince. En 1713 deux marchands viennois demandent le règlement des obligations signées par Charles douze ou quinze ans plus tôt dont ils présentent la copie. Louis d'Issoncourt en qualité d'intendant se contente de répercuter les ordres de son maître et de les inciter à se donner la peine d'attendre que la paix soit faite et que le Seigneur dispose de plus d'argent comptant. Alors on pourra examiner leurs prétentions !34

Anne Elisabeth et Charles Henri doivent aussi s'occuper des religieuses de la famille. Aux Visitandines parisiennes, ils versent plus ou moins régulièrement des pensions plutôt modestes de trois cents livres par an. Elles, ne cherchent qu'à servir Dieu en toute humilité. Marie Éléonore en particulier a ajouté à ses vœux l'engagement de refuser tous les bénéfices c'est-à-dire toutes les dignités enrichissantes qu'on lui proposerait35. Cependant les temps sont difficiles et la situation des communautés précaire. Les Vaudémont s'appliquent à leur apporter le réconfort de leur présence et s'attirent en retour une reconnaissance infinie. À la suite d'une visite de Vaudémont, rue du Bac où elle fait partie, elle aussi, du rang ordinaire comme simple professe, sa sœur éprouve le besoin d'annoncer à la Princesse la joie la plus sensible que cette démarche vient de lui procurer : « Il faudrait que mon cœur pût parler pour vous exprimer ce qu'il a senti de respect, de vénération et de vraie tendresse pour le respectable et digne frère. Nous avons supprimé le terme de Madame peu conforme à mes sentiments et nous nous sommes trouvés disposés à entrer dans tous les vôtres. Ce sera donc dorénavant mon très cher frère et il ne tiendra pas à moi que je ne devienne une très chère sœur... Quand je verrai l'incomparable et charmante sœur, il faudra m'y préparer car la surprise serait capable de me faire mourir. Laissez-vous toucher ma chère sœur à nos tendres embrassements et ne retardez pas de venir recevoir les assurances d'un dévouement inviolable qui ne finira qu'avec ma vie... Voilà tout ce que je vous puis écrire dans un transport que je m'en vais calmer et régler aux pieds du Seigneur qui connaît le sensible qu'il a mis en moi pour vous ma chère sœur »36. Tout de même, l'amour ne suffit pas. Un peu plus tard Vaudémont ordonne à Sergent de porter la pension de ses belles-sœurs à quatre cents livres par an à compter de 1714, dépense à inscrire bien entendu dans les comptes que l'intendant doit lui présenter37. C'est d'ailleurs celui-ci qui dispose maintenant de la procuration générale des Vaudémont, chargé d'apprendre lui-même au sieur Boursault qu'on se passera désormais de ses services38.

Le même homme n'en reste pas moins intendant de la Princesse de Lillebonne. Il doit d'ailleurs être un rouage essentiel de l'hôtel de Mayenne puisqu'à l'occasion l'hôtesse ne recule pas devant l'idée de servir de prête-nom de son officier, en constituant elle-même des rentes que par contre-lettre elle déclare appartenir dans les faits audit François Sergent39.

Il est vrai que les Vaudémont et la Princesse de Lillebonne restent toujours aussi proches. C'est ainsi qu'Anne Elisabeth, en présence de son mari, « pour la sincère amitié que SAS porte à Madame de Lillebonne et pour toutes les marques qu'elle a reçues de la sienne et en considération de la parfaite union qui a toujours été entre les deux familles », fait donation entre vifs de la nue-propriété de la rente qui lui a été allouée pour le douaire préfix de sa mère, avec engagement qu'elle prend d'en faire le remploi dans l'éventualité d'un remboursement de cette rente avant le décès de la donatrice ; il s'agit là de la transmission d'un capital convenable de 200 000 livres40.

Un autre exemple permet d'illustrer la façon dont les deux belles-sœurs en viennent à s'épauler mutuellement. En 1702 la Princesse Anne s'est reconnue débitrice de 7 200 livres envers Daniel Royer, son intendant à éclipse, et pour cela elle s'est engagée à lui verser une rente annuelle. Ce personnage est celui dont Souart nous a signalé la disparition en 1708 dans des conditions suspectes. C'est qu'il était aussi conseiller du Roi, nommé, par les commissaires qui ont organisé la direction des créanciers d'Elbeuf, l'un des receveurs généraux des revenus des terres séquestrées de la maison. Cette fonction l'obligeait naturellement à déposer les fonds qu'il recueillait chez Pierre Caillet, notaire centralisateur de la direction, ou au Trésor royal. Or au moment de rendre ses comptes en 1707, Royer s'est révélé débiteur de 77 300 livres sans avoir à portée de main les espèces correspondantes.

Pendant plusieurs mois l'intéressé paraît avoir cherché à gagner du temps, fournissant des explications embrouillées et mettant même en cause le Prince de Vaudémont, comme on l'a vu, jusqu'au jour de sa fuite. On n'a pas su s'il avait dissipé ou caché les deniers qu'il devait. Et voilà les directeurs informant contre lui, publiant monitoire pour que chacun révèle ce qu'il sait de ses agissements, faisant apposer à son domicile les scellés sur ses effets et entamant des poursuites au criminel. À la levée des scellés, le conseiller au Parlement Ferrand, chargé du procès-verbal, ne peut que constater que les créances additionnées du fuyard parmi lesquelles figure l'obligation contractée autrefois par la Princesse de Lillebonne, ne couvrent que le tiers de la dette. Henriette Hannus, son épouse, pour sauver l'honneur, propose de contribuer au règlement du gros du sinistre en abandonnant des rentes sur l'hôtel de ville qu'elle possède personnellement, ce que faute de mieux les directeurs ne peuvent qu'accepter. C'est comme cela qu'en septembre les créanciers d'Elbeuf deviennent propriétaires par transaction avec Madame Royer et son mari, retrouvé entre temps, des rentes en question, de créances sur divers particuliers plus ou moins illustres et de la rente consentie par la Princesse de Lillebonne. Cependant comme ils sont eux mêmes débiteurs des arrérages des 10 000 livres de rente du douaire de la princesse de Vaudémont, les deux parties ne voient qu'avantage à se servir de l'une pour payer les autres, à condition toutefois que la créance sur Anne de Lillebonne leur soit garantie. Après un peu plus de deux ans de tergiversations supplémentaires et une fois que la princesse d'Épinoy a bien voulu se dévouer en se portant caution de sa mère et de sa tante, la Direction d'Elbeuf cède à Anne Elisabeth ce que sa belle-sœur lui doit, dette bientôt honorée par cette dernière. La boucle est bouclée41.

Un domaine où tout n'est pas réglé, c'est celui de la succession de Guise bien que les héritiers ne fassent plus de difficultés aux légataires depuis longtemps et quoique Beatrix et Elisabeth de Lillebonne aient quitté l'union des seconds quand elles ont cédé leur droit au duc d'Orléans. Car les Lillebonne sont concernés par Joyeuse dont ils ont la jouissance. Ce duché fait partie des actifs légués par Mademoiselle de Guise qui, au milieu de ses distributions, a forcément laissé des dettes que l'on a estimé représenter globalement trente-sept pour cent des terres laissées. Les donataires en espèces ou en rentes que sont Philippe d'Orléans, neveu du Roi, héritier à partir de 1701 de son père, et le cardinal de Noailles, représentant de l'Hôtel-Dieu et des communautés de son diocèse parisien, ont tout intérêt à ce que les autres bénéficiaires d'actifs prennent leur part de passif. La chose est plus difficile à éclaircir qu'il n'y paraît. D'abord parce qu'il faut savoir quel droit il convient d'appliquer, celui de la coutume de Paris où vivait la duchesse défunte ou celles des lieux où sont situées les terres léguées. Ces dernières ignorent les dettes pour des legs mentionnés de façon très précise qu'on appelle pour cela des « corps certains ». L'argument a été utilisé en particulier par le comte d'Armagnac et sa descendance. Il a été débouté sur ce point et d'ailleurs il a lui-même rejoint les légataires unis dont la charte a précisément retenu le parallélisme entre doit et avoir. Mais les offres qu'il a faites alors n'ont pas été concrétisées. De plus si les dettes ont pu être recensées de manière à peu près exhaustive, la valeur des seigneuries en cause avec leur cortège de privilèges et d'obligations demeure sujette à contestations.

Le cas de Joyeuse est particulièrement complexe. Les Lillebonne n'en ont pas toujours profité. À l'heure présente la mère et ses filles s'en partagent le bénéfice de concert parce qu'elles s'entendent bien, mais à quel titre ? On se rappelle que c'est Charles de Commercy qui en avait été légataire, mais que le Roi avait procédé à une confiscation avant de donner le bien au prince Paul, tout en laissant le soin de la gestion au jour le jour à leur père. Or ces trois-là ne sont plus. De la donation ou de la confiscation, laquelle doit l'emporter dans ses effets ? Le cardinal de Noailles, ne considérant que la chronologie apparente, poursuit Anne de Lillebonne parce qu'il a vu Paul dans la place après Commercy et qu'il la croit héritière du premier. La Princesse a beau jeu de lui opposer que Paul est décédé sans biens, que c'est son frère qui en a été l'héritier avant de succomber à son tour alors que son absence continue du Royaume ne lui avait pas encore permis de se faire délivrer son legs. C'est seulement de ce dernier qu'elle-même est héritière. Quant à Béatrix, elle touche des revenus de Joyeuse à la suite de Paul et de son père par le contrecoup de la confiscation de la terre et par la volonté du Roi42.

Anne de Lillebonne considère aussi que l'estimation qui en a été faite à 160 000 livres est excessive pour un duché où il a fallu indemniser des officiers de la ville de Nîmes, abandonner une partie de l'exercice de la justice, supprimer des droits de banalité, payer des religieux officiants et des maîtresses d'école, tout cela en vertu d'engagements pris par les ducs avant le décès de Mademoiselle de Guise et qui selon elle devraient entrer dans les comptes des héritiers et non dans ceux des légataires.

Près d'un quart de siècle après le décès de celle qui est la cause, sans doute involontaire, de tous ces différends, chacun est conscient qu'il convient d'interrompre la chaîne des procès et d'en terminer une bonne fois pour toutes. La Princesse et Béatrix finissent par admettre qu'elles doivent contribuer aux dettes et payer toutes les charges du duché quel qu'en soit le fondement. Elles consentent qu'on oublie les périodes où, du fait des confiscations, le trésorier de la succession a utilisé au profit des légataires unis des revenus provenant de cette Seigneurie, qu'il touchait directement. Cela étant, le cardinal de Noailles et Philippe d'Orléans se satisfont d'une participation réduite de plus de moitié par rapport à leurs demandes initiales, à vingt-sept mille livres, versées immédiatement par la Princesse, mais dont l'essentiel a été emprunté solidairement avec sa fille Elisabeth43. Cette transaction ouvre la voie à une autre pour les terres de Lambesc et d'Orgon intéressant la branche Armagnac. C'est chose faite au début de 1713, après l'avis favorable de tout ce côté de la famille, duc d'Elbeuf compris. Le montant des dettes alors retenu tient compte des pertes intervenues sur la jouissance des terres concernées44.

Il ne tient pas moins au cœur de la Princesse de Lillebonne d'arriver à liquider ses droits sur la succession du Prince son mari. Celle-ci est entre les mains du curateur Pierre Suyreau. Anne de Lillebonne dispose de deux atouts : ses créances, faites du solde non réglé de sa dot, du douaire qui lui a aussi été promis par son contrat de mariage, d'un supplément fixé par la sentence de séparation de 1676, de son droit d'habitation, des sommes qu'elle a avancées à son époux pendant le mariage, sont immenses ; de plus elles sont antérieures à peu près à toutes les autres. Dans tous les cas la princesse prime sur le commun des créanciers, même si elle a pu recevoir le produit des adjudications de meubles auxquelles il a été procédé à Villemareuil et à Paris et s'il faut également tenir compte de la jouissance qu'elle a des immeubles. Le décompte qu'elle a fait montre, d'après elle, que ses droits, y compris les intérêts de retard, représentent environ trois fois les actifs. Il lui semble que, pas plus qu'elle, les créanciers n'ont intérêt au statu quo et qu'il faut à tout prix éviter l'intervention de la justice, génératrice de très gros frais. Elle somme donc le sieur Suyreau de lui faire adjuger les biens du défunt. Le curateur énonce encore diverses objections aux calculs de son interlocutrice. Pourtant la plus grande partie d'entre eux reposent sur le contenu de sentences rendues en faveur de la princesse. En tout état de cause Suyreau admet qu'elle est créancière d'une fois plus que la valeur des biens. Lui, ne voulant pas faire de mauvaises contestations ni l'empêcher de se les faire adjuger, tout en continuant d'en jouir, à la charge d'acquitter les dettes, elle, rabattant quelque peu de ses prétentions, en particulier sur la responsabilité du coût quotidien du foyer conjugal dans le passé, les deux parties parviennent à signer le 15 octobre 1714, en l'hôtel de Mayenne, un accord définitif. Pierre Suyreau consent qu'Anne de Lorraine soit adjudicataire de la terre de Gevry et de Tavaux pour vingt mille livres et du surplus pour 460 000 livres quand bon lui semblera, à la charge de deux rentes privilégiées sur celles de Villemareuil et de Vaucourtois, sauf aux créanciers du deuxième duc d'Elbeuf et de la Maison à recourir à la justice s'ils y tiennent. En attendant la réalisation effective de ces adjudications, elle pourra jouir de tous ces biens sans être inquiétée45.

En fait les choses ne se passent pas tout à fait comme cela. Car, en renonçant à la succession de leur père, Béatrix et Elisabeth n'en sont pas moins restées créancières du fond qui devait garantir le versement du douaire de leur mère, fond représenté par les terres briardes de François de Lillebonne, dont sa veuve touche donc les revenus. Avant même d'obtenir ces promesses d'adjudication la mère et ses filles ont jugé qu'il serait préférable de réunir la jouissance et la propriété de Villemareuil, de Vaucourtois et de Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux. Elles ont donc convenu que la princesse échangerait avec Elisabeth les revenus de ces terres contre une allocation de 4 500 livres par an et la prise en charge de tous les impôts et des réparations nécessaires sans pour autant qu'aucune des trois dames n'abandonne ses droits respectifs46.

Quant au duché de Joyeuse, la Princesse de Lillebonne en ce qui le concerne tourne bientôt ses yeux vers le fils d'Elisabeth d'Épinoy, Louis de Melun. La famille a prévu de lui faire embrasser la carrière des armes. Le comte du Bourg, directeur général de la cavalerie et des dragons, Gouverneur de Belfort, commandant en Alsace, sur la Sarre et la Moselle, est disposé à vendre le régiment Royal Cavalerie qu'il possède. Le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, résidant le plus souvent dans son hôtel du Marais, oncle du prince d'Épinoy, est prié par les parents, les amis et la mère même de l'intéressé, encore mineur, de s'entendre avec le propriétaire pour l'acquisition de cette unité. Un traité est conclu à Strasbourg en novembre 1712. Pour le prix de 107 000 livres dont 30 000 à verser rapidement et le reste sur quatre ans, le jeune prince se voit pourvu de la qualité de mestre de camp47. Ses parents paternels et maternels parmi lesquels Charles Henri de Vaudémont, réunis en assemblée ad hoc, sont alors d'avis qu'il est tout à fait capable de soutenir désormais la dignité d'un duc et pair que le Roi a décidé de lui accorder, bien qu'il n'ait pas encore atteint l'âge en principe requis. Anne de Lillebonne lui fait aussitôt donation de la nue-propriété de Joyeuse et de ses dépendances avec quelques conditions particulières : cette Seigneurie ne devra se transmettre par primogéniture que de mâle en mâle ; à défaut de postérité du donataire, elle ira au prince Charles de Lorraine, fils puîné du comte d'Armagnac, à ses enfants dans le même ordre et si lui-même meurt sans descendance, on se rabattra sur la sœur du donataire, Adélaïde ; en outre Béatrix de Lillebonne profitera de l'usufruit dudit duché au décès de la donatrice. Toujours est-il que la transmission ainsi faite de cette terre, à nouveau érigée en duché, permet au jeune prince d'Épinoy de devenir le onzième duc de Joyeuse et d'être reçu pair de France au Parlement en même temps que son beau-frère et cousin Hercule Mériadec de Rohan, en présence de plus d'une vingtaine de ses anciens48.

Des préoccupations du même ordre animent le comte d'Armagnac. Henri de Brionne, son fils aîné, pour lequel il a peu de considération, est sujet à toute une série d'attaques d'apoplexie de plus en plus fréquentes, de plus en plus inquiétantes et dont il finit par mourir en avril 1712. Monsieur le Grand a déjà saisi en 1709 l'occasion du mariage de son fils Louis pour faire passer à ce dernier les terres de Lambesc et d'Orgon par dessus la tête du comte de Brionne. Mais celui-ci ayant la survivance du Gouvernement d'Anjou et de la charge de Grand Ecuyer, se voit forcé par son père de démissionner avant de trépasser. Dans les deux mois qui précèdent cet évènement, avec l'accord du Roi, la première fonction est aussi transmise au petit-fils. Le prince Charles, par ailleurs maréchal des Camps et Armées du Roi succède à son père et reçoit la survivance de son frère aîné, l'un et l'autre démissionnaires conjointement. Il faut dire qu'il s'agit d'une charge importante puisqu'elle donne, au moins en théorie, le droit de commander à la Grande et à la Petite Ecurie et aux haras en dépendant ; elle est devenue depuis quelques lustres une chasse gardée que cette branche des Lorrains ne voudrait pour rien au monde laisser échapper. Le prince Charles se dépêche de prêter le serment qui la conditionne49.

Par contre Vaudémont cherche à se débarrasser de la terre de Wavre. En 1715, il trouve un acquéreur en la personne de François Ansillion, un marchand et ancien bourgmestre de Bruxelles. Ce personnage est soucieux de prestige. Il veut passer pour quelqu'un capable de payer cher. À sa demande le prix en est affiché à 70 000 florins de Brabant correspondant à 97 672 livres de France dont il règle le tiers environ comptant, un peu plus du cinquième étant retenu pour solder diverses dettes du domaine tandis que les titres de propriété lui sont remis comme il est d'usage. Mais ce n'est là qu'un prix artificiellement forcé de onze pour cent ; la transaction ne se révèle pas très heureuse ; les échéances ultérieures sont mal respectées, ce qui donne lieu à procès50.

Françoise Gaillard s'emploie dans le même temps à parfaire la transmission à la filiation naturelle de ce que les créanciers ont laissé au duc Henri sur les bénéfices dont il a été gratifié par le Roi de France à la fin de septembre 1705. La demoiselle a quitté la rue du Sépulcre et la paroisse Saint-Sulpice pour la rue du Jardinet et la paroisse Saint-Côme près des Cordeliers. Ses enfants, Routot et Grosley, sont hébergés à proximité, rue de Sèvres, dans la demeure du sieur Lejeune ; ils restent surveillés par leur père via son secrétaire, Claude Noël. Dix ans après qu'elle a reçu les premiers ricochets de ce brevet royal, Françoise Gaillard s'avise de céder à chacun de leurs enfants communs la nue-propriété d'un quart du principal de la rente de trois mille livres que le duc lui a consentie. Cette donation est conditionnelle parce que la donatrice a encore quelques principes ; il est entendu qu'elle n'aura pas d'effet si, au jour de son décès, il se trouve qu'elle a des enfants légitimes. En cas de disparition prématurée de l'un des donataires sans enfant, le survivant héritera de la part de son frère. Claude Noël, pour la circonstance, est nommé tuteur de Routot et de Grosley51.

Le duché, lui, reste sous l'œil professionnel des directeurs parisiens de la Maison d'Elbeuf. Cela n'empêche pas le renouvellement par intervalle de son administration. Dès 1712, un nouveau bail est passé pour la période 1714-1722. Jean-Pierre Blanchard, bourgeois de Paris comme ses prédécesseurs, obtient le fermage. Un teinturier de la paroisse Saint-Etienne d'Elbeuf, Alexandre Martorey, qui fait aussi commerce de bois de construction, est sa caution locale. De toute façon, les créanciers rappellent à qui veut les entendre qu'en cas de défaillance du fermier, il leur est toujours possible de remettre la ferme en folle enchère pour se payer de leur dû. Le revenu net, déterminé un ou deux ans après chaque exercice, est partagé entre Henri et les Vaudémont dans la proportion d'environ deux tiers/un tiers, par référence à l'arrêt de 1691. C'est aussi ce que le prévôt des marchands de Paris tient à faire savoir52.

Mars et Cupidon poussent Emmanuel d'Hlbeuf sur les traces d'Hercule.

Durant cette période les troupes autrichiennes continuent à occuper le Royaume de Naples. Emmanuel d'Elbeuf qui en fait partie, sert en tant qu'officier supérieur dans la cavalerie locale. Ni la mort du vice-roi, le cardinal Grimani, chef du parti autrichien, remplacé par le comte Borromée, ni l'accession à la couronne impériale en avril 1711, au décès de son frère Joseph Ier, de l'archiduc Charles, rival de Philippe V, n'interrompent la guerre avec l'Espagne. Le Royaume de Naples n'est pourtant pas à ce moment là un champ de bataille. Les militaires autrichiens sont présents tout juste pour éviter les attroupements d'une masse de petites gens que l'abondance du pain n'empêche pas toujours de se mutiner53 et aussi pour leur offrir le spectacle complémentaire de leurs parades. Le prince Emmanuel habite un très beau palais de la capitale. Il peut profiter de tous les agréments d'une grande ville moderne et vivante. Les spectacles de théâtre et les fêtes qui s'y multiplient sont du goût de notre fringant guerrier. A plus de trente trois ans celui-ci est toujours célibataire. Peut-être plus pour longtemps. Car on a pensé à l'unir à la seule fille, Marie Thérèse, d'André Strambone, duc de Salza. L'idée de ce mariage a germé dans la tête de Tibère Carafa, prince de Chiusano, seigneur du Royaume, dont une sœur est alliée aux Stramboni. Tibère et son frère, prieur de Bari, s'entremettent pour les accordailles.

Leur choix n'a en soi rien de très extraordinaire puisqu'on recense dans ce coin d'Italie deux cent soixante quinze princes et ducs, pas toujours riches, pas toujours anciens54, mais « accessibles chez eux aux étrangers »55. La maison de Salza, elle, a commencé à pointer à la fin du quinzième siècle. On pourrait s'attendre à une certaine réserve de sa part. Car l'aïeul de la demoiselle, un fidèle de Philippe IV, a été tué à Ariano dont il était Gouverneur, d'un coup d'arquebuse tiré par un partisan du duc Henri de Guise56 ; celui-ci avait pris fait et cause pour les Napolitains révoltés contre l'Espagne57 ; aux yeux des hispanophiles il n'avait été en somme qu'un vulgaire envahisseur, une soixantaine d'années plus tôt il est vrai. Par ailleurs Emmanuel d'Elbeuf a exprimé le désir d'avoir quelque conférence avec sa future, ne serait-ce que pour faire sa connaissance. Mais on lui a répondu que ce n'était pas la coutume du pays. Le prince Emmanuel est peu satisfait de la raison avancée58.

Toutefois l'essentiel des résistances qu'il rencontre ne vient pas de là. Plus curieusement les objections sont le fait de la Cour de Vienne. Celle-ci voit dans la future la représentante non pas d'une famille qui a témoigné autrefois sa fidélité aux Habsbourg, mais plutôt d'une population que globalement on sait peu sûre. Le prince d'Elbeuf est donc incité à la prudence.

Cela ne l'empêche pas de vouloir prendre ses quartiers d'été à la campagne où les chaleurs sont plus supportables qu'en ville. Son habitude est de passer cette période de l'année non loin de Naples, à Portici, à l'Est sur la baie et au pied du Vésuve. L'endroit est asse2 sec ; les vergers, le tapis de verdure formé par les vignobles et les jardins lui confèrent pourtant un caractère riant et y permettent un séjour agréable. Emmanuel y occupe le palais d'un autre prince, toujours prêt à mettre ses propriétés à la disposition du public aristocratique, celui de Santo-Buono59