Histoire de Corse - Illustrée 1916 - Pierre Paul Raoul Colonna de Cesari-Rocca - E-Book

Histoire de Corse - Illustrée 1916 E-Book

Pierre Paul Raoul Colonna de Cesari-Rocca

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Beschreibung

Un pays de montagnes dans la mer: telle est la Corse, âpre et riante, qui tout à la fois repousse et accueille. Les plus hauts sommets se dressent dans la partie médiane de l’île, sur le bord occidental d’une dépression qui, de l’île Rousse à la marine de Solenzara, sépare la Corse granitique, à l’Ouest, et la Corse schisteuse, à l’Est. La ligne de faîte, qui atteint 2.710 mètres au monte Cinto, 2.625 mètres au monte Rotondo, n’est franchie que par des cols (foci ou bocche) élevés de plus de 1.000 mètres. C’est de ce côté que la partie ancienne de la Corse est le plus difficilement accessible. La vaste conque granitique du Niolo, d’où le Golo s’échappe par des gorges sauvages, abrite un peuple de bergers «couverts de poils» qui ont gardé, notamment dans la piève d’Asco, les mœurs d’autrefois. C’est une race de travailleurs, rude et vaillante. «Nulle part, dit un vieux dicton corse, on ne travaille autant que dans le Niolo.» Entre les hautes vallées du Golo et du Tavignano, sur un seuil élevé, Corte commande le passage de l’Ouest à l’Est: ce fut, au XVIIIᵉ siècle, le centre politique de l’île.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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COLONNA DE CESARI-ROCCA et LOUIS VILLAT ————

HISTOIRE D E C O R S E

———— OUVRAGE ILLUSTRÉ DE GRAVURES HORS TEXTE ———— 1916

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383835417

AVANT-PROPOS

Nous avons été guidés, en écrivant ce volume, par le souci constant de rattacher l’histoire de Corse à l’histoire générale du monde méditerranéen: par là seulement elle prend toute sa valeur et sa véritable signification. Dans l’anarchie méditerranéenne qui se prolonge à travers les siècles, la Corse est le jouet d’intrigues compliquées qui se sont nouées à Gênes, en Aragon, en Angleterre, en France même; elle est le champ de bataille où se vident des querelles, politiques et économiques, qu’elle n’a point provoquées; et l’on s’explique aussi qu’il faille suivre hors de Corse la glorieuse aventure de tant de Corses qui ne sont point revenus dans leur patrie. Napoléon tout le premier.

Car ce petit peuple a rempli le monde du bruit de sa gloire. Un génie comme Napoléon, un homme d’État comme Paoli, un diplomate comme Pozzo di Borgo, un guerrier comme Sampiero suffiraient à sa réputation. Mais l’éclat de ces noms a laissé les autres dans l’ombre: la nation corse était si peu connue. Quelles en sont les origines? Quels éléments la constituent? Quelle fut son évolution? Que doit-elle aux Romains, aux Arabes, à Pise, à Gênes? Quelles étaient ses mœurs, son développement économique? Pour comprendre la constitution de Paoli, il faut la replacer dans la continuité de la vie corse, à la suite des tentatives d’organisation nationale dont témoignent les consultes d’Orezza et de Caccia.

Bien que l’esprit de cette collection nous interdise en principe d’entrer en discussions sur des points controversés, nous avons dû exprimer les raisons qui nous font repousser certaines opinions généralement admises. La légende de Ugo Colonna, la constitution de Sambocuccio, l’origine corse de Christophe Colomb sont-elles compatibles dans une certaine mesure avec la gravité de l’histoire? Les détails dont s’agrémentent la biographie de Sampiero ou les généalogies des Bonaparte reposent-ils sur quelques points d’appui solides? C’est ce que nous avons tenté d’élucider dans une étude sur l’évolution de l’historiographie corse, où nous verrons comment se sont élaborées ces opinions et dans quelles proportions la vérité a contribué à leur formation.

Ces quelques observations portent sur des noms assez universellement connus pour mériter qu’on ne laisse pas s’accréditer autour d’eux des légendes sans consistance. Nous ne les multiplierons pas, car ce modeste ouvrage ne saurait viser à l’érudition. Tout son mérite consiste en un choix consciencieux d’opinions et d’extraits empruntés aux études récentes les plus poussées[A]. Grâce à M. Driault, nous avons pu donner un copieux aperçu des négociations diplomatiques qui, pendant plus de trente ans, préparèrent l’annexion de la Corse à la France. Les travaux de MM. Arthur Chuquet, l’abbé Letteron, Dom Ph. Marini, Pierre Piobb (comte Vincenti), Paul et Jean Fontana, Le Glay, Le lieut.-col. Campi, A. Ambrosi, Franceschini, Lorenzi de Bradi, le capitaine Mathieu Fontana, Joseph Ferrandi, A. Quentin, le capitaine X. Poli, le marquis d’Ornano, Courtillier, ont contribué à la formation d’une synthèse que nous aurions voulue irréprochable, mais il serait présomptueux de la considérer comme définitive: il faudra la tenir au courant, la compléter, la rectifier. C’est pourquoi nous nous adressons à ceux-là mêmes dont les œuvres nous ont servi de guide pour solliciter leur critique ainsi que la collaboration de tous ceux qui étudient le passé de notre grande île méditerranéenne.

L’introduction bibliographique, ainsi que les chap. IV, V, VI, VII,VIII et IX sont de M. Colonna de Cesari Rocca; les autres chapitres sont de M. Louis Villat.

INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUEL’ÉVOLUTION DE L’HISTORIOGRAPHIE CORSE

Le chroniqueur Giovanni della Grossa.—La légende de Ugo Colonna.—Les continuateurs de Giovanni. Versions de sa chronique.—Pietro Cirneo.—Les historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.—Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.—Les historiens du XIXᵉ siècle.—Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.—Les ouvrages récents.—L’histoire d’après les sources originales.

Le chroniqueur Giovanni della Grossa.—On peut dire de Giovanni della Grossa et de Pietro Cirneo que leurs chroniques sont les sources uniques d’histoire interne du Moyen Age en Corse utilisées jusqu’à nos jours. Je parlerai peu du second dont la réputation surfaite a fâcheusement influencé les historiens modernes. Il n’est utile que pour l’histoire des mœurs de son temps, et parce que les détails de son livre prouvent l’existence de sources plus anciennes utilisées par lui et par Giovanni. Celui-ci, au contraire, d’une absolue véracité pour l’histoire de son temps (1388-1464), a fait des deux siècles qui précèdent un récit auquel on ne saurait reprocher que quelques erreurs chronologiques dont certaines sont imputables à ses copistes ou continuateurs.

Car nous ne possédons aucune reproduction exacte du texte de Giovanni qui serait si précieux. De même qu’il a absorbé les travaux de ses prédécesseurs, son œuvre s’est transformée sous la plume de ceux qui l’ont continuée. Les lois de l’historiographie orientale déduites par Renan trouvent en Corse leur application: «Un livre, dit-il, tue son prédécesseur: les sources d’une compilation survivent rarement à la compilation même. En d’autres termes, un livre ne se recopie guère tel qu’il est, on le met à jour en y ajoutant ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir. L’individualité du livre historique n’existe pas, on tient au fond et non à la forme, on ne se fait nul scrupule de mêler les auteurs et les styles; on veut être complet, voilà tout. Recopier, c’est refaire.»

C’est pourquoi les différentes versions qui nous sont parvenues de l’œuvre de Giovanni, ne nous en donnent qu’une idée imparfaite. Les deux principales sont du XVIᵉ siècle et enrichies des fruits de l’érudition, voire de l’imagination des copistes. On ne saurait cependant lui disputer la gloire d’avoir créé l’Histoire corse; quant aux responsabilités dont les écrivains modernes l’ont chargé, elles paraissent, après un examen consciencieux de l’homme et de l’œuvre, remarquablement amoindries.

Né en 1388 à la Grossa, village de la seigneurie de la Rocca, Giovanni étudia la grammaire à Bonifacio et continua ses études à Naples qui, au temps du comte Arrigo, attirait les jeunes Corses curieux de s’instruire. Les étapes de sa carrière sont de nature à lui mériter notre confiance; notaire-chancelier au service des gouverneurs génois de 1406 à 1416, chancelier de Vincentello d’Istria, comte de Corse de 1419 à 1426, de Simone da Mare, seigneur du Cap-Corse de 1426 à 1430, des Fregosi, des légats pontificaux et de l’Office de San-Giorgio, jusqu’en 1456, en un mot de tous les maîtres de la Corse, il a écrit l’histoire de son temps avec une impartialité que n’a démentie aucun des documents utilisés depuis.

Pour l’histoire des époques qui précèdent, Giovanni se servit de matériaux imparfaits, transcrits sans chronologie ou mal ordonnés, de traditions locales dénuées de sens critique, en un mot de fragments isolés dont le groupement encore aujourd’hui ne s’effectuerait pas sans peine. Tout le monde a observé la facilité avec laquelle le récit du plus simple événement se modifie et se dénature par la transmission: les légendes corses que la plume d’un éminent écrivain, M. Lorenzi de Bradi, nous raconte dans l’Art antique en Corse, ne sont que l’écho poétisé de récits que la chronique nous a livrés sous une autre forme, et elles n’en diffèrent que parce que l’auteur a voulu les tenir directement des pâtres de ses montagnes.

Sur tous les points de la Corse, Giovanni della Grossa recueillit les traditions et les rares manuscrits qui s’y trouvaient. D’un côté des Monts et de l’autre, il se heurtait à des opinions, à des récits contradictoires; les mœurs étaient différentes, le souvenir du passé s’y transmettait sous des formes diverses, et s’y présentait sous des couleurs qui lui paraissaient nouvelles. Ses narrateurs étaient des gens primitifs, et l’individu primitif est étranger aux notions de temps et d’espace: pour lui, les événements antérieurs à sa naissance subissent dans leur classement l’influence de l’époque où ils lui ont été racontés; un fait ne lui paraît éloigné que par rapport au jour où il en a pris connaissance. Voilà comment Giovanni se trouva parfois en possession de deux récits du même épisode pourvus de divergences assez graves pour les faire reporter à des dates extraordinairement diverses. Giovanni n’avait ni le temps, ni les moyens de se livrer à des opérations de critique auxquelles ses contemporains les plus érudits étaient étrangers; elles lui eussent cependant révélé parfois la dualité de la composition. Quand tous les matériaux de son œuvre furent réunis, il dut donner à sa chronique un développement assez vaste pour les embrasser tous. L’imagina-t-il ou suivit-il le chemin déjà tracé par de plus anciens chroniqueurs? Les deux hypothèses sont tour à tour vraisemblables, suivant les cas. Pour le guider dans ce travail de classement, il ne rencontra que des mémoires généalogiques, bases de toute histoire chez les peuples primitifs. Pietro Cirneo, qui les ignora, nous prouve le désordre des matériaux historiques en son temps, car il ne nous a laissé que des récits dépourvus de liens et dont la portée ne peut être comparée, même de loin, à l’œuvre de Giovanni. Ce dernier se servit des mémoires domestiques des seigneurs de Cinarca et du Cap-Corse chez lesquels il remplit tour à tour l’office de chancelier. Et, c’est pour n’avoir pas fréquenté les derniers marquis de Massa, encore vaguement seigneurs en Corse, mais vivant en bourgeois pauvres à Pise ou à Livourne, qu’il négligea l’antique histoire du Marquisat de Corse, qui n’était déjà plus pour notre historien que la Terre de la Commune.

Il serait presque puéril de défendre Giovanni della Grossa de l’accusation de mensonge portée contre lui par Accinelli, Jacobi et tant d’autres à cause des fables d’origine payenne dont il a agrémenté le commencement de son livre. Giovanni se conformait à l’usage de son temps; l’histoire était alors avec la philosophie les seules matières où pût s’exercer la passion éternellement humaine du collectionneur. Il fallait être complet. En taisant ces légendes, alors populaires, Giovanni eût paru les ignorer et se fût attiré le dédain de ses contemporains. En les insérant, il faisait acte d’homme qui a tout lu et ne se croyait pas plus imposteur ou même crédule que ne se pouvait supposer tel un Romain du temps d’Auguste sacrifiant à ses dieux. Giovanni commit l’erreur d’adopter ou de conserver un classement qui rejetait à des époques reculées des événements relativement proches; mais l’illusion qu’il crée ne résiste pas à une lecture réellement attentive de son œuvre, car on y trouve des points de repère qui ramènent les faits à leur plan réel. Une quantité suffisante de documents permet aujourd’hui d’en assurer le contrôle chronologique. Les copistes de Giovanni (Ceccaldi, lui-même) ont parfois altéré involontairement son texte et fait éclore de véritables contre-sens. On s’étonnera aussi de trouver disjoints dans la Chronique des enchaînements d’épisodes dont la tradition précise était intacte encore au XVIIᵉ siècle ainsi qu’en témoignent des manuscrits de cette époque, et l’on en conclut toujours que les morceaux étaient bons, mais qu’ils ont été souvent assez mal ajustés. De fait, les souvenirs enregistrés dans la mémoire de ceux qui renseignèrent Giovanni della Grossa ne remontaient pas à plus de deux siècles, mais l’imagination leur donnait un développement chronologique en rapport avec celui de l’histoire générale. Nous en trouvons les preuves dans les éléments de la légende de Ugo Colonna.

La légende de Ugo Colonna.—On a reproché à Giovanni d’avoir, pour rattacher son maître Vincentello d’Istria à la maison alors extrêmement florissante du pape Martin V, inventé ou conservé la légende de Ugo Colonna. L’influence de ce récit épique fut immense en Corse, et les anachronismes dont il est appesanti n’ont pu le détruire dans l’esprit des insulaires; les lettres patentes des rois de France et des princes italiens dotèrent Ugo Colonna d’une authenticité officielle bien que l’histoire ne puisse lui ouvrir ses pages sans restriction; sa personnalité a fait couler des flots d’encre, et Napoléon, lui-même, dans ses Lettres sur la Corse, s’irrite des contestations dont elle est l’objet. Par la suite, cette légende acceptée par le plus grand nombre, repoussée par les autres, servit de criterium aux érudits pour juger les historiens. Ceux qui lui ont refusé toute vraisemblance en ont attribué la composition à Giovanni. Elle est cependant le produit d’une époque plus ancienne: le compilateur qu’était Giovanni pouvait transcrire un récit comme on le lui avait livré, il aurait apporté plus de soin à une composition qui eût été sienne, et à laquelle il eût voulu imprimer la vraisemblance de l’histoire: il a simplement reproduit un texte d’épopée. «L’épopée, suivant la définition de M. Kurth, est la forme primitive de l’histoire, c’est l’histoire telle que le peuple la transmet de bouche en bouche à la postérité... Elle ne retient que ce qui a frappé l’imagination et ne garde plus d’autre élément historique que le grand nom auquel se rattachent les faits qu’elle raconte.» Nous allons retrouver dans la «biographie» de Ugo Colonna tous les caractères de l’épopée.

Suivant la Chronique, à la fin du VIIIᵉ siècle, le peuple de Rome s’étant révolté contre le pape Léon III, les chefs des rebelles obtinrent leur pardon à la condition d’aller conquérir la Corse sur le roi maure Negulone (ou Hugolone). Ugo della Colonna, seigneur romain, qui s’était montré l’un des plus acharnés contre le pontife, passa dans l’île avec un millier d’hommes et la conquit. Le pape le confirma dans la possession de la Corse et créa cinq évêchés qui furent soumis aux archevêchés de Gênes et de Pise. Plus tard, le roi de Jérusalem, Guy, ayant été vaincu par Saladin, les Maures tentèrent une descente en Corse; alors les fils de Ugo, avec l’aide du comte de Barcelone, qui jadis avait été l’allié de leur père, taillèrent en pièces les envahisseurs, et, maîtres de l’île, purent en transmettre la seigneurie à leurs descendants. Des compagnons de Ugo, la tradition fait sortir la féodalité insulaire.

Telle est la légende; on y reconnaît dès l’abord l’unification artificielle et grossière de deux compositions différentes d’époques et de gestes. Pris isolément, chacun des événements rapportés est contrôlable: la révolte des Colonna contre le Pape (1100), le partage des évêchés (1123), les guerres de Guy de Lusignan contre Saladin (1192), l’expédition du comte de Barcelone (1147) sont des faits qui se produisirent dans l’espace de temps normalement occupé par deux générations. Le nom même de Negulone rappelle celui de Nuvolone ou Nebulone consul de Gênes en 1162, de la race des Vicomtes, dont les descendants possèdent des terres au Cap-Corse. Que les Génois aient été confondus par la légende avec les Sarrasins, c’est fort possible puisqu’ils le furent dans les chroniques savoisiennes et provençales.

Les grandes luttes contre les Maures sont plus anciennes et se rattachent au cycle de Charlemagne. Les princes ou seigneurs du nom de Hugues qui y prirent part, furent assez nombreux pour que ce nom synthétisât les souvenirs attachés aux vainqueurs des Sarrasins. Quant au nom même de Charlemagne, il était indispensable qu’il figurât dans une œuvre de ce genre; c’était un usage absolu dans tout l’Occident de rapporter à l’époque du grand empereur les événements de toute date qui avaient frappé l’esprit des masses. Le roman de Philomène et la Vita Caroli magni et Rolandi nous en fournissent des exemples; il semble que cette époque seule ait été capable d’éveiller la curiosité populaire. N’eût-elle pas d’autre utilité, la légende nous est précieuse en ce qu’elle montre l’île participant au XIIIᵉ siècle au courant d’idées qui s’élevait en Occident. Je dis au XIIIᵉ siècle, car, je le répète, ces conceptions héroïques ne sauraient être imputées à Giovanni. Les débuts de la légende semblent plutôt remonter à l’époque où un guerrier venu de Sardaigne ou d’Italie s’étant imposé sur un point de la Corse, (XIIᵉ siècle) prétendit, «qu’il appartenait à la souche des anciens seigneurs». Ce guerrier prit le nom de Cinarca qu’il laissa à ses descendants (Cinarchesi), et quand ceux-ci voulurent justifier de leur origine et de l’ancienneté de leurs droits, un dédoublement du récit de l’invasion ancestrale donna place à la légende. Par la suite, il en fut de celle-ci comme des rescrits composés par les monastères, ou les particuliers au cours de certains procès pour remplacer les titres égarés ou détruits. La bonne foi n’en était pas exclue, et si l’imagination comblait les lacunes creusées par l’ignorance ou l’oubli, la vérité, quant au fond, était respectée. Les souvenirs populaires s’en mêlant, on refoula bien loin les racines de l’arbre généalogique en rejetant à l’époque de Charlemagne la première conquête, qui, effectuée sur les infidèles, créait à la postérité du héros insulaire des droits imprescriptibles.

Il n’y a pas d’effort à faire pour percevoir à travers la légende une partie de la vérité historique. Si nous l’examinons de près, rien en elle ne nous choque ni ne nous étonne; chacun des faits qu’elle énonce trouve sa place dans une chronographie générale. Seule l’identité du conquérant n’est pas établie. Certes il serait audacieux de voir en lui un membre de la famille Colonna, mais cette hypothèse envisagée dans le cadre du XIIᵉ siècle n’a plus rien d’incompatible avec l’histoire. Bien plus; à une époque où la transmission des héritages par les femmes rapprochait historiquement les familles, les marquis de Corse et les comtes de Tusculum, ancêtres des Colonna, pouvaient se considérer comme d’origine commune; mais la sincérité avec laquelle s’élabora la légende est encore moins discutable quand on constate que l’historien Liutprand (Xᵉ siècle) fait d’Albéric, prince de Rome, aïeul incontesté des comtes de Tusculum, le fils du marquis Albert, (petit-fils de Bonifacio) ancêtre des Obertenghi, marquis de Corse. Muratori, au XVIIIᵉ siècle, corrigea cette erreur matérielle, mais, jusque-là, combien d’écrivains, dont Baronius et Fiorentini, l’avaient reproduite!

Si l’on tient compte des conditions dans lesquelles s’est formée l’épopée corse des origines féodales, on en usera avec Giovanni della Grossa un peu moins cavalièrement que ne l’ont fait certains écrivains modernes: le livre de Giovanni est l’écho des idées de plusieurs générations de Corses, et à ce titre, il a droit à toute notre attention. Si la première partie de son œuvre ne peut être considérée comme une source, elle est un instrument précieux de reconstitution; son rôle ne doit être qu’auxiliaire, mais on ne saurait repousser son appoint quand les faits qu’elle rapporte, n’étant contrariés par aucun monument, trouvent leur place logique et naturelle au milieu des témoignages voisins de temps ou d’espace. En outre, si, appliquant à l’histoire un procédé mathématique, nous considérons la Corse des XIIIᵉ et XIVᵉ siècles comme un produit dont il faut rechercher les facteurs, les traditions nous fourniront les éléments de la contre-épreuve. On ne leur discutera pas ce crédit quand on aura constaté combien il est facile de les débarrasser de leur clinquant imaginatif et de restituer aux faits leur valeur réelle.

Les continuateurs de Giovanni della Grossa. Versions de sa chronique.—Des deux principales versions de Giovanni, la plus répandue est celle de Marc’Antonio Ceccaldi, dont Filippini inséra littéralement le texte dans son Historia di Corsica imprimée à Tournon en 1594. Aux chroniques de Giovanni della Grossa et de Pier’Antonio Monteggiani (son continuateur, 1464-1525) qu’il avait abrégées et remaniées, Ceccaldi ajouta celle de son temps (1526-1559), que Filippini continua et publia avec les autres sous son nom. M. l’abbé Letteron a donné, dans le Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse, une traduction française de cet ouvrage considérable et précieux surtout en raison de la sincérité des auteurs.

L’autre version ne fut connue pendant longtemps que par les copies qu’en avait fait exécuter, au XVIIIᵉ siècle, un officier corse au service de la France, Antonio Buttafoco. M. l’abbé Letteron, qui a publié en 1910, dans le Bulletin Corse, le texte de la Bibliothèque municipale de Bastia, a cru pouvoir lui imposer le titre de Croniche di Giovanni della Grossa e di Pier’Antonio Monteggiani. Il se peut que le plus ancien rédacteur ait suivi d’assez près le texte de Giovanni, car on y retrouve sous une indiscutable clarté des phrases que Ceccaldi, malgré la supériorité de son style, avait altérées; mais il n’est pas douteux que ses successeurs y ont glissé des interpolations de leur cru qu’il ne faut accueillir qu’avec circonspection. Un des transcripteurs du XVIIᵉ siècle emprunta à la Chronique aragonaise de Zurita et aux Annales génoises de Giustiniani des renseignements dont il fit un judicieux usage; il inséra en outre à leur place chronologique des copies de documents extraits des Archives de la Couronne d’Aragon, qui, malgré leur imperfection, dotèrent la Corse d’une ébauche de code diplomatique. Dans l’ensemble, si l’on met de côté les interpolations suspectes qu’il est facile de reconnaître, cette œuvre reste d’un prix inestimable, surtout pour l’histoire des XIIIᵉ, XIVᵉ et XVᵉ siècles.

Mais si la chronique de Giovanni a fourni une grande partie des éléments de ce travail, il ne semble pas que Monteggiani en soit l’unique auteur. En effet, l’œuvre de celui-ci qui s’étend de 1465 à 1525 nous est connue, au moins pour le fond, par le livre de Filippini. Or, si l’on compare les deux versions, on constate que l’on est, pour cette période, en présence de deux chroniques différentes aussi bien par le plan général que par les détails, par la mise en valeur des personnages ou des événements que par le choix des anecdotes. Les deux récits sont également véridiques, ils se complètent l’un l’autre, mais on ne saurait les attribuer au même auteur.

Pietro Cirneo.—Les mouvements de réaction subis par l’historiographie au siècle dernier profitèrent à Pietro Cirneo au détriment de Giovanni. Ces mouvements ont été définis par M. Kurth dans sa remarquable étude sur l’application de l’épopée à l’histoire: «Les historiens, dit-il, n’étudiaient que des documents et non des esprits. Une fois que les faits ne rendaient pas le son de l’authenticité, ils les éliminaient impitoyablement sans leur accorder une valeur quelconque. Mensonge ou fable, tel était leur jugement sommaire, et ils croyaient avoir rempli toute leur mission quand ils avaient expulsé de l’histoire, non sans mépris et parfois avec colère tout ce qui ne rendait pas le son de l’authenticité.» Nul écrivain plus que Giovanni n’a été, de la part de ceux qui lui doivent tout leur savoir, l’objet d’un dédain plus immérité.

En gardant le silence à l’égard des fables payennes et des récits épiques, Pietro Cirneo (1447-1503) s’acquit une réputation de discernement qui l’éleva, dans l’esprit de nombreux écrivains, bien au-dessus de Giovanni. De fait, son De Rebus Corsicis n’est guère qu’un recueil de récits classés à l’aventure et dans lesquels l’auteur, à l’instar de ses contemporains Æneas-Sylvius, Paul Jove, Bembo, se préoccupe moins de dire vrai que de bien dire. Son testament, en nous révélant que la bibliothèque d’un érudit corse pouvait valoir en richesse celle d’un lettré toscan, nous apprend aussi que si Pietro se proposait de rechercher des documents pour terminer son histoire, il ne possédait pas le moindre ouvrage relatif à la Corse. Quand il rencontrait dans Quinte-Curce ou dans Tite-Live une période agréable, de sonorité ou de couleur chatoyante, il s’empressait d’en sertir quelque trait destiné à son œuvre. Les historiens de Rome, telles étaient les sources que Pietro Cirneo employait à son histoire de la Corse. Son manuscrit fut publié au XVIIIᵉ siècle par Muratori dans le tome XXIV des Rerum italicarum Scriptores.

Historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.—La plupart des histoires, annales, chroniques produites au cours du XVIIᵉ siècle, bien qu’assez nombreuses, étant restées manuscrites, n’ont exercé sur l’historiographie aucune influence. Parmi ceux de ces ouvrages dont l’existence a pu être contrôlée, les travaux de Biguglia, de Canari et de Banchero (ces derniers publiés en partie dans le Bulletin Corse) ainsi que ceux d’Accinelli (1739) méritent d’être consultés. Deux ouvrages français anonymes (le second attribué à Goury de Champgrand), parus en 1738 et 1749, n’offrent guère d’intérêt que pour la biographie de Théodore de Neuhoff. En 1758, l’imprimerie de Corte donne la Giustificazione della Rivoluzione di Corsica, plaidoyer historique plein d’éloquence. L’intervention française et la conquête de l’île provoquent de nombreuses publications, entre autres l’Etat de la Corse de l’Anglais Bosswell (1768), «ami enthousiaste de Paoli et de ses concitoyens, dit M. Louis Campi, qui consacra sa fortune à la défense de leurs droits». Puis apparaissent les histoires générales de Cambiagi (1770-1772), Germanes (1771-1776), Pommereul (1779), Limperani (1779-1780). Quoiqu’écrite «au coin du feu», l’Histoire des Révolutions de l’Ile de Corse, de Germanes, renferme de nombreux renseignements sur les mœurs corses et les expéditions françaises; quant à celles-ci, Pommereul, qui fait par ailleurs à Germanes de nombreux emprunts, est mieux informé, ayant pris part, lui-même, aux dernières campagnes. On a accusé Pommereul de partialité; il rend cependant justice aux Corses dont il loue fréquemment la bravoure, et s’excuse en quelque sorte, de l’insuffisance de ses informations: «On ne doit pas être surpris, dit-il, de trouver plus de détails sur l’attaque des Français que sur la défense des Corses. C’est à ceux-ci à nous apprendre ce qu’ils ont fait de leur côté pour nous repousser.» L’abbé Rossi combla plus tard cette lacune (1822), mais l’impression de son important ouvrage n’est pas encore terminée.

Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.—Germanes et Pommereul s’étaient contentés de suivre les sentiers tracés par Filippini; Cambiaggi (Istoria del Regno di Corsica, 4 vol. 1770-72) et Limperani (Istoria della Corsica, 2 vol. 1779-1780) visèrent plus haut. En publiant le recueil des écrivains italiens, Muratori avait ouvert aux historiens de la Corse des horizons nouveaux: les annales génoises et pisanes abondaient en renseignements inconnus des vieux chroniqueurs. Cambiagi et Limperani puisèrent dans cette œuvre immense, ainsi que dans l’Italia Sacra d’Ughelli, une quantité considérable de citations qui entourèrent leurs ouvrages d’un appareil d’érudition imposant, mais parfois fragile. Les chartes de donations aux moines de Monte-Cristo, entre autres, leur fournirent des conclusions erronées, la plupart étant antidatées de plusieurs siècles, et certaines n’offrant aucun caractère d’authenticité. Par une interprétation malheureuse des cahiers de Pietro Cirneo, Limperani donna naissance au plus grossier anachronisme que l’historiographie ait enregistré et que nombre d’écrivains contemporains s’obstinent encore à reproduire: il reporta au XIᵉ siècle l’existence de Sambocuccio d’Alando et le mouvement populaire dont ce personnage fut le chef (1359) (V. chap. VII). Puis incapable de borner son imagination, il inventa de toutes pièces un Sambocuccio, seigneur d’Alando, qui chassait de Corse les Cinarchesi (à une époque où leur présence y est incertaine), détruisait les repaires des barons, puis, à l’instar des Lycurgue et des Solon, dotait la Terre de la Commune d’une constitution adéquate à ses besoins et se révélait aussi judicieux législateur qu’il s’était montré courageux capitaine.

Bien que Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo se soient accordés pour faire aboutir le mouvement de Sambocuccio à l’occupation génoise et au gouvernement de Giovanni Boccanegra, Limperani, dont le texte est constellé de références, appuyait sa nouvelle théorie sur l’autorité de ces deux chroniqueurs. Or, on chercherait en vain dans leurs œuvres un mot touchant le Sambocuccio de l’an mille aussi bien que le Sambocuccio législateur. Limperani avait la manie de rectifier l’histoire, et on remarque, dans ses deux volumes, plusieurs exemples de l’oblitération de sa clairvoyance. Limperani vivait à une époque où la foi nouvelle en la liberté et la fraternité enfantait autant de légendes que la foi religieuse en avait créées; c’était le temps où, pour défendre le fictif Guillaume Tell, insuffisamment consolidé par Tschudi, on recourait à des falsifications et des fabrications de documents d’ailleurs maladroites. L’atmosphère d’enthousiasme libéral dégagée par les contemporains de Montesquieu et de Jean-Jacques, devait séduire ce Corse instruit, mais incapable d’imposer aux écarts de son imagination un contrôle judicieux. Aveuglé par une théorie qui attribuait à la Corse une constitution communale au XIᵉ siècle, il trouva, pour l’appliquer, un prétexte dans le désordre des cahiers de Pietro Cirneo. La vie de Sambocuccio y précédait celle de Giudice, et ce fut pour Limperani un trait de lumière: il ne considéra pas que Sambocuccio y requérait l’intervention du gouverneur Boccanegra (1359), et allait lui-même à Gênes solliciter l’envoi de Tridano della Torre (1362). Il ne voulut pas s’apercevoir que Pietro attribuait au second Giudice (XVᵉ siècle) la biographie du premier (XIIIᵉ siècle), et que ces transpositions n’avaient peut-être pour origine que l’interversion des feuillets du manuscrit primitif!

C’est pourquoi sous l’influence de Limperani, les historiens de la Corse crurent faire preuve de jugement en adoptant ce que, de bonne foi, ils croyaient la chronologie de Pietro Cirneo: «Entre Giovanni et Pietro, déclare l’abbé Galletti, nous n’hésitons pas à nous prononcer pour ce dernier.» Au cours du XIXᵉ siècle, Renucci et Robiquet seuls se conformèrent au texte de Giovanni, qui, presque contemporain de Sambocuccio, ne méritait pas d’être suspecté sur ce point. Tous les autres suivirent le système de Limperani. Gregori, dans son édition nouvelle de Filippini, inséra une chronologie de la Corse qui consacra la fable de Sambocuccio législateur de l’an mille; nous la retrouvons reproduite dans Jacobi, Friess, Gregorovius, Galletti, Mattei, Monti, Girolami-Cortona, tous auteurs d’histoires générales de la Corse; également dans le Grand Dictionnaire Larousse et la Grande Encyclopédie, sans parler des ouvrages de moindre importance. L’Inventaire des Archives départementales de la Corse (1906) maintient encore cette chronologie erronée. D’ailleurs, l’historien de la Corse le plus considérable et le plus consciencieux, l’abbé Rossi, confiant en Limperani, accepta les yeux fermés, l’histoire de Sambocuccio ainsi modifiée.

Les historiens du XIXᵉ siècle.—L’œuvre de l’abbé Rossi, écrite à l’époque napoléonienne, est la seule au XIXᵉ siècle dont l’auteur s’est soucié de documentation; mais restée manuscrite jusqu’en 1895, elle découragea longtemps les curieux par sa graphie péniblement déchiffrable. La patience de M. l’abbé Letteron a triomphé de cet obstacle, et treize volumes sur dix-sept ont déjà été imprimés par les soins de ce dernier. Ces treize volumes sont consacrés au XVIIIᵉ et au commencement du XIXᵉ siècle; ils sont riches en détails précis et en informations puisées aux meilleures sources.

Les autres histoires générales de la Corse ne varient guère que par l’étendue. Cependant on consultera avec fruit Renucci (1834) pour la période qui s’étend de 1769 à 1830, et, pour l’ensemble, les Recherches historiques et statistiques de Robiquet (1835) qu’une critique toujours en éveil garde des erreurs où tombèrent ses contemporains Gregori et Jacobi. Gregori a enrichi son édition de Filippini (1827) de documents empruntés, pour la plupart, aux manuscrits exécutés par les soins de Buttafoco; mais ayant négligé de les collationner sur les originaux, il imprima les altérations dont chaque transcripteur avait fourni son appoint. De Jacobi (1835) on peut dire que l’amour de son pays l’écarta fréquemment du chemin de la vérité. Les portraits reproduits dans l’Histoire illustrée de la Corse de Galletti (1865) constituent le mérite de cette compilation patriotique mais médiocrement digérée. L’Histoire de Friess (1852) (réserve faite de l’anachronisme de Sambocuccio), est un bon résumé de Filippini, poursuivi avec un souci constant d’exactitude jusqu’en 1796. Celle de Gregorovius (1854), ce «Latin éclos au milieu des Teutons», est le groupement de morceaux pleins d’éloquence; mais l’auteur, étranger à toute méthode historique, a reproduit sans jugement et sans critique les fables et les opinions courantes par quoi se comblent auprès des masses les lacunes de l’histoire.

Le docteur Mattei, dans ses Annales de la Corse (1873), a réuni et classé chronologiquement une quantité importante de notices; si méritoires qu’ils soient, ses efforts mal dirigés n’ont pas obtenu le résultat que l’auteur en attendait. Cependant, on trouverait dans ce recueil des matériaux utilisables après une révision serrée des dates et un rapprochement des sources qui ne sont que rarement indiquées. Chez lui, Sambocuccio, dédoublé, paraît au onzième et au quatorzième siècle. Les Annales de la Corse, ainsi que l’Histoire de Mᵍʳ Girolami-Cortona (1906) riche en renseignements statistiques, sont indispensables à ceux qui s’occupent de la période contemporaine.

Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.—La plupart des écrits du XIXᵉ siècle ont contribué à la diffusion d’allégations inexactes et de légendes sans consistance qui ne se rencontrent pas chez leurs prédécesseurs; et, malheureusement, ce ne sont pas les personnages de moindre envergure qui ont attiré leur attention.

Sampiero.—S’il est en Corse un nom populaire après ceux de Napoléon et de Paoli, c’est sans conteste celui de Sampiero, qui acquit en son temps la réputation d’un des plus braves capitaines de l’Europe. Cette popularité est justifiée à double titre. Rompant le premier avec les pratiques individualistes qui déchiraient la Corse, il éveilla chez ses compatriotes le sentiment de la dignité collective: du pays, il fit la patrie. Ce ne fut pas tout: si Sampiero a mérité d’être appelé le premier Corse français, ce n’est pas seulement pour avoir été en son temps l’un des capitaines les plus remarquables de la Couronne, mais parce qu’on lui doit le premier essai que firent les Corses de la nationalité française. Et cette expérience fut telle que son souvenir resta sinon comme le flambeau, du moins comme l’étoile lointaine qui guida plus tard les premiers partisans de l’annexion française. Entre le Moyen Age et les temps modernes, la physionomie de Sampiero synthétise la Corse d’autrefois, rebelle aux contraintes et aux dominations, et la Corse du XVIIIᵉ siècle, attirée plutôt que conquise par une patrie plus grande, au charme irrésistible, qui saura l’unir à elle sans l’absorber et lui faire place dans son histoire sans l’amoindrir.

On ne s’étonnera donc pas que la personnalité de Sampiero ait tenté des écrivains et des artistes. Le célèbre romancier Guerrazzi et l’aimable conteur Arrighi, dont il a été dit «qu’il puisait dans son patriotisme les sources de l’histoire», ont laissé des Sampiero que l’on lit encore avec plaisir aujourd’hui: leurs récits, qui n’ont que des rapports lointains avec la vérité, n’abusent personne.

Il n’en est pas de même des généalogistes comme Biagino Leca d’Occhiatana et Lhermite Souliers, et des courtisans comme Canault dont les œuvres mercenaires ont engendré de grossières erreurs. Le premier, envoyé en Corse par le maréchal Alphonse d’Ornano, en rapporta les pièces que celui-ci présenta, peut-être de bonne foi, à l’Ordre du Saint-Esprit, mais qui n’en étaient pas moins les fruits d’une complaisance évidente. C’est sur la foi de ces documents que de nombreux ouvrages donnent à Sampiero le nom d’Ornano; mais il faut remarquer que celui-ci, bien que seigneur d’Ornano du chef de sa femme, ne fit jamais usage de ce nom et ne se prévalut jamais d’une noble origine. Sa correspondance est toujours signée «Sampiero da Bastelica» ou «Sampiero Corso».

Il était né, en effet, à Bastelica, et non «au château de Sampiero sur le Tibre» ainsi que l’assure la Biographie Firmin-Didot. Relevons à son sujet quelques assertions erronées. Il ne servit point comme page dans la maison du cardinal Hippolyte de Médicis qui était de treize ans plus jeune que lui. Il ne fut jamais colonel-général des Corses, charge qui ne fut créée qu’après sa mort pour son fils Alphonse, non plus que colonel du Royal-Corse, ce genre de dénomination étant inconnu au XVIᵉ siècle.

Bayard, ainsi que le connétable de Bourbon, raconte-t-on aussi, auraient exprimé hautement leur admiration pour Sampiero. On ne saurait sans parti pris nier ces propos: le colonel des Corses était digne de l’estime de ces braves capitaines, mais si celle-ci s’est manifestée, il est certain que ce ne fut que sous la plume d’écrivains du XIXᵉ siècle.

Sixte-Quint.—On trouvera, dans certains ouvrages, Sixte-Quint au nombre des personnages illustres produits par la Corse, et la raison qu’on en a donnée est que ce pontife s’appelait dans le monde Peretti. Si ce patronymique est répandu en Corse, il ne l’est pas moins en Italie, où il correspond au français Péret, Petit-Pierre. Un Corse, capitaine général des galères pontificales, Bartolomeo de Vivario, dit da Talamone, mort en 1544, avait bien adopté le nom de Peretti qui était celui d’une famille de Sienne à laquelle il s’était allié, et qui se targua de sa parenté avec les Peretti de Montalto (près d’Ancône) quand la fortune eût élevé l’un de ces derniers à la pourpre cardinalice; mais aucun lien ne rattache Sixte-Quint à Bartolomeo Peretti non plus qu’à d’autres familles corses qui ne furent ainsi désignées que bien après la mort de ce pontife. Ces rapprochements purent cependant offrir un fondement à l’opinion susdite qui a pris depuis tous les caractères d’une tradition.

Christophe Colomb.—On a mené grand bruit depuis une quarantaine d’années autour d’une découverte dont l’intérêt (si elle avait été justifiée) dépassait de beaucoup les bornes de l’histoire locale. Selon deux ecclésiastiques corses, MM. Casanova et Peretti, Christophe Colomb serait né en Corse et, pour des raisons difficiles à comprendre, aurait tenu son origine secrète. Cette thèse que combattit M. le chanoine Casabianca, et contre laquelle s’inscrivirent les savants du monde entier, a été reprise de nouveau, en 1913, dans le Mercure de France par M. Henri Schœn, qui se flattait d’apporter des preuves irrécusables de l’origine corse du grand navigateur.

L’article du Mercure ne fit que reproduire les arguments émis jadis par MM. Casanova et Peretti, à savoir que dès le XVᵉ siècle, il existait à Calvi une famille de navigateurs fameux du nom de Colombo; que ceux-ci étaient indifféremment connus sous les noms de Calvi, Calvo ou Corso, mais que leur véritable patronymique est Colombo; que les Corses paraissent avoir été nombreux dans l’entourage de Colomb; qu’une tradition fort ancienne à Calvi, veut que le grand navigateur soit né dans cette ville... etc.

A ces raisons—les principales—on répondra que si l’appellation de Colombo figure dans certains actes du XVIᵉ siècle à Calvi, c’est en qualité de prénom, et que ce prénom, fort répandu sur les bords de la Méditerranée, devint le patronymique de tant de familles qu’il n’est pas, suivant l’expression de M. Henry Harrisse «trois villes sur cent» où l’on ne rencontre des familles Colomb (Colombo ou Colon).

Mais au XVᵉ siècle, rien n’établit qu’il en ait existé une à Calvi: la famille reconstituée par les auteurs de cette thèse, se compose d’un gascon connu sous le nom de Colomb-le-jeune, d’un Corse sans patronymique (Bartolomeo Corso), et de différents membres de la famille Calvo dont l’identité et le rôle historique sont strictement établis. Pour obtenir une famille de navigateurs du nom de Colombo à Calvi, il fallut: 1º traduire—librement—Calvo (Chauve, Chauvin) par le Calvais ou de Calvi; 2º supposer arbitrairement que cette dénomination ne pouvait s’appliquer qu’à des gens du nom de Colombo; 3º fermer obstinément les yeux sur la biographie des personnages dont on travestissait l’identité.

Quant aux Corses dans l’entourage de Christophe Colomb, on n’en trouvera trace ni sur les rôles d’équipage, ni dans le journal de bord de l’Amiral, ni dans les enquêtes postérieures au voyage, ni même dans les œuvres des écrivains insulaires.

Pour prouver l’ancienneté de la tradition de Colomb calvais, M. Schœn cite une élégie en vers à ce sujet «que M. Gaston Paris n’hésitait pas à placer au XVIᵉ siècle». Or, Gaston Paris, dans la séance du 5 février 1886, avait, tout au contraire, déclaré que cette pièce ne devait être accueillie qu’«avec beaucoup de défiance».

M. Casanova croyait que «l’acte de baptême de Christophe Colomb existait à Calvi». M. Schœn qui est allé enquêter sur place, ne s’étonne pas de la disparition de ce papier concluant; car, dit-il, «il se trouve précisément que les archives de Calvi furent détruites par un incendie à la fin du XVIᵉ siècle». M. Schœn aurait tort de déplorer plus longtemps ce sinistre, car en supposant que les archives de Calvi soient intactes, en admettant même que cette ville ait donné naissance à l’Amiral, il n’y trouverait certainement pas l’acte de baptême de Colomb, né près d’un siècle avant que le Concile de Trente eut prescrit la conservation des actes d’église!...

Je n’aborderai pas les inexactitudes de détail, les contradictions, les textes tronqués et les imprudentes amplifications des nouveaux avocats de cette cause malheureuse; mais je citerai quelques opinions provoquées en 1892 par le chanoine Casabianca: «Rien n’autorise à placer en Corse le berceau de Christophe Colomb» (Léopold Delisle).—«Un patriotisme local fort mal inspiré a mis en circulation la ridicule légende de Christophe Colomb français, corse et calvais» (Auguste Himly).—«Que la Corse laisse à Gênes ce qui appartient à Gênes; sa part reste assez belle» (Siméon Luce).—«L’érection par le gouvernement français à Calvi d’une statue de Christophe Colomb, risquerait de nous couvrir de ridicule» (G. Monod).—«La Corse est assez riche de ses gloires nationales pour n’avoir pas besoin d’aller chercher en dehors d’elle des renommées retentissantes» (Victor Duruy).

Arrêtons-nous sur ce jugement autorisé qui synthétise la correspondance adressée par les savants des deux mondes au chanoine Casabianca. En rappelant les «gloires nationales de la Corse», on rendait hommage au «patriotisme éclairé» qui l’avait poussé à «répudier pour son île natale une gloire imméritée». Dans une lettre qui fut lue publiquement, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 14 février 1890, M. Henry Harrisse félicita M. Casabianca, d’avoir produit un travail qui était à la fois «un bon livre et une bonne action».

Les Bonaparte.—On s’intéresserait probablement fort peu aux Bonaparte d’autrefois si la place imposante conquise par Napoléon dans l’histoire, n’avait obligé celle-ci à jeter quelques clartés sur ses ancêtres. Les multiples écrits parus sur ce sujet, ont été souvent classés dans la Bibliographie historique de la Corse.

On peut affirmer sans crainte d’être démenti que presque tous renferment des allégations d’une inexactitude outrée. Sans m’arrêter aux Mémoires de la duchesse d’Abrantès qui rattachent les Bonaparte aux empereurs d’Orient, ni aux généalogies florentines qui ne supportent pas l’examen le plus superficiel, je me bornerai à signaler comme reposant sur un document de fabrication contemporaine la thèse qui fait descendre Napoléon des princes cadolinges, comtes de Settino, Fuccechio et Pistoja, thèse adoptée par Garnier, dans ses Généalogies des Souverains, et Bouillet, dans son Atlas Historique, ouvrages sur l’autorité desquels les livres de seconde main sont d’autant plus tentés de s’appuyer que M. Frédéric Masson dans son Napoléon inconnu, consacre plusieurs pages à la biographie de ces ancêtres présumés des Bonaparte.

Garnier et Bouillet décorent le premier Bonaparte qui vint à Ajaccio, Francesco, du titre de général des troupes génoises. Un très grand nombre de pièces comptables permettent de suivre la carrière de l’ascendant de l’Empereur, qui mourut simple soldat à Ajaccio après avoir servi la République pendant cinquante ans.

Francesco cependant appartenait à une famille distinguée de Sarzane où la charge de notaire impérial était héréditaire depuis le XIIIᵉ siècle. Les Bonaparte qui figuraient parmi les premiers citoyens de la ville, furent employés en Corse par les Fregosi quand ceux-ci, maîtres de Sarzane (V. ch. VIII), eurent acquis la seigneurie de l’île. L’importance de Cesare et Giovanni Bonaparte, grand-père et père de Francesco se déduit des missions dont ils furent chargés par l’Office de San-Giorgio et les Fregosi. Francesco dont le patrimoine s’était amoindri, obtint la concession d’un terrain à Ajaccio: il y bâtit une maison et se fixa dans la nouvelle cité. Ses descendants, notaires, se livrant quelque peu au négoce, vécurent avec honneur, mais sans gloire jusqu’«au 18 brumaire», date à laquelle il plaisait à Napoléon de fixer l’origine de la noblesse des Bonaparte.

Les ouvrages récents: Sous le titre La Corse (1908), MM. Hantz et Dupuch ont publié un petit abrégé de l’histoire de l’île exempt des erreurs et des anachronismes que j’ai signalés.

M. A. Ambrosi a donné en 1914 l’Histoire des Corses et de leur civilisation. L’auteur n’a voulu, dit-il, que «tirer parti des pièces d’archives ou des manuscrits qui, sur une foule de questions, ont été imprimés».—«Presque toutes les sources, ajoute-t-il, se trouvent dans le Bulletin des Sciences corses.»

La valeur du livre de M. Ambrosi s’affirme dans l’étude des temps modernes pour lesquels l’auteur est particulièrement documenté. En effet, M. l’abbé Letteron, président de la Société, qui dirige le Bulletin depuis 1881, s’est appliqué surtout à réunir des matériaux pour l’histoire du XVIIIᵉ siècle qu’il a jugé avec raison capable d’apporter une contribution plus large à l’histoire de la France. Le Bulletin est donc, pour cette période, riche en mémoires et en documents de tout ordre. Les époques antérieures par contre y sont peu représentées. C’est tout au plus si dans les 370 fascicules déjà parus de ce précieux recueil, on trouverait une douzaine d’articles inédits, généralement brefs, sur le Moyen Age. Quoi qu’il en soit l’œuvre de M. Ambrosi permet d’apprécier l’appoint considérable apporté par la Société, dont il est le secrétaire, à l’historiographie de la Corse. Notons en outre la présentation raisonnée du livre où l’auteur, agrégé de l’Université, a fait preuve de grandes qualités didactiques.

L’histoire d’après les sources originales.—En 1872, M. Francis Mollard, depuis archiviste départemental de la Corse, démontra la nécessité pour l’île de posséder une histoire assise sur des bases plus solides que des traditions dénaturées par ceux-là mêmes qui s’étaient donné pour objet de nous les transmettre. Chargé par le Ministère de l’Instruction Publique d’une mission en Italie, il en rapporta une moisson assez abondante de documents qui furent publiés en partie dans les Archives des Missions scientifiques (1875), le Bulletin historique et philologique (1884) et le Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse (1885).

Reprenant en 1893, sous les auspices du Ministère de l’Instruction publique, l’œuvre interrompue de M. Mollard, j’ai pu relever dans les différents fonds d’archives italiens, français et espagnols les copies de plus de 2.000 documents inédits (de 960 à 1500) et y recueillir une quantité innombrable d’extraits relatifs à la Corse ou à des Corses.

Les résultats de ces enquêtes qui ont fait l’objet de plusieurs mémoires, ont été sommairement groupés et publiés en 1908 sous le titre d’Histoire de la Corse écrite pour la première fois d’après les sources originales. On y trouve, en tête de chaque chapitre, la liste des fonds d’archives (cartons, registres, liasses, etc.), sources narratives, collections, recueils et ouvrages qui ont servi à son élaboration.

C. C. R.

HISTOIRE DE CORSE

I LES ORIGINES

Les données géographiques.—Les découvertes archéologiques et anthropologiques.—La civilisation néolithique.—La question des influences orientales.

Un pays de montagnes dans la mer: telle est la Corse, âpre et riante, qui tout à la fois repousse et accueille. Les plus hauts sommets se dressent dans la partie médiane de l’île, sur le bord occidental d’une dépression qui, de l’île Rousse à la marine de Solenzara, sépare la Corse granitique, à l’Ouest, et la Corse schisteuse, à l’Est. La ligne de faîte, qui atteint 2.710 mètres au monte Cinto, 2.625 mètres au monte Rotondo, n’est franchie que par des cols (foci ou bocche) élevés de plus de 1.000 mètres. C’est de ce côté que la partie ancienne de la Corse est le plus difficilement accessible. La vaste conque granitique du Niolo, d’où le Golo s’échappe par des gorges sauvages, abrite un peuple de bergers «couverts de poils» qui ont gardé, notamment dans la piève d’Asco, les mœurs d’autrefois. C’est une race de travailleurs, rude et vaillante. «Nulle part, dit un vieux dicton corse, on ne travaille autant que dans le Niolo.» Entre les hautes vallées du Golo et du Tavignano, sur un seuil élevé, Corte commande le passage de l’Ouest à l’Est: ce fut, au XVIIIᵉ siècle, le centre politique de l’île.

Des hauteurs du Niolo, que prolongent vers le Sud-Est le monte d’Oro, le monte Renoso, l’Incudine, descendent vers le Sud-Ouest une série de vallées étroites et parallèles—Liamone, Gravona, Prunelli, Taravo, Rizzanèse—aboutissant aux nombreux golfes de la côte occidentale. Séparées par de hautes croupes, elles communiquent malaisément entre elles et certains «pays» ont reçu des appellations distinctes: la verte Balagne, au Sud de Calvi,—les Calanche, vers Piana, où le granit désagrégé a formé des accumulations pittoresques de rochers,—la Cinarca, «le plus joli pays du monde»... La mer, qui s’ouvre à l’ouest, fut à l’origine le seul lien entre les hommes: à cause d’elle, l’«Au-delà des monts» fut la partie la plus anciennement peuplée de toute l’île.

La région plissée, qui confine à l’Est, est beaucoup plus récente. Son architecture est celle des chaînes alpines. Les vallées n’offrent pas la même régularité et le même parallélisme que celles de l’ouest: quelques-unes, comme celles du Golo et du Tavignano, n’ont pu établir leur profil actuel qu’au prix d’énergiques captures. En tous cas le morcellement n’est pas moindre. Voici le Cap, avec ses «marines»,—la «conque» du Nebbio, dont certaines parties ont une grâce exquise,—la riante Casinca, où les villages, tout blancs, coiffent les collines,—la Castagniccia, où des pièves multiples—Rostino, Ampugnani, Vallerustie, Orezza, Alesani—formèrent le réduit de l’indépendance corse,—le Fium Orbo sauvage et sublime... Tel est l’«En-deçà des monts», où l’émiettement territorial est également imposé par les conditions géographiques. Mais, sauf à Bastia et dans quelques «marines» privilégiées, la côte est peu favorable à la vie maritime: les alluvions, fluvio-glaciaires ou bien modernes, ont créé deux plaines, larges de 5 à 10 kilomètres, où sévit la malaria.

A l’extrémité sud, une petite table de calcaires tertiaires s’accole au massif ancien: c’est la région de Bonifacio, que les Corses mêmes considèrent comme étant presque hors de Corse.

A travers cette variété il est difficile de saisir l’unité profonde qui fera l’originalité du pays corse. Au surplus, les contrastes abondent. La plaine féconde est délaissée pour la montagne; c’est une île, et il n’y a pas de marins; le relief invite au morcellement, et pourtant il n’y a pas de nationalité plus homogène que la nationalité corse. Ces étrangetés s’expliquent par l’histoire. Grâce à sa situation centrale dans le bassin occidental de la Méditerranée, à la sûreté de ses mouillages, la Corse a été atteinte, et de très bonne heure, par les courants généraux de commerce et d’invasions qui ont contribué à mêler les races de la Méditerranée et de l’Europe; dès l’antiquité, elle tenta les convoitises, elle devint l’arène de toutes les compétitions, le rendez-vous de tous les conquistadores. Histoire compliquée, souvent tumultueuse, dont les origines sont, comme il arrive, particulièrement délicates à démêler.

 

Pour Sénèque déjà, les temps anciens de la Corse étaient «enveloppés de ténèbres», et l’exil du philosophe dans l’île qu’il détesta si fort marqua longtemps le dernier fait précis jusqu’où l’on pouvait remonter sans faire aux hypothèses une part trop grande. Vers la fin du XVIIIᵉ siècle, l’historien de la Corse, Pommereul, constatant que «l’origine de la plupart des peuples est couverte d’un voile impénétrable» et qu’au surplus «l’âge d’un peuple ne peut rien ajouter à sa gloire», consent à rester ignorant par esprit philosophique et par raison critique. Les habitants de la grande île méditerranéenne sont-ils aborigènes? ou ne résultent-ils pas plutôt du mélange de toutes les nations qui en ont fait successivement la conquête? Peu importe: «ils existent, ils ont existé, c’est une chaîne de générations dont on ne peut retrouver le premier chaînon».

Notre époque eut de plus indiscrètes curiosités. Le capitaine Mathieu signalait le premier, en 1810, dans les Mémoires de l’Académie Celtique, la présence en Corse de monuments mégalithiques. Vers 1840, Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, montrait, au retour d’une mission archéologique, l’intérêt qu’il y aurait à rassembler «tous les documents, tous les faits qui peuvent conduire à la connaissance des origines de la Corse». Malheureusement les insulaires répondirent mal à l’appel qui leur était adressé et, soit ignorance, soit cupidité, ils se montrèrent mauvais gardiens des trésors que leur sol renfermait en abondance. On vit des dolmens détruits, des objets d’art brisés ou dispersés. L’indifférence de l’Etat fit le reste. Il y eut des erreurs commises, et nous ne possédons même pas le relevé des milliers de débris que la construction, sous le Second Empire, d’un canal d’irrigation mit à jour dans la plaine de Biguglia. Mais voici que la Corse se prépare, dans de meilleures conditions scientifiques, à exhumer de nouveaux trésors archéologiques. Les deux lois récemment votées sur la construction du chemin de fer de Bonifacio et sur l’assainissement de la côte orientale prévoient de grands travaux de desséchement, de régularisation fluviale et d’adduction d’eau potable, qui vont bouleverser une terre éminemment historique, faite avec la poussière de ses plus anciens monuments.

En même temps, des recherches ont été poursuivies dans d’autres domaines. Complétant les études anthropologiques de MM. Broca, Fallot, Jaubert et Mahoudeau, M. Pierre Rocca a mensuré 200 individus dans l’île préalablement divisée en trois régions distinctes et il a notamment porté ses investigations sur les montagnards du Niolo, où le type primitif s’est sans doute le mieux conservé. Une foule de grottes ont été explorées: quelques-unes ont abrité les hommes du néolithique et du hallstattien.