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Extrait : "On a voulu voir deux hommes distincts ainsi que deux noms séparés dans Napoléon Bonaparte. Bonaparte, a-t-on dit, nom frappant, facile à retenir, simple, uni, militaire, à consonnes dures, brèves, sèches, expressives. Nom éminemment convenable au citoyen, général en chef de l'armée d'un peuple libre. Napoléon, a-t-on ajouté, nom sonore, vibrant, impérial, harmonieux, coulant. Nom doux où les voyelles dominent..."
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● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
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Seitenzahl: 377
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Au Prince Napoléon
Grand-Croix de la légion d’honneur
Membre de l’Institut de France
Monseigneur,
Je ne suis pas de ceux qui oublient, et j’aime à rappeler ici en plein jour, la tendre et respectueuse affection que mon père a constamment ressentie pour votre personne.
Permettez-moi d’inscrire votre nom sur la première page de ce livre, qui vous revient de droit et de fait, car héritier direct du Grand Empereur, vous avez comme lui encouragé les Sciences. Imitant son exemple, vous vous êtes entouré des plus nobles esprits de votre époque, et comme il l’a été, vous êtes membre de cet illustre Institut de France qui demeure la plus vivante synthèse intellectuelle de l’Univers.
Votre gloire dans l’histoire sera d’être resté un cœur libre et ouvert, d’avoir été calomnié, peu écouté, car semblable à la prophétique Cassandre, vous présagiez souvent aux incrédules les dangers des évènements qui se préparaient.
C’est un républicain de vieille date qui vous présente un salut de regret, de sympathie, de gratitude. Je vous l’adresse de la France que vous avez agrandie, en contribuant à lui donner la Savoie, sol natal de mon aïeul paternel, le lieutenant Barral, compagnon d’armes de Junot. Je vous l’envoie avec ferveur, car je sais aussi qu’en 1870, vous avez combattu contre le parti de la guerre ; qu’en 1871, vous avez lutté contre la confiscation de Metz, la ville livrée, mais non vaincue (virgo invicta, sed violata), qui a bercé l’enfance de mon père et que mon père adorait.
Vous avez pieusement servi la patrie, et c’est avec une conscience calme et fière, que vous avez pu proclamer n’avoir jamais conspiré contre son repos, son indépendance, l’intégrité de son territoire.
Cet hommage du citoyen au Prince proscrit, ira vous trouver sur la terre d’exil. Il vous répétera que les Français ne savent pas encore employer, vite et bien, cette forme idéale de Gouvernement – la République – à l’exercice de la vraie liberté, à l’application sainte de la trop irresponsable justice, à la grandeur morale et matérielle du pays, – à donner, à pardonner. Sans maître supérieur, nous sommes tous maîtres et despotes, tyrans les uns des autres, esclaves et victimes des ambitions individuelles.
Vous savez par expérience que le sentiment du devoir accompli et le travail persévérant, sont les suprêmes consolateurs. Il n’y a rien au-delà dans ce monde fugitif. Et s’il est possible de trouver un apaisement aux tristesses contemporaines et aux persécutions des hommes, on peut le faire en racontant les grandeurs des temps écoulés.
J’ai cherché cette consolation en exposant l’admirable mouvement scientifique qui est né avec Bonaparte, et qui, sous son influence personnelle et immédiate, a pris un développement si extraordinaire pendant le Consulat et le premier Empire. Jamais dans le passé, on n’avait vu une telle floraison de savants illustres et de découvertes fécondes. L’histoire des Sciences sous le règne de Napoléon manquait à l’enseignement. J’ai entrepris de l’écrire à l’instant où le système républicain prédit à la France à Sainte-Hélène, dirige nos destinées ; au moment précis où le chef de l’État est le petit-fils de celui même qui fut le protecteur des débuts, le conseiller constant, le collaborateur de la dernière heure et l’ami fidèle du Vainqueur d’Iéna.
J’ai voulu, sur le point de terminer mon ouvrage, revoir Anvers et Waterloo, qui ont été les dernières étapes militaires de Carnot et de Napoléon.
À Anvers, j’ai salué la statue de l’Organisateur des premières victoires de la Révolution. Il n’en a pas à Paris. Je me suis rappelé aussi que ses dépouilles mortelles étaient toujours dans le cimetière de Magdebourg. J’ai considéré cet abandon comme une ingratitude qu’il fallait faire cesser en rapprochant sous le dôme des Invalides les restes de ces deux hommes qui incarnent si glorieusement la lutte contre l’étranger.
À Waterloo, j’ai contemplé, avec une indicible émotion, la vaste plaine où succomba dans un effort suprême celui qui avait porté si loin et si haut le renom français. J’ai maudit la trahison de la destinée, ayant pour complices les Prussiens de Blücher. Je me suis rappelé les injures des hommes, et j’ai senti que je devais seulement chercher une justice et un réconfort dans l’intimité sereine des sciences et des savants que Napoléon a tant aimés.
Je vous prie, Monseigneur, d’accepter la publique dédicace de ce livre, qui est une œuvre patriotique et non de parti, et de croire à mon dévouement respectueux et complètement désintéressé.
GEORGES BARRAL.
Écrit à Mont-Saint-Jean dans la plaine de Waterloo le 5 mai 1889.
On a voulu voir deux hommes distincts ainsi que deux noms séparés dans Napoléon Bonaparte.
Bonaparte, a-t-on dit, nom frappant, facile à retenir, simple, uni, militaire, à consonnes dures, brèves, sèches, expressives. Nom éminemment convenable au citoyen, général en chef de l’armée d’un peuple libre.
Napoléon, a-t-on ajouté, nom sonore, vibrant, impérial, harmonieux, coulant. Nom doux où les voyelles dominent. Nom admirablement approprié au rôle de maître et d’imperator d’une nation asservie.
Sous ces deux noms, deux individualités, deux figures, deux physionomies différemment caractéristiques.
L’une, belle et austère, celle du général, telle qu’on la voit reproduite dans le portrait de Guérin gravé par Fiesinger et déposé à la Bibliothèque Nationale, le 29 vendémiaire an VII de la République Française, avec ce simple nom au-dessous : Bonadarte.
L’autre, au masque romain, boursouflé, celle des médailles, celle de l’empereur, si souvent reproduite, que tout l’univers connaît et nomme sans même lire la légende : Napoléon.
Le premier homme, sobre, ardent, fougueux pour la gloire et la patrie ; insensible aux privations ; nullement sensuel, presque chaste, jugeant que l’amour est un bagage gênant dans les étapes de la vie, généreux, bon, juste.
Le second homme, tyrannique, presque sanguinaire, alourdi, massif, au génie émoussé, aveuglé, ayant plus du Domitien que du César dans ses allures et ses penchants.
Nous laissons à la passion politique le droit de choisir entre ces deux dessins burinés en traits énergiques. Quant à l’histoire, elle sera plus impartiale et portera bientôt un jugement calme, équitable, définitif sur cet homme extraordinaire.
Nous voulons, en ce qui nous concerne, envisager Napoléon Bonaparte sous un aspect négligé par ses admirateurs, comme par ses ennemis, par les thuriféraires de sa vie, les pamphlétaires de sa gloire, aussi bien par Thiers que par Michelet, par de Norvins que Marco de Saint-Hilaire, Lanfrey que par Bourrienne, Las Cases que par madame de Rémusat et l’abbé de Pradt.
C’est avec le sang-froid scientifique que nous allons étudier et Bonaparte et Napoléon, qui pour la science forment une seule physionomie, dont l’unité est parfaite. Général et empereur, Napoléon Bonaparte, a aimé toujours passionnément les sciences ; il a fait pour elles et pour les savants, ce que nul chef d’armée, nul potentat, n’ont su sacrifier à leur culte et à leur développement, dans aucun temps, dans aucun pays.
L’époque qui s’étend du 15 août 1769 au 5 mai 1821, – de la naissance de Napoléon à sa mort, a été extrêmement féconde en découvertes, en célébrités scientifiques et industrielles. Il est impossible d’en tracer l’histoire, sans y mêler constamment Napoléon, d’autant plus que Napoléon a été un homme essentiellement scientifique. Il a été scientifique dans les combinaisons de la conquête et dans les travaux de la paix. Génie mathématique, avant tout, amoureux à l’excès de l’ordre et de la symétrie, il a mis dans tous ses actes, dans toutes ses opérations, dans toutes ses œuvres, dans la rédaction de ses traités de paix, de ses proclamations militaires, de ses communications diplomatiques une régularité toute géométrique. Ainsi envisagé, il a été délaissé.
Nous avons pensé, au moment où le XIXe siècle qu’il a ouvert, va se fermer très probablement avec la République, prédite par lui, qu’il était intéressant, utile, instructif, juste, de le juger sous cet aspect et de montrer sous le général, le conquérant, le législateur, l’administrateur, le chef d’État, l’homme de science, fier de son titre de Membre de l’Institut dont il aimait à se parer.
Nous ne savons ce que le XXe siècle réserve à nos enfants et à ceux de nous qui auront le privilège de franchir la prochaine limite séculaire. Nous devons préparer pour nos héritiers tous les documents nécessaires, et c’est dans un esprit d’absolue impartialité que nous montrerons Napoléon Bonaparte, homme de science, sous sa tunique de lieutenant, sous son habit de général républicain, son uniforme de colonel des chasseurs de la Garde impériale des campagnes de Prusse, sa redingote grise d’Empereur et de proscrit. Le lecteur trouvera dans ce livre les renseignements scientifiques touchant à cette carrière si étonnante, si remplie, cause de tant de mal et tant de bien, appréciée avec trop de sévérité par les uns, trop d’indulgence peut-être par les autres.
Napoléon a toujours parlé de la science avec admiration et gratitude. Il acceptait sa toute-puissance. Il aimait les ineffables satisfactions qu’elle procure à ceux qui la cultivent. Il a cependant peu écrit de mémoires spéciaux. Il n’a pas fait de découvertes ni d’inventions ; mais il a exercé sur le mouvement scientifique de son temps plus d’influence que sur le mouvement littéraire, et il a toujours préféré un savant à un poète. Il est vrai que la poésie a été pâle, peu inspirée, sous son règne, tandis que sous son action, les applications de la science à l’industrie ont pris un essor qui ne s’est point arrêté et qui s’élargit encore de nos jours avec une force d’expansion sans pareille dans le passé.
Ce livre a pour but de bien mettre Napoléon à sa place au point de vue scientifique, et de détruire quelques erreurs perfidement propagées, quelques calomnies entretenues à souhait sur son élection à l’Institut, sur son obstination à repousser par exemple, la navigation à vapeur fluviale et maritime, l’aérostation militaire. Tous les écrivains ont dédaigné Napoléon et son temps, quand il a fallu réunir et éclairer tous ces faits qui intéressent si fort l’histoire du progrès. Il existait donc là une véritable lacune. Nous avons cherché à la remplir. Dans son éloquente péroraison de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, M. Thiers a écrit que dans la grande vie de Napoléon, il y avait tout à apprendre pour les militaires, les administrateurs, les politiques. Il aurait dû ajouter : et pour les savants. Ce volume est destiné à le démontrer.
Il va sans dire que le grand mouvement scientifique qui anime tout le XIXe siècle n’a pas pour source unique l’influence de Napoléon. Avancer une telle prétention serait propager une hérésie, car le progrès réel des sciences remonte au moins à deux cents ans auparavant et il s’est accéléré pendant tout le XVIIIe siècle. C’est de 1789, de la Convention nationale, surtout, puis ensuite de Napoléon que prennent date toutes les merveilleuses découvertes accomplies dans le domaine des sciences appliquées à l’industrie. À partir de ces époques exceptionnelles, les sciences commencent à sortir des sphères élevées des théories pour descendre dans les régions populaires de l’utilité générale.
La situation des sciences au début de la Révolution française est sans précédent. On les avait vues jusqu’alors fleurir sous les gouvernements éclairés, sans devenir prépondérantes dans l’État. Le despotisme révolutionnaire leur donna une existence politique. Il s’en servit pour inspirer de la confiance au peuple, pour préparer des victoires et gagner des batailles. Les secours qu’elles fournirent furent si nombreux que l’on voulut les perpétuer. C’est ce qui fit créer notamment les grands établissements d’instruction publique, comme l’École polytechnique et l’École normale.
Les écrivains du siècle de Louis XIV, fait remarquer avec beaucoup de justesse, J.-B. Biot, avaient porté les lettres au plus haut degré de perfection. La langue française leur devait sa pureté et son élégance ; toutes ses beautés, toutes ses ressources étaient déployées dans les chefs-d’œuvre de ces temps favorisés. Leurs successeurs ne purent les égaler dans tous les genres où ils étaient à la fois créateurs et modèles. Les parties les plus brillantes de la littérature étant, pour ainsi dire, épuisées, le talent d’écrire vint animer les sciences et embellir la philosophie. Tout cela est vrai et nous en retrouverons les preuves dans la composition des ouvrages de tous les savants, à commencer par Napoléon qui est un écrivain des plus remarquables, tout à fait original, ayant créé un genre nouveau, avec un style puissant et personnel. Avant d’aller plus loin, il est utile de mettre en lumière l’éducation toute scientifique de l’homme dans lequel s’incarne la grande floraison des sciences modernes.
La Corse avait été réunie à la France, en 1768, un peu plus d’un an avant la naissance de Napoléon. En 1777, son père, Charles Bonaparte ayant été nommé membre de la députation envoyée à Versailles, obtint pour son second fils, Napoléon Bonaparte, une bourse à l’École militaire de Brienne, où celui-ci entra le 23 avril 1779, âgé de neuf ans, huit mois et huit jours.
À Brienne, le nombre des élèves n’excédait pas cent dix, dont cinquante étaient aux frais du Roi qui payait pour chacun 700 livres par an, et soixante élèves aux frais de leurs parents qui versaient la même somme. C’étaient des moines de l’ordre des Minimes qui étaient chargés de former l’éducation des officiers de l’armée française. Ils ne s’y entendaient pas trop mal, si on considère les hommes qu’ils ont faits, tels que Napoléon et Pichegru, par exemple. De nos jours, ne sont-ce point encore des ecclésiastiques qui préparent le plus solidement la jeunesse à nos Écoles scientifiques et militaires ?
Le Père Patrault fut le premier professeur de mathématiques du jeune Bonaparte. Il le prit en grande amitié et développa son penchant pour les sciences. Aussi Napoléon ne l’oublia pas, et quand il fut rentré dans la vie séculière après 1789, il le prit comme secrétaire pendant son commandement de l’armée d’Italie.
À Brienne, Napoléon ne fut pas heureux au milieu des jeunes nobles qui s’y trouvaient, tous infatués de leurs noms et regardant la patrie du petit Corse (il avait 4 pieds, 10 pouces, dix lignes, c’est-à-dire 1 mètre 58 centimètres), comme un pays de sauvages. On lui reprochait sa pauvreté, on lui jetait à la figure son nom de Napoleone que son accent corse lui faisait prononcer Napoillione, et que ses camarades traduisaient par La Paille-au-Nez. Solitaire, aigri, il se réfugiait dans l’étude des sciences et il en était venu à demander de quitter l’École de Brienne pour prendre un métier manuel. Voici l’admirable lettre qu’il écrivit alors à son père, n’ayant pas atteint douze ans :
De l’École militaire de Brienne, le 5 avril 1781.
Mon père,
Si vous ou mes protecteurs ne me donnent pas les moyens de me soutenir plus honorablement dans la maison où je suis, rappelez-moi près de vous et sur le champ. Je suis las d’afficher l’indigence et d’y voir sourire d’insolents écoliers qui n’ont que leur fortune au-dessus de moi, car il n’en est pas un qui ne soit à cent piques au-dessous des nobles sentiments qui m’animent. Eh ! quoi, monsieur, votre fils serait continuellement le plastron de quelques nobles paltoquets qui fiers des douceurs qu’ils se donnent, insultent en souriant aux privations que j’éprouve. Non, mon père, non. Si la fortune se refuse absolument à l’amélioration de mon sort, arrachez-moi de Brienne, donnez-moi, s’il le faut un état mécanique. À ces offres, jugez de mon désespoir. Cette lettre, veuillez le croire, n’est point dictée par le vain désir de me livrer à des amusements dispendieux : je n’en suis pas du tout épris. J’éprouve seulement le besoin de montrer que j’ai les moyens de me les procurer comme mes compagnons d’étude.
Votre respectueux et affectionné fils,
DE BUONAPARTE, cadet.
L’histoire ne dit pas si le père répondit favorablement à la demande si digne, si énergique, si précoce de l’enfant ; mais il est certain que le jeune Bonaparte ne fut pas retiré de l’École de Brienne, où le 15 septembre 1783 arriva le chevalier de Kéralio, maréchal de camp et sous-inspecteur général des Écoles royales militaires de France. Il vit Bonaparte, qui avait alors tout juste quatorze ans et un mois. Il l’interrogea, le trouva très ferré sur les mathématiques et l’indiqua dans son État des Élèves comme digne de passer à l’École militaire de Paris. Sur ses notes il écrivit cette phrase : « J’aperçois ici une intelligence qu’on ne saurait trop cultiver ».
À Paris, le jeune Bonaparte reçut des leçons de Monge, de J.B. Labbey. M. de l’Eguille, professeur d’histoire, dit de lui dans son rapport : « Il ira loin si les circonstances le favorisent. » À sa sortie de l’École militaire, il fut examiné par le grand Laplace et fut nommé lieutenant en second d’artillerie le 1er septembre 1785. Il n’avait pas seize ans. À la fin d’octobre, il reçut l’ordre de se rendre en garnison à Valence.
Nous insistons sur l’enfance de Bonaparte pour montrer la direction scientifique donnée à son éducation et à son instruction. Elle était conforme à ses goûts et devait développer d’une façon décisive ses inclinations naturelles. Dans sa carrière, Napoléon qui possédait à un haut degré la passion de la reconnaissance, n’oublia jamais ses premiers professeurs. Il les plaça tous et les combla de ses faveurs. Il ne tint rancune qu’à Bauer, le professeur d’allemand de l’École militaire de Paris. Celui-ci était lourd et borné, et il ne voyait rien au-dessus de ses leçons dont Bonaparte ne profitait pas beaucoup, ce qui inspirait au magister une médiocre estime pour l’élève. Un jour que l’écolier n’était pas à son banc, Bauer s’informa où il pourrait être. On lui répondit qu’il subissait un examen préparatoire pour l’artillerie : « Mais, est-ce qu’il sait quelque chose ? répliqua l’épais M. Bauer. – Comment, monsieur ! – Mais c’est le plus fort mathématicien de l’École, lui fut-il répondu. – Eh bien, je l’ai toujours entendu dire, et j’ai toujours pensé que les mathématiques n’allaient qu’aux bêtes. » C’est Napoléon lui-même qui a rappelé ce mot à Sainte-Hélène ; et comme, il n’avait plus entendu parler de ce professeur : « Je serais curieux, disait-il, de savoir si M. Bauer a vécu assez longtemps pour jouir de son jugement. »
Napoléon n’avait pu acquérir une belle écriture, non plus qu’il s’était fait à la langue allemande. Il en avait aussi gardé quelque rancune au professeur de calligraphie de Brienne, Dupré, qui lui avait donné des leçons pendant quinze mois.
Peu de temps après l’élévation de Napoléon à l’Empire, on raconte qu’un homme âgé et d’une mise simple se présenta à Saint-Cloud et sollicita du grand maréchal Duroc, maître du palais, la faveur d’une audience impériale. Introduit presque aussitôt dans le cabinet de Napoléon : « Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demande sèchement l’Empereur. – Sire, répondit l’inconnu, c’est moi, Dupré, qui ai eu le bonheur de donner des leçons d’écriture à Votre Majesté. – Le bel élève, en vérité, que vous avez fait là, monsieur Dupré, je ne vous en fais pas mon compliment. » Puis se prenant à rire de sa brusquerie, il parla avec bienveillance au pauvre vieillard et le congédia doucement en lui promettant de s’occuper de lui. Le vieux professeur reçut, en effet, quelques jours après, le brevet d’une pension de 1 200 francs sur la cassette impériale, signé de cette terrible griffe, peu lisible, mais reconnaissable entre toutes comme une griffe de lion, ex ungue leonem dont l’Empereur était redevable aux leçons du pauvre Dupré.
Jusqu’au sacre, Napoléon signa toujours Bonaparte. Examinée graphologiquement, cette signature révèle le caractère d’un homme prompt, impérieux, ambitieux, décidé. L’écriture courante de Napoléon était très mauvaise. Elle représentait l’assemblage de traits sans liaison et presque indéchiffrables. La moitié des phrases était veuve de verbes. Il ne pouvait se relire ou il ne voulait pas en prendre la peine. Si une explication lui était demandée, il reprenait son brouillon qu’il déchirait et jetait au feu et dictait sur de nouveaux frais. C’étaient alors les mêmes idées, mais avec des expressions et une rédaction différentes. Bourrienne qui fut pendant longtemps son secrétaire particulier, raconte qu’il avait soin de tenir à sa disposition de très bonnes plumes, car chargé de déchiffrer son écriture, il était plus intéressé que qui que ce fût, à ce qu’il écrivît le moins mal possible. Il ajoute que Napoléon, heureusement pour lui, écrivit rarement lui-même. Écrire était pour lui une fatigue réelle, car sa main ne pouvait suivre la rapidité de sa conception. Il ne prenait la plume que lorsque, par hasard, il se trouvait seul, et qu’il avait besoin de confier au papier le premier jet d’une idée ; mais après quelques lignes, il s’arrêtait, jetait la plume et appelait Bourrienne. L’orthographe de son écriture était inexacte, quoiqu’il sût bien reprendre les fautes dans l’écriture des autres qu’il voulait lisible. La moitié des lettres manquait aux mots. C’était une négligence passée en habitude. Il ne voulait pas que l’attention qu’il aurait donnée à l’orthographe pût brouiller ou rompre le fil de ses pensées. C’est ainsi qu’il ne put jamais de même acquérir l’habitude de bien parler en public, si ce n’est cependant à ses soldats. Dans les chiffres dont l’exactitude est absolue et positive, Napoléon commettait aussi des erreurs. Il aurait pu résoudre les problèmes de mathématiques les plus compliqués, et il a fait rarement une addition juste. Là il s’est rencontré avec de profonds génies qui comme Newton, Euler, et plus tard Arago et Le Verrier ne purent jamais se soumettre à l’exactitude mathématique dans les calculs qu’ils dirigèrent, mais qu’ils furent obligés de confier à des auxiliaires.
Bourrienne raconte que Napoléon ne dictait qu’en marchant. Il commençait quelquefois étant assis, mais à la première phrase il se levait. Il se mettait à parcourir dans sa longueur la pièce dans laquelle il se trouvait. Cette promenade durait pendant tout le temps de sa dictée.
Les expressions se présentaient sans effort pour rendre sa pensée. Si elles étaient quelquefois incorrectes, ces incorrections mêmes ajoutaient à leur énergie et peignaient toujours merveilleusement à l’esprit ce qu’il voulait dire. Ces imperfections n’étaient cependant pas inhérentes à sa manière d’écrire ; elles échappaient plutôt à la chaleur de l’improvisation. Elles étaient rares et ne subsistaient que quand la nécessité d’expédier sur-le-champ la dépêche ne permettait pas de les faire disparaître dans la copie. Dans ses discours au Sénat ou au Corps législatif, dans ses proclamations, dans ses lettres aux souverains, dans les notes diplomatiques qu’il chargeait ses ambassadeurs de présenter, le style était soigné et approprié au sujet.
Revenons en arrière. Dès les premiers temps de sa garnison à Valence, on voit Bonaparte s’occuper de la réalisation d’un projet qu’il avait conçu à Brienne, quand il venait d’accomplir sa quatorzième année, celui d’écrire L’Histoire politique, civile et militaire de la Corse. Ce livre devait commencer aux époques les plus reculées et aller jusqu’à l’annexion de l’île à la France. Bonaparte soumit les deux premiers chapitres à l’abbé Raynal et lui demanda son opinion. L’abbé donna des éloges au travail du jeune officier qui le continua, et y mit la dernière main en janvier 1788, pendant un séjour qu’il fit à Ajaccio. Au mois de mai, il alla en présenter le manuscrit complet à son premier conseiller qui habitait alors Passy et qui l’engagea à publier son œuvre. Pris de scrupule, Napoléon voulut encore avoir l’avis de son ancien professeur de mathématiques à l’École de Brienne, le père Patrault. Celui-ci lui répondit en disant que son travail était méritoire, mais conçu dans un esprit trop hostile à la France avec un souffle d’indépendance trop vif. Napoléon fut blessé de ce jugement. Il mit son manuscrit de côté et l’on n’a jamais su exactement s’il fut égaré ou brûlé. Bonaparte se remit à la méditation et aux mathématiques. Il pensait déjà, comme devait l’écrire Michelet trente-deux ans plus tard, en 1820, (dans le Journal de sa vie publié par sa vaillante et digne veuve en février 1888) que les mathématiques servent à tout, d’abord, à calmer les sens. Il n’aimait pas au reste, comme il disait « qu’on l’empêchât de penser ». C’est pour cela qu’il quitta sans regret Lyon où son régiment avait été envoyé de Valence pour réprimer des troubles. Il s’y trouvait trop bien. – « Et toi, Bonaparte, comment es-tu dans ton logement ? – Moi, répondit-il, je suis dans un enfer ; je ne puis entrer ni sortir sans être accablé de prévenances. Je ne puis rester seul. Il m’est impossible de penser dans cette maudite maison. » Son régiment était à peine arrivé à Auxonne qu’il trouva moyen de louer une chambre dans la maison du professeur de mathématiques de l’École de la ville. M. Lombard le prit en amitié et répétait sans cesse : « Ce jeune homme ira très loin. » Bonaparte qui venait d’atteindre sa vingtième année fut studieux et assidu aux leçons du savant professeur, et pendant que ses camarades prenaient de longs plaisirs, il pensait, il méditait, il faisait de nombreuses promenades emportant des livres. Dans ses courses, il s’arrêtait souvent pour tracer sur le sable du chemin des figures de géométrie avec le bout de son épée. Bonaparte s’était fait un système d’éducation vaste qui comprenait surtout l’histoire et l’étude des connaissances positives, telles que la géologie et l’astronomie, qui donnent à l’intelligence humaine le plus grand développement dont elle est susceptible. C’est de cette époque qu’il gagna une merveilleuse aptitude à mener de front les choses les plus disparates, à varier facilement ses travaux. Son poète favori était déjà Ossian, le barde écossais qui ne se déplaisait pas à faire résonner sa lyre au milieu des tempêtes et chez lequel Napoléon trouvait comme un écho à l’agitation de son âme.
Après des garnisons diverses et des séjours successifs en Corse, Bonaparte fut promu le 14 janvier 1792 au grade de capitaine en second d’artillerie et classé dans la 12e compagnie du 4e régiment en garnison à Valence, sans obligation de rejoindre. Il était alors à Ajaccio. Ainsi Bonaparte était resté de 1785 à 1791, simple lieutenant.
Le 8 mars 1793 seulement, il fut promu au grade de capitaine commandant dans le 4e régiment d’artillerie et pour la première fois son nom figure dans l’Almanach national de la même époque sous cette forme : Bonaparte. Peu de temps après, Robespierre jeune le fait nommer général de brigade d’artillerie, le 20 décembre 1793.
À cette époque nous voyons apparaître le premier des deux hommes qui ont joué un rôle décisif dans la destinée de Bonaparte, Robespierre jeune que nous venons de citer, et pour lequel Napoléon conserva toujours un tendre souvenir. Il en fut de même pour Carnot qui fut son protecteur, son conseiller, et l’ami de la première et de la dernière heure (de 1795 à 1815). C’est Carnot, en effet, qui défendit Bonaparte contre les menées de l’incapable Aubry lorsqu’il lui succéda au Comité de Salut public, et qui n’avait pas craint de mettre à la réforme Bonaparte et Masséna, en arrivant au pouvoir le 5 germinal an III (4 avril 1795). Un peu plus tard, à la journée du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1796), Bonaparte fut indiqué à Barras par Carnot pour défendre la Convention nationale contre l’insurrection des sections. Trois années auparavant, le 20 septembre 1793, c’était Carnot même qui avait contresigné les lettres de service désignant le jeune capitaine d’artillerie pour seconder le général Carteaux à Toulon. Il est intéressant de noter à ce propos que le 3 du même mois, Bonaparte se trouvait à Auxonne quand il apprit la trahison qui avait livré notre principal port de guerre aux ennemis de la France. Les Anglais en avaient pris possession le 27 août. Cet évènement avait été connu au camp devant Lyon le 1er septembre et on n’en fut instruit à Auxonne que deux jours après. Bonaparte prit sur cette nouvelle une détermination qui témoigne de l’esprit d’initiative qui ne l’abandonna jamais. Il partit spontanément pour Paris, sans autorisation de son chef, parvint à s’aboucher avec les membres du Comité de Salut public, et obtint d’eux, grâce à Carnot, comme on l’a vu plus haut, l’ordre de commander provisoirement l’artillerie du siège de Toulon. Mais la mission n’avait pas été donnée sans difficulté et la majorité des membres du Comité avait voulu imposer au nouveau capitaine un plan de défense qui lui semblait néfaste. Il dut de ne pas le suivre à l’intelligence du conventionnel Gasparin envoyé pour surveiller l’action militaire. Dans le quatrième codicille ajouté à son testament, le 24 avril 1821, à Longdwood, Napoléon a noté ainsi ce fait intéressant qui est tout à l’honneur de Gasparin, le patriotique ancêtre du comte Adrien de Gasparin, le grand agronome et de ses fils les comtes Agénor et Paul de Gasparin :
3° Nous léguons cent mille francs (100 000) au fils ou au petit-fils du député à la Convention, Gasparin, Représentant du peuple à l’armée de Toulon, pour avoir protégé et sanctionné de son autorité, le plan que nous avons donné, qui a valu la prise de cette ville, et qui était contraire à celui envoyé par le Comité de Salut public. Gasparin, nous a mis par sa protection, à l’abri des persécutions de l’ignorance des États-Majors qui commandaient l’armée avant l’arrivée de mon ami Dugommier.
Quelques semaines plus tard par l’exécution du plan de campagne de Bonaparte, adopté au Conseil de guerre du 2 avril 1794, l’armée d’Italie devenait maîtresse, un mois après, de toute la chaîne supérieure des Alpes maritimes, et communiquait avec le poste d’Argentières, dépendant de la droite de l’armée dont le quartier général était à Grenoble. Quatre mille prisonniers, soixante-dix pièces de canon, deux places fortes, Oncilla et Saorgio, enfin l’occupation de la chaîne des Alpes jusqu’aux Apennins, tels furent les résultats de cette belle opération. C’était à Bonaparte que le général en chef Dumerbion se plaisait à en faire honneur. Il disait aux Représentants du peuple de l’armée d’Italie : « C’est au talent du général Bonaparte que je dois les savantes combinaisons qui ont assuré notre victoire. » Et l’officier général qui avait montré ce talent et trouvé ces savantes combinaisons, était un jeune homme qui avait encore deux mois à courir avant d’atteindre sa vingt-quatrième année ! Ce plan était du reste comme le prélude à la campagne d’Italie de 1796 que Bonaparte devait conduire lui-même et qui est vraiment merveilleuse. C’est le type immortel de l’art de la guerre, savant, ponctuel, prompt comme l’éclair. Tout s’y accomplit de point en point, comme le jeune héros l’avait prévu ou pour dire plus justement, comme il l’avait calculé. C’est le modèle de la guerre scientifique, c’est une campagne que l’on pourrait appeler mathématique, a écrit avec raison Pierre Larousse. Aujourd’hui, quand il s’agit de construire un de ces ponts en fer comme ceux qui traversent nos fleuves, le mécanicien ne se livre à aucun travail et à aucune étude sur le terrain. Retiré au fond de son atelier, il trace ses plans, prend ses mesures, fait fabriquer, et quand tout est prêt : tympans, barres, montants, traverses, armatures, crampons, boulons, clavettes, broches, viroles, etc., il ne reste plus qu’une opération toute mécanique, toute machinale de montage ; chaque partie vient prendre la place qui lui a été assignée ; tout cela se monte et se démonte comme les fractions d’un squelette auquel ne manque aucune des innombrables articulations. C’était la méthode inventée par Bonaparte. « Mélas est là ; je l’attirerai ici et je le battrai là. » Et la victoire arrivait, se déduisait mathématiquement comme l’inconnue d’une équation algébrique. Et ce qu’il y a de plus merveilleux encore, c’est que l’homme, c’est que le savant, l’artiste, le législateur, le chef d’État ne sera jamais absorbé chez Napoléon par le conquérant. Il pense aux sciences, aux arts, aux lois ; il fait envoyer à Paris les plus belles collections de tableaux et d’objets d’histoire naturelle. Il fait étudier sur place par des savants de son choix les ressources du pays. Il n’oublie pas les moindres détails de son gouvernement et trouve le moyen, comme à Moscou, de dicter un règlement d’administration pour la Comédie-Française ! Tout cela au milieu des mille soucis des camps et des nécessités affreuses des batailles. Il en est ainsi pour toutes les campagnes de Napoléon, depuis celles d’Italie et d’Égypte jusqu’à celles de 1813 en Russie, de 1814 en France – jusqu’à Waterloo !
Non seulement Napoléon a été, sans aucune espèce de comparaison, le plus grand capitaine des temps modernes, mais on peut dire qu’il a changé l’art de la guerre. Il en a fait un jeu précis qui ne fut plus soumis aux obstacles des saisons. Les généraux les plus habiles s’étaient toujours conformés jusqu’à lui aux indications d’almanachs, et il avait toujours été d’usage en Europe, d’affronter sans crainte les canons et les mousquets depuis les premiers beaux jours du printemps jusqu’aux derniers beaux jours de l’automne ; puis on posait de chaque côté les armes devant la pluie, la neige et le froid pour occuper ce qu’on appelait des quartiers d’hiver. Pichegru, en Hollande, avait donné le premier un exemple du dédain des intempéries, ou plutôt il les avait mises à profit en allant prendre avec sa cavalerie la flotte néerlandaise emprisonnée au milieu des glaçons de la mer du Nord. Bonaparte à Austerlitz affronta la glace du mois de décembre de l’année 1805. Cela lui réussit et le soleil se mit de la partie pour célébrer son audace. Il en fit de même aux approches de l’hiver de 1806 à 1807. Son génie militaire et son incroyable activité semblèrent redoubler de puissance. Il se détermina une seconde fois à entamer une campagne hivernale sous des climats allemands, plus rigoureux que ceux de l’Autriche. Il fallait que les hommes enchaînés à sa destinée pussent braver les vents du Nord, comme ils avaient bravé le plomb du soleil d’Égypte. Le 14 octobre, il remporte la grande victoire d’Iéna qui pèse toujours sur la Prusse et il se précipita au-devant de l’armée russe pour l’empêcher de passer la Vistule. Mais hélas ! ce mépris des saisons rigoureuses devait le perdre quelques années plus tard. C’est avec raison que Bourrienne rapporte que l’opinion de tous les hommes sages, avant même les désastres inouïs qui marquèrent la plus épouvantable retraite dont l’histoire ait à conserver le souvenir, fut unanime sur ce point que Napoléon aurait dû passer l’hiver de 1812 à 1813 en Pologne ; y fonder même ne fut-ce que provisoirement, comme une grande succursale de son empire, afin de continuer au printemps suivant le cours de sa vaste entreprise. Lui qui connaissait si bien la valeur du temps, ne savait pas assez quelle est sa puissance et que souvent l’on gagne à attendre. Il aurait pourtant dû voir dans les Commentaires dont il faisait sa lecture favorite, que César ne fit pas en une seule campagne la conquête des Gaules. Lui qui ne voulait pas l’inutile effusion du sang et ne pardonnait pas la faute de laisser derrière soi des places non prises ou non gardées, dût souffrir cruellement dans son orgueil de trouver les frimas supérieurs à sa volonté. Dans l’art militaire comme dans la pratique des affaires, l’exécution rachète tout ; elle fait échouer les meilleures combinaisons, réussir les plus mauvaises, mais à la condition de ne pas être paralysée par les forces vives de la nature.
C’est ce qui arriva à Napoléon pendant la néfaste Expédition de Russie, malgré toute la science qu’il y avait dépensée.
Nous ne prétendons pas défendre son œuvre militaire tout entière. Dans les quatorze campagnes qui la constituent, des fautes ont été commises, parce que l’impatience de son caractère le poussait en avant, pour ainsi dire à son insu, comme s’il eût été soumis à l’influence d’un démon invisible plus fort encore que son génie. Ce démon était l’ambition. Mais il est juste d’isoler la personnalité scientifique de Napoléon de toute la passion politique qui s’est attachée à son nom et à ses actes. Ce qui frappe chez lui c’est l’identité des procédés, sa connaissance profonde des hommes et des choses, et fait très remarquable, son talent à diversifier l’application des grands principes de la guerre, suivant les circonstances, en cherchant toujours à ce que son armée fût au moins égale en force numérique, et surtout supérieure en force morale, à celle qui lui était opposée. Voici le tableau récapitulatif et par ordre de date de l’œuvre militaire de Napoléon Bonaparte :
1. – 1793. – Armée d’Italie. – (Avignon, Toulon, Marseille.)
2. – 1796. – Première campagne d’Italie. – (Montenotte, Dego, Lodi, Castiglione, Arcole, Mondovi, Rivoli, Tagliamento, Léoben, Campo-Formio.)
3. – 1798. – Égypte. – (Alexandrie, Chebreiss, les Pyramides, Mansourah, Le Caire, Aboukir.)
4. – 1799. – Syrie. – (Jaffa, Haïffa, Mont Thabor, Saint-Jean-d’Acre.)
5. – 1800. – Seconde campagne d’Italie. – (Passage du Saint-Bernard, Turbigo, Montebello, Marengo, Milan.)
6. – 1803. – Moravie et Autriche. – (Elchingen, Ulm, Vienne, Austerlitz, Presbourg.).
7. – 1806, – Prusse. – (Saalfeld, Auerstedt, Iéna, Erfurth, Berlin, Leipsig, Magdebourg.)
8. – 1807. – Pologne. – (Varsovie, Eylau, Dantzig, Friedland, Tilsitt.)
9. – 1808. – Espagne. – (Espinosa, Tudela, Somo-Sierra, Madrid, Ucclès.)
10. – 1809. – Autriche. – (Eckmülh, Ebersberg, Essling, Raab, Wagram, Schœnbrunn.)
11. – 1812. – Russie. – (Passage du Niémen, Moscou, La Moskowa, Smolensk, La Bérésina.)
12. – 1813. – Allemagne et Saxe. – (Lutzen, Bautzen, Dresde, Leipsig, Hanau.)
13. – 1814. – France. – (Saint-Dizier, Brienne, Champaubert, Montmirail, Montereau, Arcis-sur-Aube.)
14. – 1815. Belgique. – (Ligny, Waterloo.)
Quelques-uns de ces noms flamboyants rappellent des désastres aussi grands que les victoires ont été brillantes et complètes. Ils font, hélas ! partie de l’œuvre guerrière de Napoléon, et demeurent comme les témoins terribles de l’insuffisance des combinaisons humaines devant la fatalité des évènements que Victor Hugo a rappelée si bien dans son admirable composition du Retour de l’Empereur :
Pour tous les patriotes qui, pendant un séjour en Belgique, vont visiter le Champ de bataille de Waterloo, ces beaux vers résonnent comme un écho douloureux et aussi comme une espérance.
Dans son goût passionné pour la symétrie, Bonaparte était bien plus que l’enfant de la Révolution. Il en était l’expression mathématique. Les hommes de 89 avaient voulu introduire l’uniformité dans toutes les mesures de la vie matérielle comme de la vie morale, longueur, surface, poids, temps, éducation, pour tout ramener à des unités naturelles, à des règles immuables. Bonaparte se garda bien de lutter contre ce goût. Il adopta toutes les créations de l’Assemblée constituante, de l’Assemblée législative, de la Convention nationale, les développa, les perfectionna ; il les exagéra même. Il mit au service de la rénovation générale une unité de vues extrêmement forte, une puissance de travail extraordinaire. Premier consul, investi du pouvoir exécutif, il se signale aussitôt par une merveilleuse activité. « Je travaille toujours, disait-il, en dînant, au théâtre, en route ; la nuit, je me réveille pour travailler. » M. Théodore Juste a insisté avec raison dans une claire et récente notice sur Napoléon publiée dans la collection Gilon, au sujet de cette énergie physique et morale si rare.
Bonaparte étant un jour allé visiter une école, dit en sortant aux élèves dont quelques-uns avaient été interrogés par lui : « Jeunes gens, chaque heure de temps perdu est une chance de malheur pour l’avenir ! » Cette sentence était en quelque sorte la règle de sa conduite, car jamais aucun homme, peut-être n’a mieux compris la valeur du temps ; aussi peut-on dire que ses loisirs même étaient encore un travail. Si l’activité de son esprit ne trouvait pas suffisamment à s’exercer sur des choses positives, il y suppléait, soit en donnant un libre essor à son imagination, soit en écoutant la conversation des hommes instruits attachés à l’expédition ; car Bonaparte savait écouter, et c’est peut-être le seul homme que l’ennui n’ait jamais atteint un seul instant, excepté cependant quand il était dans la nécessité d’écouter des harangues officielles. Bourrienne rapporte qu’il le lui dit un jour après qu’il eut été en grande cérémonie poser, à la place des Victoires, la première pierre d’un monument qui devait être élevé à la mémoire de Desaix et qui ne fut jamais construit. En rentrant, il était de la plus mauvaise humeur et s’écria : « Concevez-vous, Bourrienne, un animal comme Garat ? Quel enfileur de mots ! J’ai été obligé de l’écouter pendant trois quarts d’heure. Il y a des gens qui ne savent pas se taire. »
Aux enfileurs de phrases, comme il appelle les rhéteurs, il préférait la conversation des savants avec lesquels il apprenait au moins quelque chose. À bord de l’Orient, vaisseau sur lequel il s’embarqua pour l’expédition d’Égypte, il se plaisait à causer fréquemment avec Monge et Berthollet. Les entretiens roulaient le plus habituellement sur la chimie, sur les mathématiques et la religion. Quelque amitié qu’il témoignât à Berthollet, il était facile de voir qu’il lui préférait Monge, et cela parce que Monge, doué d’une imagination ardente, sans avoir précisément des principes religieux, avait une espèce de propension vers les idées religieuses qui s’harmonisait avec les aspirations de Bonaparte. À ce sujet Berthollet se moquait quelquefois de l’inséparable Monge. D’ailleurs l’imagination froide du premier, son esprit tourné à l’analyse, aux abstractions, penchaient vers un matérialisme qui a toujours souverainement déplu à Bonaparte. Bourrienne qui a été le témoin expérimental de sa vie peut être cru sur beaucoup de détails qui sont véridiques et qu’il faut savoir démêler dans ses Mémoires passionnés et par conséquent injustes. La religion a été chez Napoléon autant une affaire de sentiment qu’un moyen de gouvernement. La science n’a rien à voir dans tout cela, et il nous suffira d’avoir indiqué, en passant, cette particularité pour n’y plus revenir.
Bonaparte sut toujours faire de son temps un partage excellent. Parmi les instructions particulières, curieuses à retenir, il en est une assez singulière, mais très juste, qu’il donna expressément à Bourrienne en ces termes : « La nuit, vous entrerez le moins possible dans ma chambre. Ne m’éveillez jamais quand vous aurez une bonne nouvelle à m’annoncer. Avec une bonne nouvelle rien ne presse. Mais s’il s’agit d’une mauvaise nouvelle, réveillez-moi à l’instant même, car alors il n’y a pas un instant à perdre. » Plus tard, à Sainte-Hélène, Napoléon revint sur cette recommandation et dit : « Ce calcul était bon. Je m’en suis toujours bien trouvé. »
Arrivé au pouvoir, Bonaparte avec une précision toute mathématique et des formules, pour ainsi dire, algébriques, réorganisa l’administration intérieure des finances, l’ordre judiciaire, l’enseignement public. Il est le créateur de l’éducation laïque et nationale. Cependant, il insiste pour que l’instruction classique soit maintenue, convaincu que la connaissance de l’antiquité est nécessaire pour que la France ne forme pas une société sans lien moral avec le passé, uniquement instruite et occupée du présent, c’est-à-dire une société ignorante, abaissée, exclusivement propre aux arts mécaniques. On le voit, pour négocier le Concordat, base du rétablissement de la religion catholique, aux prises, lui esprit droit et scientifique, avec le caractère retors et insidieux de diplomates habiles, comme les cardinaux Caprara et Consalvi. Il prend part à la rédaction du Code civil et met à une rude épreuve le Conseil d’État qu’il préside dès le matin jusqu’à une heure avancée de la nuit, sans laisser ni trêve ni repos aux malheureux conseillers qu’il surmène et qui tombent harassés de sommeil, tandis que lui veille toujours et fait la besogne de tout le monde. En 1802, il institue l’ordre de la Légion d’honneur, prestigieuse machine pour mener les hommes et dont tous les gouvernements suivants ont usé et abusé. Le 14 juillet 1804, il fait coïncider l’inauguration de cette fondation avec l’anniversaire de la Bastille et de la grande fédération de 1790, plaçant ainsi sa création sous le patronage même des principes révolutionnaires. Il y eut une brillante solennité dans l’église des Invalides, ayant comme officiant, au milieu de l’éclatante réunion du clergé, de tous les grands dignitaires civils et religieux, l’archevêque de Paris, le cardinal Fesch, oncle de l’Empereur. Et pour donner un caractère suprême à cette cérémonie, et rendre un suprême hommage à la science, Lacepède, le naturaliste, le membre de l’Institut, fut nommé grand chancelier de la Légion d’honneur et chargé à ce titre de prononcer un discours pour célébrer les souvenirs du 14 juillet 1789. Napoléon y répondit pour inviter les Légionnaires à porter le serment prescrit à la liberté, à l’égalité, à la fraternité, à la résistance au rétablissement du régime féodal.