Heures Indiennes - Tony Dinand - E-Book

Heures Indiennes E-Book

Tony Dinand

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Beschreibung

Adeline est une jeune artiste peintre, qui aime la vie, la nature, la montagne Sainte Victoire. Après avoir perdu ses parents, elle se rend compte que l'amour n'est pas au rendez-vous, que le monde dans lequel elle vit, n'est plus celui qu'elle idéalisait, que rien ne va plus comme elle l'avait imaginé depuis son atelier d'artiste. Elle se désespère, vit très mal sa solitude morale et décide de partir loin, après un épisode amoureux décevant. En s'éloignant de sa montagne, elle va tenter de se reconstruire à l'autre bout du monde, au Rajasthan près du Taj Mahal. Des "Heures Indiennes"où elle va trouver le réconfort d'une amitié forte, découvrir un autre monde et comprendre toute l'étendue de ses sentiments perdus. Elle reprendra confiance et reviendra chez elle pour s'accomplir, pleinement et sereinement, en tant qu'artiste reconnue.

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Seitenzahl: 363

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Du même auteur :

— “Voyages intérieur” 2018

— “Chroniques Provençale” 2020, vol. 1 Photographies et textes

— “Chroniques Provençale” 2020, vol. 2, Photographies et textes

— “Il aimait tant ses collines” roman février 2020

— “Le pouvoir des cinq terres” roman mai 2021

— “Vents maudits” roman Janvier 2022

— “Les étranges clés de Monsieur Juliano” roman juin 2022

—“ Montagne Sainte Victoire” chroniques 2022

— “Tu aurais pu être mon frère” roman mai 2023

— “La légende de Sarah” roman septembre 2023

“Regardez profondément dans la nature, et alors vous comprendrez tout beaucoup mieux.”

Albert Einstein

Sommaire

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

Chapitre XXI

Chapitre XXII

Chapitre XXIII

Le jour ne s’était pas encore levé, des millions de petits diamants scintillaient encore dans le noir absolu de ce ciel de fin d’automne. Elle n’arrivait pas à dormir, s’était levée, des pensées de toutes sortes assaillaient son esprit fatigué.

Six heures quinze, ouvrir la fenêtre, prendre un grand bol d’air frais, bien avant que le soleil daigne paresseusement envoyer ses premiers rayons blafards; il était encore trop tôt pour voir le monde s’agiter, et ce satané sommeil qui s’était enfui.

Adeline levait les yeux simplement pour contempler l’infini du ciel au-dessus de sa tête. La voûte céleste la réconfortait, elle admirait toute cette splendeur insondable, et se demandait ce qu’elle faisait, à cette heure-là, sous tant de beauté qu’elle observait avec humilité. Elle se sentait si petite devant cette immensité et ne savait que penser réellement.

Ses idées naissaient et disparaissaient instantanément comme happées par le grand vide sidéral.

Revenant aux lueurs glauques des lampadaires sous sa fenêtre, qui illuminaient les ombres de la rue en couleurs jaunâtres, tristes, cireuses, elle se retrouvait comme un fantôme sur terre; légère, aérienne, vide de tout et de rien et malgré la sensation de l’air frais du matin naissant restait dubitative. Elle était en manque, elle était comme vidée de toute substance, elle n’arrivait pas à rassembler ses idées, elle ne voyait aucune cohérence dans sa façon d’être, et se désespérait d’avoir perdu l’innocence de sa jeunesse qui l’avait entrainée vers des expériences chaque fois nouvelles, souvent porteuses d’espoirs.

Aujourd’hui, elle sentait comme une érosion du temps l’atteindre, accompagnée d’une usure de sa volonté d’exister.

Combien de fois, depuis sa dernière aventure amoureuse, avait-elle pensé à ne plus vouloir vivre ? Elle ne comptait plus.

Elle prenait de plus en plus conscience que sa place dans cet univers avait fait un bon petit bout de chemin, et que ses réflexions innocentes d’alors, n’étaient plus qu’un cri de désespoir face à l’adversité.

Elle avait brûlé les dix dernières années sans s’en rendre compte, dans ce monde qui ne s’arrêtait jamais de tourner.

Elle s’en sortait bien, malgré tout, lorsqu’elle regardait ce que la vie offrait à d’autres, mais elle s’en sortait seule.

Elle aurait voulu se sentir grandie, plus forte, plus aimante; il lui semblait qu’elle n’avait pas réussi.

Son constat n’était pas amer, elle se regardait en face, elle avait gagné en lucidité en osant se regarder dans le miroir de son passé récent, et même si elle ne comprenait pas tout, et même si elle refusait cette suite d’événements qui la chagrinaient, elle ne pouvait pas s’empêcher de trouver des moments heureux, impossibles à garder, qui fuyaient quand elle voulait les conserver; tous “ses petits riens” que chacun aurait pu appeler des petits bonheurs.

Elle restait simple, attentive à tout son entourage, elle regardait comment s’agençait ce monde si subtil et se demandait encore et toujours, pourquoi elle était là, à se poser toutes ces questions existentielles.

Les étoiles avaient changé de place dans le ciel, son regard commençait à percevoir les premières lueurs diffuses de l’aube naissante; elle admirait simplement ce moment d’existence pure sans réfléchir, et son regard se perdait là-bas au loin, au point du jour.

Ce n’était qu’un instant d’émerveillement, un court instant de plénitude et de bonheur, hélas trop court pour la contenter.

Le jour se levait tellement vite que le soleil faisait déjà pointer ses rayons orangés sur les collines au-delà du village, alors elle remettait ses mains dans les poches de son peignoir comme pour se renfermer, se rassurer un peu, et ne pas se sentir agressée par une nouvelle journée sans but véritable.

Elle vivait des moments qui ne lui plaisaient pas, et personne ne pouvait alors la réconforter. Elle n’avait pas de main à prendre dans la sienne, pour sentir ce moment de douce sensation, quand le simple fait de se toucher vous remplit le corps et la tête d’une éblouissante sensation étrange.

Elle se sentait un peu seule, un peu désorientée de ne plus pouvoir partager cela, sa vie passait si vite sans qu’elle puisse être ce qu’elle voulait réellement être.

Son émotion n’avait d’égal que cette longue solitude affective, et elle y pensait tellement souvent que cela l’inquiétait. Au point de se demander pourquoi avoir attendu tant d’années pour s’en rendre compte; pourquoi ne pas avoir exprimé plus tôt ses envies, ses croyances, ses désirs les plus intimes.

Elle savait qu’elle n’était pas entourée de personnes aussi aimantes qu’elle l’aurait voulu; chacun vivait à sa façon, avait son parcours, ses idées fixes, ses peurs; elle comprenait que tout cela mélangé était son univers de chaque jour.

Elle ne s’était jamais sentie autant mise de côté, comme évincée. Elle n’en voulait à personne en particulier, c’était comme ça; elle osait à peine dire ce qui la peinait, elle ne voulait pas froisser.

Les mots de son père qui lui avait assuré dans sa jeunesse que ça ne servait à rien de s’en prendre aux autres, résonnaient encore. “Chacun doit trouver sa voie, bonne ou mauvaise, mais il faut faire soi-même sa vie, ne pas regretter et avancer jusqu’au bout du chemin”.

Une fois de plus cette nouvelle journée s’annonçait calme, trop calme, sans heurts, sans contrainte et sans désir aussi; elle savait qu’elle n’y trouverait pas le bonheur dont elle rêvait, elle allait faire en sorte que cela se passe bien, ne pas faire de vague se disait-elle pour ne pas déclencher un tsunami qu’elle ne pourrait contrôler.

La main sur la poignée de la fenêtre, elle se retournait une dernière fois vers le lointain où apparaissaient les brumes matinales, puis le regard bas, retournait doucement dans la douce chaleur de sa petite cuisine, la cafetière venait de se mettre en marche et les odeurs suaves de l’arabica lui redonnaient l'envie de prendre un peu de force pour recommencer cette énième étape de vie qu’était cette journée unique, parmi tant d’autres.

I .

Elle avait de longs cheveux bruns et fins, un regard piquant et une énergie folle.

La petite Adeline débordait de vie, et chaque jour elle faisait le bonheur de ses parents. Elle riait, elle aimait dessiner; tout le temps elle dessinait, des paysages, des oiseaux, des arbres et des nuages.

Ses yeux étaient comme deux pistolets entre bleu et vert, ils attiraient l’attention de tous ceux qui la remarquaient.

Elle le savait, ses yeux étaient des armes. Elle n’aimait pas être dérangée quand elle dessinait.

Quand elle montrait ses petites oeuvres à ses parents, elle leur expliquait ce qu’elle faisait, et pourquoi elle le dessinait comme ça.

Il y avait de l’idée dans ses façons de tracer, de colorier, elle avait déjà un trésor caché dans ses doigts fins.

Son père la regardait passionnément, il l’aimait tant cette gamine pleine de vie et ses petits dessins d’arbres et de collines, il les comprenait tellement.

Ce qu’elle voyait, le touchait lui aussi, il disait que c’était beau, mais ne la complimentait jamais au-delà du raisonnable, et le faisait, quand vraiment il sentait cette force qui habitait son petit coeur.

— Dis papa, pourquoi les gens me regardent dans les yeux et après ils tournent la tête ?

— Oh ils ne comprennent pas, ma chérie ! répondaitil doucement et la laissait dessiner, il savait que ce regard était déjà celui d’une adulte bien déterminée.

Cette petite fille avait bien grandi !

Après avoir salué le patron du restaurant qu’elle connaissait, elle se dirigeait directement vers la terrasse fermée du petit bar de son village natal, tout près du centre, au milieu des commerces et de gens de toutes sortes.

Une terrasse discrète, mais joliment décorée de fleurs sur les tables, avec un grand fond de mur tout beige, mélange de moellons et d’enduit à la chaux teintée d’ocre. Elle aimait cette atmosphère vieillotte, cosy. Elle avait choisi une table près de la grande baie vitrée qui lui donnait vue sur toute la rue, jusqu’à l’angle de la rue principale et de la place de la mairie.

Il y avait un peu de monde ce soir.

Des anglais discrets, quelques allemands plus volubiles et assoiffés de bonne bière qui chantait leur hymne national pour le match de rugby de la soirée.

Il y avait aussi des habitants du coin qui venaient dîner, et une vieille religieuse de la congrégation locale des sœurs de la charité, qui s’était assise juste à la table à côté de la sienne.

Adeline avait choisi cette table parce qu’elle lui permettait de voir la vieille maison que sa mère avait occupée quelques années auparavant. Une maison ancienne, qui avait gardé son cachet d’antan, située à l’extrémité de la rue presque en face de la place.

Tout en s’asseyant, elle regardait la porte d’entrée de cette vieille bâtisse, qui donnait sur la rue. Elle lui était encore si familière qu’elle imaginait toute la vie qui avait existé avant, tous les moments qu’elle avait passés ici, à réconforter sa maman, mais ce temps était déjà lointain.

Une certaine nostalgie l’avait gagnée une fois de plus, elle se sentait un peu triste.

La maison n’avait pas été modifiée, mais il n’y avait plus que cette porte blanche, qu’elle avait poussée si souvent, pour lui rappeler quelques souvenirs. Des souvenirs pas toujours agréables, pas toujours en phase avec ce qu’elle aurait aimé conserver dans sa mémoire.

C’était comme ça, elle acceptait le simple fait qu’elle ne pouvait plus rien y faire.

Les voitures passaient devant, le monde ne regardait plus cette porte, elle restait fermée, la vie s’était évanouie derrière, et il n’y avait plus qu’elle, pour encore ouvrir en imagination les battants de cette porte rainurée.

Elle n’y viendrait plus pour apporter les quelques fleurs qu’elle ramassait à la montagne. Quand elle lui offrait, sa maman, avait alors un de ses sourires énigmatiques qu’elle laissait échapper quelques secondes quand elle était heureuse, oubliant sa tristesse permanente.

— Je dois partir ! soupirait-elle, de façon imperceptible, mais presque audible.

Elle venait de se rendre compte de toute évidence, qu’elle parlait seule et que sa voix portait. Se reprenant elle continuait sa pensée, silencieusement, en espérant n’avoir pas dérangé autour d’elle et marmonnait:

— Je n’ai plus rien à faire ici pour l’instant, personne ne m’attend plus désormais…

Ses lèvres avaient prononcé ces mots sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte, son regard était vide.

Elle était si triste ce soir.

Cette expression curieuse qu’elle avait sur le visage avait étonné la vieille soeur de la congrégation, qui avait remarqué cette sombre lueur dans le regard d’Adeline; elle l’interpellait gentiment :

— Vous voulez que je vous aide, est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?

Adeline avait le visage tendu, les mâchoires serrées, les rides de son front se marquaient, comme si elle prenait une décision irrévocable, ce que sa voisine ne pouvait pas comprendre.

— Oh désolée, je me suis laissée emportée, mais merci de m’avoir parlé, je suis confuse. Je réfléchissais tout haut.

Malgré tout, après quelques secondes, elle reprenait:

— Oui en effet, je dois changer ma vie, continuait-elle avec un geste évasif de la main, en regardant la soeur.

— Si je peux vous aider… Vous savez je suis une vieille religieuse, qui en a vu des malheurs, et des grands bonheurs aussi.

— Je m’en doute bien ! répondit Adeline.

— Vous voyez, plus personne ne fait attention à moi, je suis devenue une vieille soeur que personne ne considère plus de nos jours… et si quelques mots peuvent vous réconforter, vous rassurer, je veux bien vous tenir la main, n’hésitez pas !

Adeline s’était retournée, et la remerciait poliment d’un battement de paupières sur son regard clair et chagrin.

Elle fermait les yeux quelques secondes, écoutant ces voisins de table bruyants, qui parlaient très fort, trop fort vraiment. Des italiens avec leurs deux petits chiens, qui ne s’occupaient pas de savoir si les animaux gênaient; leurs petits aboiements pitoyables, pour réclamer un peu de nourriture, devenaient vraiment insupportables dans la salle…

Elle avait envie de crier, et malgré l’inconfort de la situation, continuait ses silencieuses pensées…

— Je vais réaliser le rêve de ma vie maintenant que je suis seule, je vais aller à l’autre bout du monde, ici je n’ai plus personne à qui me confier. Là-bas, ce sera surement différent…

C’était un espoir auquel elle s’accrochait de plus en plus, depuis qu’elle avait cessé de se sentir heureuse. La soeur continuait à la regarder, croisait le regard d’Adeline qui finissait par se confier sobrement.

— Je voudrais partir loin, lui dit-elle.

Pour faire face à tout ce monde qu’elle ne comprenait plus, et à tous ces sentiments d’impossibilité de vivre pleinement heureuse, elle avait décidé qu’elle trouverait un ailleurs, où la vie lui serait plus supportable, ou tout du moins elle pourrait comprendre son mal-être d’ici, et savoir pourquoi on pouvait être heureux partout, et surtout ailleurs qu’ici.

Elle s’était mise en quête d’un bonheur qu’elle ne pouvait imaginer, et cette obsession devenait si forte, qu’elle voulait choisir de quitter cette vie trop rectiligne pour s’aventurer sur des chemins inconnus, loin de son confort habituel.

Ses créations ne suffisaient plus à remplir les vides qui se créaient plus souvent dans ses moments de calme.

En regardant toutes les tables qui s’étaient remplies, elle se demandait comment tous ces gens pouvaient être heureux, comment faisaient-ils pour rire si fort et parler sans avoir peur de dire n’importe quoi.

Elle était vraiment dans une sorte de doute malsain, un doute qui s’insinue lentement et qui peut, avec le temps, vous anéantir.

Elle ne voulait surtout pas de ça, n’avait-elle pas appris à décider de sa vie, à agir.

— Bon, j’ai pris une décision, il faut que je m’y tienne, je ne vais pas flancher parce que je suis toute seule ! Papa m’aurait dit de me battre, j’aurais tellement aimé qu’il soit là aujourd’hui…

En regardant encore tout autour dans la salle, elle comprenait qu’elle quitterait cette table pour une dernière fois, qu’elle scruterait encore cette vieille porte qui gardait beaucoup de ses souvenirs, pour en extirper en vain, quelques bonheurs.

Elle fermait les paupières pour ne plus voir ce passé qui l’emprisonnait jusqu’à maintenant.

— D’abord, c’est pour moi que je vais le faire, se disait-elle. Je n’aurais de compte à rendre à personne si je m’égard, si j’oublie, ou même si mes envies ne correspondent pas à mes idées. Je vais commencer doucement par m’éloigner de ce triste monde qui m’agresse, et si je me sens bien j’irai de plus en plus loin, et de plus en plus longtemps, le monde est si vaste.

Elle imaginait tout un programme dans sa tête, un voyage aux antipodes, des montagnes peut-être, un pays où il fait bon vivre doucement.

Elle partirait marcher loin sur la planète Terre, et dès demain, irait s'acheter une paire de chaussures de marche pour protéger ses chevilles qu’elle savait fragiles.

Elle pensait uniquement à la marche comme moyen salvateur de l’âme, sans imaginer qu’ailleurs étaient d’autres mondes, d’autres pays, d’autres personnes à rencontrer, faire des découvertes et changer ses sempiternelles habitudes de marcheuse solitaire.

Pour les tester, elle partirait d’abord à l’assaut des chemins de sa Sainte Victoire, qu’elle voyait depuis la route de Rousset chaque fois qu’elle allait à Aix. Là où son père aimait marcher longuement. C’est pour lui qu’elle ferait cette dernière promenade.

Depuis toujours, comme lui, elle admirait ses courbes grises, la regardait se détacher du ciel, se prenait à penser qu’il devait être difficile d’en atteindre le sommet.

Adeline ne renonçait jamais, elle avait cette qualité, ou ce défaut pour certains, de ne jamais abandonner, elle était comme ça, entière et fière de l’être.

Sa liberté en dépendait et elle en avait fait une règle depuis ses quinze ans, et maintenant elle devait affronter ses peurs, ses démons, et ses craintes d’enfant.

Oubliant un peu sa tristesse, elle revenait à la réalité qui l’entourait, et à nouveau, s’intéressait à sa voisine la religieuse, qu’elle observait discrètement, pour essayer de savoir qui elle pouvait être derrière son habit.

Vêtue de sa tunique quotidienne aux tons de noir presque trop gris d’avoir été maintes fois lavée, le voile gris clair sur les cheveux et la tête dans son assiette, elle semblait éloignée de cet environnement dans lequel elle ne voyait que trop de désamour, trop de violence et d’indifférence…

Adeline, l’artiste qui aimait observer et comprendre, regardait tout ce petit monde s’agiter autour d’elle.

Elle se sentait en décalage avec les vies de ces gens qui rient et parlent trop fort, de cette religieuse qui passe ses journées à prier et à aider les pauvres; elle ne se doutait pas combien ses idées pouvaient être erronées.

Ce soir, sans savoir vraiment, elle les regardait tous, s’affairant comme dans une ruche; elle pensait à tout et à rien. Ses idées étaient ailleurs.

Attendant qu’un serveur fasse attention à sa présence, elle se laissait le temps d’observer cette agitation presque normale. Elle était assise, les jambes croisées sous sa chaise, les bras posés sur le bord de la table, et regardait autour d’elle, les yeux dans le vague.

C’était un début de soirée très calme, elle n’avait rien fait de sa journée, elle n’avait pas pris ses pinceaux, son esprit voguait vers un insondable néant sans discontinuer depuis le matin, elle était mélancolique sans explication.

C’était pourtant son anniversaire aujourd’hui, mais elle n’avait plus de famille, son téléphone restait muet.

Un drôle de jour…

Ses quelques amis de longue date lui avaient envoyé quelques petits messages par “sms”, mais c’était tout, quasi insignifiant, elle sombrait dans une sorte de solitude morale qui n’était pas son habitude.

Cet anniversaire ne résonnait pas dans sa tête, elle se sentait trop seule depuis ce matin; alors ce soir elle avait décidé d’aller au restaurant sur la place, elle n’avait pas envie de cuisiner; un plat goûteux serait meilleur, fait par un vrai cuisinier.

Elle voulait être au milieu du monde, se sentir happée par la société, par le mouvement de la vie, par les gens, la rue… changer d’air pour une fois.

Il n’y avait que ce petit restaurant qui lui plaisait, et elle s’était installée discrètement pour prendre du temps pour elle, sans hâte, sans rien devoir à personne.

Beaucoup de monde circulait dans la rue pour cette soirée en milieu de semaine, c’était normal ici, le village pavoisait le fameux label de “Plus beau village” et les touristes affluaient du monde entier surtout depuis qu’un grand chef de cuisine s’était installé dans le château du village voisin, où avaient lieu aussi, beaucoup de grandes expositions culturelles de renommée mondiale.

Ici, le maire et son équipe avaient obtenu cette distinction importante, qui drainait de plus en plus de curieux, de voyageurs, de familles entières qui avaient choisi ce lieu pour sa réputation.

C’était un beau village, les habitants y étaient réputés accueillants, l’architecture rustique datant du moyenâge lui avait apporté beaucoup de considération, et un petit musée avait réuni tous les souvenirs des vieilles familles qui avaient fait don de tableaux anciens, d’outils et de meubles pour honorer en commun leurs ancêtres.

Adeline remarquait tous ces mouvements inhabituels, et se disait qu’il y avait comme un effet de “foehn” touristique dans la région; elle imaginait la pression humaine dans les rues et les bars, augmentant comme celle des changements de la météo auxquels elle était habituée près de sa montagne.

Mais elle ne se reconnaissait pas dans ces effets de foule.

Chaque pas au milieu de tous ces gens, parfois intransigeants et sans respect, l’incommodait.

Elle avait envie d’être seule, comme si ces lieux lui appartenaient.

Elle le connaissait si bien son village, que les ruelles, les commerces de bouche, les cafés et les boutiques n’avaient plus de secrets pour elle.

Il y avait plusieurs endroits emblématiques qu’elle avait toujours en tête, ceux où elle s’installait de temps à autre pour repeindre une fois de plus, cette fenêtre ouverte sous un porche de vieilles pierres, ou encore ce pignon blanc d’une très vielle maison qui grimpait dans le ciel et accrochait les nuages blancs avec son toit pointu.

Elle aimait beaucoup ces petits endroits confidentiels, elle y trouvait comme une paix intérieure, comme un motif à voyager ailleurs avec ces portes ouvertes sur d’autres vies, ou sous des ciels remplis de beau temps. Toutes ses aquarelles faites sur le sujet reflétaient cet état d’esprit, cette façon joyeuse de voir son monde coloré.

— Bonjour madame !

Un jeune monsieur en gilet noir et chemise blanche avec un plateau et un torchon venait de l’accoster. Discret et courtois, il l’avait interpellée doucement avec son grand plateau de verres vides.

— Voulez-vous que je prenne votre commande ?

— Bonjour, oui c’est juste pour dîner rapidement.

— Pas de soucis, je reviens !

Ce petit intermède l’avait distraite quelques instants, mais son esprit revenait inlassablement à ses soucis quotidiens, ses tracas permanents qui ne voulaient pas la quitter.

Au fond d’elle-même, elle sentait poindre un malaise, comme des douleurs morales insistantes, qui la mettaient mal à l’aise, qui ne la quittaient plus quand elle se laissait envahir, et chaque fois elle se sentait de plus en plus seule, comme abandonnée.

Depuis des mois déjà elle ne se reconnaissait plus, elle ne cherchait rien de particulier, mais sentait que rien ne serait comme avant.

Elle qui avait tant d’entrain pour tout ce qui vit, qui bouge, qui parle, qui chante, tout ce qui la rendait heureuse, ne sentait plus la vie bouillonnante dans son corps et dans son esprit.

Elle n’en pouvait plus et avait décidé depuis quelques temps, de partir loin, de se séparer de ce monde de fous comme elle le pensait.

Il n’y avait plus rien qui pouvait la rattacher à ces valeurs locales, pensait-elle. La vie lui avait semblé changer à un point tel, que même dans les simples sorties, qu’elle vivait tranquillement en marchand doucement, elle ne reconnaissait plus son village, ni les gens qui parcouraient ses rues, même les chiens et leurs aboiements stupides ne la gênaient plus, elle les ignorait.

Parfois même, elle oubliait de répondre aux saluts amicaux, mais elle ne s’en rendait pas compte, son regard était absent, occupé à chercher un ailleurs.

Elle n’était plus de ce monde là, elle le refusait, et sa tête rêvait d’une autre vie, de monde tranquille, de nature préservée, mais elle savait que plus jamais elle ne retrouverait la paix qui lui était nécessaire à la création.

Elle aimait tellement sa nature, ses ruisseaux qui chantent, ses forêts mouillées au petit matin et ces couchers de soleil colorés, qu’elle en avait fait presque un métier en peignant chaque jour sans relâche, à l’huile, et le plus souvent à l’aquarelle, ces images fantastiques qu’elle transcendait en couleurs agréables.

Elle n’avait alors qu’une envie, celle de partager la beauté qu’elle voyait à sa façon, et ses douces couleurs trahissaient ce monde intérieur qu’elle s’était fabriqué au fil des ans, à force de travail acharné.

Souvent elle travaillait de nuit, le jour elle le gardait pour sa vie normale, sortir, regarder les collines.

Mais quand le soleil se couchait, elle se sentait prise par un désir intense de se retrouver seule devant une feuille blanche, et chaque fois elle ressentait alors comme un soulagement.

Quand ses mains manipulaient les tubes et palettes, sa tête oubliait le monde qui l’entourait, elle ne voyait plus que la beauté, elle ne voulait plus rien d’autre que sublimer en couleur ce que son esprit avait vu ou imaginé.

Alors elle peignait, elle peignait sans relâche, effaçant, recouvrant, changeant les couleurs, mélangeant, elle tentait des approches différentes.

Elle plongeait dans un univers fantasmé où elle se sentait aimée, protégée, un univers qu’elle comprenait.

Ses arbres se courbaient et la saluaient, ses herbes dansaient au gré du vent dans un flou bienfaisant, et jamais les lumières n’agressaient ses yeux fragiles.

En coloriste attentionnée, elle prenait un plaisir immense à traduire la beauté dans la fragilité de ses coups de pinceaux.

Toute la douceur qu’elle voyait, se retrouvait dans les œuvres qu’elle exposait régulièrement, parce qu’elle aimait partager ses sensations.

Elle avait choisi délibérément de montrer son travail, et depuis qu’elle était devenue une artiste reconnue, une peintre sensible, ses aquarelles se vendaient comme des petits pains.

Acceptant toutes les critiques, les encouragements aussi, elle répondait volontiers à toutes les questions pour faire comprendre son art et sa vision du monde.

Sa maîtrise de la peinture était devenue un langage universel compris par tous ceux qui l’entouraient, et elle aimait ça.

Depuis, beaucoup de choses avaient changées, le temps faisait son oeuvre, les secondes ne s’écoulaient plus à la même vitesse, les heures pressées étaient devenues des moments de langueur agaçante.

De plus en plus souvent elle réfléchissait devant ses toiles, elle perdait du temps, elle laissait passer ses idées, elle ne travaillait plus en continu; son regard se posait fréquemment sur les défauts qu’elle remarquait et s’en émouvait, s’en agaçait parfois.

Il lui semblait qu’elle ne comprenait plus ce qu’elle voulait faire, elle pensait ne plus pouvoir atteindre ce but de beauté qu’elle s’était fixé, et regardait son travail avec un coeur meurtri, plus qu’avec ses yeux.

Souvent elle se faisait des réflexions, qui la rapprochait de sa vie, mais l’éloignait de son art.

Elle voyait les couleurs différemment, elle voulait mettre plus d’émotion…

Elle pensait encore et encore, se rendant presque malheureuse, en scrutant ses nouvelles façons de ressentir, ses idées parfois sombres qui la poursuivaient plus souvent maintenant, et qui modifiaient sa façon de voir et de peindre.

Les couleurs les plus importantes sont celles qu’elle ne pouvait réellement voir, se disait-elle. Mais elle savait que celles qu’elle gardait dans son cœur, étaient les seules que son âme sensible avait retenues, parfois si difficiles à retranscrire, qu’elle préférait les garder comme de grands souvenirs qui teintaient ses émotions.

Avait-elle perdu son instinct naturel à créer du beau ?

Pourtant quand elle ne peignait pas, son esprit était occupé par les couleurs, chaque teinte était un sang nouveau qu’elle avait puisé dans les grandes veines de la nature.

Elle y voyait la vie, elle ressentait toute l’énergie de cette nature qu’elle aimait décrire sans cesse, sans se lasser. Elle y trouvait comme une thérapie, quand elle s’appliquait à reproduire ou à inventer les images que sa main voulait bien dessiner.

Naissait alors en elle, un sentiment infiniment troublant d’absence, seul son cerveau en plein émoi continuait instinctivement à commander sa main.

Elle ne regardait plus sa création en cours, ses yeux n’étaient que les guides de sa main; elle ne voyait pas vraiment ce qu’elle faisait; elle devait laisser les mouvements de sa main courir sur cet espace blanc et plat, pour recréer tous les espaces et les reliefs qu’elle avait vus en se promenant dans ses collines.

Sa mémoire visuelle était si précise, qu’elle était capable de se rappeler de tous les détails de formes et de couleurs; elle voyait encore les ombres, les frémissements des lumières au travers des feuilles, ressentait toutes les vibrations et entendait le bruit du vent.

Elle était en permanence imprégnée de cette vivante nature, qu’elle traduisait en couleurs.

Toutes ses créations relevaient de cette façon de faire, et parfois, quand elle se reculait pour mieux voir son travail en cours, elle était surprise par le résultat.

Quand il n’était pas conforme à ce qu’elle attendait, elle s’énervait, gribouillait dessus, reprenait, faisait des taches, ou grattait toute la surface avec ses couteaux à peindre, pour retrouver un espace libre, et oublier ce qu’elle avait mal traduit.

C’est toute sa passion qui prenaient le dessus, elle voulait que ce soit beau pour pouvoir le partager dans ses expositions.

— Tu veux aller trop vite lui disait son papa, qui n’y connaissait rien, mais qui avait le sentiment de partager ces instants avec sa fille.

Il y avait, à l’époque quand il pouvait se confier à elle, comme une symbiose entre eux deux; l’un faisait, l’autre admirait ou rejetait.

II.

Adeline savait que ses parents étaient toujours les premiers juges de son travail, elle craignait leurs critiques ou minimisait leur trop grande sensibilité.

— Je sais Papa, tu me le dis souvent, mais je ne sais pas faire autrement, c’est comme ça !

— Oui mais regarde le monde, il va doucement à son rythme, il est d’une hallucinante beauté, rien ne l’arrête, il poursuit seulement son chemin avec obstination, point n’est besoin de se hâter ! Chaque fois que tu le regarderas, tu comprendras qu’il ne peut en être autrement, et tu penseras à moi qui ne sera plus là pour te soutenir.

Adeline n’avait jamais oublié ces quelques mots de bon sens, cette intime conviction que son père avait quand il parlait de ses longues promenades dans les collines.

Il lui racontait toujours ce qu’il avait vu, il lui disait les couleurs, les températures, il lui décrivait la forme des chemins, les plantes qui poussent selon les saisons. Chaque promenade était devenue une leçon de choses, où la vie sauvage avait tout son sens, sa raison d’être, où les oiseaux avaient leurs chants, les insectes leurs places et leurs fonctions.

Il décrivait sa nature, ses chemins, les ciels et les arbres, comme s’il avait peur qu’ils disparaissent, et ses récits, toujours enjolivés, lui permettaient ainsi de se raconter.

C’est comme ça qu’Adeline avait appris à connaître le fond des pensées de son père sans jamais avoir besoin de lui poser de questions, il se dévoilait seul dans sa grande simplicité d’homme courtois et poli avec la nature.

Cette façon de raconter l’avait marquée d’une empreinte indélébile, elle se souvenait qu’elle avait toujours aimé l’entendre.

Il avait une voix douce et déterminée, une élégance incroyable dans sa façon de dire, c’est peut-être tout cela qui avait fait d’elle, cette artiste émérite si attentive au monde qui l’entoure.

Monsieur Fernand, comme l’appelaient les sœurs du village, qui le respectaient, avait un sens aiguisé de la vie. Cette vie avec un grand V, il la voyait si belle et la racontait si bien, qu’elle en était encore chamboulée.

Ces nombreuses petites histoires l’avaient construite, et lui revenaient souvent en mémoire.

Elles lui permettaient toujours de sourire et de revivre de jolis moments d’amour simple, elle gardait ainsi une belle image de ce père aimant, associée à cette maman attentionnée et discrète. Elle aurait eu tant à dire sur cette discrétion maternelle, qui était sa marque, une retenue pudique faite de câlins, de mots doux et gentils.

Lucette s’effaçait toujours devant Fernand son mari, c’était ainsi qu’elle avait conçu sa place.

Elle aimait s’occuper de tout, laissant son homme prendre plus d’importance quand il fallait parler.

Elle, son rôle était au foyer, que tout soit bien tenu, ce qui ne l’empêchait jamais d’avoir un avis pertinent et d’intervenir si nécessaire.

Elle avait élevé Adeline dans les meilleures conditions et jamais n’avait manqué de l’encourager, de l’aimer très fort, de l’aider.

Maintenant en mal de création, dans un doute permanent, l’artiste si prolixe ne voulait plus s’exposer aux yeux du monde, elle cherchait une porte de sortie à son mal-être présent, c’était plus important que de peindre, il fallait qu’elle se retrouve.

Au milieu des bruits, des paroles, des rires et des chuchotements, elle sentait un profond désarroi en regardant ces gens qui l’entouraient d’affection et de bons sentiments parfois convenus.

Mais de plus en plus, elle ne savait plus pourquoi cette notoriété lui coûtait, la rendait presque malheureuse. Elle sentait monter en elle, comme un poids qui l’oppressait, qui lui serrait le ventre, qui l’empêchait presque de respirer.

Lors de sa dernière exposition, elle n’avait pas reçu le réconfort et l’attention qu’elle en attendait, les visiteurs passaient, vite, trop vite souvent comme s’ils étaient blasés, regardaient les aquarelles, disaient à peine bonjour et repartaient sans un mot.

Cet espèce d’indifférence, sans doute involontaire, l’avait insensibilisée au brouhaha qui l’entourait, la rendant imperméable aux événements qui pourtant la concernaient au plus au point.

Lors du dernier vernissage, elle n’avait même pas entendu tout le discours du responsable de la galerie qui parlait avec emphase de sa technique et de sa façon de percevoir la nature. Comme vidée, elle avait l’impression que son art n’intéressait plus, et se demandait ce qu’il adviendrait de sa vie si elle s’arrêtait de peindre.

Avait-elle trop créé ?

S’était-elle perdue dans son propre travail ?

Elle n’avait pas de réponse…

Elle ne se regardait plus comme une artiste, mais comme une personne mal dans sa peau.

Peu à peu, elle avait perdu foi dans son art.

Pensant que personne ne saurait plus l’encourager, elle se sentait déboussolée; ses repères d’avant qui lui permettaient de créer en toute quiétude s’étaient évanouis; sa vie s’effaçait doucement, elle se sentait d’un autre monde. Il lui semblait qu’elle glissait vers le néant, sans pouvoir réagir, sans trouver de solution.

Adeline était une douce jeune femme, la couleur de son regard était comme le bleu au-dessus de ses collines, ses yeux si vifs d’habitude, brillaient de quelques perles de diamants qui coulaient tout doucement sur ses joues, elle regardait au loin; la couleur de ses iris changeait avec la lumière du soir, reflétant les teintes de la voûte céleste au soleil couchant.

Une sorte de tristesse l’envahissait à nouveau, elle était venue là, à cette table parce qu’elle voulait se changer les idées, pour son anniversaire.

Ce monde qu’elle observait maintenant, qui ne lui parlait plus, était celui qu’elle avait vécu depuis longtemps avec sa famille, dans une sorte d’harmonie insouciante, un monde qui s’effilochait lentement, inexorablement.

Ses parents, elle les avait vu partir l’un après l’autre, son père d’abord, puis sa mère, ils étaient ceux qui la soutenaient le plus, ceux qui l’aimaient vraiment, et qui lui montraient leur affection.

Son père avait été emporté par la maladie, sa mère avait alors perdu toute raison de vivre, et s’était réfugiée dans cette maison au centre du village pour être au milieu des autres qu’elle ne fréquentait pas.

Adeline venait la voir chaque jour, l’aidait dans ses menues tâches, lui parlait avec des mots doux, mais elle n’écoutait plus, laissant le temps faire son œuvre horrible, sans vouloir se défendre.

Au moment de son décès, Adeline s’était retrouvée seule, l’âme en peine, elle avait vidé cette maison des vieux meubles et avait rendu les clés au propriétaire.

Les temps heureux de l’enfance étaient partis.

Dans le restaurant, cette table était comme un dernier refuge, un lieu de mémoire face à ces fenêtres closes qu’elle n’arrêtait pas d’observer, comme si un désir profond de voir les lumières se rallumer pouvait être possible, et se réaliser.

Elle revoyait encore les gestes de sa maman dans cet appartement muet qu’elle regardait, où elle avait passé de nombreuses heures à discuter, parfois à cuisiner ou même encore à faire du rangement et du ménage.

Elle y pensait souvent, à cette image de cette vieille femme assise devant sa fenêtre; celle de gauche dans la grande pièce qui lui donnait tous les jours un rayon de soleil, juste en milieu de matinée; elle observait ce monde vivant dans lequel elle savait ne plus pouvoir s’intégrer.

C’était une gentille femme, perdue et bien seule dans sa tête. Tous les jours elle attendait le facteur, et entre les rideaux juste tirés scrutait les passants, observait leurs travers qu’elle racontait à Adeline comme un feuilleton quotidien, qu’elle prenait plaisir à décrire, comme pour tromper le temps, tromper son ennui.

Elle la voyait encore avec son panier attaché à une longue ficelle, qui lui permettait du haut de sa fenêtre d’attendre que le facteur lui glisse son courrier dedans; elle le remontait sans hâte quand il y avait plein de publicités et de courriers divers, ensuite de sa main décharnée et tordue par les rhumatismes, faisait un signe au préposé de la poste qui lui avait ainsi évité de descendre l’escalier.

Adeline comprenait au fond d’elle-même qu’elle était une fille d’ici, mais peu à peu, inéluctablement, elle voyait tous ces détails s’effacer, elle en était chagrinée. Ces instants cocasses ou tristes avaient fait un peu de sa vie dans cet endroit, ces petits événements anodins de l’existence de tous les jours, ces gestes et paroles qui racontaient la tristesse et la solitude morale de sa mère, qui ne pouvait plus lui prêter attention quand elle en aurait eu le plus besoin, comme si elle s’était emmurée dans cet appartement un peu trop sombre.

Adeline ne voulait pas ressasser ses mauvais souvenirs, mais ils étaient bien là, prêts à jaillir, minimisant l’importance des jours heureux.

Maintenant, il ne restait que ces rideaux aux couleurs brunies par le soleil et la poussière, toujours tirés, comme si la vie avait quitté ce lieu au décès de sa très chère maman.

L’appartement vétuste n’avait toujours pas été reloué. En regardant les fenêtres, elle avait le sentiment de voir deux grands yeux vides sur lesquels les paupières restaient closes, comme si l’ennui avait élu domicile ici.

— Excusez-moi mademoiselle, vous avez fait tomber votre serviette !

La religieuse de la table d’à côté, lui souriait en lui tendant la grande serviette de papier jaune, qui s’était envolée avec le petit coup de vent.

— Merci beaucoup, lui répondait Adeline, sans entrain. Elle reposait la serviette sur ses genoux et la serrait pour qu’elle reste en place.

— Vous me semblez si triste lui dit la religieuse, puisje faire quelque chose pour vous ?

Toujours prise dans le tourbillon de ses pensées, elle posait ses mains sur la table, respirait lentement, prenait son temps… Puis retrouvant ce regard vif qu’elle avait toujours quand elle s’adressait à quelqu’un, elle répondait d’une voix douce.

— Non, merci infiniment pour votre gentillesse, je pensais à ma maman qui habitait dans la maison en face, derrière les rideaux fermés.

Elle a vécu de nombreuses années ici, mais elle était seule et souvent triste, je n’ai jamais réussi à la consoler du décès de papa.

— Je comprends… moi aussi mes parents sont partis, c’est le lot de chacun, il faut seulement essayer d’atténuer nos douleurs dans le partage d’affection et pour ceux qui croient, dans la prière.

Adeline regardait la sœur droit dans les yeux; le simple mot prière, l’avait agacé.

Elle s’était tendue sur sa chaise.

— Vous savez ma sœur, je ne crois pas en ces choseslà, la vie c’est la vie, et la mort en fait partie.

Je ne crois pas que, qui que ce soit puisse prier pour la paix de mon âme, ni pour celle de ma maman.

Personne ne revient et personne n’a la certitude d’un monde meilleur après.

Sans montrer son désarroi et son désaccord, la sœur s’était légèrement avancée sur sa chaise et se penchait vers Adeline, qui en fermant légèrement les yeux s'était concentrée sur le bruit de tissu qui se froisse de l’habit de la religieuse.

Elle se disait en elle-même qu’elle n’aurait jamais accepté d’être emprisonnée dans un tel costume, la vie était trop belle pour accepter un tel sacrifice.

Comment faisait-elle pour rester enfermée dans cette même tenue toute une vie, qui de plus, n’était ni belle, ni seyante pour une femme.

Elle aurait eu presque envie de le lui dire comme ça, dans toute sa franchise, mais là devant l’habit sacerdotal, elle ne savait que dire, et pensait même que son opinion personnelle n’avait aucune espèce d’importance; elle préférait se taire et respecter la personne sincère qu’elle avait devant elle.

Adeline ne prenait pourtant jamais de gants pour dire le fond de ses pensées, mais là, ce n’était pas le moment. Elle s’effaçait, en attendant la réponse qui vînt aussitôt:

— Si ça ne vous ennuie pas, je veux bien continuer cette discussion, sans parti pris… Chacun est libre de ses croyances, de ses opinions et je comprends très bien votre position… ajoutait la religieuse qui avait l’habitude de ce genre de réflexion quand les mots pouvaient exacerber les pensées contraires.

Elle savait se mettre en retrait, ne pas offenser, ne pas imposer. Elle avait eu tant de conversations avec ses colocataires de la congrégation sur ce sujet, qu’elle avait fait sienne cette attitude d’humilité, de compréhension, et en quelques mots, permettait de poursuivre dans le calme, une discussion mal entamée.

Adeline se remettait bien assise au fond de sa chaise.

— Ça ne m’ennuie pas, au contraire, je veux bien converser avec vous !

Elle gigotait sur sa chaise comme si elle n’avait pas trouvé sa place, cette discussion, pour une fois ne lui était pas indifférente.

Elle reprenait alors avec un peu de malice bienveillante dans les yeux.

— Si vous ne m’imposez pas votre point de vue, comme vous le dites, chacun étant libre de ses opinions, alors nous pouvons échanger en toute intelligence, évitons seulement les malentendus ou les incompréhensions sur l’au-delà.

Elle souriait, ce petit moment allait lui permettre de se changer les idées.

Dans ce petit monde de confrontation d’opinions, le sujet qui avait froissé Adeline était devenu un motif à conversation apaisée, et chacune d’un regard presque amical faisait comprendre à l’autre que tout pouvait continuer sans heurt.

— Je suis sœur Angèle, petite sœur des pauvres depuis plus de quarante ans, j’espère quand même ne pas vous avoir agressée avec mes paroles !

Elle avait un sourire bien accroché sur son visage aux mille rides, derrière ses lunettes toutes rondes.

Le temps n’avait pas été clément avec sa peau, et sans fard, son visage était pâle, presque banal au milieu de ce monde de couleurs. Malgré tout il était plein d’une gaité transparente quand ses yeux brillaient.

Sa coiffe masquait une chevelure blanche trahie par les mèches qui s’échappaient. Ses lunettes cerclées de métal argenté et usé amplifiait cette sensation de plénitude, de calme, de réflexion assumée, que son visage dégageait.

— Non, ne vous inquiétez pas, c’est seulement que la religion est un sujet épidermique pour moi.

Je m’appelle Adeline Moretti, enchantée de faire cet échange avec vous !

— Moretti, je connais ce nom, vous êtes la fille du Monsieur Moretti, Fernand comme tout le monde l’appelait, celui qui venait nous aider à l’association pour les repas des pauvres !

Sœur Angèle venait d’avoir une expression joyeuse, son sourire s’était encore élargi, elle semblait tellement heureuse.

— Oui, c’est bien lui.

— Oh, je me rappelle bien de ce monsieur, très gentil, très poli, qui mettait toute son énergie à aider les sœurs. J’en ai un très bon souvenir.

— Oui, c’était bien mon papa, il voulait toujours participer à la vie associative quand il n’allait pas se promener dans les collines.