Histoire de l'association commerciale - Ernest Frignet - E-Book

Histoire de l'association commerciale E-Book

Ernest Frignet

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Extrait : "L'idée de l'association remonte au berceau de l'humanité. Elle date de l'apparition de l'homme dans le monde : elle constitue le plus bel apanage de sa race, l'attribut essentiel de la royauté qu'il lui a été donné d'exercer sur la nature, et qui lui permet de transformer, au gré de ses besoins, la face du globe. Dans son sens le plus compréhensif et le plus général, l'association enveloppe l'homme tout entier."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Introduction

L’industrie et le commerce ont acquis de nos jours une prépondérance sans exemple dans l’histoire. Les intérêts individuels, les rivalités nationales n’ont pas aujourd’hui d’objet plus direct, de mobile plus puissant que le développement indéfini de ces deux branches de l’activité humaine. Toutes les questions qui s’y rattachent prennent d’emblée la première place dans les préoccupations publiques. On comprend qu’elles touchent à ce qu’il y a de plus essentiel pour la prospérité du pays et pour le maintien de sa puissance.

Pendant une partie de ce siècle, le peuple anglais parut seul en Europe s’adonner exclusivement à la discussion et à la défense de ses intérêts de négociant et de manufacturier. La politique de son gouvernement se subordonna la première aux rigoureuses exigences du commerce et de l’industrie nationale. Mais bientôt l’exemple gagna les États du continent, et successivement on vit ramenées au second plan les questions d’alliance de famille, d’influence morale, d’équilibre politique qui agitèrent les diplomates et allumèrent les guerres du XVIIIe siècle.

Cette importance des questions commerciales grandit avec la lutte des deux principes de protection et de liberté qui, même avant Colbert, divisaient les économistes. Tout y concourut : les évènements politiques, les découvertes de la science, les discussions économiques : et, suivant la prédominance de l’un ou de l’autre système, l’industrie au-dedans, au dehors les échanges avec l’étranger, les mœurs, la législation commerciale ont présenté des caractères différents, souvent opposés.

Nous assistons en France à l’un de ces changements, au plus radical assurément qui se soit opéré depuis Louis XIV.

L’introduction du principe de libre-échange a bouleversé nos anciennes institutions commerciales, organisées en vue du principe contraire. Depuis 1860, le gouvernement s’est appliqué à adoucir la transition d’un régime à l’autre. Abaissement des droits d’importation sur les matières premières, sur les machines ; abolition successive des entraves réglementaires à l’établissement des usines ; diminution des frais de transport par l’achèvement du réseau des chemins de fer, par le rachat du péage sur les ponts et les canaux ; expositions publiques, générales ou partielles, encouragements de toutes sortes, il n’a rien négligé pour aider notre industrie à soutenir la concurrence de l’étranger et surtout de l’Angleterre.

Ces mesures, les plus urgentes sans doute, sont loin cependant de compléter l’œuvre de la transformation. Le système protecteur, en séparant les nations, sous prétexte de les amener à se suffire à elles-mêmes, a donné aux mœurs, à la législation, à l’éducation commerciale même, quelque chose d’étroit, d’exclusif, d’incompatible en un mot avec l’universalité des relations qu’entraîne la liberté des échanges, dans un siècle où les communications entre toutes les parties du monde deviennent instantanées.

La pensée qui a dicté la lettre impériale du 5 janvier 1860 et les décrets qui l’ont suivie, ne s’y est pas trompée. Mais si, tout en embrassant jusqu’aux conséquences les plus extrêmes de la révolution économique qu’elle inaugurait, elle n’en a exprimé que les plus directes et les plus immédiatement réalisables, c’est qu’elle a compris qu’il est des usages qu’on ne saurait réformer par voie de règlement ; et que, dans ces matières, qui touchent directement à la personnalité humaine, il faut attendre beaucoup du temps, de la réflexion et d’une sorte de conviction populaire, fruit de l’habitude autant que de la raison. Cette conviction est lente à se former, surtout quand les préjugés auxquels elle succède se rattachent à des institutions séculaires, qu’on s’est accoutumé de bonne heure à considérer comme essentielles à la prospérité du commerce national.

L’industrie, en effet, ne se fonde et ne se développe qu’à l’abri d’un système protecteur, qui assure à ses produits une sorte de monopole. Il lui faut au-dedans des franchises, des encouragements ; à la frontière, une ligne de douanes qui interdise l’accès du territoire aux produits de l’étranger.

Dans ce champ clos du marché national, l’industriel ne craint pas d’aventurer ses capitaux. Il défie volontiers la concurrence de compatriotes placés dans les mêmes conditions, exposés aux mêmes dépenses, aux mêmes essais, aux mêmes crises que lui. Son intelligence, ses ressources financières se concentrent dans l’étude et la satisfaction des besoins de son pays, qui devient son unique horizon.

Il développe, il multiplie ses usines sous l’égide des prohibitions. S’il emprunte à l’étranger quelque amélioration, c’est afin de conquérir une plus large part du monopole ; puis, ce résultat obtenu, il s’immobilise dans sa puissance jusqu’à ce que, l’équilibre venant à se rompre entre le service rendu et le privilège réclamé, le public se plaigne d’un état de choses préjudiciable à ses intérêts et qui ne lui paraît pas justifié. Telle a été partout, en Angleterre, en Allemagne, en France surtout, l’histoire du système protecteur.

Lorsqu’au sortir de la barbarie féodale, saint Louis organisa les corporations ou confréries marchandes, il lui fallut tirer du néant, non pas l’industrie manufacturière, telle que nous la connaissons aujourd’hui, mais la petite industrie, les métiers urbains correspondant aux besoins urgents de chaque jour. Les minutieux règlements qu’il leur donna étaient nécessaires pour resserrer les liens de patronage entre les gens de même métier et pour en former un faisceau capable de résister aux attaques auxquelles la grossièreté des mœurs et les désordres du temps exposaient alors toutes les classes de la société.

À l’époque où ils parurent, ces règlements furent un bienfait. Modifiés, étendus par les successeurs de saint Louis, ils contribuèrent puissamment à créer en France l’industrie locale, trop faible pour devenir une source de richesse nationale, assez active néanmoins pour affranchir le pays du tribut qu’il payait à la Flandre et à l’Allemagne, pour les draps, les tissus de laine, de lin, de chanvre, à l’Italie, pour les soieries, les glaces de Venise, à l’Espagne, pour ses cuirs, ses armes, etc..

Louis XIV et Colbert prétendirent à de plus grands résultats. Pour développer en France le commerce extérieur, qui faisait alors la prospérité de l’Angleterre, des Provinces-Unies de Hollande et de quelques villes italiennes et hanséatiques, ils organisèrent un système qui, plus tard, sous la main de Napoléon Ier, est devenu l’expression la plus énergique et la plus absolue du régime protecteur. À l’intérieur, Colbert s’appuya sur les corporations réorganisées, étendues à tout le royaume, et rattachées au pouvoir central par une hiérarchie d’officiers chargés de veiller à l’exécution des règlements et d’y faire prédominer l’influence royale. Aux frontières, les bureaux des fermes appliquaient avec la rigueur du double intérêt public et privé le tarif de 1664, et percevaient des droits à peu près prohibitifs sur les marchandises analogues aux produits de nos manufactures. Au-delà de l’Océan, les colonies des Indes et de l’Amérique du Nord, administrées en vue des seuls intérêts de la métropole, expédiaient aux fabriques de France les matières premières et fournissaient à la marine marchande un abondant fret d’aller et de retour.

Admirable organisation, surtout pour l’époque où elle fut conçue, et qui aurait vécu autant que la gloire de ses auteurs s’il pouvait appartenir au système protecteur de survivre au développement de l’industrie qu’il a fait éclore, et de remplacer pour elle l’action vivifiante de la liberté ! Mais en 1673 ce régime était et devait rester longtemps encore le seul possible. Il aurait produit plus tôt et plus complètement les magnifiques résultats qu’on s’en promettait, si le génie de Colbert avait pu soustraire son œuvre aux abus qui déjà envahissaient l’administration, au point de compromettre l’existence du gouvernement royal.

En effet, la pénurie du Trésor, plus que jamais épuisé par les guerres et les prodigalités de Versailles, avait contraint Louis XIV de multiplier jusqu’à l’excès les offices ou charges vénales. En moins de soixante ans, on en compta plus de quarante mille, créées auprès des corporations marchandes sous les dénominations les plus diverses et souvent les plus bizarres. Impôt doublement vicieux, injuste et vexatoire pour le peuple, stérile pour le Trésor ; car, en compensation de quelque finance versée à l’État, les titulaires de ces offices interprétaient, avec la plus ingénieuse fiscalité, les droits à percevoir sur les transactions commerciales, s’immisçaient dans toutes les affaires et transformaient en une cause d’oppression et de ruine l’institution qui aurait dû servir au développement et à la protection du commerce. Pour échapper à cet irritant contrôle, les corporations s’efforçaient de racheter les charges vacantes. Elles s’obéraient ainsi en pure perte. Ces rachats, en effet, utiles peut-être aux syndics et aux maîtres, servaient de peu aux compagnons et aux ouvriers habiles que le taux élevé des droits de réception continuait à écarter de la maîtrise. Les corps d’arts et métiers en étaient réduits à se recruter parmi des personnes riches, étrangères à la profession, ou parmi des gens qui cherchaient à abriter derrière les privilèges de la maîtrise leur ténébreuse industrie.

Faut-il s’étonner que le peuple conçût contre les corporations une haine profonde ; et que, philosophes, économistes, financiers, s’accordassent pour stigmatiser un état de choses contraire à la raison, à la justice, à la nature !

La suppression des maîtrises et des jurandes devait être l’un des premiers vœux des États généraux ; elle fut l’un des actes les plus applaudis de l’Assemblée constituante.

Malheureusement on ne s’arrêta pas à cette libération du commerce intérieur. Plus impressionnable que réfléchi, plus généreux que pratique, l’esprit de nos pères rêvait la réforme partout ; et, dans ses aspirations violentes vers la liberté, allait jusqu’à la licence. On réforma donc les droits de douanes comme les autres impôts des anciennes fermes, plus tôt dans l’intérêt du lise que pour protéger le commerce, aux doléances duquel la liberté devait, comme à tout le reste, servir de remède infaillible.

Cependant nos colonies nous étaient enlevées par les Anglais, ou se détachaient de la métropole en haine du pacte colonial. Au milieu des armées qui se disputaient nos frontières, les marchandises étrangères s’infiltraient en France, sans résistance sérieuse de la part d’officiers de douanes, que renouvelaient chaque jour les certificats de civisme et les mesures d’épuration. Elles venaient ajouter la concurrence à l’agiotage, aux réquisitions, aux lois du maximum et des suspects, enfin aux angoisses de toute nature sous lesquelles succombait l’industrie nationale. En trois ans la tempête révolutionnaire l’avait fait reculer de deux siècles. Les ouvriers étaient dispersés ou retenus aux armées, les communications devenues impossibles, les canaux abandonnés, les routes défoncées, les mers fermées par la guerre. L’œuvre de Colbert était à recommencer ; car il ne pouvait être question de liberté pour des institutions commerciales tombées au dernier degré de la faiblesse et de la décadence. La protection, une protection sévère et rigoureuse, pouvait seule relever tant de ruines et développer les germes demeurés encore vivants dans la nation.

Le glorieux général, auquel fut dévolue cette tâche réparatoire, l’entreprit sans hésiter. Tandis que, d’une main, il fermait l’ère de l’anarchie, ranimait la confiance publique, en offrant, la paix à l’Europe, après huit ans d’une guerre générale, et soutenait le crédit de l’État par une perception ferme et juste des impôts, de l’autre il réorganisait les lignes de douanes et leur imposait la discipline militaire, qui allait devenir le trait essentiel de son énergique administration. Ainsi protégée efficacement contre le dehors, l’industrie obtenait au-dedans l’ordre, le calme dus au nouvel état des choses, les encouragements de toutes sortes que le gouvernement lui prodiguait, et profitait en même temps de l’effet ordinaire des réactions politiques, de cet irrésistible élan d’affaires, de ce besoin de jouir qui accompagne le retour à la confiance et le sentiment de grands périls conjurés.

Premier consul, l’empereur, Napoléon ne cessa de placer au premier rang de ses préoccupations le développement de l’industrie.

Si la guerre avec l’Angleterre la privait des ressources du système colonial établi par Colbert, les victoires de Napoléon lui ouvraient les marchés du continent, pendant que les découvertes de la science lui révélaient les moyens de remplacer certaines des denrées qu’il lui fallait auparavant tirer d’outre-mer. Les manufactures françaises prirent, sous l’impulsion du tout-puissant empereur, un essor immense.

Malheureusement dans cette gigantesque entreprise de vaincre la mer par la terre, dans cette lutte acharnée contre un peuple pour qui les profits du commerce constituent l’intérêt vital, le système protecteur ne pouvait manquer de devenir une arme de guerre, la plus redoutable de toutes pour l’ennemi, mais aussi la plus dangereuse à manier ; car, pour ruiner son adversaire, il fallait, dans ce singulier combat, froisser les intérêts de ses alliés, déjouer les spéculations des particuliers toujours plus ingénieux, plus féconds en stratagèmes que l’administration ; et, transformant ainsi le caractère du délit de contrebande, aboutir à l’élever à la hauteur d’une ruse de guerre permise entre belligérants.

Dans son exaltation contre l’implacable ressentiment de l’Angleterre, le fougueux génie de Napoléon affronta, sans les méconnaître, les dangers de pareils excès. Opposant l’audace à l’audace, le blocus continental au blocus sur le papier, mais, pénétré, ébloui de la grandeur et de l’utilité du but qu’il poursuivait, il en arriva au plus effroyable despotisme commercial dont l’histoire fasse mention. Étrange destinée que celle du système protecteur : deux fois réorganisé en moins de deux siècles par les deux génies administratifs les plus puissants que la terre ait produits, et deux fois paralysé dans ses effets ou détourné de son objet par des causes politiques indépendantes de sa nature propre !

Mais, tandis que le tourbillon révolutionnaire avait emporté l’œuvre de Colbert avec les autres institutions de la royauté, la chute du gouvernement impérial laissa debout l’œuvre du Premier Consul, en la ramenant à de plus justes proportions. C’est que les idées économiques avaient progressé dans l’intervalle. Le siècle que nous achevons s’était ouvert avec la renaissance des arts mécaniques, de l’industrie et du commerce, dont le développement devait faire sa grandeur. Pendant quinze ans, alliées ou ennemies, les nations européennes s’étaient entremêlées, sous la main du guerrier que la Révolution avait porté au faîte des grandeurs humaines. En se combattant, elles avaient appris à se connaître ; les barrières politiques, les préjugés nationaux s’étaient abaissés pour faire place à cette unité administrative que Napoléon imposait avec le double ascendant de son génie et de sa puissance, et qui est demeurée la base des gouvernements du continent.

Les rigueurs du blocus avaient contraint les peuples à demander au travail indigène les produits que le commerce étranger ne pouvait plus fournir. Les manufactures s’étaient relevées ; leur nombre s’était accru, et déjà l’on ressentait les bienfaits de ce redoublement d’activité industrielle. On s’accoutumait à ne plus se considérer comme forcément tributaire des Anglais : on prenait confiance en soi et dans les ressources nationales.

D’ailleurs, au milieu des écarts de sa politique passionnée, Napoléon, guidé par ce sublime bon sens qu’il porta plus haut qu’homme au monde, appuyait le mouvement par des institutions de banque et de commerce, si merveilleusement appropriées aux besoins du système protecteur, qu’elles se sont conservées après la chute de son empire, et qu’elles se sont étendues depuis à la plupart des États de l’Europe. Son code de commerce, importé par ses armées dans les pays conquis, adopté dans d’autres par des convenances de voisinage, achevait de former les esprits à une discipline uniforme, but idéal de la politique française à cette époque, et complétait l’organisation du régime protecteur par un monument qui a exercé jusqu’à présent sur les mœurs commerciales une influence prépondérante.

C’est dans toute l’activité de ce mouvement industriel que survinrent l’expédition de Russie, les campagnes de 1813, de 1814 et l’abdication de Napoléon. Le coup était violent autant qu’imprévu. On pouvait craindre de voir les institutions créées par le génie de l’Empereur tomber avec sa couronne. Mais le sentiment de l’avenir réservé au développement des intérêts matériels était si général, que tous les peuples comprirent la nécessité de résister à l’invasion des produits que le commerce anglais s’apprêtait à faire affluer sur le continent ; et que l’Angleterre, vainqueur de Napoléon sur les champs de bataille par son or et par ses soldats, fut réellement vaincue dans les congrès, et dut renoncer à imposer aux puissances alliées l’abandon du régime protecteur, qu’elle maintenait soigneusement dans son île et qui faisait la prospérité de ses manufactures.

Le gouvernement de la Restauration conserva donc cette partie des institutions du régime antérieur comme un précieux moyen de rétablir les finances et de diriger l’activité française, surexcitée par la guerre vers les luttes plus calmes de l’industrie et du commerce. Nos manufactures, il est vrai, privées désormais de l’approvisionnement direct des provinces auparavant réunies à l’empire, ne devaient plus compter que sur le marché national. Mais ce débouché, déjà considérable durant la guerre, allait doubler d’importance pendant la paix. D’ailleurs les esprits éminents, que le gouvernement de la Restauration eut la bonne fortune de voir se succéder à la tête de ses finances, réussirent merveilleusement à protéger et à soutenir cet élan, sans rien sacrifier des intérêts du trésor. Les prohibitions rigoureusement exercées à la frontière, par une triple ligne de douanes, se poursuivaient même dans l’intérieur par des perquisitions à domicile, et garantissaient efficacement nos fabriques contre l’invasion des tissus, notamment, qu’elles ne pouvaient encore livrer aux conditions des manufactures anglaises, plus anciennes et plus favorablement situées ; pendant que les droits d’importation perçus sur une foule d’autres produits fournissaient au lise des sommes importantes et formaient l’un des chapitres principaux du budget des recettes.

De cette époque date la formation de nos grands centres manufacturiers : Mulhouse, Rouen, Tarare, pour les cotons : Sédan, Reims, Elbeuf, Louviers, et plus tard Roubaix pour les laines ; Lyon, Saint-Étienne pour les soieries, etc. Sur tous les points on fouilla le sol, afin d’en extraire les minerais de fer ou le combustible. Des usines métallurgiques, puis des ateliers de construction s’élevèrent de toutes parts ; tandis qu’on achevait les canaux, qu’on réparait et qu’on redressait les routes et qu’on entreprenait l’immense réseau de voies vicinales qui couvre aujourd’hui la France entière.

Cette période de trente ans, de 1815 à 1845, fut l’apogée du système protecteur. Son utilité était alors incontestée, et tout concourait à en développer les bons effets.

Certains d’être seuls à satisfaire les besoins toujours croissants de la consommation, les industriels se mirent à l’œuvre et organisèrent, avec une admirable habileté, l’exploitation du marché français. Malgré la difficulté des communications à cette époque, par des routes de terre avec un système postal coûteux et incomplet, les relations se multiplièrent entre le producteur et le consommateur. Bientôt, par un raffinement de concurrence, on ne laissa même plus à ce dernier la peine de venir s’approvisionner dans les grands centres : on alla au-devant de ses besoins et de ses désirs. La plupart des affaires se traitèrent au domicile du consommateur par des commis dits voyageurs, dont l’usage se généralisa au point de faire de ses agents une sorte de type national.

Il serait hors de propos d’énumérer ici les progrès réalisés en France dans les diverses branches d’industrie. L’exploitation minière, les forges, les fonderies, les ateliers de construction, les manufactures pour la fabrication de l’innombrable variété de tissus de coton, de laine, de soie, de lin, se créant, se développant de toutes parts avec une rapidité et une perfection qu’attestaient déjà les expositions quinquennales, mais qui se sont relevées avec un éclat inattendu aux yeux étonnés du public, dans les expositions universelles de Londres et de Paris.

On savait le peuple français agriculteur et guerrier : on le connut alors industriel habile, fabricant plein de goût. L’activité nationale, en changeant d’objet, ne perdit rien de son ardeur et de sa verve créatrice. Mais, en commerce, l’esprit n’est pas tout : on n’improvise pas ce qui doit être durable : le temps seul peut créer les débouchés et consolider les relations. À peine entré depuis cinquante ans dans cette voie nouvelle, l’industriel français ne pouvait prétendre à lutter sur les marchés extérieurs avec les Anglais, maîtres depuis longtemps du commerce du monde. C’était beaucoup entreprendre déjà que de vouloir les égaler, sinon dans les prix de revient, au moins dans la perfection des produits et de leur fermer ainsi l’accès du marché national. Pour y réussir, il fallait beaucoup de persistance et d’immenses efforts.

On n’a plus aujourd’hui l’idée des obstacles de tous genres que rencontra, il y a quarante ans, l’importation de certaines des industries actuellement les plus prospères. Tout était à créer : les ateliers, les machines, la population ouvrière surtout. Sans la séduisante perspective du privilège qu’offrait le système protecteur, c’eût été folie de le tenter. Mais si les difficultés étaient grandes, les bénéfices semblaient certains ! Savants, capitalistes, négociants donnèrent l’exemple : la nation tout entière suivit insensiblement. Le succès de quelques-uns attira les autres. Avec la fortune arrivèrent les honneurs, l’influence politique. Il se forma dans les classes élevées une sorte d’aristocratie industrielle, composée d’abord des familles de ceux qui, les premiers, avaient fondé les grandes manufactures, mais à laquelle s’agrégèrent ensuite les nombreux imitateurs.

Les classes laborieuses, repeuplées par la paix, se groupèrent rapidement autour des centres industriels, qui offraient à tous, sans distinction d’âge ou de sexe, un travail régulier, un salaire élevé. L’organisation de grandes sociétés par actions pour l’établissement d’usines métallurgiques, de filatures, de chantiers, etc., fournit aux personnes, même les plus étrangères au commerce, l’occasion de s’intéresser au mouvement industriel et de partager les bénéfices qu’il procure.

Ainsi s’est introduit dans tous les rangs de la société le goût, plus tard le besoin d’un taux élevé d’intérêts et de salaires. Les valeurs mobilières et industrielles se substituèrent, dans les fortunes privées, aux placements hypothécaires et immobiliers, dont la solidité ne compensait plus suffisamment les faibles revenus. La fortune publique s’accrut rapidement. En même temps, les grands travaux, canaux, routes, ports, chemins vicinaux, prirent une extension d’autant plus rapide que la nécessité en apparaissait plus évidente et les résultats plus immédiats. L’agriculture elle-même suivit, quoique de loin, l’impulsion générale. En un mot, la France se couvrit d’ateliers, d’usines, de manufactures, au point que son histoire sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet, se résumerait presque tout entière dans l’histoire du développement des intérêts matériels et des crises qu’ils ont subies.

Mais, à côté de ces résultats séduisants, le système protecteur entraîna des inconvénients, des dangers même, les uns inhérents à sa nature, les autres inséparables de toute activité industrielle. En effet, si la fréquence des crises financières, occasionnées par les évènements politiques, ou provoquées par l’excès de la production, si l’abandon des campagnes au profit des villes manufacturières vers lesquelles l’espoir d’un salaire plus élevé, ou l’appât de jouissances matérielles attire la population valide, sont des maux inévitables dans tout pays industriel ; s’il faut rattacher à la même cause le trouble que jettent dans la société le chômage forcé d’une masse de travailleurs, les coalitions, les grèves, les soulèvements des ouvriers contre leurs patrons pour obtenir des conditions plus ou moins équitables, on doit attribuer au système protecteur d’autres conséquences non moins fâcheuses, surtout quand l’industrie après avoir triomphé des premiers obstacles est parvenue à la seconde période de son existence.

L’adoption de ce système par un peuple qui, d’agriculteur, veut devenir industriel, ne demeure jamais un fait isolé. À titre de représailles, dans un but de fiscalité, ou pour favoriser leurs propres manufactures, les nations voisines s’enferment à leur tour dans un réseau douanier d’autant plus serré et plus rigoureux, qu’elles ont plus à redouter de l’importation étrangère. Dans les premiers temps, cette séparation ne présente pas de graves inconvénients : les fabriques peu nombreuses encore, à peine outillées, parviennent difficilement à suffire aux besoins de la consommation indigène. On ne songe donc pas à exporter un trop plein qu’on ne saurait produire. Mais lorsque, enhardie par les premiers succès, l’industrie a multiplié ses manufactures, que les marchandises se sont accumulées, au point de ne trouver de débouché qu’à l’étranger, on se trouve arrêté par des prohibitions ou par des droits élevés, qui permettent à peine l’exportation des objets de luxe ou de certaines denrées spéciales, à la portée d’une minorité restreinte de consommateurs.

Ainsi cantonnés dans les limites du territoire, l’industrie et le commerce changent de caractère. Au lieu de s’étendre et de se perfectionner indéfiniment, il leur faut rester stationnaires, au degré où les a portés la seule concurrence nationale. Quel motif aurait le manufacturier de changer son matériel, de rechercher de meilleures méthodes et d’abaisser ainsi le prix de ses produits, si ses concurrents ne l’y obligent en prenant eux-mêmes les devants ? Son unique souci doit être de ne pas se laisser dépasser. Pour cela il lui suffit de connaître parfaitement les besoins de son pays, les moyens de ses concurrents. S’il excède cette double limite, il s’expose à une crise commerciale, ou dépense inutilement ses ressources financières.

La concentration de tous les efforts, de toute l’ambition de l’industriel sur l’approvisionnement du marché extérieur, par suite, la restriction de ses études et de ses relations au cercle étroit de sa patrie, l’indifférence pour les progrès qui ne compromettent pas la situation acquise ; en un mot l’immobilité sous l’égide du monopole, telles sont les conséquences forcées et désastreuses du régime protecteur, lorsqu’on en maintient l’appréciation au-delà du terme strictement nécessaire.

C’est l’histoire de l’industrie française jusqu’à ces dernières années.

Admirable par la rapidité avec laquelle elle s’est développée depuis la paix de 1815, admirable par la variété, l’universalité de ses applications, l’industrie française n’avait pas moins reçu l’empreinte profonde du milieu dans lequel la législation la confinait. Pour quelques manufacturiers instruits à l’étranger, dans les villes industrielles de l’Angleterre, dans les écoles commerciales de l’Allemagne, combien d’autres mettaient leur gloire à ne connaître que les usages et les traditions du commerce français. Si quelques maisons se montraient assez entreprenantes pour exploiter leurs produits dans les places étrangères, le plus grand nombre ne rejetait-il pas, comme inutile ou dangereuse, toute tentative d’exportation ? Et de fait, les exemples n’étaient pas rares d’expéditions désastreuses conçues et exécutées par des négociants peu éclairés, ou peu scrupuleux sur la qualité de leurs produits.

Le commerce français a donc subi au plus haut degré l’influence du système protecteur : – dans les affaires, défiance de tout ce qui n’est pas usages, relations ou produits français ; – dans l’éducation, peu d’empressement pour l’étude approfondie des langues étrangères ; nul souci de la statistique et de la géographie commerciales, si généralement cultivées en Allemagne et en Angleterre ; – dans la législation et dans la jurisprudence, même disposition à l’exclusivisme. Le Code de commerce, rédigé en vue du régime protecteur, sous l’inspiration d’un génie porté à substituer, en toutes choses, la réglementation à la liberté, interprété et appliqué par des magistrats-négociants, le Code de commerce ne pouvait qu’ajouter à cette tendance vers l’immobilité de l’industrie et du commerce.

Il ne manqua pas de voix cependant pour signaler le danger. Une école d’économistes se forma en France comme en Angleterre, dans le but de réclamer la liberté du commerce.

La situation ne se présentait assurément pas la même en Angleterre et en France.

En Angleterre, l’opinion publique n’en était pas à redouter l’influence de la liberté commerciale sur l’existence de ses manufactures. Établie depuis longues années au milieu de populations essentiellement industrielles, à portée du combustible et des matières premières, en possession de la clientèle du monde entier, que les gigantesques proportions de ses fabriques permettaient de satisfaire avec une régularité et un bon marché admirables, l’industrie anglaise paraissait au-dessus de toute concurrence. La question pouvait être tout au plus de savoir si, en abandonnant le régime protecteur, l’Angleterre parviendrait à entraîner dans cette voie les nations du continent, et quels avantages son commerce retirerait de ce nouvel état de choses. Si donc les libres échangistes anglais n’avaient rencontré d’autres résistances que celles des manufacturiers et des négociants, ils en auraient facilement triomphé. Mais l’aristocratie comprenait que le principe de la liberté, une fois introduit, s’étendrait à tout, à l’agriculture, à l’exploitation minière, comme à l’industrie et au commerce ; et que, pour mettre les institutions politiques en harmonie avec ses exigences, il faudrait modifier les lois, changer les usages, porter atteinte enfin à cet empire des traditions que tout bon anglais s’est habitué à considérer comme le palladium de ses immunités. Le parti aristocratique fut donc le principal adversaire du libre-échange. Mais telle est la vigoureuse souplesse de l’antique constitution anglaise, que tout progrès finit par triompher sans secousse, s’il parvient à démontrer son utilité. L’agitation pacifique, les meetings, les ligues, firent prévaloir peu à peu l’idée de la liberté. Enfin il se trouva un jour au Parlement un grand ministre pour proposer et une majorité pour adopter la réforme des douanes et du régime commercial.

Parmi nous, le libre-échange devait rencontrer des obstacles d’une nature toute opposée, comme le sont les constitutions des deux pays.

L’aristocratie anglaise, sans cesse mêlée au peuple, pour éviter l’envie, se retrempant sans cesse dans le peuple pour échapper à l’appauvrissement, habituée dès le XVe siècle à siéger avec la bourgeoisie dans les conseils du pays et à partager ses luttes contre le pouvoir royal, l’aristocratie anglaise a su maintenir sa puissance, intéresser la bourgeoisie à ses privilèges par le constant mélange des deux classes comme des deux pouvoirs, mériter enfin, de la puissance populaire, les emplois militaires, administratifs, judiciaires, qui, chez nous, se rattachent au pouvoir central, en même temps qu’elle n’a rien négligé pour s’assurer la prépondérance dans l’industrie et le commerce. Conquérir le parti aristocratique, c’était donc, pour le libre-échange, conquérir la nation entière, parce que, dans son amour des institutions libérales, dans son besoin de contrôler le gouvernement et de prendre part aux affaires, c’est ce parti qui administre le pays et mène les réformes.

En France, au contraire, au milieu des divisions de la noblesse et de la royauté, s’est élevée lentement une classe moyenne, dont il serait difficile de déterminer les limites dans l’échelle sociale. Accrue par ses amis, par ses ennemis, par elle-même, elle constitue la nation. En elle sont venus se fondre tous les ordres, le clergé devenu un corps de fonctionnaires, la noblesse que ne distinguent plus aucuns privilèges. Son activité, son esprit d’invention ont fécondé toutes les branches du travail et de la pensée humaine. La connaissance et la domination de la nature ont multiplié sa richesse. En cinquante ans, les progrès inouïs du bien-être ont augmenté d’un tiers la population et quadruplé le revenu de l’État.

Ces résultats merveilleux, la classe moyenne les a réalisés sous l’action du système protecteur. C’est à l’élan que ce régime a donné à l’industrie et au commerce qu’elle a dû de pouvoir commencer sous la Restauration, et consolider sous la monarchie de Juillet son règne politique. Faut-il s’étonner que le maintien de ce régime ait compté en France tant de partisans ; que le principe de la liberté commerciale, qui avait pour promoteurs, en Angleterre, des manufacturiers, des négociants, des amateurs comme Bright, Cobden et tant d’autres, n’ait trouvé d’appui chez nous que parmi les économistes, trop facilement disposés à tenir plus de compte de la théorie que de la pratique et à devancer ainsi le moment utile pour la substitution de l’un à l’autre principe !

Dans de pareils termes, la question du libre-échange ne pouvait manquer de perdre le caractère exclusivement commercial qu’elle avait en Angleterre, et de fournir un nouveau terrain aux luttes du parti conservateur et de l’opposition. Mais le progrès industriel était en France de date si récente, l’existence de nos manufactures paraissait encore si fragile, on était si loin de penser qu’en cinquante ans, nos fabriques eussent déjà franchi la période d’essai et fussent en état de soutenir la concurrence étrangère, que, dans l’opinion des personnes les plus impartiales, il était impossible d’admettre la nécessité d’un changement de régime.

La lutte se fût peut-être prolongée longtemps, et les économistes auraient conquis bien lentement, parmi les industriels, assez de partisans pour donner à leur opinion le caractère pratique qui lui manquait, si le rapide développement des chemins de fer, depuis 1852, n’avait tout à coup modifié profondément l’équilibre commercial, en rapprochant les distances entre les lieux de productions des matières premières et les centres industriels ; et surtout en facilitant au consommateur les moyens de s’approvisionner au dehors à des conditions plus avantageuses de prix et de qualité.

Il est évident, en effet, qu’en mettant à quelques heures les unes des autres les villes manufacturières des différents pays, les chemins de fer donnaient à la question de la liberté commerciale un aspect tout nouveau. Jusqu’alors la lenteur des communications par le roulage ou les messageries avait rendu à peu près impraticable l’approvisionnement direct à l’étranger. Les manufacturiers anglais, placés sous le coup d’un encombrement de marchandises, et pour éviter les désastres d’une crise, pouvaient seuls supporter les dépenses et les éventualités de pareilles expéditions. Mettre en France, à la portée du consommateur, en les lui faisant même payer un prix élevé, des denrées qu’il se serait difficilement procurées au dehors, c’était rendre au public un service considérable qu’il était juste de rémunérer par la concession d’un privilège. Mais après cinquante ans de jouissance de ce privilège, au moment où chacun peut faire, sans fatigue, plusieurs fois par année, pour ses affaires ou ses plaisirs, des voyages qu’auparavant il aurait craint d’entreprendre une fois dans sa vie, lui interdire de se procurer à l’étranger des denrées de meilleure qualité, à meilleur marché, c’était favoriser une classe de citoyens au détriment de tous et troubler, sans compensation suffisante, l’égalité sociale sur laquelle repose notre constitution.

D’ailleurs, l’industrie allait profiter à son tour des chemins de fer. Le combustible, les matières premières allaient lui parvenir plus vite, en plus grande abondance, à de meilleurs prix. Ses produits, transportés dans toute l’Europe, allaient s’ouvrir des débouchés nouveaux. Des centres industriels, formés dans le voisinage d’une houillère, d’un canal, ne resteraient plus seuls à jouir des avantages de cette position et se verraient bientôt dépassés par d’autres groupes, situés à la jonction des grandes lignes de chemins de fer. À côté des anciennes branches d’industrie, multipliées sur tous les points du territoire, s’en produiraient bientôt de nouvelles provoquées par le nouveau mode de transport.

Une révolution aussi radicale dans les habitudes privées, dans les relations commerciales, dans les usages internationaux, devait entraîner nécessairement un changement profond dans les principes qui avaient jusqu’alors gouverné la politique commerciale des divers États.

C’était, au début des chemins de fer, le sentiment général, mais un sentiment vague, voilé en quelque sorte, comme il arrive lorsqu’on pressent quelque grand évènement, sans pouvoir en déterminer la nature et l’exacte portée. Les précédents de l’Angleterre et de la Belgique semblaient par eux-mêmes peu concluants : celui-ci, parce qu’il émanait d’un petit peuple placé dans des conditions exceptionnelles ; celui-là, parce que, disait-on, l’Angleterre avait, depuis un siècle, dominé par le commerce, et que l’industrie y était organisée autrement qu’ailleurs.

En France, tout était division dans les esprits. D’un côté les partisans de la protection : – les compagnies houillères qui craignaient l’introduction du combustible étranger ; – les maîtres de forge redoutant la concurrence des fers anglais, belges, allemands et suédois ; – les manufacturiers, en général peu soucieux de renouveler leur outillage, d’étendre leurs fabriques, et menaçant de fermer leurs ateliers, en cas de suppression du système protecteur. De l’autre côté, les partisans de la liberté commerciale : les économistes et les publicistes, le plus grand nombre par principe, quelques-uns par amour de la nouveauté, bien peu par suite d’une perception claire et précise de l’immense changement qui allait se produire : – les propriétaires de vignes, dans l’espoir de trouver dans la consommation étrangère des débouchés qui ne pouvaient plus leur offrir la consommation indigène ; – les armateurs qui, retranchés derrière l’organisation semi-militaire de la marine marchande, imaginaient que la liberté commerciale n’atteindrait jamais jusqu’à elle et qu’ils profiteraient par une augmentation du fret, de l’invasion des produits étrangers.

Entre ces groupes également intéressés, la foule des consommateurs, mal satisfaits d’apprendre qu’ils payaient trop cher les denrées de fabrication française, hésitant néanmoins devant l’avenir de troubles et de malaises que prédisaient les protectionnistes.

Comment démêler, dans ce conflit d’opinions, le véritable intérêt national, le seul qui méritât de prévaloir ? La liberté commerciale devait-elle être, comme le prétendait l’école anglaise, la conséquence forcée des changements qu’entraînerait partout l’établissement des chemins de fer et des télégraphes électriques ? Serait-elle le remède certain à toutes les difficultés de la situation nouvelle ? L’industrie française serait-elle en mesure de supporter, sans grave dommage, une telle révolution de principes ? Quels ménagements faudrait-il prendre ? Par quelles transitions faudrait-il passer pour rendre la secousse moins brusque et les résultats moins fâcheux ? Problème redoutable, dont la solution nous apparaît aujourd’hui après six ans d’expérience, sinon facile, du moins assez claire, mais qui se présentait alors avec une gravité d’autant plus grande que la classe moyenne, trop nombreuse pour être disciplinée comme l’aristocratie anglaise sous des chefs obéis, s’agitait entre les partis opposés, sans pouvoir déterminer dans leurs débats, la part de la vérité et celle de l’exagération.

Pour l’aborder et le résoudre, il fallait, portant un égal intérêt à toutes les classes de producteurs, s’élever au-dessus des craintes et des espérances de chacune d’elles, apprécier par les résultats du passé les progrès industriels que la France pourrait faire dans l’avenir ; ce qu’il y avait dans nos habitudes d’inexpérience à corriger, de timidité à encourager, d’ardeur à modérer. Il fallait pressentir vers quelle direction se porterait l’industrie française sous le nouveau régime, afin de lui en faciliter l’accès par des mesures administratives, des négociations diplomatiques. Il fallait surtout calculer les précautions à prendre, les délais à accorder, pour ménager tout à la fois dans cette gigantesque transformation, les intérêts du Trésor et l’existence des branches d’industrie qui devaient avoir le plus à souffrir de l’abaissement des droits de douanes.

Une entreprise aussi complexe, aussi ardue, l’Empereur seul pouvait l’accomplir avec cette volonté énergique, ces aspirations vers le juste et le vrai, qui ont marqué les principaux actes de son règne.

On sait quelle émotion accueillit l’apparition inattendue de la lettre impériale du 5 février 1800. Le principe de la liberté commerciale y était nettement posé et recevait son application, non pas immédiate et générale, l’équité et la prudence ne l’eussent pas permis, mais avec des restrictions destinées à disparaître plus tard, quand l’expérience aurait prononcé sur certaines conséquences encore obscures du nouveau régime. En même temps dans le traité franco-anglais du 23 janvier, l’Empereur consacrait, pour le commerce national, le bénéfice de la réciprocité, qui s’est depuis étendu à tous les grands États de l’Europe.

Ces sages précautions n’empêchèrent pas l’alarme de se répandre parmi les manufacturiers qui, dans la suppression des droits prohibitifs, voyaient la ruine, non la transformation de leur industrie.

Mais telle est la puissance du retour aux vrais principes et à la nature des choses, que malgré leur résistance apparente, il convertit ses adversaires eux-mêmes ! On pouvait discuter peut-être l’opportunité de la mesure dont l’Empereur avait pris l’initiative, mais on ne pouvait nier le principe et l’avantage de le consacrer spontanément au lieu d’y être contraint. L’évènement a prouvé si l’Empereur avait devancé la marche naturelle des choses. En cinq ans les principaux États ont négocié entre eux des traités de commerce sur les bases de celui de la France et de l’Angleterre ; et le principe de la liberté commerciale règne aujourd’hui sur l’Europe comme le faisait auparavant le système des prohibitions. Sur beaucoup de points, il est vrai, les effets du nouveau régime ont trompé l’attente commune. Les vins français, par exemple, n’ont pas trouvé, en Angleterre surtout, l’immense écoulement qu’on s’était imaginé par une fausse idée des justes exigences de la consommation et des besoins qu’imposent le climat et le mode d’alimentation. En revanche, plusieurs des industries qui semblaient péricliter n’ont eu qu’à perfectionner leur outillage et leurs machines, pour soutenir avantageusement la concurrence des manufactures rivales. D’autres conséquences tout à fait inattendues se sont produites et se produiront dans des branches secondaires de fabrication. Il y aura longtemps encore bien des ménagements à prendre, bien des plaies à cicatriser. Mais cinq ans d’expérience ont prouvé ce qu’à de fécond, en commerce comme en politique, la vraie liberté, celle qui est compatible avec les lois de la nature humaine et les intérêts des masses.

On entrevoit aujourd’hui que l’industrie est entrée dans une voie où le succès dépend, non pas de l’égalité absolue des conditions matérielles, rêve chimérique qui ne supporte pas l’examen, mais d’un ensemble de qualités qui, bien que très diverses, conduisent également à une sorte de perfection ; et que, ce résultat obtenu, ce ne sera plus seulement le marché national, mais l’univers entier qui deviendra le champ d’exploitation. On comprend que dans cette lutte d’un nouveau genre, rien ne doit être négligé pour arriver avec la plus grande économie, à la plus grande perfection ; qu’il faut pouvoir se procurer les matières aux plus bas prix, les mettre en œuvre sans retard, à l’aide des machines les plus parfaites ; qu’il faut donner aux produits les qualités, le goût, les formes exigés par le consommateur auquel ils sont destinés ; qu’enfin il faut les lui faire parvenir le plus vite, le plus directement et avec le plus de garantie possible.

Le gouvernement a donné sa large part de concours à cette œuvre de transformation ; à l’intérieur en provoquant l’achèvement du réseau des chemins de fer, en rachetant les péages, en abolissant les droits sur les canaux, en favorisant l’esprit d’association et les établissements de crédit ; au-dehors par de nombreux traités de commerce, par la concession de lignes de paquebots transatlantiques entre la France et les grands entrepôts du monde, etc. Assurément ce sont là des améliorations considérables qui témoignent de la sollicitude du gouvernement et de la vitalité de notre industrie.

Mais à côté de ces conséquences, les plus apparentes, les plus immédiates de la liberté commerciale, il en est d’un autre ordre, moral pour ainsi dire, et qui n’importent pas moins au succès durable de notre industrie. L’exportation exige, en effet, d’autres études que le commerce intérieur. Il faut connaître les usages, les besoins, les mœurs non seulement des places étrangères avec lesquelles on traite, mais toutes celles qui pourraient offrir de nombreux débouchés. Il faut étudier les moyens de transport, l’influence de la navigation, du climat sur les marchandises exportées, les objets d’échange, la législation surtout, sous l’empire de laquelle on contracte, les formalités à observer, les précautions à prendre, etc., tout cela en détail, d’une manière précise et circonstanciée.

On sait combien ces connaissances sont répandues en Angleterre et en Allemagne, et quelle allure à la fois simple, hardie et élevée elles ont permis d’y donner aux opérations commerciales.

En France, au contraire, l’influence du système protecteur, la disposition naturelle des esprits à se complaire dans leurs habitudes et dans leurs œuvres, ont empêché l’extension de ce genre d’études, qui ne trouvait d’ailleurs pas d’application dans un mouvement industriel presque exclusivement limité au marché national. C’est néanmoins pour nous une sérieuse cause d’infériorité dans la lutte que la liberté commerciale a inaugurée entre tous les peuples. Le gouvernement s’en est préoccupé. Impuissant à modifier cet état de choses pour la génération actuellement à la tête des affaires, il cherche à mettre la génération suivante à la hauteur du nouveau régime, en instituant auprès des collèges, des écoles professionnelles, et au-dessus d’elles une école normale de l’industrie et du commerce. Ces établissements produiront-ils les excellents résultats des écoles pratiques de Hambourg, de Brême, d’Angleterre et des États-Unis ? C’est un sujet que nous n’avons pas à traiter ici. L’essentiel est moins le succès immédiat que la conviction où l’on est de la nécessité d’une réforme des études commerciales en France.

Il en est de même de la législation, quoique notre Code de commerce soit resté en vigueur dans plusieurs États du continent. Dans les anciennes villes hanséatiques en Angleterre, aux États-Unis, s’il lui faut intenter ou soutenir un procès, le négociant français s’égare dans les complications de la procédure, il ne soupçonne pas les mille ruses que fournissent aux plaideurs du pays les gothiques coutumes de l’Écosse et de certains comtés d’Angleterre ; il s’irrite devant les formes expéditives, les provisions sommaires des juges américains ; partout il accuse la justice pour excuser son ignorance. L’étranger, à son tour, quoique plus satisfait de la rigoureuse ordonnance et de la logique simplicité de notre Code, n’est pas plus à l’aise sous l’espèce de discipline administrative qui régit chez nous la justice commerciale.

Éternel contraste des institutions humaines, alors même qu’elles s’appuient sur les principes immuables de la morale et de la justice. Les traditions de race, les croyances religieuses, les mœurs, le climat, les circonstances les plus éphémères, comme le caprice d’un despote, l’ambition d’un parti décident non seulement de la forme et des détails, mais des fondements même d’une législation ! Dans nos anciennes lois françaises que de dispositions, dans la législation actuelle de l’Angleterre, que de coutumes bizarres dont on ne saurait retrouver l’origine ou qui se rattachent à un évènement frivole ! On hésite néanmoins à les abandonner ; par habitude autant que par amour-propre, on tient à ces vieux souvenirs ; on s’y conforme avec plus de scrupule souvent qu’aux dispositions les plus raisonnables, les plus essentielles.

D’éminents esprits, philosophes, jurisconsultes, ont, dans tous les temps, exposé les inconvénients de ces législations disparates, les avantages de l’unité de lois, ou tout au moins de principes. Mais le monde les a traités d’utopistes, et les lois continuent à changer comme les drapeaux.

Tous ces publicistes poursuivaient-ils donc une chimère ? Se mettaient-ils en contradiction avec l’ordre pratique des choses ? Non certes. Mais leur tort commun a été de confondre, dans une même réforme, tous les genres de législation et d’étendre à la loi civile, par exemple, le principe de l’unité, qui n’est compatible qu’avec la loi maritime ou commerciale.

De tous les monuments qui attestent la nationalité d’un peuple, sa loi civile est assurément le plus caractéristique. Elle règle l’état des citoyens, elle organise la famille par le mariage, la paternité, les testaments, les successions ; elle gouverne le crédit privé par la théorie des obligations, par le système hypothécaire ; elle touche, en un mot, à ce qu’il y a de plus vital, de plus personnel dans la nation. Vouloir soumettre tous les peuples à la même loi civile, c’est vouloir leur enlever toute originalité ; tout caractère individuel, c’est aspirer à faire de l’humanité un seul et même corps politique et prétendre astreindre aux mêmes tendances la monarchie et la république. Dans quel but d’ailleurs forcer ainsi la nature ? La nationalité et le statut personnel, qui en dérive, sont choses dont on ne change pas aisément. D’ordinaire, la naissance, rarement le choix, en décident. Hasard ou volonté, ce parti une fois pris, constitue la patrie, c’est-à-dire ce qui, avec la famille, éveille dans l’homme le sentiment le plus puissant et remue le plus profondément son cœur. Cette patrie, le citoyen ne la quitte pas, même pendant ses plus longues absences. Dans tous les pays civilisés, elle se présente à lui dans les personnes de ses agents extérieurs, dans ses traités diplomatiques. Pour le règlement de ses droits civils il n’a de rapport qu’avec elle et avec sa législation. Quel embarras peut donc susciter au point de vue civil, la divergence des législations, si ce n’est dans les cas peu fréquents d’alliance de famille entre sujets d’États différents, cas auxquels ont pourvu les traités et les principes du droit international ?

La loi commerciale présente un caractère tout opposé. Étrangère à tout ce qui concerne le statut personnel et social, elle ne règle et n’affecte que les rapports des commerçants entre eux, sans acception de nationalités. Indépendante par essence des nécessités d’un système politique, des caprices du législateur, elle ne relève que de l’équité naturelle et du droit des gens. Pourquoi donc, au lieu d’être universelle comme son principe, la loi commerciale a-t-elle varié selon les pays ? Pourquoi le négociant craint-il encore d’être jugé à l’étranger d’après des conditions qu’il ne connaît pas ? C’est que depuis le XIVe siècle, le commerce asservi par la féodalité d’abord, ensuite par le pouvoir royal, était devenu une source d’impôts et d’exactions, qui ne pouvait être conservée qu’à l’aide de mesures restrictives. Chaque gouvernement, chaque seigneur avait ainsi établi une législation particulière qui, sans souci du commerce étranger, peu actif et agissant au comptant, réglait tant bien que mal les différends de ses sujets.

Sous ce régime artificiel, se sont établis des usages locaux qui ont persisté même alors qu’une protection plus éclairée eût remplacé la barbarie des premiers règlements. Mais, si cette divergence des usages commerciaux a pu se perpétuer jusqu’à nos jours, grâce aux entraves que le système protecteur apportait aux relations internationales, il est clair que le retour au principe naturel, c’est-à-dire à la liberté des échanges, doit opérer à cet égard la révolution qu’elle a produite sur tous les autres points et rendre à la législation commerciale son caractère propre, l’unité, dont les intérêts politiques seuls avaient pu la faire dévier. L’unité de la législation commerciale, telle est donc la conséquence indirecte mais forcée du libre-échange ; tel est le but vers lequel doivent tendre les gouvernements soucieux d’assurer à leurs sujets l’égalité des conditions, dans la grande lutte du commerce et de l’industrie. Déjà l’Empereur, poursuivant la route qu’il s’est tracée en 1860, et tirant, après les conséquences matérielles, les conséquences morales de la révolution économique dont il a donné le signal, porte la réforme dans notre Code de commerce. Durant la session qui va s’ouvrir, son gouvernement propose au Corps législatif le vote d’une loi sur la marine marchande, en harmonie avec les principes récemment adoptés dans les traités et dans les congrès d’armateurs ; d’un projet de loi relatif à l’abolition de la contrainte par corps ; d’un projet de loi relatif aux douanes ; et de trois autres concernant, l’un, les courtiers de commerce, l’autre, les sociétés commerciales, le troisième, l’unification et la réglementation des usages commerciaux.

Ces réformes sont importantes assurément, surtout les deux dernières. Elles mettront notre législation au niveau des progrès réalisés par d’autres peuples, ou conseillés par l’expérience. Elles préparent et facilitent les rapports de nos commerçants avec l’étranger par l’introduction des mêmes institutions.

Mais il ne suffit pas d’abolir des lois surannées et de les remplacer par d’autres plus conformes à l’esprit des nouveaux principes. Il faut faire un pas de plus ; il faut en arriver à l’uniformité de la législation, parmi les peuples commerçants. C’est à cette condition et à cette condition seule, que la liberté produira les immenses résultats qu’on s’en promet. Dégagé de toutes préoccupations sur ses droits en cas de contestation, le négociant pourra s’appliquer exclusivement au côté mercantile de ses affaires. Il ne craindra plus de perdre son temps et son argent en procès d’autant plus dangereux, qu’ils s’élèvent au loin, contre des adversaires, d’après des lois, devant des tribunaux inconnus. Il se montrera plus facile dans les conditions de crédit, plus disposé à nouer avec les contrées, même les plus éloignées, des relations que la correspondance par la vapeur et le télégraphe rendront de plus en plus sûres.

Ce n’est plus aujourd’hui le vain désir de réaliser un idéal plus généreux que sensé, c’est la nécessite, la force même des choses qui nous entraîne vers cette unité de lois et de règlements commerciaux. Partout se manifeste cette tendance irrésistible. Les grands chemins de fer européens sont à peine construits, et déjà les compagnies sont amenées à se réunir, à former des conférences pour uniformer, autant que le permet leur caractère semi-administratif, les conditions des transports et les dispositions qui régissent leurs rapports avec le public. Les gouvernements à leur tour, règlent par des conférences, pour ainsi dire permanentes, le mode d’exploitation de la télégraphie électrique, le transport des lettres, etc. Dans un autre ordre de matières, les traités, les conventions diplomatiques ont aboli la course, placé presque partout la propriété privée en dehors des atteintes des belligérants et donné au droit public maritime un caractère plus universel et plus uniforme que jamais ; tandis que des congrès d’armateurs, d’assureurs et de négociants s’occupent d’introduire l’unité dans les points peu nombreux que les lois maritimes ont abandonnés au règlement des usages locaux.

L’unité est donc, en législation, le grand besoin de notre temps. Au Moyen Âge, les nécessités de la navigation amenèrent l’uniformité des lois maritimes ; de nos jours, les chemins de fer et la télégraphie électrique produisent le même effet sur la législation terrestre.

Tous les intérêts l’exigent : car la liberté commerciale n’a pas seulement pour résultat de multiplier les échanges entre toutes les parties du monde, elle attire encore vers l’industrie les capitaux de l’épargne privée et les invite à s’associer aux entreprises nouvelles, sans acception de nationalité et de distance. On a vu, dans ces dernières années, l’influence que peut exercer sur les affaires une loi inspirée par cet esprit d’unité qui sera à l’avenir l’élément essentiel des réformes législatives. La loi française sur les sociétés par actions, quelque imparfaite qu’elle soit, constitue, par rapport aux lois antérieures et à celles de la plupart des peuples voisins, un progrès considérable. Elle est plus simple, plus nette et règle d’une manière plus précise les droits et les obligations des actionnaires à l’égard de la société et des tiers. Il a suffi de ces avantages pour développer pendant un moment, au-delà de toute prévision, le nombre des sociétés françaises, pour y attirer d’énormes capitaux français et étrangers, et même pour déterminer la formation en France de sociétés complètement étrangères par leur personnel, leur but et leurs ressources, mais qui obtenaient ainsi le bénéfice des dispositions de la loi sous l’empire de laquelle elles s’étaient constituées.

Ce travail souterrain vers l’unité s’étend à toutes les parties de la législation commerciale, sous la double influence de l’accroissement des relations internationales et du retour aux principes de l’équité et du droit des gens. Si l’étude comparative des codes de commerce européens révèle entre leurs dispositions beaucoup de variations et de discordances, en pénétrant plus avant, on demeure frappé de l’esprit d’unité qui inspire la jurisprudence des tribunaux consulaires de Paris, d’Amsterdam, de Hambourg, de Berlin, de Vienne, de Madrid et de New-York.

Malgré la divergence des textes, à travers les nuances d’espèces, il semble que toutes leurs décisions émanent des mêmes juges, tant elles portent l’empreinte des mêmes principes, de la même manière d’envisager et d’expédier les affaires.

Pour arriver à cet accord naturel et spontané, ici, le juge adoucit les termes trop absolus de la loi, là, il les complète ; quelquefois même il s’aventure, par un détour, jusqu’à les contredire ; partout il cherche l’intention plus que la régularité légale.

Si, depuis le développement des moyens de communication, et par suite du commerce extérieur, la jurisprudence des tribunaux de commerce offre déjà le singulier spectacle que nous venons d’indiquer, que sera-ce dans quelques années, quand, le réseau des chemins de fer achevé, la liberté commerciale rétablie partout, le commerçant, le capitaliste, le simple particulier même auront noué avec toutes les places, des relations d’affaires ? L’écart se manifestera de plus en plus sensible entre les lois et la jurisprudence ; les discordances se multiplieront, et bientôt, de fictions en subterfuges judiciaires, on en arrivera, comme en Angleterre, à la séparation complète de la loi et des arrêts.

Cette situation est-elle désirable ? Faut-il s’applaudir de voir transformer en un obstacle l’institution qui devait être pour le commerce un puissant secours ? Pourquoi donc, dans une de ces conférences, si fréquentes aujourd’hui, qu’on pourrait dire qu’elles sont de mode, ne pas régler d’un commun accord les principales dispositions de la législation commerciale ?

Il y aurait sans doute à faire le sacrifice de quelque ancien usage, comme dans les ventes à l’entrepôt ou à livrer, de quelque habitude administrative, comme dans les faillites ; mais, pour la généralité des cas, l’unité de rédaction découlerait de l’unité de principes et de la nature même des choses. Dans cette révision simultanée des codes de commerce, on verrait avec surprise combien chacune des révisions antérieures dénote, pas son esprit et son allure, le degré précis auquel étaient parvenus, à ce moment, l’éducation commerciale, les moyens de communication et les progrès de l’industrie. La tâche serait donc tout à la fois plus utile et infiniment plus facile qu’on ne serait porté à le croire au premier abord.

Ce n’est pas, il est vrai, qu’on remédie par là à tous les inconvénients et qu’on obtienne ainsi tous les résultats qu’on est en droit d’attendre de l’unité. Il est clair qu’en réclamant le bénéfice d’une rédaction uniforme des lois commerciales, on ne saurait prétendre arriver du même coup à l’uniformité d’organisation dans la juridiction consulaire. Ici le problème se complique de tout autres éléments. Quoique institué en vue des justiciables, l’ordre juridictionnel ne s’organise pas seulement d’après leurs intérêts, pour l’expédition la plus rapide et la plus économique de la justice. Il dépend aussi de la constitution politique et du régime sous lequel la nation s’est placée. Dans une monarchie, par exemple, où toute justice émane du souverain, où la Couronne nomme les magistrats, le système judiciaire ne peut-être le même que dans une république, où les magistrats sont électifs, et qui étend l’institution du jury à toutes les matières. Ces différences, très profondes dans l’ordre civil, sont encore sensibles quoique à un moindre degré, dans la justice commerciale. Ce serait donc dépasser le but et retomber dans la confusion dont nous venons de parler, que d’imaginer les différents États de l’Europe consentant d’emblée à bouleverser leur organisation judiciaire, pour y introduire une juridiction commerciale de forme unique, indépendante de la juridiction civile et du droit commun.

Mais le progrès des idées, l’expérience prolongée de la liberté et de ses merveilleux résultats y conduiront infailliblement quelque jour. Déjà, dans une grande partie du monde, le contentieux commercial s’expédie par des juridictions spéciales composées en tout ou en partie de négociants élus par les notables. L’Angleterre et les États-Unis ont seuls maintenu à cet égard la compétence des tribunaux du droit commun ; et dans ce dernier pays au moins on n’a jamais remarqué que l’unité de juridiction nuisît aux affaires.

Uniformité dans la jurisprudence, uniformité dans la législation, uniformité dans l’organisation judiciaire, voilà l’enchaînement naturel, voilà la marche successive de la réforme commerciale.

Le premier terme appartient déjà au domaine des faits accomplis. La force des choses, ou plutôt un sentiment plus éclairé des vrais intérêts du commerce, a partout conduit les magistrats consulaires à s’inspirer de la réalité pratique et à chercher dans les règles universelles de l’équité un remède à la discordance des lois. Pour atteindre aux deux autres, il suffit du concours des gouvernements. Ce concours ne saurait tarder, en présence de l’immense développement des relations avec l’étranger et de la prépondérance sans cesse croissante du contentieux commercial qui, par la faveur dont jouissent les placements mobiliers et industriels, tend à renverser l’ancienne statistique judiciaire et à faire des tribunaux de commerce les tribunaux ordinaires.

Ainsi on peut entrevoir le moment où l’unité de la législation conduira naturellement à l’unité d’organisation judiciaire entre les nations commerçantes, où l’uniformité des usages, la vulgarisation des sciences physiques rapprocheront tous les peuples dans les transactions commerciales et financières les plus multipliées, les plus colossales que l’imagination ait jamais pu concevoir.

La marche naturelle des idées, l’action seule du temps suffiraient peut-être pour produire cette transformation, en substituant à la génération présente, encore imbue des préjugés du régime protecteur et dominée par l’étroit horizon du marché national auquel elle s’était exclusivement consacrée, une génération nouvelle éclairée par l’expérience sur ses nouveaux devoirs, convaincue enfin que la lutte n’est possible désormais qu’à la condition d’y déployer tout à la fois des connaissances spéciales, un esprit d’initiative individuelle et d’association égal à celui qui anime les nations rivales.

Mais de quel prix devrions-nous payer cette tardive expérience ! Au milieu de quelles épreuves, après quels désastres commerciaux arriverait-on à comprendre que le règne du vieux principe : Chacun pour soi, chacun chez soi est à jamais fini ; que l’industrie et le commerce, en conquérant le premier rang parmi les carrières humaines, imposent à ceux qui les abordent des études toutes différentes de celles qui composent jusqu’à présent l’éducation universitaire ; qu’elles impriment à la politique nationale d’autres tendances et au personnel qui la représente au dehors un esprit pratique, qui semble avoir été jusqu’ici tout à fait étranger à notre diplomatie !

Il faut donc hâter cette œuvre du temps, trop lente au gré de nos besoins et des évènements qui se précipitent autour de nous. Il faut abréger cette période de transition, afin d’en diminuer les dangers.

Si, dans l’ordre purement politique, en effet, les transformations sociales peuvent, sans graves inconvénients, être livrées à elles-mêmes, parce qu’elles atteignent toutes les classes de la population et touchent à des intérêts qui, lents à se constituer, sont aussi lents à se modifier : dans l’ordre des intérêts industriels et commerciaux, tout délai est fatal. La concurrence menace et frappe quiconque résiste ou tarde à adopter les principes, les procédés ou les usages consacrés chez ses rivaux. À chacun donc sa part d’action et d’influence dans cette révolution pacifique du monde commercial, afin d’éviter pour la France entière la décadence qui, déjà, atteint celles de nos villes manufacturières trop lentes à se transformer.