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Extrait : "L'empire de Russie est le plus vaste de notre hémisphère ; il s'étend d'occident en orient l'espace de plus de deux mille lieues communes de France, et il a plus de huit cents lieues du sud au nord dans sa plus grande largeur. Il confine à la Pologne et à la mer Glaciale ; il touche à la Suède et à la Chine. Sa longueur, de l'île de Dago, à l'occident de la Livonie, jusqu'à ses bornes les plus orientales, comprend près de cent soixante et dix degrés..."
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Seitenzahl: 528
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Toute l’histoire de la composition de cet ouvrage, qui coûta à Voltaire beaucoup de peine, est dans la correspondance. Voyez notamment celle qu’il entretint avec le comte Schouvaloff, d’octobre 1760 à mai 1761. Ainsi que le dit M. Gustave Desnoireterres, Voltaire avait pris à cœur son sujet. « Après avoir fait l’histoire d’un héros de roman, il trouvait plus intéressant et plus digne d’un philosophe d’écrire les belles actions et les durables créations d’un véritable grand homme. » Et, à ce propos, l’auteur de Voltaire et la Société au XVIIIe siècle cite, pour en expliquer le vrai sens, une anecdote de Chamfort. Le docteur Poissonnier, à son retour de Russie, étant allé rendre visite au patriarche de Ferney, ne craignit pas d’aborder le chapitre délicat des erreurs que l’on rencontrait dans son livre. Au lieu de s’amuser à discuter, Voltaire se serait borné à répondre : « Mon ami, ils m’ont donné de bonnes pelisses, et je suis très frileux. »
Faut-il conclure de là que l’écrivain n’attachait aucune importance sérieuse à son travail ? – Non sans doute. Qui ne sentira que cette saillie avait pour but unique d’indiquer à l’interlocuteur, plaisamment, poliment mais clairement, qu’on n’était pas pour l’instant d’humeur à engager un long débat sur un pareil sujet ?
En réalité, continue M. Desnoireterres, Voltaire a prétendu faire œuvre d’historien. « On a un peu de peine avec les Russes, écrit-il à Mme du Deffant, et vous savez que je ne sacrifie la vérité à personne. » Cela est plus aisé à dire qu’à exécuter sans doute. C’est de la main des Russes qu’il recevra ses matériaux, et les coudées ne sont plus aussi franches lorsqu’on attend les preuves de ceux dont on s’est constitué le juge. Convenons aussi qu’il n’est ni de bronze ni de marbre ; qu’il désirait, s’il était possible, satisfaire l’impératrice. « Je voudrais savoir surtout, écrit-il à Schouvaloff (15 nov 1760), si la digne fille de Pierre le Grand est contente de la statue de son père, taillée aux Délices par un ciseau que vous avez conduit. » Pareille question dans une autre lettre au même, à la date du 10 janvier 1761. Puis il aimait à se dire à lui-même et à dire à ses amis : « J’ai du moins une souveraine de deux mille lieues de pays dans mon parti : cela console des cris des polissons. » Mais s’il est plus préoccupé de mettre en relief les grandeurs que les aspects sauvages, les côtés féroces même du fondateur de la puissance moscovite, il défend le plus qu’il peut son indépendance ; il fait entendre à son correspondant que, dans l’intérêt même de son héros, il faut que l’historien ne compromette ni ne discrédite son caractère et son autorité par de maladroites et stériles condescendances, et que des faits authentiques sont les seuls éloges sérieux et durables. « Ce sont les grandes actions, dit-il, qui louent les grands hommes. »
On sait le jugement de Diderot sur cet ouvrage : il écrit à Mlle Volland, le 20 octobre 1760 :
« Damilaville m’a envoyé l’histoire du czar, et je l’ai lue. Elle est divisée en trois parties : une préface sur la manière d’écrire l’histoire en général, une description de la Russie, et l’histoire du czar depuis sa naissance jusqu’à la défaite de Charles XII à la journée de Pultava. (C’est la première partie.)
La préface est légère. C’est le ton de la facilité. Ce morceau figurerait assez bien parmi les mélanges de littérature de l’auteur. On y avance, sur la fin, qu’il ne faut point écrire la vie domestique des grands hommes. Cet étrange paradoxe est appuyé de raisons que l’honnêteté rend spécieuses ; mais c’est une fausseté, ou mon ami Plutarque est un sot. Il y a dans ce premier morceau un mot qui me plaît, c’est que, s’il n’y avait eu qu’une bataille donnée, on saurait les noms de tous ceux qui y ont assisté, et que leur généalogie passerait à la postérité la plus reculée. Qu’est-ce qui montre mieux que l’évidence de cette pensée combien c’est une étrange chose que des hommes attroupés qui se rendent dans un même lieu pour s’entrégorger ?…
La description de la Russie est commune ; on y étale par-ci par-là des prétentions à la connaissance de l’histoire naturelle…
Quant à l’histoire du czar, on la lit avec plaisir ; mais si l’on se demandait à la fin : Quel grand tableau ai-je vu ? quelle réflexion profonde me reste-t-il ? on ne saurait que se répondre. L’écrivain de la France ne s’est peut-être pas élevé au niveau du législateur de la Russie. Cependant si toutes les gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre aucune.
Il y a un très beau chapitre des cruautés de la princesse Sophie. On ne voit pas sans émotion le jeune Pierre, âgé de douze à treize ans, tenant une Vierge entre ses mains, conduit par ses sœurs en pleurs à une multitude de soldats féroces qui le demandent à grands cris pour l’égorger, et qui viennent de couper la tête, les pieds et les mains à son frère. Cela me rappelle certains morceaux de Tacite, tels que la consternation de Rome lorsqu’on y apprit la mort de Britannicus, et la douleur du peuple lorsqu’on y apporta les cendres de ce prince. »
Ce jugement peut s’appliquer à la seconde partie de l’ouvrage aussi bien qu’à la première ; il en faut surtout retenir ce mot : « Si toutes les gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre aucune. » C’est l’avis de tous les lecteurs.
L. M.
Voltaire, qui avait, en 1731, publié son Histoire de Charles XII, pensait, quelques années après, à devenir l’historien de Pierre Ier, empereur de Russie, le rival du roi de Suède. On le voit, en 1737, prier Frédéric, prince royal de Prusse, de transmettre à un agent qu’il avait en Russie une série de questions. Plusieurs autres lettres, soit de Frédéric, soit de Voltaire, prouvent l’existence d’un projet que Voltaire n’avait pas encore exécuté, et peut-être même avait abandonné, lorsqu’en 1748 il publia les Anecdotes sur le czar Pierre le Grand.
Mais, lorsqu’en 1757 le comte Schouvaloff se fut mis en correspondance avec Voltaire, et l’eut engagé à écrire l’Histoire de Pierre Ier, le philosophe de Ferney se rendit promptement à ses désirs.
La première partie de l’Histoire de Russie sous Pierre le Grand fut imprimée en 1759, et c’est la date que porte l’édition originale. Toutefois, la publication n’eut lieu que l’année suivante, parce que l’auteur attendait le consentement de la cour de Pétersbourg, où son volume fut gardé un an. Avant l’impression, Voltaire avait déjà envoyé en Russie son ouvrage manuscrit ; on le soumit à Lomonossoff, homme non moins remarquable par ses talents que par ses connaissances, et auteur d’une Pétréide, poème en deux chants. Quelques-unes des observations de Lomonossoff, publiées dans le Télégraphe de Moscou, n° 6 de 1828, ont été reproduites, la même année, dans le septième cahier du Bulletin du Nord, journal scientifique et littéraire, imprimé en la même ville.
Parmi les remarques de Lomonossoff il en est une qui porte sur ces paroles du chapitre II, page 423 : « C’est d’un homme devenu patriarche de toutes les Russies que Pierre le Grand descendait en droite ligne. » C’est juste, dit Lomonossoff ; mais Pierre le Grand ne fut pas czar par la raison que son grand-père avait été patriarche. Voltaire n’a tenu aucun compte de cette critique ; mais il a fait son profit de toutes les autres, à en juger par celles qui sont conservées dans les journaux russes dont j’ai parlé.
Le volume de 1759 avait une préface divisée en six paragraphes. Le premier a été changé et divisé en deux : les autres forment à présent les paragraphes III à VII de la Préface historique et critique.
L’ouvrage était en circulation depuis peu de temps, lorsqu’on vit paraître une Lettre du czar Pierre à M. de Voltaire sur son Histoire de Russie, 1761, in-12 de 39 pages. Ce pamphlet, sorti des presses de Dalles, à Toulouse, avait pour auteur La Beaumelle, qui depuis longtemps s’acharnait sur Voltaire, et qui, suivant son usage, remplit son écrit de passion et de personnalités.
Dans sa lettre à Schouvaloff, du 11 juin 1761, Voltaire accuse réception de Remarques sur le premier tome de l’Histoire de Russie. Ces remarques avaient été imprimées, en 1760 et 1761, dans les premier et deuxième volumes du Nouveau Magasin des sciences utiles, qui se publiait à Hambourg ; elles sont de Gérard-Frédéric Muller, né en 1705, mort en 1783 Voltaire ne savait pas qui on était l’auteur ; mais à sa manière d’écrire certains noms, à sa prodigalité des s, c, k, h, il pensait que ce devait être un Allemand : il ne se trompait pas, comme on voit ; et, plus piqué que convaincu de ses critiques, il lui souhaitait plus d’esprit et moins de consonnes.
C’est probablement de la même main que sont les Observations extraites d’un journal de Hambourg, rapportées dans le Journal encyclopédique, du Ier décembre 1762, avec des notes qui semblent avoir été dictées par Voltaire. C’est à quelques-unes de ces observations que répondait Voltaire dans le passage qui fait partie de la note de la page 389.
La seconde partie de l’Histoire de Russie ne vit le jour qu’en 1763. L’auteur, pour la terminer, interrompit ses Commentaires sur Corneille. En tête de cette seconde partie était une préface intitulée Au lecteur, dont la partie conservée forme, depuis 1768, le paragraphe VIII de la Préface historique et critique de Voltaire (voyez pages 389 et suivantes). J’ai mis en variante la partie qui avait été retranchée, lorsqu’on 1768 l’auteur fondit en une seule les deux préfaces de 1759 et 1763.
C’est dans la préface de 1763 (aujourd’hui paragraphe VIII) qu’il est question de l’exil en Sibérie de Charles de Talleyrand, prince de Chalais. Voltaire discute et conteste l’ambassade auprès d’Ivan Basilovitz, dont on prétend que Charles de Talleyrand fut chargé. Malgré les justes raisonnements de Voltaire, cette fable a été répétée depuis. P.-C. Levesque, qui, auteur d’une Histoire de Russie, n’était pas fâché de prendre Voltaire en défaut, a lu, en 1796, à l’Institut, un mémoire sur les anciennes relations de la France avec la Russie, et il fait tout son possible pour accréditer le récit d’Oléarius sur l’ambassade et l’exil de Talleyrand. Or, de ces deux circonstances, l’exil n’est contesté ni par Voltaire ni par personne. La difficulté réelle porte uniquement sur le titre d’ambassadeur du roi de France, donné par Oléarius à Talleyrand. Ce titre ayant encore été donné à Talleyrand, dans un article d’un journal français, du 29 mars 1827, le prince russe A. Labanoff publia une Lettre à M. le rédacteur du Globe, au sujet de la prétendue ambassade en Russie de Charles de Talleyrand, Paris, F. Didot, in-8° ; seconde édition, augmentée d’un post-scriptum, contenant une Lettre de Louis XIII, 1828, in-8°. Le prince Labanoff appuie l’opinion de Voltaire, et réfute celle de Levesque. La question de l’ambassade est tranchée par la lettre de Louis XIII, du 3 mars 1635, adressée à l’empereur et grand-duc Michel Fœdorovitz. Le roi de France réclame Talleyrand comme son sujet, mais dit qu’il était arrivé à Moscou de la part de Bethlem Gabor l’était donc de Bethlem Gabor (prince de Transylvanie, comme le dit le prince Labanoff), et non du roi de France, que Talleyrand tenait sa mission ou ambassade.
La lettre de Louis XIII avait été publiée, en 1782, avec des Éclaircissements, par G.-F. Muller, dans le tome XVI du Magasin pour l’histoire et la géographie, par Busching ; l’article est intitulé Éclaircissements sur une lettre du roi de France Louis XIII, etc. Ces Éclaircissements, publiés peu avant la mort de Muller, mais quatre ans après celle de Voltaire, qui ne pouvait ni en profiter ni y répondre, ont dû cependant être écrits en 1763, puisque Muller parle du tome second de l’Histoire de Russie, comme venant de paraître. L’humeur contre Voltaire perce à chaque phrase, et va page 331) jusqu’à reprocher à Voltaire de répéter la fable du chapeau cloué sur la tête d’un ambassadeur. Lorsque Voltaire parla, en 1759 (voyez pages 420-421), du chapeau cloué, ce fut comme d’un conte ; lorsqu’il en parla en 1763 (voyez page 391), ce fut comme d’un mensonge. Je ne prétends pas que Voltaire soit infaillible ; mais on voit que parfois ses détracteurs sont bien injustes.
La première partie de l’Histoire de Russie avait dix-neuf chapitres ; la seconde n’en a que seize, mais ils sont suivis de Pièces justificatives concernant cette histoire.
Une critique de la seconde partie se trouve dans le recueil allemand de Busching, ayant pour titre : Pièces et Nouvelles littéraires de la Russie, 1764.
Au chapitre III de la seconde partie (voyez page 535), Voltaire cite, sans le nommer, un ministre dont on a imprimé des Mémoires sur la cour de Russie. Ce ministre doit être Weber, ambassadeur ou envoyé de Saxe. C’est du moins à ce Weber que Mylius (Bibl. anonymorum, n° 846, page 147, et n° 2370, page 302) attribue un ouvrage allemand, publié en 1721, in-4°, dont il existe deux traductions françaises : l’une sous le titre de Mémoires pour servir à l’histoire de l’empire russien, sous le règne de Pierre le Grand, La Haye, 1725, in-12 ; l’autre intitulée Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Grande-Russie ou Moscovie, Paris, 2 volumes in-12.
Palissot, qui a donné une édition peu estimée des Œuvres choisies de Voltaire en 33 volumes in-8°, a ajouté à l’Histoire de l’empire de Russie des notes qui lui avaient été fournies par P.-C. Levesque, dont j’ai parlé ci-dessus et page 439, et qu’il m’a semblé inutile de reproduire.
Dans la plupart des éditions, c’est à la suite de l’Histoire de Pierre le Grand qu’on a mis les Anecdotes sur ce prince. Ces deux ouvrages sur le même personnage ne sont aucunement liés l’un à l’autre. C’est donc dans les Mélanges, à la date de 1748, que nous avons placé les Anecdotes.
B.
Ce 20 décembre 1829.
Lorsque, vers le commencement du siècle où nous sommes, le czar Pierre jetait les fondements de Pétersbourg, ou plutôt de son empire, personne ne prévoyait le succès. Quiconque aurait imaginé alors qu’un souverain de Russie pourrait envoyer des flottes victorieuses aux Dardanelles, subjuguer la Crimée, chasser les Turcs de quatre grandes provinces, dominer sur la mer Noire, établir la plus brillante cour de l’Europe, et faire fleurir tous les arts au milieu de la guerre ; quiconque l’eût dit n’eût passé que pour un visionnaire.
Mais un visionnaire plus avéré est l’écrivain qui prédit en 1762, dans je ne sais quel Contrat social ou insocial, que l’empire de Russie allait tomber. Il dit en propres mots : « Les Tartares, ses sujets ou ses voisins, deviendront ses maîtres et les nôtres : cela me paraît infaillible. »
C’est une étrange manie que celle d’un polisson qui parle en maître aux souverains, et qui prédit infailliblement la chute prochaine des empires, du fond du tonneau où il prêche, et qu’il croit avoir appartenu autrefois à Diogène. Les étonnants progrès de l’impératrice Catherine II et de la nation russe sont une preuve assez forte que Pierre le Grand a bâti sur un fondement ferme et durable.
Il est même de tous les législateurs, après Mahomet, celui dont le peuple s’est le plus signalé après lui. Les Romulus et les Thésée n’en approchent pas.
Une preuve assez belle qu’on doit tout en Russie à Pierre le Grand est ce qui arriva dans la cérémonie de l’action de grâces rendue à Dieu, selon l’usage, dans la cathédrale de Pétersbourg, pour la victoire du comte d’Orlof, qui brûla la flotte ottomane tout entière en 1770.
Le prédicateur, nommé Platon, et digne de ce nom, passa, au milieu de son discours, de la chaire où il parlait au tombeau de Pierre le Grand, et, embrassant la statue de ce fondateur : « C’est toi, dit-il, qui as remporté cette victoire, c’est toi qui as construit parmi nous le premier vaisseau, etc., etc. » Ce trait, que nous avons rapporté ailleurs, et qui charmera la postérité la plus reculée, est, comme la conduite de plusieurs officiers russes, un exemple du sublime.
Un comte de Schouvaloff, chambellan de l’impératrice Élisabeth, l’homme de l’empire peut-être le plus instruit, voulut, en 1759, communiquer à l’historien de Pierre les documents authentiques nécessaires, et on n’a écrit que d’après eux.
Le public a quelques prétendues histoires de Pierre le Grand ; la plupart ont été composées sur des gazettes. Celle qu’on a donnée à Amsterdam, en quatre volumes, sous le nom du boïard Nestesuranoy, est une de ces fraudes typographiques trop communes. Tels sont les Mémoires d’Espagne, sous le nom de don Juan de Colmenar ; l’Histoire de Louis XIV, composée par le jésuite La Motte sur de prétendus mémoires d’un ministre d’État, et attribuée à La Martinière ; telles sont l’histoire de l’empereur Charles VI, et celle du prince Eugène, et tant d’autres.
C’est ainsi qu’on a fait servir le bel art de l’imprimerie au plus méprisable des commerces. Un libraire de Hollande commande un livre comme un manufacturier fait fabriquer des étoffes ; et il se trouve malheureusement des écrivains que la nécessité force de vendre leur peine à ces marchands, comme des ouvriers à leurs gages : de là tous ces insipides panégyriques et ces libelles diffamatoires dont le public est surchargé ; c’est un des vices les plus honteux de notre siècle.
Jamais l’histoire n’eut plus besoin de preuves authentiques que dans nos jours, où l’on trafique si insolemment du mensonge. L’auteur qui donne au public l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand est le même qui écrivit, il y a trente ans, l’Histoire de Charles XII sur les Mémoires de plusieurs personnes publiques qui avaient longtemps vécu auprès de ce monarque. La présente histoire est une confirmation et un supplément de la première.
On se croit obligé ici, par respect pour le public et pour la vérité, de mettre au jour un témoignage irrécusable, qui apprendra quelle foi on doit ajouter à l’Histoire de Charles XII.
Il n’y a pas longtemps que le roi de Pologne, duc de Lorraine, se faisait relire cet ouvrage à Commercy ; il fut si frappé de la vérité de tant de faits dont il avait été le témoin, et si indigné de la hardiesse avec laquelle on les a combattus dans quelques libelles et dans quelques journaux, qu’il voulut fortifier par le sceau de son témoignage la créance que mérite l’historien, et que, ne pouvant écrire lui-même, il ordonna à un de ses grands officiers d’en dresser un acte authentique.
Cet acte envoyé à l’auteur lui causa une surprise d’autant plus agréable qu’il venait d’un roi aussi instruit de tous ces évènements que Charles XII lui-même, et qui d’ailleurs est connu dans l’Europe par son amour pour le vrai, autant que par sa bienfaisance.
On a une foule de témoignages aussi incontestables sur l’histoire du siècle de Louis XIV, ouvrage non moins vrai et non moins important, qui respire l’amour de la patrie, mais dans lequel cet esprit de patriotisme n’a rien dérobé à la vérité, et n’a jamais ni outré le bien, ni déguisé le mal ; ouvrage composé sans intérêt, sans crainte et sans espérance, par un homme que sa situation met en état de ne flatter personne.
Il y a peu de citations dans le Siècle de Louis XIV, parce que les évènements des premières années, connus de tout le monde, n’avaient besoin que d’être mis dans leur jour, et que l’auteur a été témoin des derniers. Au contraire, on cite toujours ses garants dans l’Histoire de l’empire de Russie, et le premier de ces témoins, c’est Pierre le Grand lui-même.
On ne s’est point fatigué, dans cette Histoire de Pierre le Grand, à rechercher vainement l’origine de la plupart des peuples qui composent l’empire immense de Russie, depuis le Kamtschatka jusqu’à la mer Baltique. C’est une étrange entreprise de vouloir prouver par des pièces authentiques que les Huns vinrent autrefois du nord de la Chine en Sibérie, et que les Chinois eux-mêmes sont une colonie d’Égyptiens. Je sais que des philosophes d’un grand mérite ont cru voir quelque conformité entre ces peuples ; mais on a trop abusé de leurs doutes ; on a voulu convertir en certitude leurs conjectures.
Voici, par exemple, comme on s’y prend aujourd’hui pour prouver que les Égyptiens sont les pères des Chinois. Un ancien a conté que l’Égyptien Sésostris alla jusqu’au Gange : or, s’il alla vers le Gange, il put aller à la Chine, qui est très loin du Gange, donc il y alla ; or la Chine alors n’était point peuplée, il est donc clair que Sésostris la peupla. Les Égyptiens, dans leurs fêtes, allumaient des chandelles ; les Chinois ont des lanternes, donc on ne peut douter que les Chinois ne soient une colonie d’Égypte. De plus, les Égyptiens ont un grand fleuve ; les Chinois en ont un. Enfin il est évident que les premiers rois de la Chine ont porté les noms des anciens rois d’Égypte : car dans le nom de la famille Yu, on peut trouver les caractères qui, arrangés d’une autre façon, forment le mot Menès. Il est donc incontestable que l’empereur Yu prit son nom de Menès, roi d’Égypte, et l’empereur Ki est évidemment le roi Atoës en changeant k en a et i en toës.
Mais si un savant de Tobolsk ou de Pékin avait lu quelqu’un de nos livres, il pourrait prouver bien plus démonstrativement que nous venons des Troyens. Voici comme il pourrait s’y prendre, et comme il étonnerait son pays par ses profondes recherches. Les livres les plus anciens, dirait-il, et les plus respectés dans le petit pays d’Occident nommé France, sont les romans ; ils étaient écrits dans une langue pure, dérivée des anciens Romains, qui n’ont jamais menti : or plus de vingt de ces livres authentiques déposent que Francus, fondateur de la monarchie des Francs, était fils d’Hector ; le nom d’Hector s’est toujours conservé depuis dans la nation, et, même dans ce siècle, un de ses plus grands généraux s’appelait Hector de Villars.
Les nations voisines ont reconnu si unanimement cette vérité que l’Arioste, un des plus savants Italiens, avoue, dans son Roland, que les chevaliers de Charlemagne combattaient pour avoir le casque d’Hector. Enfin une preuve sans réplique, c’est que les anciens Francs, pour perpétuer la mémoire des Troyens leurs pères, bâtirent une nouvelle ville de Troyes en Champagne ; et ces nouveaux Troyens ont toujours conservé une si grande aversion pour les Grecs leurs ennemis qu’il n’y a pas aujourd’hui quatre de ces Champenois qui veuillent apprendre le grec. Ils n’ont même jamais voulu recevoir de jésuites chez eux ; et c’est probablement parce qu’ils avaient entendu dire que quelques jésuites expliquaient autrefois Homère aux jeunes lettrés.
Il est certain que de tels raisonnements feraient un grand effet à Pékin et à Tobolsk ; mais aussi un autre savant renverserait cet édifice en prouvant que les Parisiens descendent des Grecs : car, dirait-il, le premier président d’un tribunal de Paris s’appelait Achille de Harlai. Achille vient certainement de l’Achille grec, et Harlai vient d’Aristos, en changeant istos en lai. Les Champs-Élysées, qui sont encore à la porte de la ville, et le mont Olympe, qu’on voit encore près de Mézières, sont des monuments contre lesquels l’incrédulité la plus déterminée ne peut tenir. D’ailleurs toutes les coutumes d’Athènes sont conservées dans Paris ; on y juge les tragédies et les comédies avec autant de légèreté qu’elles l’étaient par les Athéniens ; on y couronne les généraux des armées sur les théâtres comme dans Athènes ; et en dernier lieu le maréchal de Saxe reçut publiquement des mains d’une actrice une couronne qu’on ne lui aurait pas donnée dans la cathédrale. Les Parisiens ont des académies qui viennent de celles d’Athènes, une église, une liturgie, des paroisses, des diocèses, toutes inventions grecques, tous mots tirés du grec ; les maladies des Parisiens sont grecques, apoplexie, phtisie, péripneumonie, cachexie, dysenterie, jalousie, etc.
Il faut avouer que ce sentiment balancerait beaucoup l’autorité du savant personnage qui a démontré tout à l’heure que nous sommes une colonie troyenne. Ces deux opinions seraient encore combattues par d’autres profonds antiquaires ; les uns feraient voir que nous sommes Égyptiens, attendu que le culte d’Isis fut établi au village d’Issy, sur le chemin de Paris à Versailles. D’autres prouveraient que nous sommes des Arabes, comme le témoignent le mot d’almanach, d’alambic, d’algèbre, d’amiral. Les savants chinois et sibériens seraient très embarrassés à décider, et nous laisseraient enfin pour ce que nous sommes.
Il paraît qu’il faut s’en tenir à cette incertitude sur l’origine de toutes les nations. Il en est des peuples comme des familles : plusieurs barons allemands se font descendre en droite ligne d’Arminius ; on composa pour Mahomet une généalogie par laquelle il venait d’Abraham et d’Agar.
Ainsi la maison des anciens czars de Russie venait du roi de Hongrie Bela ; ce Bela, d’Attila ; Attila, de Turck, père des Huns, et Turck était fils de Japhet. Son frère Russ avait fondé le trône de Russie ; un autre frère, nommé Camari, établit sa puissance vers le Volga.
Tous ces fils de Japhet étaient, comme chacun sait, les petits-fils de Noé, inconnu à toute la terre, excepté à un petit peuple très longtemps inconnu lui-même. Les trois enfants de ce Noé allèrent vite s’établir à mille lieues les uns des autres, de peur de se donner des secours, et firent probablement avec leurs sœurs des millions d’habitants en très peu d’années.
Plusieurs graves personnages ont suivi exactement ces filiations avec la même sagacité qu’ils ont découvert comment les Japonais avaient peuplé le Pérou. L’histoire a été longtemps écrite dans ce goût, qui n’est pas celui du président de Thou et de Rapin de Thoiras.
S’il faut être un peu en garde contre les historiens qui remontent à la Tour de Babel et au déluge, il ne faut pas moins se défier de ceux qui particularisent toute l’histoire moderne, qui entrent dans tous les secrets des ministres, et qui vous donnent audacieusement la relation exacte de toutes les batailles dont les généraux auraient eu bien de la peine à rendre compte.
Il s’est donné depuis le commencement du dernier siècle près de deux cents grands combats en Europe, la plupart plus meurtriers que les batailles d’Arbelles et de Pharsale ; mais très peu de ces actions ayant eu de grandes suites, elles sont perdues pour la postérité. S’il n’y avait qu’un livre dans le monde, les enfants en sauraient par cœur toutes les lignes, on en compterait toutes les syllabes ; s’il n’y avait eu qu’une bataille, le nom de chaque soldat serait connu, et sa généalogie passerait à la dernière postérité : mais dans cette longue suite à peine interrompue de guerres sanglantes que se font les princes chrétiens, les anciens intérêts, qui tous ont changé, sont effacés par les nouveaux ; les batailles données il y a vingt ans sont oubliées pour celles qu’on donne de nos jours ; comme, dans Paris, les nouvelles d’hier sont étouffées par celles d’aujourd’hui, qui vont l’être à leur tour par celles de demain ; et presque tous les évènements sont précipités les uns par les autres dans un éternel oubli. C’est une réflexion qu’on ne saurait trop faire : elle sert à consoler des malheurs qu’on essuie ; elle montre le néant des choses humaines. Il ne reste, pour fixer l’attention des hommes, que les révolutions frappantes qui ont changé les mœurs et les lois des grands États ; et c’est à ce titre que l’histoire de Pierre le Grand mérite d’être connue.
Si on s’est trop appesanti sur quelques détails de combats et de prises de villes qui ressemblent à d’autres combats et à d’autres sièges, on en demande pardon au lecteur philosophe, et on n’a d’autre excuse, sinon que ces petits faits étant liés aux grands, marchent nécessairement à leur suite.
On a réfuté Nordberg dans les endroits qui ont paru les plus importants, et on l’a laissé se tromper impunément sur les petites choses.
On a fait l’Histoire de Pierre le Grand la plus courte et la plus pleine qu’on a pu. Il y a des histoires de petites provinces, de petites villes, d’abbayes même de moines, en plusieurs volumes in-folio ; les Mémoires d’un abbé retiré quelques années en Espagne, où il n’a presque rien fait, contiennent huit tomes : un seul a suffi pour la vie d’Alexandre.
Il se peut qu’il y ait encore des hommes enfants qui aiment mieux les fables des Osiris, des Bacchus, des Hercule, des Thésée, consacrées par l’antiquité, que l’histoire véritable d’un prince moderne, soit parce que ces noms antiques d’Osiris et d’Hercule flattent plus l’oreille que celui de Pierre, soit parce que des géants et des lions terrassés plaisent plus à une imagination faible que des lois et des entreprises utiles. Cependant il faut avouer que la défaite du géant d’Épidaure et du voleur Sinnis, et le combat contre la truie de Crommion, ne valent pas les exploits du vainqueur de Charles XII, du fondateur de Pétersbourg, et du législateur d’un empire redoutable.
Les anciens nous ont appris à penser, il est vrai ; mais il serait bien étrange de préférer le Scythe Anacharsis, parce qu’il était ancien, au Scythe moderne qui a policé tant de peuples.
Cette histoire contient la vie publique du czar, laquelle a été utile, non sa vie privée, sur laquelle on n’a que quelques anecdotes d’ailleurs assez connues. Les secrets de son cabinet, de son lit, et de sa table, ne peuvent être bien dévoilés par un étranger, et ne doivent point l’être. Si quelqu’un eût pu donner de tels mémoires, c’eût été un prince Menzikoff, un général Czeremetoff, qui l’ont vu si longtemps dans son intérieur ; ils ne l’ont pas fait, et tout ce qui, aujourd’hui, ne serait appuyé que sur des bruits publics, ne mériterait point de créance. Les esprits sages aiment mieux voir un grand homme travailler vingt-cinq ans au bonheur d’un vaste empire que d’apprendre d’une manière très incertaine ce que ce grand homme pouvait avoir de commun avec le vulgaire de son pays. Suétone rapporte ce que les premiers empereurs de Rome avaient fait de plus secret ; mais avait-il vécu familièrement avec douze Césars ?
Quand il ne s’agit que de style, que de critique, que de petits intérêts d’auteur, il faut laisser aboyer les petits faiseurs de brochures ; on se rendrait presque aussi ridicule qu’eux si on perdait son temps à leur répondre ou même à les lire ; mais quand il s’agit de faits importants, il faut quelquefois que la vérité s’abaisse à confondre même les mensonges des hommes méprisables : leur opprobre ne doit pas plus empêcher la vérité de s’expliquer, que la bassesse d’un criminel de la lie du peuple n’empêche la justice d’agir contre lui : c’est par cette double raison qu’on a été obligé d’imposer silence au coupable ignorant qui avait corrompu l’Histoire du Siècle de Louis XIV, par des notes aussi absurdes que calomnieuses dans lesquelles il outrageait brutalement une branche de la maison de France et toute la maison d’Autriche, et cent familles illustres de l’Europe, dont les antichambres lui étaient aussi inconnues que les faits qu’il osait falsifier.
C’est un grand inconvénient attaché au bel art de l’imprimerie, que cette facilité malheureuse de publier les impostures et les calomnies.
Le prêtre de l’Oratoire Levassor et le jésuite La Motte, l’un mendiant en Angleterre, l’autre mendiant en Hollande, écrivirent tous deux l’histoire pour gagner du pain : l’un choisit le roi de France Louis XIII pour l’objet de sa satire ; l’autre prit pour but Louis XIV. Leur qualité de moines apostats ne devait pas leur concilier la créance publique ; cependant c’est un plaisir de voir avec quelle confiance ils annoncent tous deux qu’ils sont chargés du dépôt de la vérité : ils rebattent sans cesse cette maxime, qu’il faut oser dire tout ce qui est vrai ; ils devaient ajouter qu’il faut commencer par en être instruit.
Leur maxime dans leur bouche est leur propre condamnation ; mais cette maxime en elle-même mérite bien d’être examinée, puisqu’elle est devenue l’excuse de toutes les satires.
Toute vérité publique, importante, utile, doit être dite, sans doute ; mais s’il y a quelque anecdote odieuse sur un prince, si, dans l’intérieur de son domestique, il s’est livré, comme tant de particuliers, à des faiblesses de l’humanité, connues peut-être d’un ou deux confidents, qui vous a chargé de révéler au public ce que ces deux confidents ne devaient révéler à personne ? Je veux que vous ayez pénétré dans ce mystère, pourquoi déchirez-vous le voile dont tout homme a droit de se couvrir dans le secret de sa maison ? et par quelle raison publiez-vous ce scandale ? Pour flatter la curiosité des hommes, répondez-vous, pour plaire à leur malignité, pour débiter mon livre, qui, sans cela, ne serait pas lu. Vous n’êtes donc qu’un satirique, qu’un faiseur de libelles, qui vendez des médisances ; et non pas un historien.
Si cette faiblesse d’un homme public, si ce vice secret que vous cherchez à faire connaître, a influé sur les affaires publiques, s’il a fait perdre une bataille, dérangé les finances de l’État, rendu les citoyens malheureux, vous devez en parler : votre devoir est de démêler ce petit ressort caché qui a produit de grands évènements ; hors de là vous devez vous taire.
Que nulle vérité ne soit cachée : c’est une maxime qui peut souffrir quelques exceptions. Mais en voici une qui n’en admet point : « Ne dites à la postérité que ce qui est digne de la postérité. »
Outre le mensonge dans les faits, il y a encore le mensonge dans les portraits. Cette fureur de charger une histoire de portraits a commencé en France par les romans. C’est Clélie qui mit cette manie à la mode. Sarrasin, dans l’aurore du bon goût, fit l’Histoire de la conspiration de Valstein, qui n’avait jamais conspiré ; il ne manque pas, en faisant le portrait de Valstein, qu’il n’avait jamais vu, de traduire presque tout ce que Salluste dit de Catilina, que Salluste avait beaucoup vu. C’est écrire l’histoire en bel esprit ; et qui veut trop faire parade de son esprit ne réussit qu’à le montrer, ce qui est bien peu de chose.
Il convenait au cardinal de Retz de peindre les principaux personnages de son temps, qu’il avait tous pratiqués, et qui avaient été ou ses amis ou ses ennemis ; il ne les a pas peints sans doute de ces couleurs fades dont Maimbourg enlumine dans ses histoires romanesques les princes des temps passés. Mais était-il un peintre fidèle ? la passion, le goût de la singularité, n’égaraient-ils pas son pinceau ? Devait-il, par exemple, s’exprimer ainsi sur la reine, mère de Louis XIV : « Elle avait de cette sorte d’esprit qui lui était nécessaire pour ne pas paraître sotte aux yeux de ceux qui ne la connaissaient pas ; plus d’aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manière que de fond, plus d’application à l’argent que de libéralité, plus de libéralité que d’intérêt, plus d’intérêt que de désintéressement, plus d’attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus d’intention de piété que de piété, plus d’opiniâtreté que de fermeté, et plus d’incapacité que tout ce que dessus » ?
Il faut avouer que les obscurités de ces expressions, cette foule d’antithèses et de comparatifs, et le burlesque de cette peinture si indigne de l’histoire, ne doivent pas plaire aux esprits bien faits. Ceux qui aiment la vérité doutent de celle du portrait, en lui comparant la conduite de la reine ; et les cœurs vertueux sont aussi révoltés de l’aigreur et du mépris que l’historien déploie en parlant d’une princesse qui le combla de bienfaits, qu’ils sont indignés de voir un archevêque faire la guerre civile, comme il l’avoue, uniquement pour le plaisir de la faire.
S’il faut se défier de ces portraits tracés par ceux qui étaient si à portée de bien peindre, comment pourrait-on croire sur sa parole un historien s’il affectait de vouloir pénétrer un prince qui aurait vécu à six cents lieues de lui ? Il faut en ce cas le peindre par ses actions, et laisser à ceux qui ont approché longtemps de sa personne le soin de dire le reste.
Les harangues sont une autre espèce de mensonge oratoire que les historiens se sont permis autrefois. On faisait dire à ses héros ce qu’ils n’auraient pu dire. Cette liberté, surtout, pouvait se prendre avec un personnage d’un temps éloigné ; mais aujourd’hui ces fictions ne sont plus tolérées : on exige bien plus, car si on mettait dans la bouche d’un prince une harangue qu’il n’eût pas prononcée, on ne regarderait l’historien que comme un rhéteur.
Une troisième espèce de mensonge, et la plus grossière de toutes, mais qui fut longtemps la plus séduisante, c’est le merveilleux : il domine dans toutes les histoires anciennes, sans en excepter une seule.
On trouve même encore quelques prédictions dans l’Histoire de Charles XII par Nordberg ; mais on n’en voit dans aucun de nos historiens sensés qui ont écrit dans ce siècle ; les signes, les prodiges, les apparitions, sont renvoyés à la fable. L’histoire avait besoin d’être éclairée par la philosophie.
Il y a un article important qui peut intéresser la dignité des couronnes. Oléarius, qui accompagnait, en 1634, des envoyés de Holstein en Russie et en Perse, rapporte, au livre troisième de son histoire, que le czar Ivan Basilovitz avait relégué en Sibérie un ambassadeur de l’empereur : c’est un fait dont aucun autre historien, que je sache, n’a jamais parlé ; il n’est pas vraisemblable que l’empereur eût souffert une violation du droit des gens si extraordinaire et si outrageante.
Le même Oléarius dit dans un autre endroit : « Nous partîmes le 13 février, de compagnie avec un certain ambassadeur de France, qui s’appelait Charles de Talleyrand, prince de Chalais, etc. Louis l’avait envoyé avec Jacques Roussel en ambassade en Turquie et en Moscovie ; mais son collègue lui rendit de si mauvais offices auprès du patriarche que le grand-duc le relégua en Sibérie. »
Au livre troisième, il dit que cet ambassadeur, prince de Chalais, et le nommé Roussel, son collègue, qui était marchand, étaient envoyés de Henri IV. Il est assez probable que Henri IV, mort en 1610, n’envoya point d’ambassade en Moscovie en 1634. Si Louis XIII avait fait partir pour ambassadeur un homme d’une maison aussi illustre que celle de Talleyrand, il ne lui eût point donné un marchand pour collègue ; l’Europe aurait été informée de cette ambassade, et l’outrage singulier fait au roi de France eût fait encore plus de bruit.
Ayant contesté ce fait incroyable, et voyant que la fable d’Oléarius avait pris quelque crédit, je me suis cru obligé de demander des éclaircissements au dépôt des affaires étrangères en France. Voici ce qui a donné lieu à la méprise d’Oléarius.
Il y eut en effet un homme de la maison de Talleyrand qui, ayant la passion des voyages, alla jusqu’en Turquie, sans en parler à sa famille et sans demander de lettres de recommandation. Il rencontra un marchand hollandais, nommé Roussel, député d’une compagnie de négoce, et qui n’était pas sans liaison avec le ministère de France. Le marquis de Talleyrand se joignit avec lui pour aller voir la Perse, et, s’étant brouillé en chemin avec son compagnon de voyage, Roussel le calomnia auprès du patriarche de Moscou : on l’envoya en effet en Sibérie ; il trouva le moyen d’avertir sa famille, et au bout de trois ans, le secrétaire d’État, M. Desnoyers, obtint sa liberté de la cour de Moscou.
Voilà le fait mis au jour : il n’est digne d’entrer dans l’histoire qu’autant qu’il met en garde contre la prodigieuse quantité d’anecdotes de cette espèce, rapportées par les voyageurs.
Il y a des erreurs historiques ; il y a des mensonges historiques. Ce que rapporte Oléarius n’est qu’une erreur ; mais quand on dit qu’un czar fit clouer le chapeau d’un ambassadeur sur sa tête, c’est un mensonge. Qu’on se trompe sur le nombre et la force des vaisseaux d’une armée navale, qu’on donne à une contrée plus ou moins d’étendue, ce n’est qu’une erreur, et une erreur très pardonnable. Ceux qui répètent les anciennes fables, dans lesquelles l’origine de toutes les nations est enveloppée, peuvent être accusés d’une faiblesse commune à tous les auteurs de l’antiquité ; ce n’est pas là mentir, ce n’est proprement que transcrire des contes.
L’inadvertance nous rend encore sujets à bien des fautes, qu’on ne peut appeler mensonges. Si dans la nouvelle géographie d’Hubner on trouve que les bornes de l’Europe sont à l’endroit où le fleuve Oby se jette dans la mer Noire, et que l’Europe a trente millions d’habitants, voilà des inattentions que tout lecteur instruit rectifie. Cette géographie vous présente souvent des villes grandes, fortifiées, peuplées, qui ne sont plus que des bourgs presque déserts : il est aisé alors de s’apercevoir que le temps a tout changé ; l’auteur a consulté des anciens, et ce qui était vrai de leur temps ne l’est plus aujourd’hui.
On se trompe encore en tirant des inductions. Pierre le Grand abolit le patriarcat. Hubner ajoute qu’il se déclara patriarche lui-même. Des anecdotes prétendues de Russie vont plus loin, et disent qu’il officia pontificalement ; ainsi d’un fait avéré on tire des conclusions erronées, ce qui n’est que trop commun.
Ce que j’ai appelé mensonge historique est plus commun encore ; c’est ce que la flatterie, la satire, ou l’amour insensé du merveilleux, font inventer. L’historien qui, pour plaire à une famille puissante, loue un tyran est un lâche, celui qui veut flétrir la mémoire d’un bon prince est un monstre, et le romancier qui donne ses imaginations pour la vérité est méprisé. Tel qui autrefois faisait respecter des fables par des nations entières ne serait pas lu aujourd’hui des derniers des hommes.
Il y a des critiques plus menteurs encore, qui altèrent des passages, ou qui ne les entendent pas ; qui, inspirés par l’envie, écrivent avec ignorance contre des ouvrages utiles : ce sont les serpents qui rongent la lime, il faut les laisser faire.
Dans les premières années du siècle où nous sommes, le vulgaire ne connaissait dans le Nord de héros que Charles XII. Sa valeur personnelle, qui tenait beaucoup plus d’un soldat que d’un roi, l’éclat de ses victoires et même de ses malheurs, frappaient tous les yeux qui voient aisément ces grands évènements, et qui ne voient pas les travaux longs et utiles. Les étrangers doutaient même alors que les entreprises du czar Pierre Ier pussent se soutenir ; elles ont subsisté, et se sont perfectionnées sous les impératrices Anne et Élisabeth, mais surtout sous Catherine II, qui a porté si loin la gloire de la Russie. Cet empire est aujourd’hui compté parmi les plus florissants États, et Pierre est dans le rang des plus grands législateurs. Quoique ses entreprises n’eussent pas besoin de succès aux yeux des sages, ses succès ont affermi pour jamais sa gloire. On juge aujourd’hui que Charles XII méritait d’être le premier soldat de Pierre le Grand. L’un n’a laissé que des ruines, l’autre est un fondateur en tout genre. J’osai porter à peu près ce jugement, il y a trente années, lorsque j’écrivis l’histoire de Charles. Les Mémoires qu’on me fournit aujourd’hui sur la Russie me mettent en état de faire connaître cet empire, dont les peuples sont si anciens et chez qui les lois, les mœurs et les arts sont d’une création nouvelle. L’histoire de Charles XII était amusante, celle de Pierre Ier est instructive.
L’empire de Russie est le plus vaste de notre hémisphère ; il s’étend d’occident en orient l’espace de plus de deux mille lieues communes de France, et il a plus de huit cents lieues du sud au nord dans sa plus grande largeur. Il confine à la Pologne et à la mer Glaciale ; il touche à la Suède et à la Chine. Sa longueur, de l’île de Dago, à l’occident de la Livonie, jusqu’à ses bornes les plus orientales, comprend près de cent soixante et dix degrés ; de sorte que quand on a midi à l’occident on a près de minuit à l’orient de l’empire. Sa largeur est de trois mille six cents verstes du sud au nord, ce qui fait huit cent cinquante de nos lieues communes.
Nous connaissions si peu les limites de ce pays dans le siècle passé que, lorsque en 1689 nous apprîmes que les Chinois et les Russes étaient en guerre, et que l’empereur Cam-hi d’un côté, et de l’autre les czars Ivan et Pierre, envoyaient, pour terminer leurs différends, une ambassade à trois cents lieues de Pékin, sur les limites des deux empires, nous traitâmes d’abord cet évènement de fable.
Ce qui est compris aujourd’hui sous le nom de Russie, ou des Russies, est plus vaste que tout le reste de l’Europe, et que ne le fut jamais l’empire romain, ni celui de Darius conquis par Alexandre : car il contient plus de onze cent mille de lieues carrées. L’empire romain et celui d’Alexandre n’en contenaient chacun qu’environ cinq cent cinquante mille, et il n’y a pas un royaume en Europe qui soit la douzième partie de l’empire romain. Pour rendre la Russie aussi peuplée, aussi abondante, aussi couverte de villes que nos pays méridionaux, il faudra encore des siècles et des czars tels que Pierre le Grand.
Un ambassadeur anglais qui résidait, en 1733, à Pétersbourg, et qui avait été à Madrid, dit, dans sa relation manuscrite, que dans l’Espagne, qui est le royaume de l’Europe le moins peuplé, on peut compter quarante personnes par chaque mille carré, et que dans la Russie on n’en peut compter que cinq ; nous verrons au chapitre second si ce ministre ne s’est pas abusé. Il est dit dans la Dîme, faussement attribuée au maréchal de Vauban, qu’en France chaque mille carré contient à peu près deux cents habitants l’un portant l’autre. Ces évaluations ne sont jamais exactes, mais elles servent à montrer l’énorme différence de la population d’un pays à celle d’un autre.
Je remarquerai ici que de Pétersbourg à Pékin on trouverait à peine une grande montagne dans la route que les caravanes pourraient prendre par la Tartarie indépendante, en passant par les plaines des Calmoucks et par le grand désert de Cobi ; et il est à remarquer que d’Archangel à Pétersbourg, et de Pétersbourg aux extrémités de la France septentrionale, en passant par Dantzick, Hambourg, Amsterdam, on ne voit pas seulement une colline un peu haute. Cette observation peut faire douter de la vérité du système dans lequel on veut que les montagnes n’aient été formées que par le roulement des flots de la mer, en supposant que tout ce qui est terre aujourd’hui a été mer très longtemps. Mais comment les flots, qui dans cette supposition ont formé les Alpes, les Pyrénées, et le Taurus, n’auraient-ils pas formé aussi quelque coteau élevé de la Normandie à la Chine dans un espace tortueux de trois mille lieues ? La géographie ainsi considérée pourrait prêter des lumières à la physique, ou du moins donner des doutes.
Nous appelions autrefois la Russie du nom de Moscovie, parce que la ville de Moscou, capitale de cet empire, était la résidence des grands-ducs de Russie ; aujourd’hui l’ancien nom de Russie a prévalu.
Je ne dois point rechercher ici pourquoi on a nommé les contrées depuis Smolensko jusqu’au-delà de Moscou la Russie blanche, et pourquoi Hubner la nomme noire, ni pour quelle raison la Kiovie doit être la Russie rouge.
Il se peut encore que Madiès le Scythe, qui fit une irruption en Asie près de sept siècles avant notre ère, ait porté ses armes dans ces régions, comme ont fait depuis Gengis et Tamerlan, et comme probablement on avait fait longtemps avant Madiès. Toute antiquité ne mérite pas nos recherches ; celles des Chinois, des Indes, des Perses, des Égyptiens, sont constatées par des monuments illustres et intéressants. Ces monuments en supposent encore d’autres très antérieurs, puisqu’il faut un grand nombre de siècles avant qu’on puisse seulement établir l’art de transmettre ses pensées par des signes durables, et qu’il faut encore une multitude de siècles précédents pour former un langage régulier. Mais nous n’avons point de tels monuments dans notre Europe aujourd’hui si policée ; l’art de l’écriture fut longtemps inconnu dans tout le Nord ; le patriarche Constantin, qui a écrit en russe l’histoire de Kiovie, avoue que dans ces pays on n’avait point l’usage de l’écriture au Ve siècle.
Que d’autres examinent si des Huns, des Slaves et des Tatars ont conduit autrefois des familles errantes et affamées vers la source du Borysthène. Mon dessein est de faire voir ce que le czar Pierre a créé, plutôt que de débrouiller inutilement l’ancien chaos. Il faut toujours se souvenir qu’aucune famille sur la terre ne connaît son premier auteur, et que par conséquent aucun peuple ne peut savoir sa première origine.
Je me sers du nom de Russes pour désigner les habitants de ce grand empire. Celui de Roxelans, qu’on leur donnait autrefois, serait plus sonore ; mais il faut se conformer à l’usage de la langue dans laquelle on écrit. Les gazettes et d’autres mémoires depuis quelque temps emploient le mot de Russiens ; mais comme ce mot approche trop de Prussiens, je m’en tiens à celui de Russes, que presque tous nos auteurs leur ont donné ; et il m’a paru que le peuple le plus étendu de la terre doit être connu par un terme qui le distingue absolument des autres nations. Il faut d’abord que le lecteur se fasse, la carte à la main, une idée nette de cet empire, partagé aujourd’hui en seize grands gouvernements, qui seront un jour subdivisés, quand les contrées du septentrion et de l’orient auront plus d’habitants.
Voici quels sont ces seize gouvernements, dont plusieurs renferment des provinces immenses.
La province la plus voisine de nos climats est celle de la Livonie. C’est une des plus fertiles du Nord. Elle était païenne au XIIe siècle. Des négociants de Brême et de Lubeck y commercèrent, et des religieux croisés, nommés porte-glaives, unis ensuite à l’ordre teutonique, s’en emparèrent au XIIIe siècle, dans le temps que la fureur des croisades armait les chrétiens contre tout ce qui n’était pas de leur religion. Albert, margrave de Brandebourg, grand-maître de ces religieux conquérants, se fit souverain de la Livonie et de la Prusse brandebourgeoise vers l’an 1514. Les Russes et les Polonais se disputèrent dès lors cette province. Bientôt les Suédois y entrèrent : elle fut longtemps ravagée par toutes ces puissances. Le roi de Suède Gustave-Adolphe la conquit. Elle fut cédée à la Suède, en 1660, par la célèbre paix d’Oliva, et enfin le czar Pierre l’a conquise sur les Suédois, comme on le verra dans le cours de cette histoire.
La Courlande, qui tient à la Livonie, est toujours vassale de la Pologne, mais dépend beaucoup de la Russie. Ce sont là les limites occidentales de cet empire dans l’Europe chrétienne.
Plus au nord se trouve le gouvernement de Revel et de l’Estonie. Revel fut bâtie par les Danois au VIIIe siècle. Les Suédois ont possédé l’Estonie depuis que le pays se fut mis sous la protection de la Suède, en 1561 ; et c’est encore une des conquêtes de Pierre.
Au bord de l’Estonie est le golfe de Finlande. C’est à l’orient de cette mer, et à l’embouchure de la Neva et du lac Ladoga, qu’est la ville de Pétersbourg, la plus nouvelle et la plus belle ville de l’empire, bâtie par le czar Pierre, malgré tous les obstacles réunis qui s’opposaient à sa fondation.
Elle s’élève sur le golfe de Cronstadt, au milieu de neuf bras de rivières qui divisent ses quartiers ; un château occupe le centre de la ville, dans une île formée par le grand cours de la Neva : sept canaux tirés des rivières baignent les murs d’un palais, ceux de l’amirauté, du chantier des galères, et plusieurs manufactures. Trente-cinq grandes églises sont autant d’ornements à la ville ; et parmi ces églises il y en a cinq pour les étrangers, soit catholiques romains, soit réformés, soit luthériens : ce sont cinq temples élevés à la tolérance, et autant d’exemples donnés aux autres nations. Il y a cinq palais ; l’ancien, que l’on nomme celui d’été, situé sur la rivière de Neva, est bordé d’une balustrade immense de belles pierres tout le long du rivage. Le nouveau palais d’été, près de la porte triomphale, est un des plus beaux morceaux d’architecture qui soient en Europe ; les bâtiments élevés pour l’amirauté, pour le corps des cadets, pour les collèges impériaux, pour l’académie des sciences, la bourse, le magasin des marchandises, celui des galères, sont autant de monuments magnifiques. La maison de la police ; celle de la pharmacie publique, où tous les vases sont de porcelaine ; le magasin pour la cour, la fonderie, l’arsenal, les ponts, les marchés, les places, les casernes pour la garde à cheval et pour les gardes à pied, contribuent à l’embellissement de la ville autant qu’à sa sûreté. On y compte actuellement quatre cent mille âmes. Aux environs de la ville sont des maisons de plaisance dont la magnificence étonne les voyageurs : il y en a une dont les jets d’eau sont très supérieurs à ceux de Versailles. Il n’y avait rien en 1702 : c’était un marais impraticable. Pétersbourg est regardé comme la capitale de l’Ingrie, petite province conquise par Pierre Ier ; Vibourg, conquis par lui, et la partie de la Finlande perdue et cédée par la Suède en 1742, sont un autre gouvernement.
Plus haut, en montant au nord, est la province d’Archangel, pays entièrement nouveau pour les nations méridionales de l’Europe. Il prit son nom de saint Michel l’archange, sous la protection duquel il fut mis longtemps après que les Russes curent reçu le christianisme, qu’ils n’ont embrassé qu’au commencement du XIe siècle. Ce ne fut qu’au milieu du XVIe que ce pays fut connu des autres nations. Les Anglais, en 1533, cherchèrent un passage entre les mers du nord et de l’est pour aller aux Indes orientales. Chancelor, capitaine d’un des vaisseaux équipés pour cette expédition découvrit le port d’Archangel dans la mer Blanche. Il n’y avait dans ce désert qu’un couvent avec la petite église de Saint-Michel l’archange.
De ce port, ayant remonté la rivière de la Duina, les Anglais arrivèrent au milieu des terres, et enfin à la ville de Moscou. Ils se rendirent aisément les maîtres du commerce de la Russie, lequel, de la ville de Novogorod où il se faisait par terre, fut transporté à ce port de mer. Il est, à la vérité, inabordable sept mois de l’année ; cependant il fut beaucoup plus utile que les foires de la grande Novogorod, tombées en décadence par les guerres contre la Suède. Les Anglais obtinrent le privilège d’y commercer sans payer aucun droit, et c’est ainsi que toutes les nations devraient peut-être négocier ensemble. Les Hollandais partagèrent bientôt le commerce d’Archangel, qui ne fut pas connu des autres peuples.
Longtemps auparavant, les Génois et les Vénitiens avaient établi un commerce avec les Russes par l’embouchure du Tanaïs, où ils avaient bâti une ville appelée Tana ; mais depuis les ravages de Tamerlan dans cette partie du monde, cette branche du commerce des Italiens avait été détruite ; celui d’Archangel a subsisté, avec de grands avantages pour les Anglais et les Hollandais, jusqu’au temps où Pierre le Grand a ouvert la mer Baltique à ses États.
À l’occident d’Archangel, et dans son gouvernement, est la Laponie russe, troisième partie de cette contrée ; les deux autres appartiennent à la Suède et au Danemark. C’est un très grand pays, qui occupe environ huit degrés de longitude, et qui s’étend en latitude du cercle polaire au cap Nord. Les peuples qui l’habitent étaient confusément connus de l’antiquité sous le nom de Troglodytes et de Pygmées septentrionaux ; ces noms convenaient en effet à des hommes hauts pour la plupart de trois coudées, et qui habitent des cavernes : ils sont tels qu’ils étaient alors, d’une couleur tannée, quoique les autres peuples septentrionaux soient blancs ; presque tous petits, tandis que leurs voisins et les peuples d’Islande, sous le cercle polaire, sont d’une haute stature ; ils semblent faits pour leur pays montueux, agiles, ramassés, robustes ; la peau dure, pour mieux résister au froid ; les cuisses, les jambes déliées, les pieds menus, pour courir plus légèrement au milieu des rochers dont leur terre est toute couverte ; aimant passionnément leur patrie, qu’eux seuls peuvent aimer, et ne pouvant même vivre ailleurs. On a prétendu, sur la foi d’Olaüs, que ces peuples étaient originaires de Finlande, et qu’ils se sont retirés dans la Laponie, où leur taille a dégénéré. Mais pourquoi n’auraient-ils pas choisi des terres moins au nord, où la vie eût été plus commode ? pourquoi leur visage, leur figure, leur couleur, tout diffère-t-il entièrement de leurs prétendus ancêtres ? Il serait peut-être aussi convenable de dire que l’herbe qui croît en Laponie vient de l’herbe du Danemark, et que les poissons particuliers à leurs lacs viennent des poissons de Suède. Il y a grande apparence que les Lapons sont indigènes, comme leurs animaux sont une production de leur pays, et que la nature les a faits les uns pour les autres.
Ceux qui habitent vers la Finlande ont adopté quelques expressions de leurs voisins, ce qui arrive à tous les peuples ; mais quand deux nations donnent aux choses d’usage, aux objets qu’elles voient sans cesse, des noms absolument différents, c’est une grande présomption qu’un de ces peuples n’est pas une colonie de l’autre. Les Finlandais appellent un ours karu, et les Lapons, muriel ; le soleil, en finlandais, se nomme auringa ; en langue laponne, beve. Il n’y a là aucune analogie. Les habitants de Finlande et de la Laponie suédoise ont adoré autrefois une idole qu’ils nommaient Iumalac ; et depuis le temps de Gustave-Adolphe, auquel ils doivent le nom de luthériens, ils appellent Jésus-Christ le fils d’Iumalac. Les Lapons moscovites sont aujourd’hui censés de l’Église grecque ; mais ceux qui errent vers les montagnes septentrionales du cap Nord se contentent d’adorer un Dieu sous quelques formes grossières, ancien usage de tous les peuples nomades.