Histoire de la civilisation égyptienne des origines à la conquête d'Alexandre - Gustave Jéquier - E-Book

Histoire de la civilisation égyptienne des origines à la conquête d'Alexandre E-Book

Gustave Jéquier

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Isolée comme est l’Egypte par la mer et les déserts, son développement devait être original. Ce pays favorisé par la nature, avec son climat chaud et son sol d’une fertilité exceptionnelle, toujours renouvelé par les inondations du Nil et livrant généreusement à l’homme tout ce qui peut lui être nécessaire pour vivre, était destiné à devenir un des berceaux de la civilisation; ici l’homme n’avait pas besoin, comme ailleurs, d’efforts répétés et incessants pour s’assurer une maigre subsistance et une existence précaire: il n’avait qu’à se laisser vivre et il lui suffisait d’un léger travail pour réaliser un sérieux progrès de bien-être. Défendue naturellement de trois côtés, par la Méditerranée et les déserts arabique et lybique, l’Egypte n’avait que peu de chose à craindre du côté de ses voisins plus ou moins turbulents et, à l’origine tout au moins, elle n’eut pas, semble-t-il, à subir de ces bouleversements  qui arrêtent parfois pour longtemps une civilisation naissante. Ce n’est pas la lutte pour la vie qui est la cause du développement intellectuel et industriel des premiers Egyptiens, mais le besoin instinctif d’augmenter le bien-être dont la nature avait déjà largement pourvu les habitants de ce pays privilégié.

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HISTOIREDE LACIVILISATION ÉGYPTIENNE

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385742676

GUSTAVE JEQUIER

HISTOIRE DE LA CIVILISATION ÉGYPTIENNE DES ORIGINES A LA CONQUÊTE D’ALEXANDRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

HISTOIRE DE LA CIVILISATION ÉGYPTIENNE

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

I. PALÉOLITHIQUE

II. PRÉDYNASTIQUE

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

 

Le «Sheikh-el-Beled» (d’après Mariette. Album du Musée de Boulaq, pl. 18).

 

 

PRÉFACE

Une Egypte immuable, figée dans sa civilisation hiératique depuis l’aube la plus lointaine de l’histoire jusqu’au moment où elle tombe entre les mains des Grecs, une Egypte entièrement séparée du reste de l’humanité et n’ayant exercé aucune influence sur le développement du monde ancien, telle est la double légende qui, dans le public lettré d’aujourd’hui, est encore considérée presque comme un axiome, comme une de ces vérités élémentaires devant lesquelles on s’incline sans discuter. Et pourtant cette légende, si l’on en cherche l’origine, repose sur bien peu de chose, sur les impressions de quelques voyageurs qui parcoururent la vallée du Nil à une époque où l’état de la science ne permettait pas encore une étude rationnelle et fructueuse des monuments.

Les Grecs, si fiers de leur supériorité sur les autres peuples, n’ont cependant jamais rangé les Egyptiens parmi les barbares; bien plus, ils reconnaissent hautement, à l’occasion, la part prédominante de l’Egypte dans la naissance et le développement de leur propre civilisation et ne font aucune difficulté pour avouer qu’à la base même de la culture grecque, on trouve des racines égyptiennes. Il eût été du reste bien invraisemblable qu’un pays qui comme l’Egypte était arrivé à un très haut degré de civilisation alors que ses voisins en étaient encore à l’état primitif, n’exerçât pas sur eux une influence considérable. En effet, plus nous apprenons à connaître l’Egypte et les peuples méditerranéens anciens, plus nous retrouvons de traces de cette influence; tous ont puisé à cette source la force nécessaire pour se développer, et s’ils ont transformé ce qu’ils ont emprunté, chacun suivant son génie naturel, il n’en est pas moins vrai que c’est la civilisation égyptienne qui a le plus contribué à faire prospérer toutes les autres, et que par suite nous avons envers elle une lourde dette de reconnaissance.

Depuis la découverte des hiéroglyphes, tous les travaux entrepris au sujet des monuments anciens de l’Egypte montrent clairement que la civilisation de ce pays, comme partout ailleurs, eut ses alternatives de croissance, de grandeur et de décadence, et plus les travaux se spécialisent, plus les différences entre les époques s’accusent. Jusqu’ici cependant, la tendance de certains ouvrages d’ensemble a été d’insister sur la ligne générale, de chercher à présenter un tout homogène plutôt que de différencier les périodes, ce qui ne pouvait qu’accréditer toujours davantage dans le public la vieille légende de l’Egypte immuable.

Le but de ce petit livre est de réagir contre ces idées erronées, d’étudier successivement toutes les grandes étapes de la civilisation égyptienne, de montrer les progrès réalisés peu à peu malgré les secousses et les changements de régime, en groupant les résultats acquis autour d’un rapide aperçu de l’histoire elle-même, comme aussi d’indiquer la naissance des arts, des industries, des différentes branches de la civilisation égyptienne, leur expansion progressive dans les pays limitrophes, et la part qui leur revient dans le développement de la culture générale.

G. J.

 

Fig. 1. Quelques lignes de la Pierre de Rosette (d’après Lepsius. Auswahl der wichtigsten Urkunden, pl. XVII).

CHAPITRE PREMIER

LES SOURCES DE L’HISTOIRE D’ÉGYPTE

Isolée comme est l’Egypte par la mer et les déserts, son développement devait être original. Ce pays favorisé par la nature, avec son climat chaud et son sol d’une fertilité exceptionnelle, toujours renouvelé par les inondations du Nil et livrant généreusement à l’homme tout ce qui peut lui être nécessaire pour vivre, était destiné à devenir un des berceaux de la civilisation; ici l’homme n’avait pas besoin, comme ailleurs, d’efforts répétés et incessants pour s’assurer une maigre subsistance et une existence précaire: il n’avait qu’à se laisser vivre et il lui suffisait d’un léger travail pour réaliser un sérieux progrès de bien-être. Défendue naturellement de trois côtés, par la Méditerranée et les déserts arabique et lybique, l’Egypte n’avait que peu de chose à craindre du côté de ses voisins plus ou moins turbulents et, à l’origine tout au moins, elle n’eut pas, semble-t-il, à subir de ces bouleversements qui arrêtent parfois pour longtemps une civilisation naissante. Ce n’est pas la lutte pour la vie qui est la cause du développement intellectuel et industriel des premiers Egyptiens, mais le besoin instinctif d’augmenter le bien-être dont la nature avait déjà largement pourvu les habitants de ce pays privilégié.

Il ne faut pas songer à établir combien de siècles ou de milliers d’années dura cette période de travail latent, de développement progressif, à laquelle nous appliquons le terme peu précis de préhistorique. Toujours est-il que vers 4.000 avant J.-C, à une époque où la barbarie la plus absolue régnait sur le reste du monde et où seule la Babylonie, autre berceau de la civilisation, et peut-être aussi la Chine, pourraient montrer un état analogue, nous trouvons en Egypte un royaume constitué régulièrement et solidement, une race possédant une langue qui présente déjà certains caractères de décadence et une écriture compliquée mais parfaite en son genre, un peuple sachant utiliser tous les matériaux pour la construction de monuments importants, et déjà très avancé dans la connaissance et l’exercice des arts, un peuple industriel en possession des métaux et pour lequel l’agriculture et l’élevage du bétail n’ont plus de secrets. Une force pareille ne pouvait rester confinée dans un petit pays comme l’Egypte et devait nécessairement rayonner au dehors, les défenses naturelles, mer et déserts, ne pouvant entraver une expansion toute pacifique, et peu à peu le commerce s’établissait, vers le Soudan d’abord, sans doute, puis vers la Palestine et les pays situés plus au nord. Les fouilles récentes pratiquées en Crète montrent l’influence considérable qu’exerça l’Egypte sur les civilisations naissantes de la Grèce et de l’Archipel et cela dès l’Ancien Empire, donc pendant le quatrième millénaire avant J.-C. aussi bien que pendant la période mycénienne; ainsi se confirment les légendes où les Grecs reconnaissaient eux-mêmes le rôle qu’avait joué vis-à-vis de leurs ancêtres directs ce peuple paisible, industrieux, artiste et commerçant.

 

Sources classiques

Il y a cent ans, tout ce qu’on savait de l’Egypte antique, de son histoire et de sa religion aussi bien que de ses mœurs et coutumes, se réduisait aux données fournies par des écrivains étrangers au pays, en particulier par les auteurs classiques, à côté desquels il n’y a guère à signaler que les renseignements disséminés dans les livres de l’Ancien Testament. Parmi les Grecs qui écrivirent sur l’Egypte, le premier rang, tant par la date que par la valeur de son œuvre, appartient sans contredit à Hérodote, qui nous trace un tableau des plus remarquables de l’état du pays à son époque, tableau plein de détails piquants saisis sur le vif par un observateur sûr et avisé, mais mélangés de contes invraisemblables, de racontars de toute sorte, recueillis avec le plus grand sérieux et une inlassable confiance dans les drogmans de son temps, qui étaient sans doute aussi peu instruits et aussi peu scrupuleux que de nos jours. Quoi qu’il en soit, et bien qu’il soit souvent difficile d’y distinguer le vrai du faux, cet ouvrage, qui forme l’ensemble le plus complet que nous aient donné les auteurs anciens sur l’Egypte, était et est encore considéré à juste titre comme la base de tout travail général sur les peuples de la vallée du Nil, et l’auteur de la phrase fameuse: «l’Egypte est un don du Nil» mérite de conserver, en ce qui concerne ce pays aussi, son titre de «père de l’histoire». Pour compléter les renseignements d’ordres si divers que donne Hérodote, on avait encore ceux que fournissent d’autres auteurs moins anciens — et parfois aussi moins dignes de foi — tels que Diodore de Sicile, Pline le Jeune, Strabon et certains historiens de second ordre dont quelques fragments seulement nous sont parvenus. Pour l’écriture sacrée, on pouvait consulter les Hiéroglyphiques d’Horapollon, et, pour la religion, Hermès Trismégiste et surtout le livre de Plutarque sur Isis et Osiris, qui est encore aujourd’hui le document le plus important, le tableau d’ensemble le plus parfait d’un des mythes fameux de l’antiquité orientale. Concernant l’histoire proprement dite enfin, on avait composé, sur la demande des Ptolémées, des ouvrages spéciaux donnant la liste des rois, la longueur de leurs règnes, quelques détails sur les plus importants d’entre eux, en somme une sorte de classification méthodique de l’histoire, basée sur des documents originaux. Telles étaient la liste d’Eratosthène dont quelques fragments nous sont parvenus, recueillis par Apollodore, puis d’après celui-ci par Georges le Syncelle, et surtout les Aegyptiaca de Manéthon. Ce livre, écrit au IIIme siècle avant notre ère, est aujourd’hui perdu, de même que son Livre de Sothis, qui traitait du même sujet, mais surtout au point de vue chronologique: des fragments en ont cependant été recueillis par Josèphe, ceux en particulier qui concernaient le séjour des Juifs en Egypte, tandis que certains auteurs, entre autres l’Africain et Eusèbe, en avaient tiré une sorte de résumé, d’epitome, donnant seulement la liste des dynasties, le nombre d’années pendant lequel elles régnèrent et, pour les plus illustres d’entre elles, les noms des rois et un bref récit de leur carrière. Au temps où l’on ne connaissait l’Egypte que par les auteurs grecs, cette sèche énumération de chiffres et de noms barbares, plus ou moins travestis, ne pouvait guère attirer l’attention des savants qui n’avaient aucun point de comparaison; depuis que nous sommes en possession des monuments originaux, ce petit opuscule, tronqué et mutilé, qui ne nous est parvenu que par ricochet, est devenu une des sources les plus précieuses de l’histoire d’Egypte, car on a pu reconnaître qu’il avait été composé d’après des documents authentiques, des listes comme celle du papyrus de Turin, et que la division en dynasties est parfaitement justifiée. Ce n’est toutefois pas impunément qu’un livre passe entre les mains de tant d’auteurs successifs qui se recopient les uns les autres. C’est par l’entremise de Georges le Syncelle que nous sont parvenus les extraits de l’Africain et d’Eusèbe, aussi les fragments de Manéthon contiennent-ils bien des incorrections, des transpositions, des erreurs de chiffres, et on ne peut en faire usage qu’avec la plus grande circonspection: ainsi les trente dynasties semblent d’après lui se succéder régulièrement, tandis que très probablement il y en eut de collatérales, ce qui peut diminuer, dans des proportions très importantes, la somme totale des années que dura la monarchie égyptienne.

Cette rapide énumération des principaux auteurs grecs et latins qui ont parlé de l’Egypte suffira pour qu’on puisse se rendre compte de la valeur très réelle et en même temps de l’insuffisance de ces documents au point de vue de la connaissance du peuple qui habitait la vallée du Nil dans l’antiquité; quant aux nombreuses et très précieuses données que renferment les livres de l’Ancien Testament sur le séjour des Hébreux en Egypte et les relations des rois de Juda et d’Israël avec les Pharaons, elles sont trop connues pour qu’il soit nécessaire d’y revenir ici.

 

 

La description de l’Egypte

Voilà donc à quoi se réduisait, il y a un siècle, le bagage scientifique dont on pouvait disposer en ce qui concerne l’Egypte; quelques voyageurs, il est vrai, comme Chardin, Pockoke et d’autres, après avoir parcouru le pays, en avaient publié des descriptions, et parfois même copié les monuments anciens encore visibles, mais les reproductions qu’ils en donnent n’en sont que de grossières caricatures et ne peuvent donner qu’une idée parfaitement fausse de l’art et de l’écriture de l’Egypte antique. Quant aux essais d’interprétation d’hiéroglyphes, comme ceux du savant jésuite le P. Kircher, ce sont des ouvrages de fantaisie pure, fruit d’une imagination trop mystique, et qui, dénués de toute base scientifique sérieuse, ne peuvent plus aujourd’hui qu’attirer la curiosité de quelque bibliophile.

En 1809 commença à paraître, sous le titre de Description de l’Egypte, le résultat des travaux des savants français que Bonaparte avait adjoints à son expédition de 1798 pour étudier à fond les richesses et les mœurs des habitants d’un pays dont il avait l’intention de faire le boulevard de la civilisation européenne. Les circonstances firent, il est vrai, échouer le programme politique du grand conquérant, mais son but scientifique fut rempli au delà de toute espérance, grâce à l’opiniâtreté et à la persévérance de ces hommes qui, travaillant dans les conditions les plus défavorables, réussirent à mener à bien, en deux années à peine, une des œuvres les plus gigantesques qui aient jamais été entreprises dans le domaine de la science. Il s’agissait de relever tout ce qui concernait l’histoire naturelle du pays, zoologie, botanique, minéralogie, les mœurs et coutumes des habitants, les métiers, le commerce, l’agriculture, et une carte au cent millièmes de toute la vallée du Nil, d’Assouan à la mer, carte dont on se sert actuellement encore; quant aux antiquités, tous les monuments existant à cette époque furent relevés avec grand soin, et si on a pu faire aux savants français de la Commission d’Egypte le reproche d’avoir souvent sacrifié la copie des textes hiéroglyphiques à l’exactitude de l’architecture, il faut tenir compte de l’état de la science à ce moment-là et de la difficulté que devait présenter, à des dessinateurs, même très habiles, cette écriture absolument inconnue et l’innombrable quantité de ces inscriptions dans lesquelles il aurait fallu pouvoir faire un choix judicieux, inscriptions que les égyptologues modernes sont loin d’avoir encore toutes publiées. Cet immense ouvrage, avec ses neuf cents planches et ses nombreux volumes de mémoires, est bien oublié aujourd’hui, et l’on est loin d’avoir pour lui la reconnaissance qu’il mérite, car cette publication devait être le point de départ d’études toutes spéciales; on peut même dire qu’elle inaugurait pour la science de l’histoire une ère nouvelle, par la naissance de l’égyptologie.

 

Déchiffrement des hiéroglyphes

Parmi les monuments découverts et publiés par les membres de la Commission d’Egypte se trouvait l’inscription trilingue connue sous le nom de pierre de Rosette, avec son texte en hiéroglyphes, en démotique et en grec, qui n’était autre qu’un décret de Ptolémée Epiphane en faveur des temples d’Egypte. L’importance de ce document et le parti qu’on pouvait en tirer furent bien vite reconnus, et plusieurs savants se mirent à l’œuvre, indépendamment les uns des autres, pour arriver à déchiffrer ces deux écritures inconnues. Sylvestre de Sacy et le Suédois Akerblad attaquèrent le texte démotique et finirent par en découvrir le mécanisme; l’Anglais Young se mit au texte hiéroglyphique qui était bien moins complet et présentait de beaucoup plus grandes difficultés; il eut l’intuition de la méthode à suivre, mais ne sut pas la mener jusqu’au bout, tandis qu’un jeune savant français, J.-Fr. Champollion, travaillant de son côté sur le même document avec une ténacité et une perspicacité admirables, arrivait à saisir la clef du système hiéroglyphique. Il établit de façon certaine la valeur, la fonction et le sens de chaque signe, reconnut avec l’aide de la langue copte, l’égyptien d’époque chrétienne, les groupes formant des mots, puis déchiffra les phrases. Accueillie avec une certaine méfiance lors de sa publication en 1822, cette découverte finit par être acceptée et reconnue du monde savant; l’égyptologie était née, et c’était au même homme qu’il appartenait de la développer, en établissant, toujours avec le même esprit de méthode, les bases de la science nouvelle. Ce jeune génie, car on ne peut trouver d’autre mot pour qualifier un homme qui n’eut son égal dans aucune autre branche des sciences historiques, mourut à quarante ans après avoir non seulement ressuscité l’écriture et la langue des anciens Egyptiens, mais encore reconstitué, dans les grandes lignes tout au moins, leur histoire, leur religion, leurs institutions, leurs mœurs, et la géographie ancienne de leur pays. Il restait sans doute encore beaucoup à découvrir, mais la voie était frayée et elle fut suivie, avec une certaine hésitation d’abord, puis avec toujours plus de sûreté, par une pleïade d’hommes de valeur qui sont arrivés à faire de l’égyptologie une science digne de marcher de pair avec ses aînées, celles qui concernent l’antiquité classique en particulier.

Malgré leur nombre, les documents réunis par la Commission d’Egypte étaient très insuffisants, et Champollion, après avoir visité quelques collections publiques ou particulières d’objets rapportés d’Egypte, reconnut qu’il était absolument nécessaire d’aller sur place à la recherche de matériaux nouveaux, car il se sentait capable de faire un choix judicieux des monuments les plus importants et de les copier avec exactitude. Ses vœux furent exaucés et il put encore diriger lui-même l’expédition franco-toscane qui, grâce aux connaissances nouvelles qu’il avait acquises, devait devenir un vrai voyage de découvertes, et lui fournir une ample moisson de matériaux inconnus auparavant. La première publication sérieuse de textes égyptiens originaux ne put être faite qu’après la mort de Champollion.

 

Progrès de l’Egyptologie

En 1842, sous les auspices cette fois du gouvernement prussien, une nouvelle expédition, dirigée par Lepsius, partait pour l’Egypte à la recherche de textes historiques; cette mission fit un séjour de près de trois ans dans le pays et en rapporta une récolte encore plus abondante que celle de Champollion. Malgré le format monumental des douze volumes donnant les résultats de ces travaux, on pourrait appeler cet ouvrage, maintenant encore, le livre de chevet de tout égyptologue.

A cette époque, on ne faisait pas encore de recherches sérieuses dans le sol même de la vallée du Nil; seuls quelques particuliers, désireux d’enrichir leurs collections de bibelots égyptiens, pillaient sans merci un certain nombre de tombeaux et de sites antiques, sans profit réel pour la science. Les fouilles méthodiques ne commencèrent qu’en 1850 par la découverte retentissante que fit un jeune savant français, Aug. Mariette, d’un des sanctuaires égyptiens les plus connus et les plus vénérés des anciens, le Sérapéum de Memphis, le tombeau souterrain des bœufs Apis. Encouragé par ce succès qui avait fait de lui une célébrité, Mariette se voua aux recherches dans le sol même de l’Egypte; il obtint du khédive l’autorisation de créer un Service des Antiquités et un musée d’antiquités égyptiennes, et dès lors ses fouilles continuèrent sans interruption d’une extrémité à l’autre de l’ancien royaume des Pharaons, alternant avec le déblaiement des temples enfouis. Des milliers de monuments nouveaux surgirent du sol et celui qui les découvrit cherchait en même temps à les mettre le plus vite possible à la disposition du monde savant par de grandes publications qui rendirent des services inappréciables. Peu à peu, les gouvernements étrangers voulurent aussi avoir leur part à ces travaux si fructueux et entreprirent eux-mêmes des fouilles; des sociétés scientifiques se créèrent dans le même but, et depuis quarante ans environ l’exploration du sol de l’Egypte est poussée avec une activité fébrile, et presque toujours le succès est venu couronner ces efforts.

Pendant ce temps, d’autres savants, comme de Rougé et Chabas en France, Lepsius et Brugsch en Allemagne, Birch en Angleterre, pour ne citer que les principaux d’entre les disparus, et leurs élèves et émules, compulsaient les matériaux et en extrayaient méthodiquement ce qui pouvait être utile à la science; ainsi toutes les branches de l’égyptologie, avançant de front, faisaient d’année en année de sérieux progrès: la langue, la religion, l’histoire, livraient peu à peu leurs secrets. Pour ce qui est de l’histoire, en particulier, les limites de l’inconnu reculaient insensiblement: faute de documents originaux très anciens, Champollion, qui avait établi de façon à peu près définitive les règnes des Pharaons à partir du Nouvel Empire thébain, n’avait guère pu jeter au delà qu’un coup d’œil d’ensemble. Lepsius fut l’initiateur en ce qui concerne la XIIme dynastie, une des époques les plus brillantes de l’histoire d’Egypte, et de Rougé s’avança le premier délibérément dans ce qu’on est convenu d’appeler l’Ancien Empire memphite, l’âge des constructeurs de pyramides. Une barrière qui semblait infranchissable s’élevait au seuil de cette époque, reléguant dans la légende les deux premières dynasties et tout ce qui pouvait les avoir précédées; ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que subitement, à la suite de plusieurs découvertes simultanées, la barrière s’écroula, ouvrant aux regards un champ nouveau qui reculait presque jusqu’à l’infini l’histoire du passé. Les études préhistoriques venaient se confondre avec celles des égyptologues et les compléter, et les recherches poussées dans ce sens, sur un terrain presque inépuisable, devaient donner des résultats autrement plus précis que dans tout autre, pays connu, en ce qui concerne ces périodes du début de la civilisation.

 

Listes royales

En plus des données des historiens anciens sur l’Egypte nous avons donc maintenant des documents qui proviennent du pays lui-même, documents innombrables mais de valeur très diverse, pouvant se classer en deux séries qu’on pourrait appeler, faute de meilleurs mots, les documents rétrospectifs et les documents contemporains.

Tandis que ces derniers ont une valeur plutôt spéciale et ne se rapportent qu’à l’époque ou même au règne d’où ils émanent, les premiers, peu nombreux il est vrai, mais d’autant plus précieux, sont de vrais résumés d’histoire, datant d’époques très diverses. Ce sont d’abord les listes monumentales, tableaux provenant de temples ou de tombeaux, où l’on voit un roi adresser son hommage à toute la série de ses ancêtres, représentés en général par leur nom seulement, par leur cartouche royal, et rangés dans l’ordre chronologique; ou bien c’est un prêtre donnant la liste des rois au culte funéraire desquels il était commis: telles les deux listes d’Abydos dont l’une est encore en place, l’autre au Musée Britannique, la liste de Saqqarah au Musée du Caire, et la Chambre des Ancêtres de Karnak à la Bibliothèque Nationale de Paris.

Fig. 2. La table royale d’Abydos (d’après une photographie). Fig. 3. Fragments du papyrus royal de Turin (d’après Lepsius. Auswahl, pl. III).

Le papyrus royal de Turin, écrit au commencement du Nouvel Empire, avait une importance bien plus considérable encore: il donnait non seulement la liste complète de tous les rois ayant régné sur l’Egypte, y compris les dynasties divines, mais encore le nombre d’années de chaque règne et souvent l’âge du roi à sa mort; en plusieurs endroits il y avait en outre, en guise de récapitulation, la somme totale des années que dura une dynastie. C’est une chronologie complète embrassant deux mille ans d’histoire, et qui devait être absolument intacte et entière au moment de sa découverte, mais dans ce temps là, il y a près de cent ans, on ne prenait pas les mêmes soins qu’aujourd’hui des objets découverts au cours des fouilles; l’on dit que Drovetti, grand collectionneur d’antiquités, ayant trouvé ce papyrus dans des travaux qu’il faisait exécuter dans les tombeaux de Thèbes, et ne pouvant naturellement en soupçonner la valeur, le prit aussitôt sorti de terre, le mit dans un flacon à large col qui se trouvait dans la sacoche de sa selle, et rentra chez lui au galop. Le manuscrit ne put résister à un traitement aussi violent, et à l’arrivée il ne restait plus dans le flacon qu’un tas de fragments de papyrus, plus petits les uns que les autres; c’est dans cet état qu’ils parvinrent, en même temps que le reste de la collection Drovetti, au musée de Turin, où Champollion, qui les retrouva au fond d’une boîte, fut le premier à en signaler l’importance. Grâce à une néfaste négligence, ce monument de tout premier ordre avait perdu beaucoup de sa valeur; néanmoins les fragments qui ont pu être rassemblés et rétablis dans leur ordre primitif donnent, malgré les immenses lacunes provenant de morceaux disparus, des renseignements si importants que le papyrus royal de Turin peut à juste titre être considéré comme la base de toute étude chronologique sur l’Egypte depuis son origine jusqu’à l’époque troublée des Hyksos, entre 2.000 et 1.500 avant notre ère.

Fig. 4. Partie supérieure de la Pierre de Palerme (d’après Naville. Recueil de Travaux, XXV, pl. I).

Il existait quelque part en Egypte, probablement dans le temple d’Héliopolis, la métropole religieuse qui se trouvait à peu de distance du Caire, un monument d’une importance plus considérable encore que le papyrus de Turin, bien qu’il y fût question des cinq premières dynasties seulement. C’était une grande dalle de pierre sur les deux faces de laquelle étaient gravés, dans de petites cases rangées en longues lignes, tous les événements, importants ou non, qui illustrèrent le règne de chaque roi, depuis la fondation du royaume d’Egypte par Ménès; à chaque année était réservée une case et en regard on avait noté la cote maxima de la crue du Nil. Le jour exact de la mort de chaque roi et celui du couronnement de son successeur étaient scrupuleusement indiqués. Le destin n’a pas voulu que ces annales, les plus vieilles du monde, parvinssent intactes jusqu’à nous; le fragment conservé aujourd’hui au musée de Palerme, et connu sous le nom de pierre de Palerme, constitue peut-être la dixième partie du monument complet. On a retrouvé récemment quelques autres morceaux de plus petites dimensions qui sont entrés dans les collections du musée du Caire, et qui paraissent provenir de duplicatas de ce document; ce fait permet d’espérer qu’une fois ou l’autre on découvrira d’autres fragments qui viendront combler les lacunes encore très considérables de ce texte, le plus important pour l’histoire des premières dynasties.

 

Documents historiques divers

Cette catégorie de sources historiques d’une importance capitale, est donc très peu abondante; à côté d’elle on possède la multitude innombrable et disparate des documents que j’ai appelés tout à l’heure les documents contemporains, et qui forme l’ensemble le plus hétéroclite qu’on puisse imaginer, depuis les scarabées de faïence jusqu’aux colosses de granit et aux bas-reliefs couvrant des surfaces immenses, depuis le tesson de pot ou le morceau de terre glaise desséchée jusqu’au bijou de l’art le plus exquis, depuis le fier obélisque jusqu’au plus humble chiffon de toile. Ce n’est parfois qu’un nom de roi ou une date de règne, parfois une stèle commémorant une expédition victorieuse ou un décret en faveur d’un temple ou bien la représentation figurée des guerres lointaines, des prisonniers et du butin que le roi vient offrir à ses dieux. Plus rarement nous avons l’histoire complète d’un règne, ainsi le résumé de la vie de Ramsès III qui est annexé à la liste des dons faits par lui aux temples d’Egypte, à la fin du grand papyrus Harris, ou le récit des campagnes de Thoutmès III, que ce roi, le plus puissant peut-être de tous les Pharaons, fit graver sur les murailles du temple de Karnak. Enfin nous possédons certains récits littéraires qui sont souvent de vrais contes fantastiques édifiés sur une base historique, le conte de Khoufou et des magiciens, celui d’Apopi et de Seqnenra, celui de la prise de Joppé, et surtout celui de Sinouhit, récits analogues à ceux qu’Hérodote nous raconte sur la fille de Khéops et sur les voleurs de Rhampsinite.

A côté des monuments royaux, ceux des simples particuliers, grands seigneurs ou fonctionnaires, donnent souvent des généalogies qui permettent de contrôler l’histoire; ils fournissent même parfois, quand il s’agit d’un homme ayant joué un rôle important à la cour, dans l’administration ou dans l’armée, de véritables biographies qui, comme celles d’Ouna, de Herkhouf, d’Ahmès ou d’Anna, sont parmi les documents les plus précieux que nous ait légués l’Egypte antique.

Enfin, dans un ordre d’idées un peu différent, une découverte heureuse, celle des tablettes de Tell-el-Amarna, nous a mis en possession d’une partie considérable de la correspondance diplomatique et administrative de deux rois de la fin de la XVIIIme dynastie, Amenophis III et Amenophis IV, avec leurs vassaux de la Syrie et de la Palestine, ainsi qu’avec les souverains indépendants de pays plus éloignés, comme l’Assyrie et le royaume de Mitanni. Cette correspondance écrite dans la langue de ces pays, en caractères cunéiformes, éclaire d’une lumière très vive tout l’état social et politique de l’Orient, treize siècles environ avant notre ère.

Cette énumération, forcément incomplète, permet de se rendre compte du genre de documents que nous avons à notre disposition; quelque nombreux qu’ils soient, ces monuments ne nous donnent pas sans doute la possibilité de reconstituer l’histoire d’Egypte comme on l’a fait pour la Grèce et pour Rome. Ces peuples sont, il est vrai, plus rapprochés de nous dans le temps, et en outre ils ont l’immense avantage d’avoir eu des historiens. En Egypte rien de semblable, et il ne paraît pas que jamais un Egyptien ait songé à faire la description des événements qui se passaient de son temps et sous ses yeux, à les étudier et à les apprécier par lui-même; comme dans beaucoup de pays d’Orient, l’esprit de l’histoire n’existait pas dans l’Egypte ancienne.

En somme, à part un certain nombre de règnes qui sont un peu mieux connus que les autres, ceux de quelques rois de la XIIme dynastie et du commencement du Nouvel Empire thébain, il nous manque presque tous les détails et un bon nombre de faits généraux, et nous ne pouvons dans ces circonstances songer à reconstituer entièrement l’histoire politique, administrative, diplomatique, militaire et commerciale du pays; nous devons nous contenter d’une histoire générale où quelques grands événements sont reliés par des noms, un squelette d’histoire, auquel il manque encore bien des éléments, mais qui constitue un ensemble des plus remarquables quand on songe qu’il s’étend sur une période de plus de 4.000 ans, entièrement inconnue il y a peu de temps encore.

 

Chronologie

Malgré les données très précises de Manéthon et des fragments du papyrus de Turin, la chronologie égyptienne ne peut encore être établie de façon certaine, et cela pour deux raisons principales: la première est le fait que dans les époques de trouble il y eut souvent, non pas un seul souverain gouvernant tout le pays, mais deux ou même plusieurs rois règnant chacun sur une partie plus ou moins grande de l’Egypte; les chronographes énumèrent ces dynasties les unes à la suite des autres sans indiquer laquelle aurait dû légitimement occuper le trône des Pharaons, sans même dire qu’il s’agit de dynasties collatérales. Une cause d’erreurs plus grande encore c’est que les Egyptiens ont toujours vécu au jour le jour, qu’ils n’avaient pas d’ère ni de division normale du temps: les années se comptent à nouveau pour chaque règne à partir de l’avènement du roi; aucun lien chronologique n’existe donc entre les divers souverains, de sorte que non seulement la longueur des règnes, mais même l’ordre de succession reste souvent problématique. L’année égyptienne étant de 365 jours, se trouvait tous les quatre ans en retard d’un jour; pour remédier à cet inconvénient, on imagina l’institution des périodes sothiaques, périodes de 1.460 années ordinaires correspondant à 1.461 années réelles, au bout desquelles l’ordre régulier des saisons se trouvait rétabli. Nous ne savons du reste pas de quelle époque date cette réforme purement scientifique qui n’a jamais servi à l’établissement d’une ère, ni si elle est, comme beaucoup le prétendent, fort ancienne, car les astronomes égyptiens observèrent toujours avec beaucoup d’exactitude le lever héliaque de l’étoile Sothis, ou Sirius; pour nous cette réforme prête à des calculs fort compliqués sur la correspondance entre l’année vague et l’année réelle, calculs qui paraissent le plus souvent arbitraires. Il semble plus normal d’admettre, comme certains auteurs modernes, que les Egyptiens, voyant leurs mois et leurs saisons se déplacer peu à peu, les rétablissaient de temps à autre, artificiellement et sans règle fixe. Cette question très complexe est, comme on le voit, loin d’être élucidée: les périodes sothiaques, au lieu de simplifier les calculs chronologiques, n’ont d’autre résultat pour nous que d’y introduire une nouvelle inconnue et peut-être une nouvelle chance d’erreur.

Ces raisons expliquent de façon suffisante les différences parfois considérables qui existent au point de vue des dates entre les divers historiens; les uns allongent démesurément la durée de l’histoire en ajoutant bout à bout toutes les dynasties connues, tandis que d’autres, procédant en sens inverse, la rétrécissent de façon très exagérée. Les premiers placent l’avènement de Ménès, le premier roi d’Egypte, en l’an 5.510 avant J.-C, les autres, qui sont les plus en faveur aujourd’hui, en 3.315: il y a donc un écart de plus de deux mille ans entre ces deux appréciations extrêmes, et c’est très vraisemblablement dans cet intervalle que devrait se placer la vraie date de la fondation de la monarchie égyptienne. Sans avoir la prétention de vouloir trancher la question, je pense qu’en la fixant de façon approximative aux environs de l’an 4.000, on ne doit pas s’éloigner beaucoup de la vérité. Du reste pour tout ce qui est des périodes les plus reculées, il est prudent de s’abstenir de donner des chiffres précis, et préférable d’indiquer, et encore sous toutes réserves, les siècles et non les années. Ce n’est guère que pour le début du Nouvel Empire thébain que les égyptologues tombent à peu près d’accord pour le placer au commencement du XVIme siècle avant notre ère; la certitude absolue n’existe qu’à partir des rois saïtes, au VIIme siècle.

 

La civilisation égyptienne

L’Egypte a pour nous une importance bien plus considérable qu’on ne le suppose d’habitude, car c’est là qu’en somme nous devons chercher le berceau de notre civilisation: c’est en effet de la vallée du Nil qu’est sorti le germe qui, dans des contrées moins favorisées de la nature et sous un climat plus rude, devait se développer de façon inattendue, se transformer entièrement et prendre un essor incomparable, tandis que dans son pays d’origine il se modifiait à peine, son développement restant toujours normal et progressif, mais très lent; de là vient cette légende, bien difficile à déraciner aujourd’hui, d’une Egypte immuable comme les pyramides, n’ayant subi aucune variation pendant toute la durée du règne des Pharaons, légende qui repose sur une apparence seulement. Les besoins de l’homme, dans un pays aussi privilégié que l’Egypte, se réduisent à peu de chose; l’habitant des pays chauds est moins actif que celui des contrées où le climat est plus rigoureux, et une fois qu’il a trouvé, sans grandes difficultés, le nécessaire et même un peu de superflu, il est naturel qu’il se laisse aller à son indolence native et qu’il ne tende pas son énergie à chercher des perfectionnements de bien-être dont le besoin absolu ne se fait pas sentir. Il y a progrès néanmoins, et progrès très appréciable, dans des pays comme l’Egypte surtout, où nous pouvons maintenant comparer entre eux une si grande quantité de monuments d’époques très diverses. Nous constatons que chez ce peuple la civilisation, une fois sa voie tracée, la suit sans jamais s’en écarter; les bouleversements politiques n’arrivent même pas à la faire sortir du chemin montant en pente douce sur lequel elle s’est engagée. Ces grandes crises historiques nous permettent cependant de marquer dans l’histoire de la civilisation un certain nombre d’étapes et de discerner mieux, en les groupant par époques, les progrès réalisés au cours des siècles; nous sommes en effet assez documentés maintenant pour pouvoir apprécier de façon certaine et suivre pas à pas ces progrès qui ne sont pas apparents à première vue, mais qui sont beaucoup plus sensibles qu’on ne pouvait se l’imaginer il y a trente ans encore.

Après avoir passé en revue les sources de l’histoire d’Egypte, il reste à donner un aperçu sommaire des documents que nous possédons sur les mœurs des Egyptiens, leur vie publique et privée, leurs institutions, leur industrie, leur commerce, en un mot leur civilisation. Les écrivains classiques nous ont fourni, ici comme pour l’histoire, un bon nombre de renseignements, Hérodote le premier, puis Diodore, Strabon et tous les autres, et ce qu’ils nous disent peut servir, soit à diriger nos recherches, soit à confirmer les données des monuments originaux. De même les études faites par les membres de la Commission d’Egypte et les observations des divers voyageurs du XVIIIme et du commencement du XIXme siècle sur les mœurs et coutumes des Egyptiens avant l’expansion de la civilisation européenne dans la vallée du Nil, nous fournissent de précieux points de comparaison et même souvent l’explication de bien des détails relatifs aux habitudes anciennes, sur lesquelles les monuments sont trop peu explicites.

Au point de vue de la civilisation égyptienne, le nombre de documents originaux est considérable. En première ligne doivent être rangés les tableaux que les particuliers, grands seigneurs et fonctionnaires, faisaient sculpter ou peindre sur les murailles des chambres de leurs tombeaux, où étaient représentées en détail les scènes de la vie de tous les jours: ainsi le double du mort, son moi immatériel, qui continuait à vivre comme un esprit impalpable au fond du tombeau, auprès de la momie, pouvait encore jouir en une certaine mesure de la vie de ce monde en contemplant ces scènes familières: les figurations de la vie suffisaient au délassement d’une ombre, de même que la représentation des aliments pouvait assurer éternellement sa subsistance. Des trois grandes époques de l’histoire, l’Ancien Empire memphite, le Moyen et le Nouvel Empire thébain, un grand nombre de ces tombeaux sont parvenus jusqu’à nous, plus ou moins intacts, les mastabas d’abord avec leurs bas-reliefs, puis les hypogées avec leurs peintures. On y voit, en premier lieu une population rurale, occupée à l’élevage des bestiaux aussi bien qu’aux travaux des champs, labourage, semailles, récolte des céréales, vendanges et jardinage; puis de nombreux tableaux de chasse et de pêche, et, à côté de cela, des représentations de gens de métier, potiers, métallurgistes, orfèvres, chaudronniers, menuisiers, charpentiers, maçons sculpteurs, peintres, corroyeurs, cordonniers; un peu plus loin les délassements, musique, danse et jeux, et à certaines époques, des jeux gymniques, des exercices militaires, des scènes de recrutement. Nous possédons de très nombreux exemples de chacune de ces représentations qui souvent sont exécutées avec une délicatesse et un art remarquables et dont les variantes nous permettent de comprendre les scènes dans leurs moindres détails et de reconstituer l’action avec une certitude presque absolue.

Les fouilles ont mis à jour une grande quantité d’objets de toute espèce qui, pour les périodes très anciennes, suppléent à l’absence des représentations figurées et, pour les autres époques, les complètent. Ce sont des armes de toute sorte, depuis les lames de silex taillé jusqu’au poignard enrichi d’orfèvrerie, des outils d’agriculteurs, d’ouvriers, de gens de métier, puis des bijoux, des vêtements, des meubles, des vases, des instruments de musique, des ustensiles de ménage, bref tout ce qui était nécessaire à la vie, le tout conservé de la façon la plus merveilleuse dans un sol parfaitement à l’abri de l’humidité. Les outils préhistoriques se trouvent le plus souvent à la surface même du sol, à la lisière du désert, tandis que les autres objets, qui appartiennent aux époques historiques, proviennent soit des ruines des villes antiques, soit le plus souvent du fond des tombeaux, où ils avaient été déposés auprès du mort, toujours dans le but de placer autour de celui-ci ce qui pouvait lui être nécessaire pour sa vie d’outre-tombe. A certaines époques, on se contentait de peindre sur les parois de son sarcophage les divers objets qui devaient faire partie du mobilier funéraire, la représentation figurée pouvant remplacer l’objet lui-même.

Les Egyptiens ont énormément écrit et toujours, grâce au climat de leur pays, beaucoup de leurs manuscrits nous sont parvenus, écrits sur des rouleaux de papyrus dans cette écriture cursive que nous avons l’habitude d’appeler hiératique; ce sont des lettres, des comptes, des contrats, des actes judiciaires, des traités de médecine ou de géographie, et surtout des compositions littéraires qui sont pleines de détails de toute sorte sur la vie ordinaire. Ainsi pour ne citer qu’un exemple, cette satire des métiers, où un scribe, afin de mieux faire valoir l’excellence de sa profession, dénigre successivement toutes les autres carrières et fait ressortir avec une ironie souvent mordante la condition pitoyable des gens qui pratiquent les divers métiers.

Toutes ces données d’ordre si divers nous permettent de nous rendre un compte assez exact de ce qu’était la civilisation égyptienne: elles s’enchaînent naturellement avec les données historiques, et ainsi nous pouvons dès maintenant tracer pour chacune des grandes époques un tableau d’ensemble qui doit correspondre de bien près à la réalité, et reconstituer le développement chronologique de la civilisation égyptienne.

Fig. 5. Panneau de la Salle des Ancêtres de Karnak (d’après Lepsius, Auswahl, pl. I).

 

Fig. 6. Rà dans la barque solaire (d’après Budge, Pap. of Ani, pl. XXII).

CHAPITRE II

L’ÉGYPTE LÉGENDAIRE

Avant d’aborder l’étude de ce qui nous est parvenu de l’Egypte archaïque, ou préhistorique, nous devons rechercher si, aux époques pharaoniques, les habitants du pays avaient conservé un souvenir de ces temps lointains, du début même de leur race, une légende parlant de ces périodes fabuleuses. Les textes ordinaires ne racontent rien de semblable et il est même bien rare qu’on y trouve mentionné le terme de Shesou-Hor, «les suivants d’Horus», qui désigne les rois mythiques prédécesseurs des dynasties historiques. Par contre les listes royales les plus développées, comme celles de Manéthon et du papyrus de Turin, nous ont conservé des données plus précises sur ces souverains antéhistoriques: la nomenclature des premiers d’entre eux, puis un bref aperçu des dynasties qui suivirent, avec le total des années de règne de chacune d’entre elles: ce sont d’abord des dieux, puis des demi-dieux, et enfin des hommes.

 

A l’origine de l’histoire on a donc, ici comme partout, la légende, mais une légende dont le développement est loin d’avoir été aussi brillant que dans tant d’autres pays, une légende qui est restée la propriété des prêtres et des savants, non celle du peuple égyptien lui-même. N’ayant rien de poétique, cette tradition a pu se conserver plus pure et plus précise, mais on peut se demander si nous devons nous en féliciter, car entre les mains des prêtres, elle allait fatalement tomber dans le domaine théologique et symbolique, et le mythe religieux devait finir par absorber presque complètement le mythe historique, au point qu’il est le plus souvent difficile de délimiter les deux domaines. C’est dans un fatras de récits très plats et ennuyeux, souvent d’un mysticisme fantastique, que nous arrivons à grand’peine à distinguer les traits généraux de l’histoire primitive de l’Egypte.

A. LES DYNASTIES DIVINES

Les dieux cosmiques

Les premiers rois furent, au dire de la légende, les grands dieux d’Egypte, suivant le cycle qui avait été établi dans le sanctuaire d’Héliopolis, une des plus anciennes métropoles religieuses du pays. Ce cycle se composait d’une ennéade, c’est-à-dire d’un groupe de neuf dieux et déesses, et fut adopté dès l’Ancien Empire par tous les autres centres religieux de la vallée du Nil, qui se contentèrent de mettre à sa tête leur dieu local. La liste que nous donne Manéthon, et qui doit être d’origine memphite, place donc au premier rang des rois-dieux Héphaistos, Ptah, le grand dieu de Memphis, le démiurge, celui qui forma l’homme du limon de la terre, qui le modela à la main, de même qu’à l’autre bout de l’Egypte, c’était Khnoum d’Eléphantine qui l’avait façonné sur le tour du potier. Cette mention du dieu créateur comme premier roi d’Egypte est une indication très précise du fait que les habitants de la vallée du Nil se considéraient comme autochtones et croyaient que le premier homme avait été créé dans le pays même. Au papyrus de Turin, le premier nom royal a disparu.

Fig. 7. Ptah (d’après Budge, Pap. of Ani, pl. XXVII).

Nous ne savons rien de ce règne de Ptah, qui probablement, sitôt son œuvre créatrice terminée, céda la place à son successeur Rà, le Soleil, le grand dieu d’Héliopolis et de la plupart des villes d’Egypte, chargé d’assurer l’existence et le développement de cette humanité primitive. Celui-ci, pendant son long règne, parcourait journellement ses domaines pour les constituer, les organiser et répandre sur ses sujets ses dons et ses bienfaits, mais tous ses efforts ne réussirent pas à lui attirer la reconnaissance de ces êtres primitifs, encore plus qu’à demi sauvages, ni même celle de ses descendants directs, les dieux, qui commençaient à se multiplier autour de lui. Ce roi-dieu était en une certaine mesure un homme, son grand âge l’avait considérablement affaibli, et, suivant les expressions pittoresques d’un texte égyptien, ses os étaient maintenant en argent, ses chairs en or, ses cheveux en lapis-lazuli; sa bouche tremblait, sa bave ruisselait vers la terre, sa salive dégouttait sur le sol. Profitant de cette décrépitude sénile, Isis, déesse de rang inférieur, employa les moyens les plus déloyaux pour lui arracher le talisman le plus précieux qui lui restât, le secret de son nom magique, grâce auquel elle comptait acquérir une puissance supérieure à celle des autres dieux. Les hommes eux-mêmes s’étant mis à conspirer contre leur débonnaire souverain, Rà se décida à faire un exemple, et après avoir consulté le conseil de famille, l’assemblée des dieux, il dépêcha Sekhet, la déesse à tête de lionne, avec ordre de les massacrer sans pitié, ce dont elle s’acquitta consciencieusement. La nuit seule l’arrêta dans sa course meurtrière, et Rà, contemplant le résultat obtenu, fut pris de pitié et résolut d’épargner le reste des humains; pour apaiser la déesse ivre de carnage, il fit mélanger de la bière et du suc de mandragores au sang des hommes et répandre à terre autour d’elle une quantité considérable de ce liquide. A son réveil, Sekhet aperçut ce breuvage, le but, s’adoucit, s’enivra et oublia ses victimes. Rà avait pardonné aux hommes qui se repentaient, mais, fatigué de régner, il abdiqua et choisit une retraite inaccessible sur le corps de la vache Nouït, déesse du ciel, sa fille; depuis lors, chaque jour, la barque qui le porte navigue sur les flancs de l’animal céleste pour se perdre à la nuit dans son corps même et reparaître le lendemain: le roi-dieu est devenu définitivement le dieu-soleil.

Fig. 8. Sekhet (d’ap. Daressy. Statues et statuettes de divinités, pl. LIII).

On discerne sans peine dans cette légende le souvenir d’un des cataclysmes qui bouleversèrent toute une partie du monde, comme ce déluge dont parlent les textes chaldéens aussi bien que la Bible, qui dévasta la Mésopotamie et les contrées avoisinantes tout au moins. Il était fort naturel que des désastres de cette nature fussent considérés comme le châtiment d’une humanité mauvaise et que, les dieux une fois apaisés, ils pardonnassent aux survivants et fissent avec eux un nouveau pacte, permettant à ces derniers de racheter leurs fautes par des sacrifices au lieu d’avoir à les expier par la mort des coupables. De même que Jahveh avait exigé de Noé un holocauste, Rà de même avant de monter au ciel, avait institué la coutume du sacrifice, première base du culte que les hommes devaient rendre aux dieux.

Fig. 9. Nouït portant la barque solaire; Shou et Queb; Thot (d’après Chassinat. La deuxième trouvaille de Deir el Bahari, I, p. 29).

Nous ne savons que bien peu de chose du règne des deux successeurs immédiats de Rà; il y a d’abord son fils Shou, l’atmosphère, le soutien du ciel, qui finit sa carrière de roi en remontant au séjour des dieux pendant une tempête terrible, puis son petit-fils Qeb, le dieu-terre, sur lequel nous n’avons que des mythes obscurs et d’un intérêt des plus médiocres. Ces deux rois-dieux, dont le rôle est très effacé, semblent représenter une période de transition pendant laquelle l’humanité se reconstitue après un bouleversement comme celui par lequel elle avait passé. C’était au troisième successeur de Rà, monté sur le trône après que Qeb fut rentré dans son palais pour devenir dieu à son tour, c’était à Osiris que devait appartenir la tâche glorieuse de faire passer le genre humain de l’état barbare et sauvage à un état de stabilité relative, de faire franchir, non seulement à l’Egypte, mais même au monde entier, la première grande étape de la civilisation.

 

Osiris et son cycle

Fils aîné de Queb, le dieu-terre, et de Nouït la déesse-ciel Osiris personnifie en même temps la végétation, la nature fertile de l’Egypte et l’eau vivificatrice du Nil. De même que le fleuve répand continuellement la richesse sur l’Egypte, Osiris, à peine sur le trône, met tous ses efforts à améliorer la condition des hommes; ces sauvages qui vivaient isolés, en lutte perpétuelle les uns avec les autres, il les groupe, forme des tribus, des états, fonde des villes; à ces hommes qui trouvaient péniblement une maigre subsistance dans la chasse et les produits naturels du sol, il enseigne l’agriculture, il leur donne les instruments de labour, il leur montre la manière de cultiver les céréales et la vigne, bref il les fixe au sol et leur fournit les moyens, non seulement d’y vivre, mais de s’y développer. A côté de lui, sa sœur Isis, qui est en même temps sa femme, le seconde admirablement dans son œuvre, et mérite que son nom soit resté inséparable de celui de son mari: pendant que celui-ci établit l’état et la cité, elle constitue la famille, en instituant les liens du mariage; elle déshabitue les hommes de l’anthropophagie et leur apprend à moudre le grain entre deux pierres et à en faire du pain; elle leur donne, avec le métier à tisser, les moyens de se vêtir, et emploie pour soulager leurs maux la médecine et la magie. Osiris institua encore le culte des dieux, régla les cérémonies et les liturgies, puis voyant le résultat obtenu par toutes ses innovations, il résolut de répandre ailleurs qu’en Egypte les bienfaits de la civilisation; il remit la régence à Isis et partit à la conquête du monde, conquête toute pacifique où il se soumettait les hommes par la persuasion et la douceur, voyage triomphal semblable à celui du Dionysos grec, à la suite duquel l’ordre et la richesse s’établissaient dans tous les pays.

Fig. 10. Osiris et Isis (d’après Budge. Pap. of Ani, pl. XXX).

Le dieu Set, auquel les Grecs ont donné le nom de Typhon, le propre frère d’Osiris, forme avec lui le contraste le plus absolu; on peut même dire qu’il en est l’exacte contre-partie: il représente non plus la terre fertile, mais le désert aride et brûlant, l’esprit barbare et sauvage à côté du génie bienfaisant, la réaction brutale cherchant à renverser les progrès de la civilisation. Tôt ou tard la guerre devait éclater entre deux êtres aussi dissemblables; en effet Set le rouge, jaloux de la gloire bien méritée que s’était acquise son frère jumeau, sans se révolter ouvertement contre lui, combina avec grand soin un piège perfide dans lequel Osiris tomba sans défiance: il l’enferma dans un coffre de bois et le jeta à la mer où il fut dévoré par les poissons, morceau par morceau, puis le meurtrier s’assit sur le trône de son frère, sans que personne songeât, au premier moment, à lui faire opposition.