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Extrait : "La Corse était réunie depuis quelques mois seulement à la France, lorsque Napoléon Bonaparte naquit à Ajaccio, le 15 août 1769 ; sa famille, d'une origine noble de la Toscane 2, avait quitté l'Italie pour se fixer dans cette île dont les habitants devaient s'illustrer par leur héroïque résistance contre l'autorité tyrannique des Génois. Son père, Charles Bonaparte, homme d'une remarquable énergie, avait combattu à côté de Pascal Paoli..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
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● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 540
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Le prince Jérôme Bonaparte
Paris, le 12 janvier 1855.
Prince,
Vous avez daigné accepter la dédicace de cet ouvrage, destiné spécialement au peuple et aux élèves de nos écoles.
Le souvenir des conseils donnés par l’illustre victime de Sainte-Hélène aux historiens qui voudraient populariser la grande époque qu’il avait éclairée du reflet de son génie, a présidé à mes travaux. Je me suis effacé : j’ai laissé parler les évènements, l’histoire, le fondateur de la Monarchie napoléonienne.
Heureux si j’ai pu réussir dans le plan que je me suis tracé. C’est pour moi le plus flatteur de tous les éloges, que de voir le frère de Napoléon Ier, le confident de ses pensées, son illustre compagnon d’armes, agréer la dédicace d’une œuvre conçue dans le but unique d’identifier les classes laborieuses des villes et des campagnes, les générations nouvelles à la dynastie napoléonienne, comme Napoléon lui-même s’était et avait identifié sa famille à la France.
J’ai l’honneur d’être, avec le respect le plus profond, Prince, de Votre Altesse impériale, le très humble et très obéissant serviteur,
ALPHONSE POTIN.
Sur les débris du vieux monde brillait une ère nouvelle ; une régénération universelle était imminente ; mais le torrent des passions vint confondre toutes les espérances de la France.
Fatiguée par les agitations incessantes de cet esprit de réforme, d’une essence si mobile, qui use toutes les Constitutions les unes après les autres, sans s’arrêter à rien, sans rien fonder, la nation française voyait les temples profanés, le culte aboli, l’autorité anéantie, ses ressources épuisées. Effrayée au dedans par des insurrections continuelles, inquiète au dehors, car l’ancien régime s’avançait appuyé sur la coalition étrangère, elle pouvait craindre d’être engloutie dans l’abîme des révolutions.
Dieu veillait sur elle : il la soutint au bord du précipice. Du sein du désordre, de la confusion, surgit un homme, le plus grand des temps anciens et des temps modernes, auguste représentant des idées nouvelles, flambeau des principes immortels de la loi du Christ. Son génie s’élevait à la hauteur de toutes les situations ; il envisageait le but providentiel assigné à l’humanité. C’était le Messie politique et social du XIXe siècle, Napoléon Bonaparte.
Ce vaste génie, rayonnant sur le sol français, apaisa les dissensions, rétablit l’ordre, l’harmonie dans l’administration, dans la justice, dans les finances.
Il promulgua le Code civil, arche sainte de l’égalité, monument durable par la solidité de ses matériaux, le plus magnifique, a dit M. de Cormenin, par la simplicité de ses divisions, le plus unitaire par la fusion de tous les systèmes du droit coutumier et du droit civil.
Par le concordat il réconcilia le clergé, il réédifia les temples, il proclama la liberté des cultes.
Il mit un terme à l’exil des proscrits, et la grande nation fut heureuse de porter sur le trône l’illustre guerrier qui avait noyé les souillures du jacobinisme dans des flots de gloire.
La mission de Napoléon fut d’abord française ; elle devint humanitaire. Ses conceptions, ses gigantesques travaux embrassèrent le monde : ses trésors amoncelés au milieu de guerres incessantes, exposés au grand jour, témoignent aujourd’hui de la prodigieuse fertilité de cette intelligence supérieure.
Voyez le beau bassin d’Anvers, celui de Flessingue, capables de contenir les plus nombreuses escadres et de les préserver des glaces de la mer ; les ouvrages hydrauliques de Dunkerque, du Havre, de Nice ; le gigantesque bassin de Cherbourg ; les ouvrages maritimes de Venise ; les belles routes d’Anvers à Amsterdam, de Mayence à Metz, de Bordeaux à Bayonne ; les passages du Simplon, du Mont-Cenis, du Mont-Genèvre, de la Corniche, qui ouvrent les Alpes dans quatre directions ; les routes des Pyrénées aux Alpes, de Parme à la Spezzia, de Savone au Piémont ; les ponts d’Iéna, d’Austerlitz, des Arts, de Sèvres, de Tours, de Roanne, de Turin, de l’Isère, de la Durance, de Bordeaux ; le canal qui joint le Rhin au Rhône par le Doubs, unissant les mers de Hollande avec la Méditerranée ; celui qui unit l’Escaut à la Somme, joignant Amsterdam à Paris ; le canal d’Arles, celui de Pavie, celui du Rhin ; le dessèchement des marais de Bourgoing, du Cotentin, de Rochefort ; le rétablissement des églises ; la construction d’un grand nombre d’établissements industriels pour l’extinction de la mendicité, de greniers publics, de la Banque, du canal de l’Ourcq ; la continuation des travaux du Louvre ; la distribution des eaux dans Paris ; les nombreux égouts, les quais, la restauration des monuments de cette grande capitale ; ses travaux pour l’embellissement de Rome ; le rétablissement des manufactures de Lyon ; la création de plusieurs centaines de manufactures de coton, de filatures ; des fonds accumulés pour créer plus de quatre cents manufactures de sucre de betterave pour la consommation d’une partie de la France ; des millions amassés pour l’encouragement de l’industrie, de l’agriculture, etc., etc.
Voilà les œuvres immenses conçues, exécutées par Napoléon, dont les idées d’avenir, comme nous aurons occasion de le constater, ont été si religieusement recueillies, développées par le prince que la volonté nationale a appelé à en assurer la complète et tutélaire application.
Jaloux de rechercher le type de cette organisation merveilleuse, de cette intelligence supérieure, des écrivains se sont plu à comparer Napoléon à Alexandre, à Annibal à César, à Charlemagne, à Charles XII, à Cromwell, à Turenne, à Condé. Habiles à ménager des similitudes, des points de ressemblance, ils ont été plus ou moins heureux dans ces parallèles, fruits de leur imagination.
Nous nous garderons de les suivre dans cette voie. Napoléon n’imita aucune des illustrations des temps passés et des temps modernes : il fut lui. Le cachet de son originalité se révèle en tout, partout.
La royauté des nobles, des privilégiés, n’existait plus ; elle était impossible : il fonda la monarchie plébéienne, la dynastie napoléonienne. À une époque nouvelle il fallait un homme nouveau. Cet homme fut placé par la main de Dieu au commencement du XIXe siècle.
La lumière dont Napoléon fit jaillir les rayons sur le monde l’éclaire dans la route qu’il parcourt, pour arriver aux limites de la civilisation chrétienne.
Naissance de Napoléon Bonaparte. – Son enfance. – Son entrée à l’école de Brienne. – Son goût pour les mathématiques. – Ses progrès. – Prédiction de l’archidiacre Lucien. – Son admission à l’École Militaire de Paris. – Ses habitudes de travail. – Sa première communion. – Sa nomination comme sous-lieutenant et capitaine d’artillerie.
La Corse était réunie depuis quelques mois seulement à la France, lorsque Napoléon Bonaparte naquit à Ajaccio, le 15 août 1769 ; sa famille, d’une origine noble de la Toscane, avait quitté l’Italie pour se fixer dans cette île dont les habitants devaient s’illustrer par leur héroïque résistance contre l’autorité tyrannique des Génois. Son père, Charles Bonaparte, homme d’une remarquable énergie, avait combattu à côté de Pascal Paoli, qui fut regardé par l’Europe comme le législateur et le vengeur de sa patrie ; sa mère, madame Lætitia Bonaparte, femme aussi distinguée par sa beauté que par la fermeté de son âme, partagea dans cette guerre de montagnes, glorieusement soutenue par les Corses, toutes les fatigues, toutes les privations, tous les périls de son époux.
Si la fortune se montra avare de ses dons envers les père et mère de Napoléon, la providence réservait les plus hautes destinées à leurs enfants. Le jour de la naissance de l’homme qui devait symboliser dans l’esprit de la nation française, dans celui du monde, une époque d’ordre, de religion, de gloire au dehors et de satisfaction au dedans, fut marqué par un de ces incidents qui révèlent parfois les secrets de l’avenir ; sa pieuse et bonne mère avait voulu assister à la solennité de l’Assomption et fut prise à l’église des premières douleurs, symptômes de l’enfantement ; on fut obligé de la ramener chez elle en toute hâte. À peine arrivée, étendue sur une tapisserie représentant les combats de l’Iliade, elle mit au monde l’enfant que Dieu destinait à être l’apôtre et l’Achille de la rénovation sociale, mais dont la mémoire attend encore les chants d’un Homère.
Les premières années de Napoléon s’écoulèrent au sein de sa famille, qui résidait tantôt à Ajaccio, tantôt dans une habitation, non loin de la ville, que possédait un frère de madame Lætitia Romalino, appelé à devenir depuis le cardinal Fesch. Une tradition religieusement conservée a donné à un rocher d’une forme originale, dérobé aux regards par une épaisse ceinture d’oliviers sauvages, de cactus, de clématites et d’amandiers, qui faisait partie des dépendances de la propriété, le nom de Grotte de Napoléon. La précocité d’intelligence, la pénétration surprenante du jeune Bonaparte, trouva dans la sollicitude maternelle le mobile le plus puissant ; il professait pour sa mère une profonde vénération ; on aime à l’entendre lui-même exprimer sa respectueuse reconnaissance dans ce langage vif, précis, qui sait peindre en peu de mots : « Mon excellente mère, disait-il à monsieur O’Méara, est une excellente femme d’âme et de beaucoup d’énergie ; elle a un caractère mâle, fier et plein d’honneur ; je dois ma fortune à la manière dont elle a élevé ma jeunesse ; je suis d’avis que la bonne ou la mauvaise conduite à venir d’un enfant dépendent entièrement de sa mère ; » empereur, il consacrait ce jugement en créant pour sa mère le titre le plus en harmonie avec les principes de la loi de charité, celui de Protectrice des établissements de bienfaisance ; il aimait tant le peuple qu’il ne croyait pouvoir mieux faire que de confier ses souffrances au cœur, à la religion de celle qui avait guidé ses premiers pas dans la carrière de la vie.
À l’âge de dix ans, le jeune Napoléon suivit à Versailles son père, député de la noblesse des États de Corse, et fut placé à l’école de Brienne, grâce à l’influence de M. de Marbeuf, gouverneur de la Corse. Il a depuis retracé les impressions qu’il éprouvait à cette époque ; nous devons à l’histoire de sa vie de les reproduire fidèlement. « Quand j’entrai à Brienne, disait-il, j’étais heureux, ma tête commençait à fermenter, j’avais besoin d’apprendre, de savoir, de parvenir, je dévorais les livres ; bientôt il ne fut bruit que de moi dans l’École. J’étais admiré, envié, j’avais la conscience de mes forces ; je jouissais de ma suprématie. Ce n’est pas que je manquasse d’âmes charitables qui cherchaient à troubler ma satisfaction ; j’avais, en arrivant, été reçu dans une salle où se trouvait le portrait du duc de Choiseul : la vue de cet homme odieux, qui avait trafiqué de mon pays, m’avait arraché une expression flétrissante : c’était un blasphème, un crime qui devait effacer mes succès. Je laissai la malveillance se donner ses larges. Je devins plus appliqué, plus studieux ; j’aperçus ce que sont les hommes, et je me le tins pour dit. »
Son esprit droit, positif, prompt à embrasser tous les calculs, à en déduire toutes les conséquences, à en résoudre tous les problèmes, se porta vers l’étude des mathématiques. « C’est mon premier mathématicien, » disait en parlant de lui le révérend père Patrault, chargé de cet enseignement, « Bezout était son auteur de prédilection. Son goût naturel pour les sciences exactes, ainsi que l’écrivait son neveu, Louis Napoléon, à M. Arago, est du reste naturel à expliquer. Ce qui distingue les grands hommes, ce qui enflamme leur ambition, ce qui les rend absolus dans leurs volontés, c’est l’amour de la vérité qu’eux seuls croient connaître : aussi l’empereur devait-il, dans son jeune âge, préférer aux autres sciences celle qui donne toujours des résultats incontestables et inaccessibles à la chicane et à la mauvaise foi.
L’empereur avait une mémoire étonnante pour les chiffres, et il n’oubliait jamais les nombres exprimant les rapports des divers éléments de notre organisation civile et militaire. Ma mère m’a souvent raconté avoir vu l’empereur calculer devant elle les mouvements les plus compliqués de ses troupes, se souvenant de la position de chaque corps, du rapport des différentes armes entre elles, du numéro des régiments, et du temps que chacun d’eux employait pour parvenir à la distance voulue. Vous savez peut-être qu’un jour, vérifiant les comptes du Trésor, où était inscrit le passage des troupes à Paris, il affirma, contre le dire de l’administration, que le 32e n’était jamais passé à Paris. On fit une enquête, et on trouva en effet qu’il n’avait traversé que Saint-Denis, mais que la ville n’ayant pas de payeur militaire, la somme avait été mise sous le dossier de Paris. À ne juger que superficiellement, on pourrait croire que cette faculté de calculs et cette mémoire surprenante viennent d’un esprit plutôt arithmétique que mathématique, mais, en analysant, on voit que ce qui nous apparaît comme une simple proportion est déjà le résultat de hautes considérations. »
La puissance inouïe de travail qu’a toujours eue Bonaparte, lui fit faire des progrès si rapides, qu’on eût été porté à croire qu’il inventait la science plutôt qu’il ne l’apprenait. S’il avait un penchant prononcé pour les sciences exactes, parce que chacune d’elles était à ses yeux une application partielle de l’esprit humain, il était loin de négliger les lettres, car elles sont, disait-il, l’esprit humain lui-même. Aussi pendant les récréations, lorsque ses compagnons d’études se livraient aux plaisirs de leur âge, il se renfermait seul dans la bibliothèque : il y lisait Polybe, Arrien, César ; sa lecture favorite était Plutarque. Il en conservait toujours un volume sur lui. Il méditait les œuvres de ce profond moraliste, si riche de saines doctrines, de judicieux aperçus, de ce peintre des grands hommes de l’antiquité, dont la morale usuelle, accommodée à toutes les conditions et à toutes les circonstances, nous apprend que c’est dans l’enfance que l’on jette les fondements d’une bonne vieillesse.
Un penchant irrésistible entraînait Bonaparte vers la carrière des armes. Dans le cours de l’hiver, il s’amusait à former des remparts de neige, à creuser des fossés, à élever des bastions, à figurer tout l’appareil d’un siège. Fier de commander ses camarades, qui reconnaissaient sa supériorité, il préludait, dans ces jeux de l’enfance, à ces combats de géants qui devaient un jour étonner le monde. Ainsi les moments de distractions tournaient au profit de l’étude. Organisation d’élite, il disait un jour : « J’ai connu les limites de mes jambes, j’ai connu les limites de mes yeux, je n’ai jamais pu connaître les limites de mon travail. Je suis bâti, corroyé, maçonné pour le travail. »
Le jeune Napoléon passait ordinairement le temps des vacances dans son pays natal. Il assista aux derniers moments d’un de ses parents révéré de toute la famille, l’archidiacre Lucien, dont la sagacité avait deviné les brillantes destinées de l’enfant qui plus tard traçait de sa propre main son propre portrait, si vrai, si fidèle. « Je suis d’un caractère singulier, sans doute ; mais on ne serait point extraordinaire, si l’on n’était d’une trempe à part, et je suis une parcelle de rocher lancé dans l’espace. »
Autour du lit du mourant se pressaient respectueusement les membres de la famille, lorsque, prêt à quitter la terre, l’archidiacre, en leur donnant sa bénédiction, prononça ces paroles prophétiques : « Quant à la fortune de Napoléon, il est inutile d’y songer, il la fera lui-même. Joseph, tu es l’aîné de la famille, mais souviens-toi que Napoléon en est le chef. » Il faut l’avouer, la prédiction n’a pas été démentie. Dans ce temps, Charles Bonaparte, âgé de trente-huit ans seulement, succomba à une maladie cruelle. « C’était, a dit son illustre fils, un homme plein de courage et de pénétration. Il aurait marqué s’il eût vécu. »
Napoléon resta à l’École de Brienne jusqu’à l’âge de quatorze ans. En 1783, M. le chevalier de Keralio, inspecteur des douze écoles militaires du royaume, vint visiter l’École. Il fut si frappé de la haute intelligence du jeune Bonaparte, de la solidité de son instruction, qu’il lui accorda une dispense d’âge et la faveur d’un examen pour être admis à l’École-Militaire de Paris. Un recueil manuscrit, qui a appartenu à M. le maréchal de Ségur, alors ministre de la guerre, renferme la note suivante :
« École des élèves de Brienne. État des élèves du roi, susceptibles, par leur âge, d’entrer au service ou de passer à l’École de Paris, savoir : M. de Bonaparte (Napoléon), né le 15 août 1769, taille de quatre pieds dix pouces dix lignes, a fait sa quatrième : de bonne constitution, santé excellente, caractère soumis, honnête et reconnaissant, conduite très régulière, s’est toujours distingué par son application aux mathématiques ; il sait très passablement son histoire et sa géographie ; il est assez faible dans les exercices d’agrément et pour le latin, où il n’a fait que sa quatrième ; ce sera un excellent marin : il mérite de passer à l’École de Paris. »
Le 22 octobre 1784, Napoléon était admis à l’École-Militaire. Parmi les élèves il fut le premier mathématicien. Laplace a dit de lui : « Il n’y a qu’avec lui que j’aie plaisir de causer mathématique et physique ; il comprend tout ; il va au-delà de tout. »
M. de l’Éguille, son professeur d’histoire, le notait ainsi dans ses rapports sur l’École : « Corse de nation et de caractère, il ira loin, si les circonstances le favorisent. » On le trouvait même si avancé, qu’on voulait le faire passer sous-lieutenant d’emblée.
Au sein de ses études, de ses succès qui tenaient du prodige, les pensées de Napoléon s’inspiraient de la parole de Dieu ; il reflétait le rayon providentiel qui illuminait son âme. Le cardinal Fesch disait à M. Olivier Fulgence : Il est bien fâcheux que je n’aie pas ici les Mémoires que j’ai écrits sur sa conduite privée et publique ; j’en ai plus de dix volumes enterrés en France avec mes papiers… si j’avais seulement une lettre qu’il m’écrivit de l’École-Militaire. « Mon oncle, m’écrivait-il le jour de sa première communion, rien n’est comparable aux joies que j’éprouve ; je voudrais pouvoir consacrer à Dieu ma force tout entière et combattre pour lui au moins de la parole : les occupations de l’École ne me permettent pas de me livrer, comme il conviendrait, à la vie contemplative ; mais au moins je sens avec un bonheur réel qu’à travers mes travaux et la carrière où je m’engage, je marche catholique et dans la foi de mon père. »
La carrière militaire de Napoléon commença à seize ans ; à la suite d’examens brillants, il fut nommé, le 1er septembre 1785, lieutenant en second au régiment d’artillerie de la Fère alors en garnison à Grenoble, et il passa bientôt dans un autre régiment en garnison à Valence ; il était capitaine le 6 février 1792.
Napoléon à Valence. – Ses travaux. – Son Histoire de Corse. – Napoléon, lauréat de l’Académie de Lyon. – Paoli. – Voyage de Napoléon en Bourgogne. – Napoléon au 10 août 1792, ses impressions. – Insurrection de la Corse. – Exil de la famille Bonaparte. Siège de Toulon. – Massacre des prisons. – Conduite de Napoléon.
À Valence, comme à Brienne et à l’École-Militaire de Paris, Napoléon recherchait l’isolement : silencieux, rêveur, plein de tact et de finesse, d’un air sévère, il maîtrisait tous ceux qui étaient en relation avec lui ; sa figure pâle, enthousiaste, sa réserve révélaient le philosophe, l’observateur, le penseur sous l’uniforme du jeune officier. On l’aimait peut-être moins que tout autre au premier abord, mais on l’écoutait ; on subissait l’influence de son regard électrique, et, après l’avoir entendu, on l’admirait ; son autorité, son ascendant tenaient à sa supériorité morale ; élevé par le XVIIIe siècle, il n’avait ni la corruption, ni les vices de cette époque ; il était pauvre, mais fier ; il voulait arriver.
« Je ne possédais, disait-il lui-même, que ma solde de lieutenant en premier : cependant je trouvais le moyen d’en économiser une partie pour faire élever l’un de mes frères ; j’y parvenais en ne mettant jamais les pieds au café ni dans le monde, en mangeant du pain sec à mon déjeuner, en brossant mes habits moi-même pour qu’ils durent plus longtemps propres ; pour ne pas faire tache parmi mes camarades, je vivais comme un ours, toujours seul dans ma chambre avec mes livres… les seuls amis que j’eusse, et ces livres, pour me les procurer, par quelles dures économies faites sur le nécessaire j’achetais cette jouissance ; quand, à force d’abstinence, j’avais amassé deux ou trois écus de six livres, je m’acheminais vers la boutique d’un vieux bouquiniste qui demeurait près de l’évêché… je convoitais longtemps avant que ma bourse me permît d’acheter ! Telles ont été pour moi les débauches, les joies de la jeunesse. »
On le voit, les loisirs de garnison n’étaient pas perdus ; l’étude en remplissait les heures. M. Domairon, professeur de belles-lettres à l’École-Militaire, avait dit des amplifications du jeune élève, que c’était du granit chauffé au volcan, et Napoléon essayait sa plume jusqu’au moment où il devait déployer ses talents militaires. « Je n’avais guère que dix-sept ans, disait-il à M. O’Méara, lorsque je composai une petite Histoire de Corse ; je la soumis à M. l’abbé Raynal qui me donna des éloges et parut désirer que je la publiasse. Cet ouvrage, selon lui, devait servir la cause de la liberté, dont on commençait à parler fortement alors, et me faire une sorte de réputation. Il était écrit selon l’opinion du jour qui tendait vers le républicanisme ; il respirait la liberté d’un bout à l’autre et était rempli de maximes et de sentences républicaines.
Étant à Lyon en 1786, je remportai au collège le prix proposé sur le thème suivant : Quels sont les sentiments que l’on doit le plus recommander, afin de rendre l’homme heureux ? Quand je montai sur le trône, bien des années après, je parlai de cela à Talleyrand ; il envoya un courrier à Lyon pour chercher ce morceau ; il parvint facilement à le retrouver. Un jour, comme nous étions seuls, il tira le manuscrit de sa poche, et, croyant me faire sa cour, me le remit entre les mains, en me demandant si je le connaissais. Je reconnus aussitôt mon écriture et je le jetai au feu où il fut consumé en dépit de Talleyrand qui ne put le sauver. Comme il ne l’avait pas fait copier auparavant, il parut très mortifié de cette perte. J’en fus au contraire très satisfait parce qu’il abondait en sentiments républicains et contenait quelques principes libéraux que je n’aurais pas été flatté qu’on pût m’accuser d’avoir eus dans ma jeunesse. »
On comprendra facilement que dans un moment où l’on s’imaginait qu’il était facile à des Français d’être des Brutus, des Scipions, un jeune homme pût céder à son penchant inné pour la grandeur antique des républiques grecques et romaines.
Le pays natal est toujours cher : tout y semble meilleur, et Napoléon visita souvent la Corse, franchissant au milieu des précipices les sommets élevés, recevant les honneurs et les plaisirs de l’hospitalité.
« Dans une des excursions de Paoli à Porto-Nuovo, il m’expliquait, raconte Napoléon, chemin faisant, les lieux de résistance ou de triomphe de la guerre de la liberté ; il me détaillait cette lutte glorieuse, et, sur les observations que je lui fis sur les idées qu’il avait émises, il me dit, en me frappant sur l’épaule : Napoléon, tu n’es pas de ce siècle, tu n’as rien de moderne, tu appartiens tout entier à Plutarque. »
Les souvenirs des premières années de Napoléon se présentaient à lui sous les couleurs les plus brillantes, lorsqu’il languissait sur le rocher de Sainte-Hélène. « Les plus beaux jours de ma vie, disait-il à M. O’Méara, ont été ceux qui se sont écoulés depuis seize jusqu’à vingt ans. Pendant la durée de mes semestres, j’avais l’habitude de parcourir successivement tous les restaurateurs, vivant avec une sorte de frugalité. Mon logement me coûtait environ trois louis par mois. J’étais heureux alors… à cet âge où tout est gaieté, désir, jouissance, à ces heureuses époques de l’espérance, de l’ambition naissante, où le monde tout entier s’ouvre devant vous, où tous les romans sont permis. »
La France qui souhaitait la réforme des abus signalés par Fénelon, par Montesquieu, avait marché à une révolution politique à travers la banqueroute de Terray, le Pacte de famine, les scandales du Parc aux Cerfs et de la Régence. Aux États-Généraux avait succédé l’Assemblée Constituante, et à la Constituante la Convention, chargée de prononcer sur les mesures propres à assurer le règne de la liberté et de l’égalité. Les insurrections des dantonistes, des hébertistes, des enragés Jacobins donnèrent naissance à ces agitations qui devaient aboutir au régime de la Terreur. Le 20 juin, le peuple plaçait le bonnet rouge sur la tête de Louis XVI ; le 10 août, il souillait l’asile de la monarchie ; quelques mois plus tard, les factions jetaient comme défi aux insurrections antérieures, aux invasions, la tête du descendant de trente-deux rois.
Le jeune officier d’artillerie accourut à Paris, observa, parcourut les places publiques ; il se perdit dans la foule même, vit tomber les Tuileries sous la main des révolutionnaires, sans se mêler à rien. Sa haute intelligence comprenait que si la nuit de la destruction était venue, il fallait attendre le jour de l’organisation. C’est ce qu’il dévoile dans le récit de son voyage sentimental en Bourgogne, et de ses impressions sur la journée du 10 août : laissons-le parler.
« Dans un voyage que je fis au commencement de la révolution en Bourgogne, à Nuits, voyage sentimental à la façon de Sterne, j’allais souper chez mon camarade de régiment, Gassendi, capitaine d’artillerie, marié assez richement à la fille d’un médecin du lieu. Je ne tardai pas à m’apercevoir du dissentiment des opinions politiques du beau-père et du gendre. Le gentilhomme Gassendi était aristocrate, comme de raison, et le médecin chaud patriote. L’apparition d’un jeune officier d’artillerie, d’une bonne logique et d’une langue alerte, était une recrue précieuse et rare pour l’endroit. Il me fut aisé de voir que je faisais sensation. Du reste… cette diversité d’opinions se trouvait alors dans toute la France, dans les salons, dans la rue, sur les chemins, dans les auberges ; tous les esprits étaient prêts à s’enflammer, et rien de plus facile que de se méprendre sur la force des partis et de l’opinion, suivant les localités où l’on se plaçait. Aussi un patriote s’en laissait imposer facilement s’il se trouvait dans les salons ou parmi les rassemblements d’officiers, tant il se voyait en minorité ; mais sitôt qu’il était dans la rue ou parmi les soldats, il se retrouvait alors au milieu de la nation entière.
Les sentiments du jour ne laissèrent pas de gagner jusqu’aux officiers mêmes, surtout après le fameux serment à la nation, à la loi et au roi ; jusque-là, si j’eusse reçu l’ordre de tourner mes canons contre le peuple, je ne doute pas que l’habitude, le préjugé, l’éducation ne m’eussent porté à obéir ; mais le serment national une fois prêté, c’eût été fini, je n’eusse plus connu que la nation. Mes penchants naturels se trouvaient dès lors avec mes devoirs et s’arrangeaient à merveille de toute la métaphysique de l’Assemblée. Toutefois les officiers patriotes, il faut en convenir, ne composaient que le petit nombre ; mais, avec le levier des soldats, ils conduisaient le régiment et faisaient la loi. Les camarades du parti opposé, les chefs mêmes, recouraient à nous dans tous les moments de crise. Je me souviens, par exemple, d’avoir arraché à la fureur de la populace un des nôtres dont le crime était d’avoir entonné, des fenêtres de notre salle à manger, la célèbre romance : Ô Richard ! ô mon roi ! Je me doutais bien peu alors qu’un jour cet air serait proscrit aussi de la sorte à cause de moi. C’est comme au 10 août, voyant enlever le château des Tuileries et se saisir du roi, j’étais assurément bien loin de penser que je le remplacerais, et que ce palais serait ma demeure. » Puis, s’arrêtant à cette journée, il ajoutait : « Je me trouvais à cette hideuse époque à Paris, logé rue du Mail, place des Victoires. Au bruit du tocsin et de la nouvelle qu’on donnait l’assaut aux Tuileries, je courus au Carrousel chez Fauvelet, père de Bourrienne, qui y tenait un magasin de meubles : il avait été mon camarade à l’école militaire de Brienne. C’est de cette maison, que par parenthèse je n’ai jamais pu retrouver depuis, par les grands changements qui s’y sont opérés, que je pus voir à mon aise tous les détails de la journée. Avant d’arriver au Carrousel, j’avais été rencontré dans la rue des Petits-Champs par un groupe d’hommes hideux, promenant une tête au bout d’une pique. Me voyant proprement vêtu, et me trouvant l’air d’un monsieur, ils étaient venus à moi pour me faire crier vive la nation ! ce que je fis sans peine, comme on peut le croire.
Le château se trouvait attaqué par la plus vile canaille. Le roi avait assurément pour sa défense au moins autant de troupes qu’en eut depuis la Convention au 13 vendémiaire, et les ennemis de celle-ci étaient bien autrement disciplinés et redoutables. La plus grande partie de la garde nationale se montra pour le roi : on lui doit cette justice.
Le palais forcé et le roi rendu dans le sein de l’Assemblée, je me hasardai à pénétrer dans le jardin. Jamais, depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l’idée d’autant de cadavres que m’en présentèrent les masses des Suisses ; soit que la petitesse du local en fit ressortir le nombre, soit que ce fût le résultat de la première impression que j’éprouvais en ce genre. Je parcourus tous les cafés du voisinage de l’Assemblée. Partout l’irritation était extrême : la rage était dans les cœurs ; elle se montrait sur toutes les figures, bien que ce ne fussent pas du tout des gens de la classe du peuple ; et il fallait que tous ces lieux fussent journellement remplis des mêmes habitués, car, bien que je n’eusse rien de particulier dans ma toilette, ou peut-être était-ce encore parce que mon visage était plus calme, il m’était aisé de voir que j’excitais maints regards hostiles et défiants, comme quelqu’un d’inconnu et de suspect. »
Les saturnales de 1793 ne trouvèrent pas Napoléon à Paris. La Corse était déchirée par les factions : Paoli, commandant alors la 13e division militaire, ancien ami de son père, avait confié à Bonaparte le commandement provisoire d’un bataillon de gardes nationaux soldés, levés dans l’île pour y maintenir la tranquillité. Obligé de réprimer avec sévérité les mouvements, les désordres de la populace d’Ajaccio, et les menées des affidés de Peraldi, chef du parti anti-français, il fut accusé d’avoir provoqué lui-même les troubles qu’il avait apaisés. Il se rendit à Paris pour repousser ces injustes incriminations ; mais pendant son absence Paoli, entraîné par les intrigues du cabinet anglais, leva l’étendard de la révolte.
Bonaparte et tous les membres de sa famille tenaient à la France. Ils s’efforcèrent de diriger en ce sens l’assemblée de Corté ; mais les Corses avaient moins de répugnance pour la protection des Anglais que pour la domination du comité de Salut public. Aussi Paoli, qui était attaché à la famille Bonaparte et qui professait pour madame Lætitia une considération profonde, essaya près d’elle la persuasion pour la ramener, elle et sa famille, à son parti avant d’employer la force. « Renoncez à votre opposition, lui disait-il, elle vous perdra, vous, les vôtres, votre fortune : les maux seront incalculables, rien ne pourra les réparer. » Madame Lætitia lui répondit en héroïne, comme eût fait Cornélie : Je ne connais que deux lois : moi et mes enfants ; ma famille ne connaît que celles du devoir et de l’honneur.
Les malheurs prévus, prédits par Paoli, se réalisèrent. « Douze à quinze mille paysans, racontait Napoléon, fondirent des montagnes sur Ajaccio ; notre maison fut pillée et brûlée, les vignes perdues, les troupeaux détruits. Madame Lætitia, entourée d’un petit nombre de fidèles, fut réduite à errer quelque temps sur la côte, et dut gagner la France. » En effet, victime de son patriotisme, de son dévouement à la France, elle se réfugia à bord d’un vaisseau français, et partit pour Marseille, frappée d’un décret de bannissement par la Consulte de Corse (27 mai 1793), conçu dans les termes les plus injurieux. Elle pensait être reçue à Marseille en émigrée de distinction, mais elle s’y trouva perdue, à peine en sûreté, et fut déconcertée de ne rencontrer le patriotisme que dans les rues et tout à fait dans la boue.
La guerre civile et religieuse avait éclaté ; les frontières étaient envahies. Condé et Valenciennes étaient tombées au pouvoir de l’ennemi. Toulon avait pris part à l’insurrection du Midi : la ville avait été mise hors la loi. Les habitants n’avaient d’autre alternative que de se livrer à la merci de Robespierre ou de l’amiral Hood.
Robespierre amenait l’échafaud, les Anglais promettaient de le briser ; le comité royaliste, guidé par la peur et l’exploitant, livra Toulon à l’étranger. Napoléon, protégé par M. Gasparin, député d’Orange, homme de talent, obtint un commandement ; il arriva au quartier du général Carteaux le 12 septembre 1793. Appelé par ses supérieurs dans les conseils de guerre, il étonna par la rapidité de ses conceptions, la netteté de son coup d’œil. Son plan d’attaque contre la ville rebelle fut adopté : le siège commença. Pendant les opérations il dirigea l’artillerie.
Ici se placent naturellement plusieurs anecdotes. Commençons par une des conversations de l’Empereur avec le docteur O’Méara : nous l’empruntons à sa relation : elle répond à ces idées de fatalisme dont on a exagéré à dessein l’étendue.
« – Êtes-vous fataliste ? demandait Napoléon au docteur.
Celui-ci répondit : En action, oui.
– Pourquoi pas en tout ? reprit l’empereur.
– Je regarde, répliqua O’Méara, la perte d’un homme comme inévitable, s’il ne s’efforce pas de fuir le sort dont il est menacé. Je dis que si dans une bataille un homme voyait venir à lui un boulet de canon, il se jetterait naturellement de côté et éviterait par là une mort qui, autrement, serait infaillible. »
Napoléon répliqua : « En vous rangeant de côté, vous pourriez peut-être vous placer dans la direction d’un autre boulet qu’autrement vous auriez évité. Je me rappelle, ajouta-t-il, qu’au siège de Toulon, dans le temps que je commandais l’artillerie, j’observai un officier marseillais qui, au lieu de montrer l’exemple, était très soigneux de se ménager ; je l’appelai et je lui dis : Monsieur l’officier, sortez et venez observer l’effet de votre boulet ; vous ignorez si vos pièces sont bien pointées ou non ; nous faisions feu dans ce moment contre les bâtiments anglais. Je l’engageai à voir si nos boulets frappaient contre le corps des bâtiments. Il ne se souciait guère de quitter son poste ; mais à la fin, il s’y décida et vint où j’étais, un peu en dehors du parapet, et commença à examiner ; mais, voulant diminuer son volume et s’exposer le moins possible, il se baissa et mit un côté de son corps à l’abri du parapet, tout en regardant par-dessous mon bras. Il n’y avait que très peu de temps qu’il était dans cette posture, lorsqu’un boulet, passant près de moi à hauteur de ceinture, le mit en pièces. Eh bien ! si cet homme se fût tenu droit et se fût bravement exposé au danger, il en eût été préservé ; car le boulet aurait passé entre nous deux, sans nous blesser ni l’un ni l’autre. »
Étant un jour dans une batterie où l’un des chargeurs est tué, Napoléon, qui, de simple commandant de l’artillerie de l’armée de Toulon eût pu en devenir le général en chef, prend le refouloir et charge lui-même dix ou douze coups. À quelques jours de là, il se trouve couvert d’une gale très maligne ; on cherche où il peut en avoir été atteint. Muron, son adjudant, découvre que le canonnier mort en était infecté. L’ardeur de la jeunesse, l’activité du service, firent que le commandant d’artillerie se contenta d’un léger traitement. Le mal disparut ; mais le poison n’était que rentré, il affecta longtemps sa santé et faillit lui coûter la vie. De là, la maigreur, l’état chétif et débile, le teint maladif du général en chef de l’armée d’Italie et de l’armée d’Égypte.
Lors de la construction d’une des premières batteries ordonnée par lui, il demanda sur le terrain un sergent qui sût écrire. Quelqu’un sortit et écrivit sous sa dictée, sur l’épaulement même ; la lettre à peine finie, un boulet la couvre de terre : « Bien ! dit l’écrivain, je n’aurai pas besoin de sable. » Cette plaisanterie, faite avec calme, fixa l’attention de Napoléon et fit la fortune du sergent : c’était Junot, depuis duc d’Abrantès, colonel-général des hussards, commandant en chef l’armée française en Portugal.
Pendant le siège, un des commissaires du gouvernement (la Convention, qui voyait la trahison partout, envoyait sous ce titre des représentants du peuple à tous les corps d’armée) voulut blâmer la position d’une batterie que venait d’établir le jeune commandant d’artillerie.
« – Citoyen, répond fièrement Napoléon, faites votre métier de député, laissez-moi faire le mien d’artilleur. La batterie restera là. Je réponds du succès. »
Toulon fut repris le 19 décembre 1779, et le commandant de l’artillerie fut, sur le champ de bataille, nommé général de brigade. Dugommier, qui avait dirigé l’armée de siège, manifesta la haute estime qu’il avait conçue des talents de l’officier qui avait fait taire les batteries anglaises ; il écrivit au comité de Salut public : « Récompensez et avancez ce jeune homme, car si on était ingrat envers lui, il avancerait tout seul. »
La destruction de Toulon était décrétée, et une commission militaire avait été instituée pour condamner ceux qui avaient pris part à l’insurrection. On aime à voir, dans ces temps si difficiles, si tristes, se montrer les sentiments religieux de Napoléon, son humanité.
On lit dans un ouvrage déjà cité le passage suivant d’une lettre de madame la marquise de Chabrillan, née Caumont-Laforce :
« La marquise Caumont-Laforce, sa fille, son gendre, le marquis de Chabrillan, deux enfants en bas âge, et d’autres familles émigrées avaient été pris sur mer, et se trouvaient dans les prisons du Saint-Esprit de Toulon. Le général Bizannet commandait la place, et Bonaparte l’artillerie. Tous les prisonniers que renfermaient les prisons furent massacrés, femmes, enfants, indistinctement. Le peuple se porta à celle du Saint-Esprit. La nuit étant venue donna un moment de répit, où les assassins, las de massacrer, se reposèrent. Le général Bizannet, au désespoir de l’affreux spectacle qu’il avait vu et de celui qui se préparait, rencontra Bonaparte, à qui il fit part de sa peine de n’avoir aucun moyen d’essayer de sauver ces malheureux presque tous des femmes, des enfants, des vieillards. Bonaparte lui dit : Tu me sais ici, et tu ne viens pas me trouver quand il s’agit de faire une bonne action. Donne-moi vite une réquisition : tu auras à tes ordres les voitures d’artillerie nécessaires, et je t’aiderai de tous mes moyens. »
À minuit, des troupes arrivèrent : le cortège des infortunés, voués à une mort terrible, trouva près de la Porte de France des chariots d’artillerie sur lesquels on fit monter les prisonniers miraculeusement sauvés pour les diriger sur Grasse.
Bonaparte a pourtant été accusé d’avoir ordonné les massacres ; c’est une infâme calomnie. Il a empêché de tout son pouvoir ces scènes de cannibales dont le souvenir n’est pas encore effacé. La famille de Chabrillan a eu longtemps l’ordre que Bonaparte avait adressé en réponse à la réquisition du général Bizannet. Les chariots d’artillerie furent l’arche sainte où se réfugièrent les malheureux menacés par les séides de la Terreur. L’impératrice Joséphine désira avoir ce document pour le montrer à l’empereur : cette pièce n’a pas été rendue, malgré les recommandations de la famille ; mais la reconnaissance d’une famille s’est chargée d’en proclamer l’authenticité.
Napoléon fit rentrer au service un grand nombre de ses camarades, que leurs opinions en avaient éloignés ; sa sollicitude les sauva plus d’une fois de la rage des séditieux ; témoin, le colonel Gassendi, placé par ses soins à la tête de l’arsenal de Marseille. Du reste, le général lui-même ne fut pas à l’abri du délire des hommes du temps. Accusé de fédéralisme, il aurait été arrêté, c’est-à-dire perdu, s’il eût été moins nécessaire.
Les troupes réparties dans la Savoie et le comté de Nice avaient été réduites à la défensive pendant la guerre civile. Après la prise de Toulon, on rendit à l’armée d’Italie les forces qu’on lui avait empruntées ; Bonaparte, devenu général d’artillerie, y porta la supériorité, que déjà il avait conquise : toutefois ce ne fut pas sans danger. Mis en arrestation à Nice par le représentant Laporte, mis hors la loi, parce qu’il ne voulait pas consentir à ce qu’on s’emparât des chevaux de l’artillerie pour courir la poste, mandé enfin à la barre de la Convention pour avoir proposé des mesures relatives aux fortifications de Marseille, il échappa par sa fermeté aux périls des discordes civiles.
Dans cette armée de Nice ou d’Italie, Napoléon inspira une sorte d’enthousiasme à Robespierre le jeune, qui, rappelé à Paris quelque temps avant le 9 thermidor, fit tout au monde pour le décider à le suivre. La fièvre de la révolution était alors dans son paroxysme.
« – Si je n’eusse inflexiblement refusé, faisait observer Bonaparte, sait-on où pouvait me conduire un premier pas et quelles autres destinées m’attendaient ?… »
Les évènements de thermidor amenèrent des modifications dans le personnel des comités de la Convention : Aubry, ancien capitaine d’artillerie, chargé de la direction de celui de la guerre, ne s’oublia pas ; il se fit général d’artillerie.
Napoléon devint alors général d’infanterie. Désigné pour le service de la Vendée, il voulut réclamer, mais l’inflexible partialité d’Aubry le détermina à donner sa démission. « Vous êtes trop jeune, » lui répondait Aubry.
« – On vieillit vite sur un champ de bataille, » avait répliqué Napoléon à l’officier de faveur qui n’avait jamais vu le feu.
Toutefois il était difficile de se passer longtemps des talents du vainqueur de Toulon ; aussi, lors de l’échec de Kellerman, il fut employé au comité des opérations militaires, où s’élaboraient le mouvement des armées, les plans de campagne. C’est là que le 13 vendémiaire vint le trouver.
Insurrection de Paris. – Le 13 vendémiaire. – Bonaparte nommé général commandant l’armée de l’intérieur. – Le Directoire. – Eugène Beauharnais. – Joséphine Tascher de la Pagerie. – Bonaparte nommé général en chef de l’armée d’Italie. Sa proclamation. Bataille de Montenotte, de Millesimo, de Mondovi. – Nouvelle proclamation. – Tableaux envoyés à Paris. – Traité avec le roi de Sardaigne. – Mantoue. – Borghetto. – Lodi. – Lonato. – Castiglione. Arcole. – Rivoli. – Reddition de Mantoue. – Traité de Tolentino. – Tagliamento. – Préliminaires de Leoben.
La Convention s’agitait au sein des souffrances publiques ; la chute de la municipalité, du parti de Danton, de Robespierre, devait entraîner celle des Jacobins et la fin du gouvernement révolutionnaire. La principale mission de cette Assemblée était remplie : elle adopta sans délai la Constitution de l’an III, qui confiait le gouvernement à cinq personnes, sous le nom de Directoire, et la législature à deux Conseils dits des Cinq-Cents et des Anciens. Cette Constitution devait être soumise à l’approbation du peuple, réuni en Assemblée primaire. Quitter le pouvoir est un acte d’abnégation assez rare ; aussi, pour en conserver quelques débris, la Convention se ménagea par deux lois additionnelles la prépondérance dans les deux Conseils : elle décréta que les deux tiers de la nouvelle législature seraient composés de ses membres.
Les sections de Paris rejetèrent les lois additionnelles. Foyer de désordre et d’anarchie, la capitale, en proie à la famine, remuée par les meneurs de toutes les nuances, fut bouleversée par un nouveau soulèvement. Aux cris de : la Constitution de 1793 et du pain ! le 20 mai, des bordes sanguinaires souillent l’enceinte de la représentation nationale ; le souvenir de cette tourbe, se ruant dans la salle, présentant au président Boissy-d’Anglas la tête pâle et sanglante du jeune et courageux Féraud, pour le forcer à descendre de son fauteuil de gloire, est encore palpitant. On arrête les chefs de l’insurrection ; mais un comité séditieux s’installe à l’Hôtel-de-Ville et prend le titre de Convention nationale du peuple souverain ; les membres de ce comité sont mis hors la loi ; la section Lepelletier, âme de l’anarchie, délibère pour lutter ; on la désarme. Alors la Convention se déclare en permanence.
Le commandement des troupes est confié au général Menou : il entre dans Paris. Sa faiblesse compose avec la folie des hommes dont il partage presque les sympathies : l’embarras des comités de Salut public et de Sûreté générale, réunis sous la présidence de Cambacérès, est à son comble. On envoye chercher Bonaparte. Le général expose que dans ce danger la présence des commissaires du gouvernement, leur omnipotence paralysent les opérations militaires. Menou est destitué. Barras, nommé général en chef, délègue à Bonaparte tous ses pouvoirs. La lutte commence entre les troupes conventionnelles et les sectionnaires, et, à la suite d’un engagement dans les rues avoisinant les Tuileries, les insurgés, refoulés, renoncent au combat ; le soir du 13 vendémiaire, Paris était parfaitement tranquille.
Il y eut peu de victimes, eu égard à l’importance de cette journée : les insurgés perdirent environ soixante-dix hommes, et eurent trois ou quatre cents blessés ; les troupes conventionnelles, de leur côté, comptèrent trente morts et deux cent cinquante soldats mis hors de combat. La raison en était que Bonaparte avait ordonné de tirer d’abord à boulet et de ne mettre ensuite que de la poudre dans les fusils. « C’est un très mauvais moyen à employer que de tirer sans balles, disait-il à cette raison à M. O’Méara, car la populace entendant un grand bruit est bien un peu effrayée ; mais regardant ensuite autour d’elle et ne voyant ni tués ni blessés, elle reprend bientôt courage ; elle commence à vous mépriser et elle n’en devient que plus insolente, et, à la fin, se précipite sur vous sans crainte ; en sorte que vous êtes forcés d’en tuer dix fois plus que vous ne l’eussiez fait, si vos premières décharges eussent été à balles. »
Les officiers de l’armée de l’intérieur furent présentés à la Convention, qui donna une preuve de sa reconnaissance à Bonaparte en le nommant général en chef, car Barras ne pouvait cumuler un commandement avec le titre de représentant. Elle ne se borna pas là ; elle honora sa victoire par la clémence : pendant trois jours les barrières furent laissées ouvertes afin qu’on pût éviter sa sévérité. Le 25 septembre 1795, elle déclara sa mission remplie, et, dans ses adieux au peuple, elle convia tous les Français à l’union, à l’amitié : c’était, disait-elle, le moyen de sauver la République ; elle remit le pouvoir au Directoire exécutif où figurèrent Barras, La Révellière-Lepaux, Carnot, Rewbell et Letourneur.
Pendant son commandement de Paris, à la suite du 13 vendémiaire, Napoléon eut à lutter surtout contre la disette, à prévenir les conséquences de la misère.
Un jour la distribution manquait : des attroupements nombreux se formèrent à la porte des boulangers ; le général en chef passait, avec une partie de son état-major, pour veiller à la sûreté publique, lorsqu’un groupe dans lequel on distinguait un grand nombre de femmes, s’approcha de lui, demandant du pain à grands cris ; la foule augmentait, les menaces redoublaient, la position était critique ; une femme monstrueusement grosse et grasse se faisait remarquer particulièrement par ses gestes et ses paroles. « Tout ce tas d’épauletiers, s’exclamait-elle en apostrophant les officiers, se moquent de nous ; pourvu qu’ils mangent et qu’ils s’engraissent, il leur est fort égal que le pauvre peuple meure de faim. » Napoléon l’interpelle en ces termes : « La bonne, regardez-moi bien, quel est le plus gras de nous deux ? » Un rire général désarme la populace et l’état-major continue sa route.
« J’étais à cette époque un vrai parchemin, disait Napoléon à Sainte-Hélène : et le portrait tracé par un contemporain le prouverait au besoin. Sa taille était petite et mince : sa figure creuse et pâle, ses cheveux longs tombaient des deux côtés du front : le reste de sa chevelure, sans poudre, se rattachait en queue par derrière. L’uniforme de général de brigade dont il était revêtu avait vu le feu plus d’une fois et se ressentait de la fatigue des bivouacs ; la brodure du grade s’y trouvait représentée dans toute la simplicité militaire par un simple galon de soie. Son extérieur n’aurait rien eu d’imposant, sans la fierté de son regard. »
Après la journée du 13 vendémiaire on procéda au désarmement. Un jeune enfant de dix à douze ans vint à l’état-major pour parler au général en chef. Son maintien noble et simple attira l’attention de Bonaparte qui l’accueillit avec bienveillance. « Mon père, dit l’enfant, a péri sur l’échafaud de 1793 : il s’était servi de son épée avec honneur ; je viens vous demander cette épée, car, par suite du désarmement, elle est déposée dans les magasins de la place. » Touché de cette pieuse démarche, le général accède à la demande de l’enfant qui, en recevant l’épée de son père, la couvre de baisers et de larmes. Cet enfant était Eugène de Beauharnais, depuis vice-roi d’Italie. Le lendemain, Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve du marquis de Beauharnais, se présentait pour remercier Napoléon de la réception faite à son fils. Cette visite fit une profonde impression sur le général. Il venait de voir pour la première fois celle que la Providence lui destinait pour compagne : le 9 mars 1796, il s’unissait à elle.
Tandis que le Directoire s’occupait des théories de Babœuf et réprimait aux théâtres les manifestations royalistes, la cour de Turin prenait les mesures nécessaires pour commencer la campagne avec succès : une escadre anglaise croisait dans les mers de la Toscane et de Gênes. L’armée française, dans le comté de Nice, avait repris le nom d’armée d’Italie : elle occupait Savone. Les vainqueurs de Laono, dans leurs quartiers d’hiver, manquaient du nécessaire.
Napoléon, nommé général en chef, part pour Nice : il y arrive le 27 mars 1796. Son premier soin est de pourvoir à tout ; il subjugue l’armée par son génie : il provoque la confiance du soldat. Malgré son extrême jeunesse, en dépit de quelques sentiments de secrète jalousie, il s’attache l’estime, l’affectueux dévouement des généraux dont il se montre, dans ses dehors, moins le chef que l’égal en patriotisme. Son coup d’œil a mesuré la distance qui le sépare de Vienne ; son plan de campagne est arrêté, et, dans la conscience de sa haute capacité, il arrache ses phalanges à l’engourdissement des privations, à l’apathie du dénuement ; l’ordre est donné de porter le quartier-général à Albenga ; appel est fait à la valeur des troupes dans une de ces proclamations qui peignent tout l’homme.
Soldats,
Vous êtes nus, mal nourris : on nous doit beaucoup, on ne peut rien nous donner ; votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables ; mais ils ne nous procurent aucune gloire. Je viens vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ; de riches provinces, de grandes villes seront en notre pouvoir, et là, vous aurez richesse, honneur et gloire. Soldats d’Italie, manquez-vous décourage ?
Loin de se plier aux règles de la vieille tactique, Bonaparte improvise tout : il sent en lui l’étincelle morale qui, dans les péripéties de la guerre, prononce, décide et assure le succès ; il a foi en son génie.
À la tête de 34 000 hommes environ, il s’avance contre une armée de près de deux cent mille hommes, car les princes d’Italie ont promis leurs contingents. Il frappe le premier coup à Montenotte (11 avril 1796) ; à Millesimo (14 avril), il sépare les deux armées sarde et autrichienne : Annibal avait franchi les Alpes, il les a tournées. Le résultat n’est plus douteux ; il culbute l’ennemi à Mondovi (20 et 22 avril) ; et le 25 il est à Cherasco. L’abondance a succédé au dénuement dans l’armée dont l’ardeur a secondé sa pensée. Il contraint le roi de Sardaigne à souscrire aux conditions onéreuses d’une paix qui est presque une injure pour ce monarque.
C’est en ces termes qu’il constate la rapidité de ses succès, en s’adressant aux compagnons de sa gloire :
Soldats,
Vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris vingt-et-un drapeaux, cinquante pièces de canon, plusieurs places, conquis la partie la plus riche du Piémont ; vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé dix mille hommes ; vous vous êtes battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie ; vous égalez aujourd’hui par vos services l’armée conquérante de la Hollande et du Rhin.
Dénués de tout, vous avez suppléé à tout ; vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué plusieurs fois sans pain ; les phalanges républicaines étaient seules capables d’actions aussi extraordinaires ; grâces vous en soient rendues, soldats !
Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace fuient devant vous ; il ne faut pas vous le dissimuler, vous n’avez encore rien fait, puisque beaucoup de choses vous restent encore à faire ; ni Turin, ni Milan, ne sont à vous ; vos ennemis foulent encore les cendres des vainqueurs des Tarquins.
La patrie attend de vous de grandes choses ; vous justifierez son attente ; vous brûlez tous de porter au loin la gloire du peuple français, d’humilier les rois orgueilleux qui méditaient de vous donner des fers, de dicter une paix glorieuse qui indemnise la patrie des sacrifices qu’elle a faits.
Vous voulez tous, en rentrant dans le sein de vos familles, dire avec fierté : J’étais de l’armée conquérante de l’Italie.
Amis, je vous promets cette conquête ; mais il est une condition qu’il faut que vous juriez de remplir : c’est de respecter les peuples que vous délivrerez de leurs fers ; c’est de réprimer les pillages auxquels se portent les scélérats suscités par nos ennemis ; sans cela, vous ne seriez pas les libérateurs des peuples, vous en seriez le fléau. Le peuple français vous désavouerait ; vos victoires, votre courage, le sang de vos frères morts en combattant, tout serait perdu, surtout l’honneur et la gloire.
Quant à moi et aux généraux qui ont votre confiance, nous rougirions de commander une armée qui ne connaîtrait de loi que la force ; mais, investi de l’autorité nationale, je saurai faire respecter à un petit nombre d’hommes sans cœur les lois de l’humanité et de l’honneur qu’ils foulent aux pieds ; je ne souffrirai pas que des brigands souillent vos lauriers.
Peuples d’Italie, l’armée française vient chez vous pour rompre vos fers ; le peuple français est l’ami de tous les peuples : venez avec confiance au-devant de nos drapeaux ; votre religion, vos propriétés et vos usages seront religieusement respectés ; nous ferons la guerre en ennemis généreux ; nous n’en voulons qu’aux tyrans qui vous asservissent.
Beaulieu s’est replié précipitamment pour couvrir le Milanais. Bonaparte met l’expérience de son adversaire en défaut ; il tourne sa gauche, prend sa ligne à revers, traverse, dès le 6 mai, la Scrivia et la Staffora. Le 7, il défait Liptay à Tombio, et accorde une suspension d’armes à l’infant, duc de Parme et de Plaisance. Si son armée profite des minutions de toute espèce qu’elle trouve dans sa conquête, il n’oublie pas Paris, dont il doit faire le temple des arts : il y expédie une riche collection de tableaux, parée du Saint-Jérôme du Dominiquin.
Les Autrichiens ont disséminé leurs forces ; mais ils occupent une position formidable à Lodi. Napoléon veut les chasser de l’Italie : l’ennemi se croit fort, et ne peut supposer que des soldats soient assez téméraires pour tenter le passage du pont, devenu depuis si célèbre. C’est sur ce point qu’il est attaqué, culbuté. Milan ouvre ses portes au vainqueur, qui y fait son entrée triomphale le jour même où le Directoire signait le traité de paix accordé au roi de Sardaigne (15 mai 1796).
Salué par les acclamations du peuple, Bonaparte adresse aux curés de la capitale de la Lombardie ces paroles, dictées par le sentiment le plus religieux : « Une société sans religion est toujours agitée et secouée par le tourbillon des passions les plus furieuses, et se trouve perpétuellement en proie aux fureurs intestines qui la précipitent dans un abîme de maux et la conduisent nécessairement à périr. »
Combien de nations, en effet, en ont fait la triste expérience !
Dès son entrée, le général réorganise l’administration ; il pourvoit son armée d’un nombreux matériel et envoie en France les chefs-d’œuvre de Michel-Ange, du Guerchin, du Titien, de Paul Véronèse, du Corrège, de l’Albane, des Carraches, de Raphaël, de Léonard de Vinci, pour enrichir le musée.
L’inaction pèse au bouillant Bonaparte. Les impériaux sont sous les murs de Mantoue ; ils ont reçu des renforts, ils peuvent en obtenir encore ; il faut les prévenir ; il publie une proclamation dans laquelle on trouve empreinte toute l’âme de l’homme extraordinaire, et qui présageait à l’Europe ce qu’elle devait attendre d’un chef qui pensait avec tant d’énergie, et qui savait exciter tous les genres d’enthousiasme :
Soldats,
Vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l’Apennin ; vous avez culbuté, dispersé tout ce qui s’opposait à votre passage.
Le Piémont, délivré de la tyrannie autrichienne, s’est livré aux sentiments naturels de paix et d’amitié qui l’attachent à la France. Milan est à vous ; le pavillon républicain flotte dans toute la Lombardie ; les ducs de Parme et de Modène ne doivent leur existence qu’à votre générosité.
L’armée qui vous menaçait avec tant d’orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage. Le Pô, le Tésin, l’Adda, n’ont pu vous arrêter un seul jour : vous avez franchi les boulevards vantés de l’Italie aussi rapidement que l’Apennin.
Tant de succès ont porté la joie dans le sein de votre patrie : vos représentants ont ordonné une fête dédiée à vos victoires, célébrée dans toutes les communes de la République. Là, vos pères, vos mères, vos épouses, vos sœurs, vos fiancées se réjouissent de vos succès et se vantent avec orgueil de vous appartenir. Oui, soldats, vous avez beaucoup fait, mais il vous reste encore beaucoup à faire : dirait-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous ne savons pas profiter de la victoire ?
La postérité nous reprocherait-elle d’avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ?… Non, je vous vois déjà courir aux armes ; un lâche repos vous fatigue ; les journées perdues pour la gloire le sont pour votre bonheur. Eh bien ! partons ; nous avons des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger. Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent… L’heure de la justice a sonné ; mais que les peuples soient sans inquiétudes, nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipions et des grands hommes que nous avons pris pour modèles.
Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui le rendirent célèbre, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage ; tel sera le fruit de vos victoires ; elles feront époque dans la postérité ; vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l’Europe.
Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l’Europe une paix glorieuse qui l’indemnisera des sacrifices de toute espèce qu’il fait depuis six ans ; vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous embrassant : Il était de l’armée d’Italie !
Beaulieu avait pris position sur le Mincio : l’armée française se mit en mouvement, s’empara de Valeggio, rejeta les Autrichiens des lignes de Borghetto : Vérone se soumit, et Louis XVIII reçut l’ordre des Vénitiens de quitter leur territoire. Augereau se trouvait en vue de la ville de Mantoue ; le 4 juin, il s’était emparé du faubourg de Ceriolo. Emportés par un excès d’audace, bien naturel à des hommes qui avaient surmonté tant d’obstacles, les grenadiers prétendaient se former en colonnes serrées pour enlever la ville dont on leur montrait les remparts hérissés de canons. « À Lodi, s’écriaient-ils, il y en avait bien davantage ! » Mais les circonstances n’étaient pas les mêmes. Une ville ne se prend point au pas de course. Aussi le général en chef leur donna l’ordre de revenir.