Le jardin des jacinthes
Haut sur la courbe d’un promontoire de rêve,
Dans le bleu profond des reflets marins
Qui jouent au chant doucement triste de la grève,
Sous la caresse de tulles aériens
Où tremble un essaim de pétales mauve,
Le jardin s’assoupit, – frôlé de ciel.
Au loin s’éploie en blondeurs fauves,
Solaire vision de Hell,
Le vol pétrifié des falaises géantes.
À l’horizon, des îles changeantes,
Les îles qu’on n’atteint jamais,
Protègent de pelucheuses nacres fluides
Les perles fines de leurs sommets
Qu’effleurent de coups d’ailes rapides
Les jalousés, les dédaigneux
Oiseaux de mer chatoyants et floconneux.
Tout près la côte noire et grasse au charme hostile
Caire ses cultures d’un vert épais,
Ses prés, ses bois trapus aux rameaux fous coupés
Et les damiers pesants de sa grisâtre ville
Belle d’art contenu, – de pondération !…
D’où montent, – au mépris des plans géométriques
Raides et vertueux jusqu’à l’obsession, –
Dès que le soir bleuit les palazzi de briques,
Des râles furieux de bestialité.
Dans la chaude diaphaneïté,
La lande claire aux ajoncs barbares
Où pleuvent des gouttes de soleil
Enserre les massifs lustrés et les fleurs rares
Qui tressaillent, pâlissant à l’éveil
Des rudes souffles salins du large.
Mais partout, – des calmes parterres odorants,
Des gazons, des sentiers micacés, de leurs marges
De verveine âcrement exquise et d’iris blancs,
Jaillit aux brises en flammes rosées,
En flammes de fraîcheur et de suavité
Qu’attisent les brillants frissonnants des rosées,
La vivace et la charmeuse gracilité
Des enivrantes, des adorables jacinthes :
Jacinthes, âmes des printemps naissants,
Des printemps défunts aux gaîtés éteintes,
Votre haleine redit nos extases d’enfants
Et nos fuites vers un monde plein de merveilles
Qui n’apparaît plus que si voilé !
– Où des voix douces chuchotaient à nos oreilles
Des mots d’« ailleurs » dont le dernier s’est envolé,
Où nous enlaçait la blanche tendresse
Des Êtres familiers qu’a chassés pour un temps
Notre prudente et notre infaillible sagesse ;
– Où nous découvrions sous les grèbes flottants
Et neigeux des lents et longs nuages
Des formes d’une mystérieuse beauté
Qui nous entraînaient aux éblouissants voyages
Dans quel vertige si troublement regretté ?
– Où les arcanes plus accessibles
D’abris floraux voisins du sol comme nos fronts
Se faisaient ingénus, riants, presque « visibles » ;
– Où nous soupçonnions aux cœurs des liserons.
Baignés du crépuscule irisé des calices,
Les petits amis ailés de menus ors bleus
Qui nous guettaient, malicieux complices
Des songes voletant au-dessus de nos jeux ;
Où nous savions, par les après-midi languides,
Le secret qu’un rayon confie aux lourds étangs
Pénétrés de tièdes ambres liquides, –
Ce qui rend tels appels inexpliqués, tintants,
Si purs et si désolés dans la nuit tombante ;
Le sens des regards lunaires pensifs
Qui paillettent d’argent verdâtre les récifs
Et la boule d’opale mouvante ;
– Ce que traduisent ces cris d’oiseaux inconnus.
Déchirants dans l’air magique et sonore
Teinté de saphir sombre avant l’aurore ;
Et même de quels clos mystiques sont venus
Vos affolants effluves de délices,
Jacinthes initiatrices
Qui devez embaumer les paradis rêvés,
Jacinthes d’où se sont tant de fois élevés
Ces brouillards d’incarnat délicieux qui fusent
Dans la limpidité cruelle des matins
Et m’empêchent de voir au si proche lointain
Les Iles de perle qui se refusent.
L’heure traîtresse
Le ciel d’une pâleur bleue et si tendre
Est doux comme une main de femme sur les yeux
Voici, sous le vent qui hâle, se tendre
Courbé, l’évoluant essor silencieux
D’une seule voile aux blancheurs comme pennées ;
La mer, en ses mollesses de réveil
Mouvant ses gemmes lourdes par traînées.
Garde les teintes des visions du Sommeil.
Le rire d’or des fenêtres chante
En le lilas moite des façades
Où biglèrent méchamment des vitres saignantes.
L’air pur encore des monstrueuses fumées
Est un baiser des bois aux sirènes des rades.
Les haines tristement bramées
Dans les navrantes, les déchirantes bises du soir
Dorment au clair – et dur – et froid métal des cloches.
Les quais, enfers sonnants de blocs, de chaînes et de pioches
Sont des cygnes sur des miroirs de nonchaloir
Des promesses de si neuves joies
Soufflent des collines blondes – à fleurs ouvertes. –
Assaillant les vouloirs encore inertes :
Ô l’enlacement des éperviers et des proies,
Ô les encombrantes moissons des poésies !
Mais, « par bonheur », – sous les Spartiates damas
Et les eiders, cilices d’orties,
On devine les longs étirements moins las
Des « dirigeantes », des sublimes énergies ! –
Bientôt dans le reflet purpurin des brasiers,
Soleils du Sud pour les casanières paresses,
Les corps seront, aux doux climats des ateliers,
La grappe trop gonflée « heureuse qu’on la presse »…
Et les esprits les moins vagrants d’affreux sentiers.
Cette Lagune
Cette lagune d’absinthe et son passeur noir,
Si loin que tout s’éclaire d’un jour de songe,
Ce miroir trouble où de l’or pâle fait des moires
Sur les fantômes des palmes élongées,…
… Ce souvenir est-il de cette vie ?
(Une étrangeté si élégiaque imprégnait l’air)…
Ou d’une autre existence incroyablement vieille ?…
… Je sais que de grands vols criards passaient, alertes,
Des vols d’oiseaux de formes jamais retrouvées ;
Qu’à terre croissaient des fleurs nacrées, gigantesques.
Dont les parfums trop vivants énervaient,
Instillaient une inquiétude si complexe,
Une inquiétude un peu douloureuse mais exquise.
Et, sur l’eau verte, filaient, penchés, des navires
Tout blancs d’une lourde et haute neige de voiles
Vers une passe lointaine, voilée
De grandes gazes d’opale et de saphir…
Sur le dernier dont la fuite glissante nous frôla
Une femme s’accoudait, languissante, sur la lisse :
Elle avait un sourire d’une grâce lasse
Comme résigné à de l’inconnu triste :
La caresse de ses yeux passa sur mes yeux
Et je rappris par une voix intérieure
Qu’elle vivait depuis toujours dans ma mémoire
Et que fuyait la mystérieuse heure propice
Avec la Triste appuyée sur la lisse,
La Triste que j’aimais depuis toujours sans le savoir.
Et la seule chère allait aux périls des brumes,
Moi vers les vénéneuses profondeurs boisées,
Prisonnier de la barque, du passeur noir.
De l’enchantement vert de la lagune,
Trop sûr de poursuivre à jamais, sans grand espoir,
Dès que faibliraient les sournoises magies,
Un vain fantôme, peut-être, de l’Aimée,
Par les confuses écumes de vieux sillages
Illisibles sur l’immense Mer…
Cruauté sentimentale
Ô bonheur d’oublier la rue âtre
Qui flue en reflétant les astres malveillants
Des quinquets rougeâtres ;
Les spectres hâtivement se coulant
Près des portes, ces transparences rousses
D’écaille fauve aux couchants d’hiver ;
Et l’haleine effroyablement fiévreuse et douce
Qui souffle des huis entrouverts
Et la moite brûlure des salles barbares
Où tournent des soleils aveuglants et brumeux
En d’ardents Simouns de parfums vénéneux
Dont les sens exaltants s’effarent ;
Ô joie et fraîcheur d’âme : S’évader
De l’hypnotisme des étoffes miroitantes,
Satins, ors tissés, aubes de feu flottantes –
Ivres d’irradier ;
De la maléfique et suave emprise :
L’orient des chairs qui s’irise
D’un lait de roses fulgurant, –
Neige florale plus follement lumineuse,
Sapide neige tiède aux parfums torturants,
Abominable et délicieuse !
… Réconfort du grand frais marin sauvage et vert
Au tardif crépuscule du large,
D’or vert si pâle sur le grand Vague désert, –
– Des senteurs vertes du quai bas et de la barge !
Le rythme des rames tinte dans le chenal
Aux brusques échos de cristal triste
Et fait vibrer la flèche de feu du fanal,
Jet de topaze où fluent des filets d’améthyste.
Dehors, la libre nuit glaciale s’abat,
Grand dôme d’un noir bleu diaphane :
La ville atroce est constellation, là-bas.
Soudain ces masses de cauchemar d’où émane
L’âme exquise des jardins mouillés
Et des bois dont pleurent les fragrantes écorces,
D’où m’attire comme une affectueuse force
Pleine de frissons familiers,
Se font plages de la côte amie…
Les feuilles craquent, grisantes, dans le sentier
Qui mord profondément la roche humide
Sous des arceaux noirs criblés d’étoiles.
La sève des puissantes ambiances,
Rassurante, semble instiller dans les moelles
La vie et simple et forte des essences.
Et comme la nuit s’éclaire faiblement
Vers les hauteurs, sous les branches plus aériennes,
D’un brouillard d’émeraude poudré d’argent,
Un encens comme plus intime et plus amène
M’envahit irrésistiblement.
Il n’est plus de sinistre ville
Souillant les pures ténèbres de jaïet
Où des lueurs fastes scintillent
Des flammes d’un soir diabolique et brouillé,
Dansantes aux piteux lacs d’Erèbe des flaques ;
Plus de couchants factices de fluide or
Où de magiques étoffes ruissellent et craquent,
Se froissent sous des chairs de luxe et de décor. –
(Les navrantes chairs plus radieuses !)
Rien n’est plus que les rochers veloutés de bois,
Que les falaises embaumées, silencieuses,
Puisque les encens en émoi
De mes ensorcelantes fleurs-fées,
De mes jacinthes aux parfums de ciel
Viennent au loin me faire accueil et comme appel
Et me jettent du rêve ami par bouffées.
Qu’importe, à présent que vous me parlez tout bas,
Mes roses, mes charmeuses confidentes,
Tout ce stupre dolent dont j’ai souffert là-bas,
Froid complice aux curiosités malfaisantes ?
Et que me font ces cœurs qui n’ont jamais fleuri
Ou qui se sont flétris de l’éclosion même,
Ces blessés répugnants qu’ont pansés le mépris
Et la risée – et qui salissent quand ils aiment ? –
– Ces corps passifs qui n’ont plus le droit de souffrir,
Qui se doivent fibre par fibre,
Cadavres somptueux bons à tout assouvir,
Menteurs dans la mort quand ils vibrent
Hantés de cauchemars au fond du noir sommeil
Sans la piété d’un bon dédain – chairs meurtries ! –
Beaux débris harcelés, embaumés et vermeils
À faire pleurer des valets de boucherie !
Oui, qu’importent ces inertes douleurs
Puisque vos silencieuses voix me pénètrent
D’une languide et comme poignante douceur
Inquiétante comme une souleur
Et si neuve de vous à mon être :
Je sens qu’une tristesse a frôlé le jardin :
(Vos effluves mettent en moi l’angoisse frêle
D’une rancœur plaintive et sans rien de hautain,
D’une peine dont rien ne se révèle,
Qu’exprime un mot de douloir humain,
Que je ressens – très loin en moi –, sans bien comprendre,
Mais avec un térébrant remords,
D’une rancœur cruellement blessée et tendre…
Vous dites qu’en le jardin qui s’éplore
La visiteuse indéfinissable est entrée,
Celle qui vient, – comment ? – et d’où ?
De tous hormis vous et moi-même ignorée,
L’indiscernable de mes rêves blancs et bleus,
Qui n’est pas un esprit des suprêmes royaumes,
Puisqu’en elle tout n’est pas robuste et joyeux,
Puisque sa nostalgie errante nous effleure
Aux jours de mélancolique félicité, –
Puisque vous m’avez – (si bas !) – chuchoté
Qu’elle pleure !
Oui, l’indicible a flotté sur la mort des lys,
Sous les berceaux effeuillés, sans fragrance,
Où n’arrivent plus vos haleines de délices ;
Car, sous les rameaux sans fleurs et comme souffrants,
On dirait une senteur des Printemps qui dorment
Sous le prisme à peine blêmi du Passé…
Fut-elle même, en ce Passé, l’une des formes
Qui venaient, en mes rêves solaires, glisser
Sur la frange des longs rayons flaves qui tremblent, –
Elle rien qu’« approche » duvetée – et qui semble
De l’air plus fraîchement ailé ?
Et moi, frigide égoïste à peine troublé
Par la misère fastueuse de ces femmes,
Là-bas, dans la fauve fournaise d’or,
De ces brillants, de ces charnels décors
Où hurlèrent et gémirent cent drames
De faim, d’horreur et de royale abjection.
Je sens mon cœur s’ouvrir « comme au soc un sillon »,