Histoire de la Grandeur et de la Décadence de César Birotteau - Ligaran - E-Book

Histoire de la Grandeur et de la Décadence de César Birotteau E-Book

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Extrait : "Durant les nuits d'hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-Honoré que pendant un instant ; les maraîchers y continuent, en allant à la Halle, le mouvement qu'ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran

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Histoire de la Grandeur et de la Décadence de César Birotteau

MARCHAND PARFUMEUR, ADJOINT AU MAIRE DU DEUXIÈME ARRONDISSEMENT DE PARIS, CHEVALIER DE LA LÉGION-D’HONNEUR, ETC.

À MONSIEUR ALPHONSE DE LAMARTINE

Son admirateur

DE BALZAC.

ICésar à son apogée

Durant les nuits d’hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-Honoré que pendant un instant ; les maraîchers y continuent, en allant à la Halle, le mouvement qu’ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal. Au milieu de ce point d’orgue qui, dans la grande symphonie du tapage parisien, se rencontre vers une heure du matin, la femme de monsieur César Birotteau, marchand parfumeur établi près de la place Vendôme, fut réveillée en sursaut par un épouvantable rêve. La parfumeuse s’était vue double, elle s’était apparu à elle-même en haillons, tournant d’une main sèche et ridée le bec de canne de sa propre boutique, où elle se trouvait à la fois et sur le seuil de la porte et sur son fauteuil dans le comptoir ; elle se demandait l’aumône, elle s’entendait parler à la porte et au comptoir. Elle voulut saisir son mari et posa la main sur une place froide. Sa peur devint alors tellement intense qu’elle ne put remuer son cou qui se pétrifia : les parois de son gosier se collèrent, la voix lui manqua ; elle resta clouée sur son séant, les yeux agrandis et fixes, les cheveux douloureusement affectés, les oreilles pleines de sons étranges, le cœur contracté mais palpitant, enfin tout à la fois en sueur et glacée au milieu d’une alcôve dont les deux battants étaient ouverts. La peur est un sentiment morbifique à demi, qui presse si violemment la machine humaine que les facultés y sont soudainement portées soit au plus haut degré de leur puissance, soit au dernier de la désorganisation. La Physiologie a été pendant longtemps surprise de ce phénomène qui renverse ses systèmes et bouleverse ses conjectures, quoiqu’il soit tout bonnement un foudroiement opéré à l’intérieur, mais, comme tous les accidents électriques, bizarre et capricieux dans ses modes. Cette explication deviendra vulgaire le jour où les savants auront reconnu le rôle immense que joue l’électricité dans la pensée humaine. Madame Birotteau subit alors quelques-unes des souffrances en quelque sorte lumineuses que procurent ces terribles décharges de la volonté répandue ou concentrée par un mécanisme inconnu. Ainsi pendant un laps de temps, fort court en l’appréciant à la mesure de nos montres, mais incommensurable au compte de ses rapides impressions, cette pauvre femme eut le monstrueux pouvoir d’émettre plus d’idées, de faire surgir plus de souvenirs que dans l’état ordinaire de ses facultés elle n’en aurait conçu pendant toute une journée. La poignante histoire de ce monologue peut se résumer en quelques mots absurdes, contradictoires et dénués de sens comme il le fut.

CÉSAR BIROTTEAU.Habituellement en parlant il se croisait les mains derrière le dos.

– Il n’existe aucune raison qui puisse faire sortir Birotteau de mon lit ! Il a mangé tant de veau que peut-être est-il indisposé ? Mais s’il était malade, il m’aurait éveillée. Depuis dix-neuf ans que nous couchons ensemble dans ce lit, dans cette même maison, jamais il ne lui est arrivé de quitter sa place sans me le dire, pauvre mouton ! Il n’a découché que pour passer la nuit au corps-de-garde. S’est-il couché ce soir avec moi ? Mais oui, mon Dieu, suis-je bête !

Elle jeta les yeux sur le lit, et vit le bonnet de nuit de son mari qui conservait la forme presque conique de la tête.

– Il est donc mort ! Se serait-il tué ? Pourquoi ? reprit-elle. Depuis deux ans qu’ils l’ont nommé adjoint au maire, il est tout je ne sais comment. Le mettre dans les fonctions publiques, n’est-ce pas, foi d’honnête femme, à faire pitié ? Ses affaires vont bien, il m’a donné un châle. Elles vont mal peut-être ? Bah ! je le saurais. Sait-on jamais ce qu’un homme a dans son sac ? ni une femme non plus ? ça n’est pas un mal. Mais n’avons-nous pas vendu pour cinq mille francs aujourd’hui ! D’ailleurs un adjoint ne peut pas se faire mourir soi-même, il connaît trop bien les lois. Où donc est-il ?

Elle ne pouvait ni tourner le cou, ni avancer la main pour tirer un cordon de sonnette qui aurait mis en mouvement une cuisinière, trois commis et un garçon de magasin. En proie au cauchemar qui continuait dans son état de veille, elle oubliait sa fille paisiblement endormie dans une chambre contiguë à la sienne, et dont la porte donnait au pied de son lit. Enfin elle cria : – Birotteau ! et ne reçut aucune réponse. Elle croyait avoir crié le nom, et ne l’avait prononcé que mentalement.

– Aurait-il une maîtresse ? Il est trop bête, reprit-elle. D’ailleurs, il m’aime trop pour cela. N’a-t-il pas dit à madame Roguin qu’il ne m’avait jamais fait d’infidélité, même en pensée. C’est la probité venue sur terre, cet homme-là. Si quelqu’un mérite le paradis, n’est-ce pas lui ? De quoi peut-il s’accuser à son confesseur ? il lui dit des nunu. Pour un royaliste qu’il est, sans savoir pourquoi, par exemple, il ne fait guère bien mousser sa religion. Pauvre chat, il va dès huit heures en cachette à la messe, comme s’il allait dans une maison de plaisir. Il craint Dieu, pour Dieu même : l’enfer ne le concerne guère. Comment aurait-il une maîtresse ? il quitte si peu ma jupe qu’il m’en ennuie. Il m’aime mieux que ses yeux, il s’aveuglerait pour moi. Fendant dix-neuf ans, il n’a jamais proféré de parole plus haute que l’autre, parlant à ma personne. Sa fille ne passe qu’après moi. Mais Césarine est là, Césanne ! Césarine ! Il n’a jamais eu de pensée qu’il ne me l’ait dite. Il avait bien raison, quand il venait au PETIT MATELOT, de prétendre que je ne le connaîtrais qu’à l’user. Et plus là !… voilà de l’extraordinaire.

Elle tourna péniblement la tête et regarda furtivement à travers sa chambre, alors pleine de ces pittoresques effets de nuit qui font le désespoir du langage, et semblent appartenir exclusivement au pinceau des peintres de genre. Par quels mots rendre les effroyables zigzags que produisent les ombres portées, les apparences fantastiques des rideaux bombés par le vent, les jeux de la lumière incertaine que projette la veilleuse dans les plis du calicot ronge, les flammes que vomit une patère dont le centre rutilant ressemble à l’œil d’un voleur, l’apparition d’une robe agenouillée, enfin toutes les bizarreries qui effraient l’imagination au moment où elle n’a de puissance que pour percevoir des douleurs et pour les agrandir. Madame Birotteau crut voir une forte lumière dans la pièce qui précédait sa chambre, et pensa tout à coup au feu ; mais en apercevant un foulard rouge, qui lui parut être une mare de sang répandu, les voleurs l’occupèrent exclusivement, surtout quand elle voulut trouver les traces d’une lutte dans la manière dont les meubles étaient placés. Au souvenir de la somme qui était en caisse, une crainte généreuse éteignit les froides ardeurs du cauchemar ; elle s’élança tout effarée, en chemise, au milieu de sa chambre, pour secourir son mari, qu’elle supposait aux prises avec des assassins.

– Birotteau ! Birotteau ! cria-t-elle enfin d’une voix pleine d’angoisses.

Elle trouva le marchand parfumeur au milieu de la pièce voisine, une aune à la main et mesurant l’air, mais si mal enveloppé dans sa robe de chambre d’indien ne verte, à pois couleur chocolat, que le froid lui rougissait les jambes sans qu’il le sentît, tant il était préoccupé. Quand César se retourna pour dire à sa femme : – Eh bien ! que veux-tu, Constance ? son air, comme celui des hommes distraits par des calculs, fut si exorbitamment niais, que madame Birotteau se mit à rire.

– Mon Dieu, César, es-tu original comme ça ! dit-elle. Pourquoi me laisses-tu seule sans me prévenir ? J’ai manqué mourir de peur, je ne savais quoi m’imaginer. Que fais-tu donc là, ouvert à tous vents ? Tu vas t’enrhumer comme un loup. M’entends-tu, Birotteau ?

– Oui, ma femme, me voilà, répondit le parfumeur en rentrant dans la chambre.

– Allons, arrive donc te chauffer, et dis-moi quelle lubie tu as, reprit madame Birotteau en écartant les cendres du feu, qu’elle s’empressa de rallumer. Je suis gelée. Étais-je bête de me lever en chemise ! Mais j’ai vraiment cru qu’on t’assassinait.

Le marchand posa son bougeoir sur la cheminée, s’enveloppa dans sa robe de charnière, et alla chercher machinalement à sa femme un jupon de flanelle.

– Tiens, mimi, couvre-toi donc, dit-il. Vingt-deux sur dix-huit, reprit-il en continuant son monologue, nous pouvons avoir un superbe salon.

– Ah çà, Birotteau, te voilà donc en train de devenir fou ? rêves-tu ?

– Non, ma femme, je calcule.

– Pour faire tes bêtises, tu devrais bien au moins attendre le jour, s’écria-t-elle en rattachant son jupon sous sa camisole pour aller ouvrir la porte de la chambre où couchait sa fille.

– Césarine dort, dit-elle, elle ne nous entendra point. Voyons, Birotteau, parle donc. Qu’as-tu ?

– Nous pouvons donner le bal.

– Donner un bal ! nous ? Foi d’honnête femme, tu rêves, mon cher ami.

– Je ne rêve point, ma belle biche blanche. Écoute, il faut toujours faire ce qu’on doit relativement à la position où l’on se trouve. Le gouvernement m’a mis en évidence, j’appartiens au gouvernement ; nous sommes obligés d’en étudier l’esprit et d’en favoriser les intentions en les développant. Le duc de Richelieu vient de faire cesser l’occupation de la France. Selon monsieur de La Billardière, les fonctionnaires qui représentent la ville de Paris doivent se faire un devoir, chacun dans la sphère de ses influences, de célébrer la libération du territoire. Témoignons un vrai patriotisme qui fera rougir celui des soi-disant libéraux, ces damnés intrigants, hein ? Crois-tu que je n’aime pas mon pays ? Je veux montrer aux libéraux, à mes ennemis, qu’aimer le roi, c’est aimer la France !

– Tu crois donc avoir des ennemis, mon pauvre Birotteau ?

– Mais oui, ma femme, nous avons des ennemis. Et la moitié de nos amis dans le quartier sont nos ennemis. Ils disent tous : Birotteau a la chance, Birotteau est un homme de rien, le voilà cependant adjoint, tout lui réussit. Eh bien ! ils vont être encore joliment attrapés. Apprends la première que je suis chevalier de la Légion-d’Honneur : le roi a signé hier l’ordonnance.

– Oh ! alors, dit madame Birotteau tout émue, faut donner le bal, mon bon ami. Mais qu’as-tu donc tant fait pour avoir la croix ?

– Quand hier monsieur de La Billardière m’a dit cette nouvelle, reprit Birotteau embarrassé, je me suis aussi demandé, comme toi, quels étaient mes titres ; mais en revenant j’ai fini par les reconnaître et par approuver le gouvernement. D’abord, je suis royaliste, j’ai été blessé à Saint-Roch en vendémiaire, n’est-ce pas quelque chose que d’avoir porté les armes dans ce temps-là pour la bonne cause ? Puis, selon quelques négociants, je me suis acquitté de mes fonctions consulaires à la satisfaction générale. Enfin, je suis adjoint, le roi accorde quatre croix au corps municipal de la ville de Paris. Examen fait des personnes qui, parmi les adjoints, pouvaient être décorées, le préfet m’a porté le premier sur la liste. Le roi doit d’ailleurs me connaître : grâce au vieux Ragon, je lui fournis la seule poudre dont il veuille faire usage ; nous possédons seuls la recette de la poudre de la feue reine, pauvre chère auguste victime ! Le maire m’a violemment appuyé. Que veux-tu ? Si le roi me donne la croix sans que je la lui demande, il me semble que je ne peux la refuser sans lui manquer à tous égards. Ai-je voulu être adjoint ? Aussi, ma femme, puisque nous avons le vent en pompe, comme dit ton oncle Pillerault quand il est dans ses gaietés, suis-je décidé à mettre chez nous tout d’accord avec notre haute fortune. Si je puis être quelque chose, je me risquerai à devenir ce que le bon Dieu voudra que je sois, sous-préfet, si tel est mon destin. Ma femme, tu commets une grave erreur en croyant qu’un citoyen a payé sa dette à son pays après avoir débité pendant vingt ans des parfumeries à ceux qui venaient en chercher. Si l’État réclame le concours de nos lumières, nous les lui devons, comme nous lui devons l’impôt mobilier, les portes et fenêtres, et cætera. As-tu donc envie de toujours rester dans ton comptoir ? Il y a, Dieu merci, bien assez longtemps que tu y séjournes. Le bal sera notre fête à nous. Adieu le détail, pour toi s’entend. Je brûle notre enseigne de LA REINE DES ROSES, j’efface sur notre tableau CÉSAR BIROTTEAU, MARCHAND PARFUMEUR, SUCCESSEUR DE RAGON, et mets tout bonnement Parfumeries en grosses lettres d’or. Je place à l’entresol le bureau, la caisse, et un joli cabinet pour toi. Je lais mon magasin de l’arrière-boutique, de la salle à manger et de la cuisine actuelles. Je loue le premier étage de la maison voisine, où j’ouvre une porte dans le mur. Je retourne l’escalier, afin d’aller de plain-pied d’une maison à l’autre. Nous aurons alors un grand appartement meublé aux oiseaux ! Oui, je renouvelle la chambre, je le ménage au boudoir, et donne une jolie chambre à Césarine. La demoiselle de comptoir que tu prendras, notre premier commis et ta femme de chambre (oui, madame, vous en aurez une !) logeront au second. Au troisième, il y aura la cuisine, la cuisinière et le garçon de peine. Le quatrième sera notre magasin général de bouteilles, cristaux et porcelaines. L’atelier de nos ouvrières dans le grenier ! Les passants ne verront plus coller les étiquettes, faire des sacs, trier des flacons, boucher des fioles. Bon pour la rue Saint-Denis ; mais rue Saint-Honoré, fi donc ! mauvais genre. Notre magasin doit être cossu comme un salon. Dis donc, sommes-nous les seuls parfumeurs qui soient dans les honneurs ? N’y a-t-il pas des vinaigriers, des marchands de moutarde qui commandent la garde nationale, et qui sont très bien vus au château ? Imitons-les, étendons notre commerce, et en même temps poussons-nous dans les hautes sociétés.

– Tiens, Birotteau, sais-tu ce que je pense en t’écoutant ? Eh bien ! tu me fais l’effet d’un homme qui cherche midi à quatorze heures. Souviens-toi de ce que je t’ai conseillé quand il a été question de te nommer maire : ta tranquillité avant tout ! « Tu es fait, t’ai-je dit, pour être en évidence, comme mon bras pour faire une aile de moulin. Les grandeurs seraient ta perte. » Tu ne m’as pas écoutée, la voilà venue notre perte. Pour jouer un rôle politique, il faut de l’argent, en avons-nous ? Comment, tu veux brûler ton enseigne qui a coûté six cents francs, et renoncer à la Reine des Roses, à ta vraie gloire ? Laisse donc les autres être des ambitieux. Qui met la main à un bûcher en retire de la flamme, est-ce vrai ? la politique brûle aujourd’hui. Nous avons cent bons mille francs, écus, placés en dehors de notre commerce, de notre fabrique et de nos marchandises ? Si tu veux augmenter ta fortune, agis aujourd’hui comme en 1793 : les rentes sont à soixante-douze francs, achète des rentes. Tu auras dix mille livres de revenu, sans que ce placement nuise à nos affaires. Profite de ce revirement pour marier notre fille, vends notre fonds et allons dans ton pays. Comment, pendant quinze ans, tu n’as parlé que d’acheter les Trésorières, ce joli petit bien près de Chinon, où il y a des eaux, des prés, des bois, des vignes, deux métairies, qui rapporte mille écus, dont l’habitation nous plaît à tous deux, que nous pouvons avoir encore pour soixante mille francs, et monsieur veut aujourd’hui devenir quelque chose dans le gouvernement ? Souviens-toi donc de ce que nous sommes, des parfumeurs. Il y a seize ans, avant que tu n’eusses inventé la DOUBLE PATE DES SULTANES et l’EAU CARMINATIVE, si l’on était venu te dire : « Vous allez avoir l’argent nécessaire pour acheter les Trésorières » ne te serais-tu pas trouvé mal de joie ? Eh bien ! tu peux acquérir cette propriété, dont tu avais tant envie que tu n’ouvrais la bouche que de ça, maintenant tu parles de dépenser en bêtises un argent gagné à la sueur de notre front, je peux dire le nôtre, j’ai toujours été assise dans ce comptoir par tous les temps comme un pauvre chien dans sa niche. Ne vaut-il pas mieux avoir un pied à terre chez ta fille, devenue la femme d’un notaire de Paris, et vivre huit mois de l’année à Chinon, que de commencer ici à faire de cinq sous six blancs, et de six blancs rien. Attends la hausse des fonds publics, tu donneras huit mille livres de rente à ta fille, nous en garderons deux mille pour nous, le produit de notre fonds nous permettra d’avoir les Trésorières. Là, dans ton pays, mon bon petit chat, en emportant notre mobilier qui vaut gros, nous serons comme des princes, tandis qu’ici faut au moins un million pour faire figure.

– Voilà où je t’attendais, ma femme, dit César Birotteau. Je ne suis pas assez bête encore (quoique tu me croies bien bête, toi !) pour ne pas avoir pensé à tout. Écoute-moi bien. Alexandre Crottat nous va comme un gant pour gendre, et il aura l’étude de Roguin ; mais crois-tu qu’il se contente de cent mille francs de dot (une supposition que nous donnions tout notre avoir liquide pour établir notre fille, et c’est mon avis. J’aimerais mieux n’avoir que du pain sec pour le reste de mes jours, et la voir heureuse comme une reine, enfin la femme d’un notaire de Paris, comme tu dis). Eh bien ! cent mille francs ou même huit mille livres de rente ne sont rien pour acheter l’étude à Roguin. Ce petit Xandrot, comme nous l’appelons, nous croit, ainsi que tout le monde, bien plus riches que nous ne le sommes. Si son père, ce gros fermier qui est avare comme un colimaçon, ne vend pas pour cent mille francs de terres, Xandrot ne sera pas notaire, car l’étude à Roguin vaut quatre ou cinq cent mille francs. Si Crottat n’en donne pas moitié comptant, comment se tirerait-il d’affaire ? Césarine doit avoir deux cent mille francs de dot ; et je veux nous retirer bons bourgeois de Paris avec quinze mille livres de rentes. Hein ! Si je le faisais voir ça clair comme le jour, n’aurais-tu pas la margoulette fermée ?

– Ah ! si tu as le Pérou…

– Oui, j’ai, ma biche. Oui, dit-il en prenant sa femme par la taille et la frappant à petits coups, ému par une joie qui anima tous ses traits. Je n’ai point voulu te parler de cette affaire avant qu’elle ne fût cuite ; mais, ma foi, demain je la terminerai, peut-être. Voici : Roguin m’a proposé une spéculation si sûre qu’il s’y met avec Ragon, avec ton oncle Pillerault et deux autres de ses clients. Nous allons acheter aux environs de ta Madeleine des terrains que, suivant les calculs de Roguin, nous aurons pour le quart de la valeur à laquelle ils doivent arriver d’ici à trois ans, époque à laquelle, les baux étant expirés, nous deviendrons maîtres d’exploiter. Nous sommes tous six par portions convenues. Moi je fournis trois cent mille francs, afin d’y être pour trois huitièmes. Si quelqu’un de nous a besoin d’argent, Roguin lui en trouvera sur sa part en l’hypothéquant. Pour tenir la queue de la poêle et savoir comment frira le poisson, j’ai voulu être propriétaire en nom pour la moitié qui sera commune entre Pillerault, le bonhomme Ragon et moi. Roguin sera sous le nom d’un monsieur Charles Claparon, mon copropriétaire, qui donnera, comme moi, une contre-lettre à ses associés. Les actes d’acquisition se font par promesses de vente sous seing privé jusqu’à ce que nous soyons maîtres de tous les terrains. Roguin examinera quels sont les contrats qui devront être réalisés, car il n’est pas sûr que nous puissions nous dispenser de l’enregistrement et en rejeter les droits sur ceux à qui nous vendrons en détail, mais ce serait trop long à t’expliquer. Les terrains payés, nous n’aurons qu’à nous croiser les bras, et dans trois ans d’ici nous serons riches d’un million. Césanne aura vingt ans, notre fonds sera vendu, nous irons alors à la grâce de Dieu modestement vers les grandeurs.

– Eh bien ! où prendras-tu donc tes trois cent mille francs ? dit madame Birotteau.

– Tu n’entends rien aux affaires, ma chatte aimée. Je donnerai les cent mille francs qui sont chez Roguin, j’emprunterai quarante mille francs sur les bâtiments et les jardins où sont nos fabriques dans le faubourg du Temple, nous avons vingt mille francs en portefeuille ; en tout, cent soixante mille francs. Reste cent quarante mille autres, pour lesquels je souscrirai des effets à l’ordre de monsieur Charles Claparon, banquier ; il en donnera la valeur, moins l’escompte. Voilà nos cent mille écus payés : qui a termene doit rien. Quand les effets arriveront à échéance, nous les acquitterons avec nos gains. Si nous ne pouvions plus les solder, Roguin me remettrait des fonds à cinq pour cent, hypothéqués sur ma part de terrain. Mais les emprunts seront inutiles : j’ai découvert une essence pour faire pousser les cheveux, une Huile Comagène ! Livingston m’a posé là-bas une presse hydraulique pour fabriquer mon huile avec des noisettes qui, sous cette forte pression, rendront aussitôt toute leur huile. Dans un an, suivant mes probabilités, j’aurai gagné cent mille francs, au moins. Je médite une affiche qui commencera par : À bas les perruques ! dont l’effet sera prodigieux. Tu ne t’aperçois pas de mes insomnies, toi ! Voilà trois mois que le succès de l’HUILE DE MACASSAR m’empêche de dormir. Je veux couler Macassar !

– Voilà donc les beaux projets que tu roules dans ta caboche depuis deux-mois, sans vouloir m’en rien dire. Je viens de me voir en mendiante à ma propre porte, quel avis du ciel ! Dans quelque temps, il ne nous restera que les yeux pour pleurer. Jamais tu ne feras ça, moi vivante, entends-tu, César ? Il se trouve là-dessous quelques manigances que tu n’aperçois pas, tu es trop probe et trop loyal pour soupçonner des friponneries chez les autres. Pourquoi vient-on t’offrir des millions ? Tu te dépouilles de toutes tes valeurs, tu t’avances au-delà de tes moyens, et si ton huile ne prend pas, si l’on ne trouve pas d’argent, si la valeur des terrains ne se réalise pas, avec quoi paieras-tu tes billets ? est-ce avec les coques de tes noisettes ? Pour te placer plus haut dans la société, tu ne veux plus être en nom, tu veux ôter l’enseigne de la Reine des Roses, et tu vas faire encore tes salamalecs d’affiches et de prospectus qui montreront César Birotteau au coin de toutes les bornes et au-dessus de toutes les planches, aux endroits où l’on bâtit.

– Oh ! tu n’y es pas. J’aurai une succursale sous le nom de Popinot, dans quelque maison autour de la rue des Lombards, où je mettrai le petit Anselme. J’acquitterai ainsi la dette de la reconnaissance envers monsieur et madame Ragon, en établissant leur neveu, qui pourra faire fortune. Ces pauvres Ragonnins m’ont l’air d’avoir été bien grêlés depuis quelque temps.

– Tiens, ces gens-là veulent ton argent.

– Mais quelles gens donc, ma belle ? Est-ce ton oncle Pillerault qui nous aime comme ses petits boyaux et dîne avec nous tous les dimanches ? Est-ce ce boa vieux Ragon, notre prédécesseur, qui voit quarante ans de probité devant lui, avec qui nous faisons notre boston ? Enfin serait-ce Roguin, un notaire de Paris, un homme de cinquante-sept ans, qui a vingt-cinq ans de notariat ? Un notaire de Paris, ce serait la fleur des pois, si les honnêtes gens ne valaient pas tous le même prix. Au besoin, mes associés m’aideraient ! Où donc est le complot, ma biche blanche ? Tiens, il faut que je te dise ton fait ! Foi d’honnête homme, je l’ai sur le cœur.

Tu as toujours été défiante comme une chatte ! Aussitôt que nous avons eu pour deux sous à nous dans la boutique, tu croyais que les chalands étaient des voleurs.

Il faut se mettre à tes genoux afin de te supplier de te laisser enrichir ! Pour une fille de Paris, tu n’as guère d’ambition ! Sans tes craintes perpétuelles, il n’y aurait pas eu d’homme plus heureux que moi !

Si je t’avais écoutée, je n’aurais jamais fait ni la Pâte des Sultanes, ni l’Eau carminative. Notre boutique nous a fait vivre, mais ces deux découvertes et nos savons nous ont donné les cent soixante mille francs que nous possédons clair et net !

Sans mon génie, car j’ai du talent comme parfumeur, nous serions de petits détaillants, nous tirerions le diable par la queue pour joindre les deux bouts, et je ne serais pas un des notables négociants qui concourent à l’élection des juges au tribunal de commerce, je n’aurais été ni juge ni adjoint. Sais-tu ce que je serais ? un boutiquier comme a été le père Ragon, soit dit sans l’offenser, car je respecte les boutiques, le plus beau de notre nez en est fait !

Après avoir vendu de la parfumerie pendant quarante ans, nous posséderions, comme lui, trois mille livres de rente ; et au prix où sont les choses dont la valeur a doublé, nous aurions, comme eux, à peine de quoi vivre. (De jour en jour, ce vieux ménage-là me serre le cœur davantage. Il faudra que j’y voie clair, et je saurai le fin mot par Popinot, demain !)

Si j’avais suivi tes conseils, toi qui as le bonheur inquiet et qui te demandes si tu auras demain ce que tu tiens aujourd’hui, je n’aurais pas de crédit, je n’aurais pas la croix de la Légion-d’Honneur, et je ne serais pas en passe d’être un homme politique. Oui, tu as beau branler la tête, si notre affaire se réalise, je puis devenir député de Paris. Ah ! je ne me nomme pas César pour rien, tout m’a réussi.

C’est inimaginable, au dehors chacun m’accorde de la capacité ; mais ici, la seule personne à laquelle je veux tant plaire que je sue Rang et eau pour la rendre heureuse, est précisément celle qui me prend pour une bête.

Ces phrases, quoique scindées par des repos éloquents et lancées comme des balles, ainsi que font tous ceux qui se posent dans une altitude récriminatoire, exprimaient un attachement si profond, si soutenu, que madame Birotteau fut intérieurement attendrie ; mais elle se servit, comme toutes les femmes, de l’amour qu’elle inspirait pour avoir gain de cause.

– Eh bien ! Birotteau, dit-elle, si tu m’aimes, laisse-moi donc être heureuse à mon goût. Ni toi, ni moi, nous n’avons reçu d’éducation ; nous ne savons point parler, ni faire un serviteur à la manière des gens du monde, comment veut-on que nous réussissions dans les places du gouvernement ? Je serai heureuse aux Trésorières, moi ! J’ai toujours aimé les bêtes et les petits oiseaux, je passerai très bien ma vie à prendre soin des poulets, à faire la fermière. Vendons notre fonds, marions Césarine, et laisse ton Imogène. Nous viendrons passer les hivers à Paris, chez notre gendre, nous serons heureux, rien ni dans la politique ni dans le commerce ne pourra changer notre manière d’être. Pourquoi vouloir écraser les autres ? Notre fortune actuelle ne nous suffit-elle pas ? Quand tu seras millionnaire, dîneras-tu deux fois ? as-tu besoin d’une autre femme que moi ? Vois mon oncle Pillerault ? il s’est sagement contenté de son petit avoir, et sa vie s’emploie à de bonnes, œuvres. A-t-il besoin de beaux meubles, lui ? Je suis sûre que tu m’as commandé le mobilier : j’ai vu venir Braschon ici, ce n’était pas pour acheter de la parfumerie.

– Eh bien ! oui, ma belle, tes meubles sont ordonnés, nos travaux vont être commencés demain et dirigés par un architecte que m’a recommandé monsieur de La Billardière.

– Mon Dieu, s’écria-t-elle, ayez pitié de nous !

– Mais tu n’es pas raisonnable, ma biche. Est-ce à trente-sept ans, fraîche et jolie comme tu l’es, que tu peux aller t’enterrer à Chinon ? Moi, Dieu merci, je n’ai que trente-neuf ans. Le hasard m’ouvre une belle carrière, j’y entre. En m’y conduisant avec prudence, je puis faire une maison honorable dans la bourgeoisie de Paris, comme cela se pratiquait jadis, fonder les Birotteau, comme il y des Keller, des Jules Desmarets, des Roguin, des Cochin, des Guillaume, des Lebas, des Nucingen, des Saillard, des Popinot, des Matifat qui marquent ou qui ont marqué dans leurs quartiers. Allons donc ! Si cette affaire-là n’était pas sûre comme de l’or en barres…

– Sûre !

– Oui, sûre. Voilà deux mois que je la chiffre. Sans en avoir l’air, je prends des informations sur les constructions, au bureau de la ville, chez des architectes et chez des entrepreneurs. Monsieur Rohault, le jeune architecte qui va remanier notre appartement, est désespéré de ne pas avoir d’argent pour se mettre dans notre spéculation.

– Il y aura des constructions à faire, il vous y pousse pour vous gruger.

– Peut-on attraper des gens comme Pillerault, comme Charles Claparon et Roguin ? Le gain est sûre comme celui de la Pâte des Sultanes, vois-tu ?

– Mais, mon cher ami, qu’a donc besoin Roguin de spéculer, s’il a sa charge payée et sa fortune faite ? Je le vois quelquefois passer plus soucieux qu’un ministre d’État, avec un regard en dessous que je n’aime pas : il cache des soucis. Sa figure est devenue, depuis cinq ans, celle d’un vieux débauché. Qui te dit qu’il ne lèvera pas le pied quand il aura vos fonds en main ? Cela s’est vu. Le connaissons-nous bien ? Il a beau depuis quinze ans être notre ami, je ne mettrais pas la main au feu pour lui. Tiens, il est punais et ne vit pas avec sa femme, il doit avoir des maîtresses qu’il paie et qui le ruinent ; je ne trouve pas d’autre cause à sa tristesse. Quand je fais ma toilette, je regarde à travers les persiennes, je le vois rentrer à pied chez lui, le matin, revenant d’où ? personne ne le sait. Il me fait l’effet d’un homme qui a un ménage en ville, qui dépense de son côté, madame du sien. Est-ce la vie d’un notaire ? S’ils gagnent cinquante mille francs et qu’ils en mangent soixante, en vingt ans on voit la fin de sa fortune, on se trouve nus comme de petits saint Jean ; mais comme on s’est habitué à briller, on dévalise ses amis sans pitié ; charité bien ordonnée commence par soi-même. Il est intime avec ce petit gueux de du Tillet, notre ancien commis, je ne vois rien de bon dans cette amitié. S’il n’a pas su juger du Tillet, il est bien aveugle ; s’il le connaît, pourquoi le choie-t-il tant ? tu me diras que sa femme aime du Tillet ? eh bien ! je n’attends rien de bon d’un homme qui n’a pas d’honneur à l’égard de sa femme. Enfin les possesseurs actuels de ces terrains sont donc bien bêtes de donner pour cent sous ce qui vaut cent francs ? Si tu rencontrais un enfant qui ne sût pas ce que vaut un louis, ne lui en dirais-tu pas la valeur ? Votre affaire me fait l’effet d’un vol, à moi, soit dit sans t’offenser.

– Mon Dieu ! que les femmes sont quelquefois drôles, et comme elles brouillent toutes les idées ! Si Roguin n’était rien dans l’affaire, tu me dirais : Tiens, tiens, César, tu fais une affaire où Roguin n’est pas ; elle ne vaut rien. À cette heure, il est là comme une garantie, et tu me dis…

– Non, c’est un monsieur Claparon.

– Mais un notaire ne peut pas être en nom dans une spéculation.

– Pourquoi fait-il alors une chose que lui interdit la loi ? Que me répondras-tu, toi qui ne connais que ta loi ?

– Laisse-moi donc continuer. Roguin s’y met, et tu me dis que l’affaire ne vaut rien ? Est-ce raisonnable ? Tu me dis encore : Il fait une chose contre la loi. Mais il s’y mettra ostensiblement s’il le faut. Tu me dis maintenant : Il est riche. Ne peut-on pas m’en dire autant à moi ? Ragon et Pillerault seraient-ils bien venus à me dire : Pourquoi faites-vous cette affaire, vous qui avez de l’argent comme un marchand de cochons ?

– Les commerçants ne sont pas dans la position des notaires, dit madame Birotteau.

– Enfin, ma conscience est bien intacte, dit César en continuant. Les gens qui vendent, vendent par nécessité ; nous ne les volons pas plus qu’on ne vole ceux à qui on achète des rentes à soixante-quinze. Aujourd’hui, nous acquérons les terrains à leur prix d’aujourd’hui ; dans deux ans, ce sera différent, comme pour les rentes. Sachez, Constance-Barbe-Joséphine Pillerault, que vous ne prendrez jamais César Birotteau à faire une action qui soit contre la plus rigide probité, ni contre la loi, ni contre la conscience, ni contre la délicatesse. Un homme établi depuis dix-huit ans être soupçonné d’improbité dans son ménage !

– Allons, calme-toi, César ! Une femme qui vit avec toi depuis ce temps connaît le fond de ton âme. Tu es le maître, après tout. Cette fortune, tu l’as gagnée, n’est-ce pas ? elle est à toi, tu peux la dépenser. Nous serions réduites à la dernière misère, ni moi ni ta fille nous ne te ferions un seul reproche. Mais écoute : quand tu inventais ta Pâte des Sultanes et ton Eau Carminative, que risquais-tu ? des cinq à six mille francs. Aujourd’hui, tu mets toute ta fortune sur un coup de cartes, tu n’es pas seul à le jouer, tu as des associés qui peuvent se montrer plus fins que toi. Donne ton bal, renouvelle ton appartement, fais dix mille francs de dépense, c’est inutile, ce n’est pas ruineux. Quant à ton affaire de la Madeleine, je m’y oppose formellement. Tu es parfumeur, sois parfumeur, et non pas revendeur de terrains. Nous avons un instinct qui ne nous trompe pas, nous autres femmes ! Je t’ai prévenu, maintenant agis à ta tête. Tu as été juge au tribunal de commerce, tu connais les lois, tu as bien mené ta barque, je te suivrai, César ! Mais je tremblerai jusqu’à ce que je voie notre fortune solidement assise, et Césarine bien mariée. Dieu veuille que mon rêve ne soit pas une prophétie !

Cette soumission contraria Birotteau, qui employa l’innocente ruse à laquelle il avait recours en semblable occasion.

– Écoute, Constance, je n’ai pas encore donné ma parole ; mais c’est tout comme.

– Oh ! César, tout est dit, n’en parlons plus. L’honneur passe avant la fortune. Allons, couche-toi, mon cher ami, nous n’avons plus de bois. D’ailleurs, nous serons toujours mieux au lit pour causer, si cela t’amuse. Oh ? le vilain rêve ! Mon Dieu ! se voir soi-même ! Mais c’est affreux ! Césarine et moi, nous allons joliment faire des neuvaines pour le succès de tes terrains.

– Sans doute l’aide de Dieu ne nuit à rien, dit gravement Birotteau. Mais l’essence de noisettes est aussi une puissance, ma femme ! J’ai fait cette découverte comme autrefois celle de la Double Pâte des Sultanes, par hasard : la première fois en ouvrant un livre, cette fois en regardant la gravure d’Héro et Léandre. Tu sais, une femme qui verse de l’huile sur la tête de son amant, est-ce gentil ? Les spéculations les plus sûres sont celles qui reposent sur la vanité, sur l’amour-propre, l’envie de paraître. Ces sentiments-là ne meurent jamais.

– Hélas ! je le vois bien.

– À un certain âge, les hommes feraient les cent coups pour avoir des cheveux, quand ils n’en ont pas. Depuis quelque temps, les coiffeurs me disent qu’ils ne vendent pas seulement le Macassar, mais toutes les drogues bonnes à teindre les cheveux, ou qui passent pour les faire pousser. Depuis la paix, les hommes sont bien plus auprès des femmes, et elles n’aiment pas les chauves, eh ! eh ! mimi ! La demande de cet article-là s’explique donc par la situation politique. Une composition qui vous entretiendrait les cheveux en bonne santé se vendrait comme du pain, d’autant que cette Essence sera sans doute approuvée par l’Académie des Sciences. Mon bon monsieur Vauquelin m’aidera peut-être encore. J’irai demain lui soumettre mon idée, en lui offrant la gravure que j’ai fini par trouver après deux ans de recherches en Allemagne. Il s’occupe précisément de l’analyse des cheveux. Chiffreville, son associé pour sa fabrique de produits chimiques, me l’a dit. Si ma découverte s’accorde avec les siennes, mon Essence serait achetée par les deux sexes. Mon idée est une fortune, je le répète. Mon Dieu, je n’en dors pas. Eh ! par bonheur, le petit Popinot a les plus beaux cheveux du monde. Avec une demoiselle de comptoir qui aurait des cheveux longs à tomber jusqu’à terre et qui dirait, si la chose est possible sans offenser Dieu ni le prochain, que l’huile Comagène (car ce sera décidément une huile) y est pour quelque chose, les têtes des grisons se jetteraient là-dessus comme la pauvreté sur le monde. Dis donc, mignonne, et ton bal ? Je ne suis pas méchant, mais je voudrais bien rencontrer ce petit drôle de du Tillet, qui fait le gros avec sa fortune, et qui m’évite toujours à la Bourse. Il sait que je connais un trait de lui qui n’est pas beau. Peut-être ai-je été trop bon avec lui. Est-ce drôle, ma femme, qu’on soit toujours puni de ses bonnes actions, ici-bas s’entend ! Je me suis conduit comme un père envers lui, tu ne sais pas tout ce que j’ai fait pour lui.

– Tu me donnes la chair de poule rien que de m’en parler. Si tu avais su ce qu’il voulait faire de toi, tu n’aurais pas gardé le secret sur le vol des trois mille francs, car j’ai deviné la manière dont l’affaire s’est arrangée. Si tu l’avais envoyé en police correctionnelle, peut-être aurais-tu rendu service à bien du monde.

– Que prétendait-il donc faire de moi ?

– Rien. Si tu étais en train de m’écouter ce soir, je te donnerais un bon conseil, Birotteau, ce serait de laisser ton du Tillet.

– Ne trouverait-on pas extraordinaire de voir exclu de chez moi un commis que j’ai cautionné pour les premiers vingt mille francs avec lesquels il a commencé les affaires ? Va, faisons le bien pour le bien. D’ailleurs, du Tillet s’est peut-être amendé.

– Il faudra mettre tout cen dessus dessous ici.

– Que dis-tu donc avec ton cen dessus dessous ? Mais tout sera rangé comme un papier de musique. Tu as donc déjà oublié ce que je viens de te dire relativement à l’escalier et à ma location dans la maison voisine que j’ai arrangée avec le marchand de parapluies, Cayron ? Nous devons aller ensemble demain chez monsieur Molineux, son propriétaire, car j’ai demain des affaires autant qu’en a un ministre…

– Tu m’as tourné la cervelle avec tes projets, lui dit Constance, je m’y brouille. D’ailleurs, Birotteau, je dors.

– Bon jour, répondit le mari. Écoute donc, je te dis bonjour parce que nous sommes au matin, mimi. Ah ! la voilà partie, cette chère enfant ! Va, tu seras richissime, ou je perdrai mon nom de César.

Quelques instants après, Constance et César ronflèrent paisiblement.

Un coup d’œil rapidement jeté sur la vie antérieure de ce ménage confirmera les idées que doit suggérer l’amicale altercation des deux principaux personnages de cette scène. En peignant les mœurs des détaillants, cette esquisse expliquera d’ailleurs par quels singuliers hasards César Birotteau se trouvait adjoint et parfumeur, ancien officier de la garde nationale et chevalier de la Légion-d’Honneur. En éclairant la profondeur de son caractère et les ressorts de sa grandeur, on pourra comprendre comment les accidents commerciaux que surmontent les têtes fortes deviennent d’irréparables catastrophes pour de petits esprits. Les évènements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus : le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l’homme habile, pour les faibles un abîme.

Un closier des environs de Chinon, nommé Jacques Birotteau, épousa la femme de chambre d’une dame chez laquelle il faisait les vignes ; il eut trois garçons, sa femme mourut en couches du dernier, et le pauvre homme ne lui survécut pas longtemps. La maîtresse affectionnait sa femme de chambre ; elle fit élever avec ses fils l’aîné des enfants de son closier, nommé François, et le plaça dans un séminaire. Ordonné prêtre, François Birotteau se cacha pendant la révolution et mena la vie errante des prêtres non assermentés, traqués comme des bêtes fauves, et pour le moins guillotinés. Au moment où commence cette histoire, il se trouvait vicaire de la cathédrale de Tours, et n’avait quitté qu’une seule fois cette ville, pour venir voir son frère César. Le mouvement de Paris étourdit si fort le bon prêtre qu’il n’osait sortir de sa chambre ; il nommait les cabriolets des petits fiacres, et s’étonnait de tout. Après une semaine de séjour, il revînt à Tours, en se promettant de ne jamais retourner dans la capitale.

Le deuxième fils du vigneron, Jean Birotteau, pris par la milice, gagna promptement le grade de capitaine pendant les premières guerres de la révolution. À la bataille de la Trébia, Macdonald demanda des hommes de bonne volonté pour emporter une batterie, le capitaine Jean Birotteau s’avança avec sa compagnie et fut tué. La destinée des Birotteau voulait sans doute qu’ils fussent opprimés par les hommes ou par les évènements partout où ils se planteraient.

Le dernier enfant est le héros de cette scène. Lorsqu’à l’âge de quatorze ans César sut lire, écrire et compter, il quitta le pays, vint à pied à Paris chercher fortune avec un louis dans sa poche. La recommandation d’un apothicaire de Tours le fit entrer, en qualité de garçon de magasin, chez monsieur et madame Ragon, marchands parfumeurs. César possédait alors une paire de souliers ferrés, une culotte et des bas bleus, son gilet à fleurs, une veste de paysan, trois grosses chemises de bonne toile et son gourdin de route. Si ses cheveux étaient coupés comme le sont ceux des enfants de chœur, il avait les reins solides du Tourangeau ; s’il se laissait aller parfois à la paresse en vigueur dans le pays, elle était compensée par le désir de faire fortune ; s’il manquait d’esprit et d’instruction, il avait une rectitude instinctive et des sentiments délicats qu’il tenait de sa mère, créature qui, suivant l’expression tourangelle, était un cœur d’or. César eut la nourriture, six francs de gages par mois, et fut couché sur un grabat, au grenier, près de la cuisinière. Les commis, qui lui apprirent à faire les emballages et les commissions, à balayer le magasin et la rue, se moquèrent de lui tout en le façonnant au service, par suite des mœurs boutiquières, où la plaisanterie entre comme principal élément d’instruction. Monsieur et madame Ragon lui parlèrent comme à un chien. Personne ne prit garde à sa fatigue, quoique le soir ses pieds meurtris par le pavé lui fissent un mal horrible et que ses épaules fussent brisées. Cette rude application du chacun pour soi, l’évangile de toutes les capitales, lui fit trouver la vie de Paris fort dure. Le soir, il pleurait en pensant à la Touraine où le paysan travaille à son aise, où le maçon pose sa pierre en douze temps, où la paresse est sagement mêlée au labeur ; mais il s’endormait sans avoir le temps de penser à s’enfuir, car il avait des courses pour la matinée et obéissait à son devoir avec l’instinct d’un chien de garde. Si par hasard il se plaignait, le premier commis souriait d’un air jovial.

– Ah ! mon garçon, disait-il, tout n’est pas rose à la Reine des Roses, et les alouettes n’y tombent pas toutes rôties ; faut d’abord courir après, puis les prendre, enfin, faut avoir de quoi les accommoder.

La cuisinière, grosse Picarde, prenait les meilleurs morceaux pour elle, et n’adressait la parole à César que pour se plaindre de monsieur ou de madame Ragon, qui ne lui laissaient rien à voler. Vers la fin du premier mois, cette fille, obligée de garder la maison un dimanche, entama la conversation avec César. Ursule décrassée sembla charmante au pauvre garçon de peine, qui, sans le hasard, allait échouer sur le premier écueil caché dans sa carrière. Comme tous les êtres dénués de protection, il aima la première femme qui lui jetait un regard aimable. La cuisinière prit César sous sa protection, et il s’ensuivit de secrètes amours que les commis raillèrent impitoyablement. Deux ans après, la cuisinière quitta très heureusement César pour un jeune réfractaire de son pays caché à Paris, un Picard de vingt ans, riche de quelques arpents de terre, qui se laissa épouser par Ursule.

Pendant ces deux années, la cuisinière avait bien nourri son petit César, lui avait expliqué plusieurs mystères de la vie parisienne en la lui faisant examiner d’en bas, et lui avait inculqué par jalousie une profonde horreur pour les mauvais lieux dont les dangers ne lui paraissaient pas inconnus. En 1792, les pieds de César trahi s’étaient accoutumés au pavé, ses épaules aux caisses, et son esprit à ce qu’il nommait les bourdes de Paris. Aussi, quand Ursule l’abandonna, fut-il promptement consolé, car elle n’avait réalisé aucune de ses idées instinctives sur les sentiments. Lascive et bourrue, pateline et pillarde, égoïste et buveuse, elle froissait la candeur de Birotteau sans lui offrir aucune riche perspective. Parfois, le pauvre enfant se voyait avec douleur lié par les nœuds les plus forts pour les cœurs naïfs à une créature avec laquelle il ne sympathisait pas. Au moment où il devint maître de son cœur, il avait grandi et atteint l’âge de seize ans. Son esprit, développé par Ursule et par les plaisanteries des commis, lui fit étudier le commerce d’un regard où l’intelligence se cachait sous la simplesse : il observa les chalands, demanda dans les moments perdus des explications sur les marchandises dont il retint les diversités et les places ; il connut un beau jour les articles, les prix et les chiffres mieux que ne les connaissaient les nouveaux venus ; monsieur et madame Ragon s’habituèrent dès lors à l’employer.

Le jour où la terrible réquisition de l’an II fit maison nette chez le citoyen Ragon, César Birotteau, promu second commis, profita de la circonstance pour obtenir cinquante livres d’appointements par mois, et s’assit à la table des Ragon avec une jouissance ineffable. Le second commis de la Reine des Roses, déjà riche de six cents francs, eut une chambre où il put convenablement serrer dans des meubles longtemps convoités les nippes qu’il s’était amassées. Les jours de décadi, mis comme les jeunes gens de l’époque à qui la mode ordonnait d’affecter des manières brutales, ce doux et modeste paysan avait un air qui le rendait au moins leur égal, et il franchit ainsi les barrières qu’en d’autres temps la domesticité eût mises entre la bourgeoisie et lui. Vers la fin de cette année, sa probité le fit placer à la caisse. L’imposante citoyenne Ragon veillait au linge du commis, et les deux marchands se familiarisèrent avec lui.

En vendémiaire 1794, César, qui possédait cent louis d’or, les échangea contre six mille francs d’assignats, acheta des rentes à trente francs, les paya la veille du jour où l’échelle de dépréciation eut cours à la Bourse, et serra son inscription avec un indicible bonheur. Dès ce jour, il suivit le mouvement des fonds et des affaires publiques avec des anxiétés secrètes qui le faisaient palpiter au récit des revers ou des succès qui marquèrent cette période de notre histoire. Monsieur Ragon, ancien parfumeur de Sa Majesté la reine Marie-Antoinette, confia dans ces moments critiques son attachement pour les tyrans déchus à César Birotteau. Cette confidence fut une des circonstances capitales de la vie de César. Les conversations du soir, quand la boutique était close, la rue calme et la caisse faite, fanatisèrent le Tourangeau qui, en devenant royaliste, obéissait à ses sentiments innés. Le narré des vertueuses actions de Louis XVI, les anecdotes par lesquelles les deux époux exaltaient les mérites de la reine, échauffèrent l’imagination de César. L’horrible sort de ces deux têtes couronnées, tranchées à quelques pas de la boutique, révolta son cœur sensible et lui donna de la haine pour un système de gouvernement à qui le sang innocent ne coûtait rien à répandre. L’intérêt commercial lui montrait la mort du négoce dans le maximum et dans les orages politiques, toujours ennemis des affaires. En vrai parfumeur, il haïssait d’ailleurs une révolution qui mettait tout le monde à la Titus et supprimait la poudre. La tranquillité que procure le pouvoir absolu pouvant seule donner la vie à l’argent, il se fanatisa pour la royauté. Quand monsieur Ragon le vit en bonne disposition, il le nomma son premier commis et l’initia au secret de la boutique de la Reine des Roses, dont quelques chalands étaient les plus actifs, les plus dévoués émissaires des Bourbons, et où se faisait la correspondance de l’Ouest avec Paris. Entraîne par la chaleur du jeune âge, électrisé par ses rapports avec les Georges, les La Billardière, les Montauran, les Bauvan, les Longuy, les Manda, les Bernier, les du Guénic et les Fontaine, César se jeta dans la conspiration que les royalistes et les terroristes réunis dirigèrent au 13 vendémiaire contre la Convention expirante.

César eut l’honneur de lutter contre Napoléon sur les marches de Saint-Roch, et fut blessé dès le commencement de l’affaire. Chacun sait l’issue de cette tentative. Si l’aide-de-camp de Barras sortit de son obscurité, Birotteau fut sauvé par la sienne. Quelques amis transportèrent le belliqueux premier commis à la Reine des Roses, où il resta caché dans le grenier, pensé par madame Ragon, et heureusement oublié. César Birotteau n’avait eu qu’un éclair de courage militaire. Pendant le mois que dura sa convalescence, il fit de solides réflexions sur l’alliance ridicule de la politique et de la parfumerie. S’il resta royaliste, il résolut d’être purement et simplement un parfumeur royaliste, sans jamais plus se compromettre, et s’adonna corps et âme à sa partie.

Au 18 brumaire, monsieur et madame Ragon, désespérant de la cause royale, se décidèrent à quitter la parfumerie, à vivre en bons bourgeois, sans plus se mêler de politique. Pour recouvrer le prix de leur fonds, il leur fallait rencontrer un homme qui eût plus de probité que d’ambition, plus de gros bon sens que de capacité, Ragon proposa donc l’affaire à son premier commis. Birotteau, maître à vingt ans de mille francs de rente dans les fonds publics, hésita. Son ambition consistait à vivre auprès de Chinon quand il se serait fait quinze cents francs de rente, et que le premier consul aurait consolidé la dette publique en se consolidant aux Tuileries. Pourquoi risquer son honnête et simple indépendance dans les chances commerciales ? se disait-il. Il n’avait jamais cru gagner une fortune si considérable, duc à ces chances auxquelles on ne se livre que pendant la jeunesse ; il songeait alors à épouser en Touraine une femme aussi riche que lui pour pouvoir acheter et cultiver les Trésorières, petit bien que, depuis l’âge de raison, il avait convoité, qu’il rêvait d’augmenter, où il se ferait mille écus de rente, où il mènerait une vie heureusement obscure. Il allait refuser quand l’amour changea tout à coup ses résolutions en décuplant le chiffre de son ambition.

Depuis la trahison d’Ursule, César était resté sage, autant par crainte des dangers que l’on court à Paris en amour que par suite de ses travaux. Quand les passions sont sans aliment, elles se changent en besoin ; le mariage devient alors, pour les gens de la classe moyenne, une idée fixe ; car ils n’ont que cette manière de conquérir et de s’approprier une femme. César Birotteau en était là. Tout roulait sur le premier commis dans le magasin de la Reine des Roses : il n’avait pas un moment à donner au plaisir. Dans une semblable vie les besoins sont encore plus impérieux : aussi la rencontre d’une belle fille, à laquelle un commis libertin eût à peine songé, devait-elle produire le plus grand effet sur le sage César. Par un beau jour de juin, en entrant par le pont Marie dans l’île Saint-Louis, il vit une jeune fille debout sur la porte d’une boutique située à l’encoignure du quai d’Anjou. Constance Pillerault était la première demoiselle d’un magasin de nouveautés nommé le Petit-Matelot, le premier des magasins qui depuis se sont établis dans Paris avec plus ou moins d’enseignes peintes, banderoles flottantes, montres pleines de châles en balançoire, cravates arrangées comme des châteaux de cartes, et mille autres séductions commerciales, prix fixes, bandelettes, affiches, illusions et effets d’optique portés à un tel degré de perfectionnement que les devantures de boutiques sont devenues des poèmes commerciaux. Le bas prix de tous les objets dits Nouveautés qui se trouvaient au Petit-Matelot lui donna une vogue inouïe dans l’endroit de Paris le moins favorable à la vogue et au commerce. Cette première demoiselle était alors citée pour sa beauté, comme depuis le furent la Belle Limonadière du café des Mille-Colonnes et plusieurs autres pauvres créatures qui ont fait lever plus de jeunes et de vieux nez aux carreaux des modistes, des limonadiers et des magasins, qu’il n’y a de pavés dans les rues de Paris. Le premier commis de la Reine des Roses, logé entre Saint-Roch et la rue de la Sourdière, exclusivement occupé de parfumerie, ne soupçonnait pas l’existence du Petit-Matelot ; car les petits commerces de Paris sont assez étrangers les uns aux autres. César fut si vigoureusement féru par la beauté de Constance qu’il entra furieusement au Petit-Matelot pour y acheter six chemises de toile, dont il débattit longtemps le prix, en se faisant déplier des volumes de toiles, non plus ni moins qu’une Anglaise en humeur de marchander (shoping). La première demoiselle daigna s’occuper de César en s’apercevant, à quelques symptômes connus de toutes les femmes, qu’il venait bien plus pour la marchande que pour la marchandise. Il dicta son nom et son adresse à la demoiselle, qui fut très indifférente à l’admiration du chaland après l’emplette. Le pauvre commis avait eu peu de chose à faire pour gagner les bonnes grâces d’Ursule, il était demeuré niais comme un mouton ; l’amour l’enniaisant encore davantage, il n’osa pas dire un mot, et fut d’ailleurs trop ébloui pour remarquer l’insouciance qui succédait au sourire de cette sirène marchande.

Pendant huit jours il alla tous les soirs faire faction devant le Petit-Matelot, quêtant un regard comme un chien quête un os à la porte d’une cuisine, insoucieux des moqueries que se permettaient les commis et les demoiselles, se dérangeant avec humilité pour les acheteurs ou les passants, attentifs aux petites révolutions de la boutique. Quelques jours après il entra de nouveau dans le paradis où était son ange, moins pour y acheter des mouchoirs que pour lui communiquer une idée lumineuse.

– Si vous aviez besoin de parfumeries, mademoiselle, je vous en fournirais bien tout de même, dit-il en la payant.

Constance Pillerault recevait journellement de brillantes propositions où il n’était jamais question de mariage ; et, quoique son cœur fut aussi pur que son front était blanc, ce ne fut qu’après six mois de marches et de contremarches, où César signala son infatigable amour, qu’elle daigna recevoir les soins de César, mais sans vouloir se prononcer : prudence commandée par le nombre infini de ses serviteurs, marchands de vins en gros, riches limonadiers et autres qui lui faisaient les yeux doux. L’amant s’était appuyé sur le tuteur de Constance, monsieur Claude-Joseph Pillerault, alors marchand quincaillier sur le quai de la Ferraille, qu’il avait fini par découvrir en se livrant à l’espionnage-souterrain qui distingue le véritable amour. La rapidité de ce récit oblige à passer sous silence les joies de l’amour parisien fait avec innocence, à taire les prodigalités particulières aux commis : melons apportés dans la primeur, fins dîners chez Vénua suivis du spectacle, parties de campagne en fiacre le dimanche. Sans être joli garçon, César n’avait rien dans sa personne qui s’opposât à ce qu’il fût aimé. La vie de Paris et son séjour dans un magasin sombre avaient fini par éteindre la vivacité de son teint de paysan. Son abondante chevelure noire, son encolure de cheval normand, ses gros membres, son air simple et probe, tout contribuait à disposer favorablement en sa faveur. L’oncle Pillerault, chargé de veiller au bonheur de la fille de son frère, avait pris des renseignements : il sanctionna les intentions du Tourangeau. En 1800, au joli mois de mat, mademoiselle Pillerault consentit à épouser César Birotteau, qui s’évanouit de joie au moment où, sous un tilleul, à Sceaux, Constance-Barbe-Joséphine l’accepta pour époux.

– Ma petite, dit monsieur Pillerault, tu acquiers un bon mari. Il a le cœur chaud et des sentiments d’honneur : c’est franc comme l’osier et sage comme un Enfant-Jésus, enfin le roi des hommes.

Constance abdiqua franchement les brillantes destinées auxquelles, comme toutes les filles de boutique, elle avait parfois rêvé : elle voulut être une honnête femme, une bonne mère de famille, et prit la vie suivant le religieux programme de la classe moyenne. Ce rôle allait d’ailleurs bien mieux à ses idées que les dangereuses vanités qui séduisent tant de jeunes imaginations parisiennes. D’une intelligence étroite, Constance offrait le type de la petite bourgeoise dont les travaux ne vont pas sans un peu d’humeur, qui commence par refuser ce qu’elle désire et se fâche quand elle est prise au mot, dont l’inquiète activité se porte sur la cuisine et sur la caisse, sur les affaires les plus graves et sur les reprises invisibles à faire au linge, qui aime en grondant, ne conçoit que les idées les plus simples, la petite monnaie de l’esprit, raisonne surtout, a peur de tout, calcule tout et pense toujours à l’avenir. Sa beauté froide, tuais candide, son air touchant, sa fraîcheur, empêchèrent Birotteau de songer à des défauts compensés d’ailleurs par cette délicate probité naturelle aux femmes, par un ordre excessif, par le fanatisme du travail et par le génie de la vente. Constance avait alors dix-huit ans et possédait onze mille francs. César, à qui l’amour inspira la plus excessive ambition, acheta le fonds de la Reine des Roses et le transporta près de la place Vendôme, dans une belle maison. Âgé de vingt et un ans seulement, marié à une belle femme adorée, possesseur d’un établissement dont il avait payé le prix aux trois quarts, il dut voir et vit l’avenir en beau, surtout en mesurant le chemin tait depuis son point de départ. Roguin, notaires des Ragon, le rédacteur du contrat de mariage, donna de sages conseils au nouveau parfumeur en l’empêchant d’achever le payement du fonds avec la dot de sa femme.

– Gardez donc des fonds pour faire quelques bonnes entreprises, mon garçon, lui avait-il dit.

Birotteau regarda le notaire avec admiration, prit l’habitude de le consulter, et s’en fit un ami. Comme Ragon et Pillerault, il eut tant de foi dans le notariat, qu’il se livrait alors à Roguin sans se permettre un soupçon. Grâce à ce conseil, César, muni des onze mille francs de Constance pour commencer les affaires, n’eût pas alors échangé son avoir contre celui du premier Consul, quelque brillant que parût être l’avoir de Napoléon. D’abord, Birotteau n’eut qu’une cuisinière, il se logea dans l’entresol situé au-dessus de sa boutique, espèce de bouge assez bien décoré par un tapissier, et où les nouveaux mariés entamèrent une éternelle lune de miel. Madame César apparut comme une merveille dans son comptoir. Sa beauté célèbre eut une énorme influence sur la vente, il ne fut question que de la belle madame Birotteau parmi les élégants de l’Empire. Si César fut accusé de royalisme, le monde rendit justice à sa probité ; si quelques marchands voisins envièrent son bonheur, il passa pour en être digne. Le coup de feu qu’il avait reçu sur les marches de Saint-Roch lui donna la réputation d’un homme mêlé aux secrets de la politique et celle d’un homme courageux, quoiqu’il n’eût aucun courage militaire au cœur et nulle idée politique dans la cervelle. Sur ces données, les honnêtes gens de l’arrondissement le nommèrent capitaine de la garde nationale, mais il fut cassé par Napoléon qui, selon Birotteau, lui gardait rancune de leur rencontre en vendémiaire. César eut alors à bon marché un vernis de persécution qui le rendit intéressant aux yeux des opposants, et lui fit acquérir une certaine importance.

Voici quel fut le sort de ce ménage constamment heureux par les sentiments, agité seulement par les anxiétés commerciales.