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Théophile Gautier

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Beschreibung

  •  Texte révisé suivi d’une biographie chronologique de Théophile Gautier.
"Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque ; il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l’air grisait, on était fou de lyrisme et d’art. Il semblait qu’on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie."
Extrait.

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HISTOIRE DU ROMANTISME

THÉOPHILE GAUTIER

PHILAUBOOKS

Copyright © 2019 Philaubooks, pour ce livre numérique, à l’exclusion du contenu appartenant au domaine public ou placé sous licence libre.

ISBN : 979-10-372-0221-5

TABLE DES MATIÈRES

Avertissement

1. Première rencontre

2. Le petit cénacle

3. Suite du petit cénacle

4. Le compagnon miraculeux

5. Graziano

6. Célestin Nanteuil

7. Autres médaillons — Philothée O’neddy

8. Gérard de Nerval

9. Le carton vert

10. La légende du gilet rouge

11. Première représentation d’Hernani

12. Hernani

NOTICES ROMANTIQUES

1. La reprise d’Hernani

2. Vente du mobilier de Victor Hugo en 1852

3. Gérard De Nerval

4. Reprise de Chatterton

5. Alfred De Vigny

6. La Reprise D’antony

7. Félicien Mallefille

8. Nestor Roqueplan

9. J. Bouchardy

10. Alexandre Soumet

11. Camille Roqueplan

12. Eugène Delacroix

13. Eugène Devéria

14. Camille Flers

15. Louis Boulanger

16. Théodore Rousseau

17. Froment Meurice

18. Barye

19. Hippolyte Monpou

20. Hector Berlioz

21. Madame Dorval

22. Frédérick Lemaître

23. Bocage

24. Mademoiselle Georges

Les progrès de la poésie française depuis 1830

Biographie chronologique de Théophile Gautier.

AVERTISSEMENT

On trouvera dans le présent livre cette phrase : « L’homme fait des projets, sans compter sur la mort, et nul n’est sûr d’achever la ligne commencée. »

Théophile Gautier avait dans ses derniers jours formé bien des projets qu’il n’a pas eu le temps de réaliser, et, dans toute la plénitude de sa puissance intellectuelle, la plume lui glissa des doigts. Malgré toute son énergie, il lui fut impossible d’achever « la ligne commencée. »

Le hasard, ou, pour dire plus juste, un concours particulier de circonstances, qui ne saurait en rien intéresser le lecteur, a voulu qu’il nous fût permis de recueillir la tradition la plus précise de ses projets. Pendant bien des années les plans de reconstruction de son œuvre furent l’objet de causeries de chaque jour entre Théophile Gautier et nous. Déjà à une époque où nous ne pensions pas que jamais il nous serait donné d’achever cette difficile tâche, nous avions dans une faible proportion collaboré à de premiers essais ; l’exécution en fut interrompue par les événements qui agitèrent ces dernières années. Le travail préparatoire n’en fut pas moins continué, et nous espérions bien avoir le bonheur d’aider notre illustre ami dans l’accomplissement de son travail. La Mort en a décidé autrement, et nous voici aujourd’hui chargé de la lourde responsabilité d’entreprendre sans lui ce que nous eussions été si joyeux et si fier d’achever sous ses ordres.

La série des volumes que nous allons publier se composera d’œuvres qui seront nouvelles pour la presque totalité du public.

On ne saurait dire qu’elles sont inédites dans le sens absolu du terme, puisque les éléments qui les composent ont déjà paru dans les journaux et dans les revues ; mais, sauf des exceptions extrêmement rares, tous les ouvrages réputés inédits qui sont publiés de nos jours se trouvent dans le même cas.

Dans un feuilleton (15 juillet 1854) Théophile Gautier disait :

« La librairie ne produit guère que des réimpressions. Il semble que chacun, en attendant l’ère nouvelle qui va s’ouvrir, recueille ses titres et ramasse son bagage dispersé dans les journaux et les revues. Peu de livres sont inédits. La plupart des ouvrages ont paru au moins par fragments, mais c’est avec plaisir qu’on retrouve réunis et reliés pour la bibliothèque ces mémoires, ces études, ces romans, ces nouvelles, éparpillés au vent de la publicité. Beaucoup ont jeté ainsi leurs meilleures pages qu’ils ont oubliées et dont la postérité se souviendra. »

Pour Théophile Gautier, plus que pour tout autre, il est aisé de réunir ces pages que la postérité réclame dès maintenant.

En effet, le plus fréquemment il ne procédait point sans un but déterminé, et maint feuilleton qui paraissait au public une production absolument distincte, était la suite d’autres feuilletons publiés à des époques différentes. Bien souvent il avait projeté d’écrire tel ou tel ouvrage d’ensemble ; mais les nécessités du journal ou les exigences de la vie l’avaient forcé à retarder l’exécution de son œuvre. Néanmoins rien ne pouvait le contraindre à abandonner son idée première, et, comme nous venons de le dire, il la reprenait avec des intermittences qui n’altéraient jamais en rien la clarté et la netteté de sa conception.

Après quarante années de ce travail (entrecoupé mais non interrompu), il s’est trouvé que Gautier a, petit à petit, réalisé la plupart de ses rêves, sans que le public s’en doutât, sans que le poète, trop insoucieux de sa gloire, s’en rendit bien clairement compte lui-même.

Grâce au concours d’un bibliophile, d’un lettré qui, dans son excessive modestie, nous a interdit de prononcer son nom, mais qui ne saurait pousser l’exigence jusqu’à nous refuser le plaisir de lui exprimer ici nos remerciements, il nous a été possible de posséder la liste de tout ce que Théophile Gautier a écrit depuis 1830 jusqu’à 1872.

Quand nous eûmes connaissance de ce précieux document, nos conversations avec Gautier prirent un caractère plus net ; il nous indiqua d’une façon plus exacte l’usage qu’il voulait faire de chaque sorte de choses ; les conceptions d’autrefois se réveillèrent dans son esprit, et il nous les communiqua.

Le plan général de notre travail a donc été entièrement discuté avec lui et sera exécuté selon sa volonté. Si nous avons aussi longtemps tardé à produire notre œuvre, c’est qu’il nous a fallu parcourir une quantité très considérable d’articles et d’études disséminés un peu partout. Ayant noté tous ces articles et toutes ces études, nous les avons groupés suivant les instructions que nous avions reçues ; c’est à nous seul qu’est resté, faute d’enseignements précis, le soin de classifications de détails. Nous nous y appliquerons de notre mieux ; nous chercherons les plus rationnelles suivant l’essence des sujets traités, tout en respectant avec toute la rigueur que les circonstances permettront, l’ordre chronologique, afin de créer en même temps que des livres intéressants et amusants par eux-mêmes, une sorte d’historique des progrès et des transformations du génie de l’auteur.

Serons-nous obligé de donner en tête de chaque volume l’explication de notre plan et de justifier, ouvrage par ouvrage, pour ainsi dire, de l’emploi de nos précieux matériaux ? Nous en avons grand-peur, et déjà pour l’Histoire du Romantisme que nous donnons aujourd’hui au public, nous y sommes forcé.

La première partie du volume, l’histoire du Romantisme proprement dite, étant restée inachevée alors que l’auteur espérait la mener à bonne fin, il nous fallut chercher quels étaient les éléments qui pouvaient sinon la terminer, du moins la compléter le mieux possible. Ils se présentèrent à nous plus facilement que nous ne l’aurions cru d’abord, et voici comment :

Toutes les fois que « tombait un des vaillants soldats de l’armée romantique, » toutes les fois qu’un des lutteurs de cette grande époque — « qui restera comme une des époques climatériques du génie humain, » — tombait, son compagnon d’armes lui donnait publiquement une parole d’adieu, résumant devant notre génération quelques particularités de sa vie et notifiant les plus importants de ses travaux ; quelquefois aussi, il arrivait qu’à propos d’une exposition ou d’une représentation les ressouvenirs d’autrefois tombant de la plume du critique, l’histoire de l’époque, la peinture des personnages romantiques apparaissaient à travers un simple compte rendu.

De tous les éléments recueillis en vertu de notre système et de notre parti-pris, nous avons formé un tout que nous avons groupé sous le titre de Notices romantiques. Nous avons partagé les notices en cinq groupes : — Littérateurs, — Peintres, — Sculpteurs, — Musiciens, — Comédiens, — et classé chaque groupe par ordre chronologique.

Ainsi donc jusqu’ici l’ouvrage est formé de deux parties bien distinctes qui se complètent l’une l’autre. Une troisième partie va venir, et celle-ci, abandonnant l’histoire générale du Romantisme, montrera son développement, ses conséquences et pour ainsi dire sa conclusion, mais en restreignant son examen à la poésie française.

Pourquoi ne pas le dire ? Cette troisième partie n’est pas composée d’autre chose que d’une étude sur la Poésie qui fut faite pour le ministère de l’instruction publique et jointe à la collection des rapports sur l’Exposition universelle de 1867. Cette étude part de 1830 et va jusqu’à 1868, quoique, pour les nécessités du moment, les rapports officiels imprimés par les soins du ministre aient porté sur leurs titres qu’elle partait de 1848 seulement.

Tel est donc dans son ensemble le travail que nous avons accompli. Il se divise en trois sections bien définies :

1° Les origines du Romantisme ;

2° Des notices sur la vie des principaux romantiques ;

3° Les conséquences du mouvement romantique et son influence sur la poésie française jusqu’à nos jours.

Nous épargnerons au public l’esthétique et la critique des menus détails d’exécution.

Après avoir pris l’avis de membres de la famille et de plusieurs des plus intimes amis de l’auteur, voilà tout ce que dans notre âme et conscience nous avons cru pouvoir faire de meilleur. Si notre maître et notre ami était encore là pour nous juger, certes dans son inépuisable bienveillance, dans sa bonté inépuisable, il nous donnerait l’absolution de nos fautes, — car nous en avons commis, nous n’en doutons pas. — Le souvenir de dix ans d’une amitié et d’une intimité de chaque jour nous a donné le courage d’entreprendre notre œuvre, et il nous conservera celui de la mener à bonne fin.

M. D.

Janvier 1874.

PREMIÈRE RENCONTRE

HISTOIRE

De ceux qui, répondant au cor d’Hernani, s’engagèrent à sa suite dans l’âpre montagne du Romantisme et en défendirent si vaillamment les défilés contre les attaques des classiques, il ne survit qu’un petit nombre de vétérans disparaissant chaque jour comme les médaillés de Sainte-Hélène. Nous avons eu l’honneur d’être enrôlé dans ces jeunes bandes qui combattaient pour l’idéal, la poésie et la liberté de l’art, avec un enthousiasme, une bravoure et un dévouement qu’on ne connaît plus aujourd’hui. Le chef rayonnant reste toujours debout sur sa gloire comme une statue sur une colonne d’airain, mais le souvenir des soldats obscurs va bientôt se perdre, et c’est un devoir pour ceux qui ont fait partie de la grande armée littéraire d’en raconter les exploits oubliés.

Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque ; il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l’air grisait, on était fou de lyrisme et d’art. Il semblait qu’on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie.

On ne saurait imaginer à quel degré d’insignifiance et de pâleur en était arrivée la littérature. La peinture ne valait guère mieux. Les derniers élèves de David étalaient leur coloris fade sur les vieux poncifs gréco-romains. Les classiques trouvaient cela parfaitement beau ; mais devant ces chefs-d’œuvre, leur admiration ne pouvait s’empêcher de mettre la main devant la bouche pour masquer un bâillement, — ce qui ne les rendait pas plus indulgents pour les artistes de la jeune école, qu’ils appelaient des sauvages tatoués et qu’ils accusaient de peindre avec « Un balai ivre. » On ne laissait pas tomber leurs insultes à terre ; on leur renvoyait momies pour sauvages, et de part et d’autre on se méprisait parfaitement.

En ce temps-là, notre vocation littéraire n’était pas encore décidée, et l’on nous aurait bien étonné si l’on nous eût dit que nous serions journaliste. La perspective d’un tel avenir nous eût assurément peu séduit. Notre intention était d’être peintre, et dans cette idée nous étions entré à l’atelier de Rioult, situé près du temple protestant de la rue Saint-Antoine, et que sa proximité du collège Charlemagne, où nous finissions nos études, nous rendait préférable à toute autre par la facilité qu’elle nous donnait de combiner les séances et les classes. Bien des fois nous avons regretté de ne pas avoir suivi notre première impulsion.

On voit ce qu’on a fait, et la réalité toujours sévère vous donne votre mesure, mais on peut rêver ce qu’on aurait fait bien plus beau, bien plus grand, bien plus magnifique ; — la page a été noircie, la toile est restée blanche, et rien n’empêche d’y supposer, comme le Frenhœffer du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, une Vénus près de laquelle les femmes nues du Titien ne seraient que d’informes barbouillages. Innocente illusion, secret subterfuge de l’amour propre qui ne fait de mal à personne et qui console toujours un peu : il est doux de se dire, quand on a jeté le pinceau pour la plume : Quel grand peintre j’aurais été ! Pourvu que nos lecteurs ne soient pas de notre avis et ne trouvent pas aussi que nous eussions mieux fait de persister dans notre première voie !

On lisait beaucoup alors dans les ateliers. Les rapins aimaient les lettres, et leur éducation spéciale les mettant en rapport familier avec la nature, les rendait plus propres à sentir les images et les couleurs de la poésie nouvelle. Ils ne répugnaient nullement aux détails précis et pittoresques si désagréables aux classiques. Habitués à leur libre langage entremêlé de termes techniques, le mot propre n’avait pour eux rien de choquant. Nous parlons des jeunes rapins, car il y avait aussi les élèves bien sages, fidèles au dictionnaire de Chompré et au tendon d’Achille, estimés du professeur et cités par lui pour exemple. Mais ils ne jouissaient d’aucune popularité, et l’on regardait avec pitié leur sobre palette où ne brillait ni vert véronèse, ni jaune indien, ni laque de Smyrne, ni aucune des couleurs séditieuses proscrites par l’Institut.

Chateaubriand peut être considéré comme l’aïeul ou, si vous l’aimez mieux, comme le Sachem du Romantisme en France. Dans le Génie du Christianisme il restaura la cathédrale gothique ; dans les Natchez il rouvrit la grande nature fermée ; dans René, il inventa la mélancolie et la passion moderne. Par malheur, à cet esprit si poétique manquaient précisément les deux ailes de la poésie — le vers ; — ces ailes, Victor Hugo les avait, et d’une envergure immense, allant d’un bout à l’autre du ciel lyrique. Il montait, il planait, il décrivait des cercle, il se jouait avec une liberté et une puissance qui rappelaient le vol de l’aigle.

Quel temps merveilleux ! Walter Scott était alors dans toute sa fleur de succès ; on s’initiait aux mystères du Faust de Gœthe, qui contient tout, selon l’expression de madame de Staël, et même quelque chose d’un peu plus que tout. On découvrait Shakespeare sous la traduction un peu raccommodée de Letourneur, et les poèmes de lord Byron, le Corsaire, Lara, le Giaour, Manfred, Beppo, Don Juan, nous arrivaient de l’Orient, qui n’était pas banal encore. Comme tout cela était jeune, nouveau, étrangement coloré, d’enivrante et forte saveur ! La tête nous en tournait ; il semblait qu’on entrait dans des mondes inconnus. À chaque page on rencontrait des sujets de compositions qu’on se hâtait de crayonner ou d’esquisser furtivement, car de tels motifs n’eussent pas été du goût du maître et auraient pu, découverts, nous valoir un bon coup d’appui-main sur la tête.

C’était dans ces dispositions d’esprit que nous dessinions notre académie, tout en récitant à notre voisin de chevalet le Pas d’armes du roi Jean ou la Chasse du Burgrave. Sans être encore affilié à la bande romantique, nous lui appartenions par le cœur ! La préface de Cromwell rayonnait à nos yeux comme les Tables de la Loi sur le Sinaï, et ses arguments nous semblaient sans réplique. Les injures des petits journaux classiques contre le jeune maître, que nous regardions dès lors et avec raison comme le plus grand poète de France, nous mettaient en des colères féroces. Aussi brûlions-nous d’aller combattre l’hydre du perruquinisme comme les peintres allemands qu’on voit montés sur Pégase, Cornélius en tête, à l’instar des quatre fils Aymon dans la fresque de Kaulbach à la Pinacothèque nouvelle de Munich. Seulement une monture moins classique nous eût convenu davantage, l’hippogriffe de l’Arioste, par exemple.

Hernani se répétait, et au tumulte qui se faisait déjà autour de la pièce, on pouvait prévoir que l’affaire serait chaude. Assister à cette bataille, combattre obscurément dans un coin pour la bonne cause était notre vœu le plus cher, notre ambition la plus haute ; mais la salle appartenait, disait-on, à l’auteur, au moins pour les premières représentations, et l’idée de lui demander un billet, nous rapin inconnu, nous semblait d’une audace inexécutable…

Heureusement Gérard de Nerval, avec qui nous avions eu au collège Charlemagne une de ces amitiés d’enfance que la mort seule dénoue, vint nous faire une de ces rapides visites inattendues dont il avait l’habitude et où, comme une hirondelle familière entrant par la fenêtre ouverte, il voltigeait autour de la chambre en poussant de petits cris et ressortait bientôt, car cette nature légère, ailée, que des souffles semblaient soulever comme Euphorion, le fils d’Hélène et de Faust, souffrait visiblement à rester en place, elle mieux pour causer avec lui c’était de l’accompagner dans la rue. Gérard, à cette époque, était déjà un assez grand personnage. La célébrité l’était venue chercher sur les bancs du collège, à dix-sept ans, il avait eu un volume de vers imprimé, et en lisant la traduction de Faust par ce jeune homme presque enfant encore, l’olympien de Weimar avait daigné dire qu’il ne s’était jamais si bien compris. Il connaissait Victor Hugo, était reçu dans la maison, et jouissait bien justement de toute la confiance du maître, car jamais nature ne fut plus délicate, plus dévouée et plus loyale.

Gérard était chargé de recruter des jeunes gens pour cette soirée qui menaçait d’être si orageuse et soulevait d’avance tant d’animosités. N’était-il pas tout simple d’opposer la jeunesse à la décrépitude, les crinières aux crânes chauves, l’enthousiasme à la routine, l’avenir au passé ?

Il avait dans ses poches, plus encombrées de livres, de bouquins, de brochures, de carnets à prendre des notes, car il écrivait en marchant, que celles du Colline de la Vie de Bohème, une liasse de petits carrés de papier rouge timbrés d’une griffe mystérieuse inscrivant au coin du billet le mot espagnol : hierro, voulant dire fer. — Cette devise, d’une hauteur castillane bien appropriée au caractère d’Hernani, et qui eût pu figurer sur son blason signifiait aussi qu’il fallait être, dans la lutte, franc, brave et fidèle comme l’épée.

Nous ne croyons pas avoir éprouvé de joie plus vive en notre vie que lorsque Gérard, détachant du paquet six carrés de papier rouge, nous les tendit d’un air solennel, en nous recommandant de n’amener que des hommes sûrs. Nous répondions sur notre tête de ce petit groupe, de cette escouade dont le commandement nous était confié.

Parmi nos compagnons d’atelier, il y avait deux romantiques féroces qui auraient mangé de l’académicien ; parmi nos condisciples de Charlemagne, deux jeunes poètes qui cultivaient secrètement la rime riche, le mot propre et la métaphore exacte, ayant grand-peur d’être déshérités par leurs parents, pour ces méfaits. Nous les enrôlâmes en exigeant d’eux le serment de ne faire aucun quartier aux Philistins. Un cousin à nous compléta la petite bande qui se comporta vaillamment, nous n’avons pas besoin de le dire.

Mais nous ne voulons pas raconter maintenant cette grande bataille sur laquelle s’est déjà formée une légende. Elle aura son chapitre à part ; il nous semble qu’en tête de cette histoire du Romantisme que nous avons commencée un peu au hasard, ramené vers nos souvenirs toujours vivants par la reprise de Ruy Blas 1, la radieuse figure de celui à qui, tout jeune, nous avons dit, comme Dante à Virgile : « Tu es mon maître et mon auteur, » doive se trouver comme frontispice avec ses traits et son aspect d’autrefois.

Nos états de services d’Hernani — trente campagnes, trente représentations vivement disputées, qui donnaient presque le droit d’être présenté au grand chef. Rien n’était plus simple : Gérard de Nerval ou Petrus Borel, dont nous avions fait récemment la connaissance, n’avaient qu’à nous mener chez lui. Mais à cette idée nous nous sentions pris de timidités invincibles. Nous redoutions l’accomplissement de ce désir si longtemps caressé. Lorsqu’un incident quelconque faisait manquer les rendez-vous arrangés avec Gérard ou Petrus, ou tous les deux, pour la représentation, nous éprouvions un sentiment de bien-être, notre poitrine était soulagée d’un grand poids, nous respirions librement.

Victor Hugo, que le nombre de visiteurs amené par les représentations d’Hernani avait fait renvoyer de la paisible retraite qu’il habitait au fond d’un jardin plein d’arbres, rue Notre-Dame-des-Champs, était venu se loger dans une rue projetée du quartier François 1er, la rue Jean-Goujon, composée alors d’une maison unique, celle du poète ; autour, s’étendaient les Champs-Élysées presque déserts et dont la solitude était favorable à la promenade et à la rêverie.

Deux fois nous montâmes l’escalier lentement, lentement, comme si nos bottes eussent eu des semelles de plomb. L’haleine nous manquait ; nous entendions notre cœur battre dans notre gorge et des moiteurs glacées nous baignaient les tempes. Arrivés devant la porte, au moment de tirer le cordon de la sonnette, pris d’une terreur folle, nous tournâmes les talons et nous descendîmes les degrés quatre à quatre poursuivi par nos acolytes qui riaient aux éclats.

Une troisième tentative fut plus heureuse ; nous avions demandé à nos compagnons quelques minutes pour nous remettre, et nous nous étions assis sur une des marches de l’escalier, car nos jambes flageolaient sous nous et refusaient de nous porter, mais voici que la porte s’ouvrit et qu’au milieu d’un flot de lumière, tel que Phébus et Apollon franchissant les portes de l’Aurore, apparut sur l’obscur palier, qui ? Victor Hugo, lui-même dans sa gloire.

Comme Esther devant Assuérus, nous faillîmes nous évanouir. Hugo ne put, comme le satrape vers la belle Juive, étendre vers nous pour nous rassurer, son long sceptre d’or, par la raison qu’il n’avait pas de sceptre d’or, ce qui nous étonna. Il sourit, mais ne parut pas surpris, ayant l’habitude de rencontrer journellement sur son passage de petits poètes en pâmoison, des rapins rouges comme des coqs ou pâles comme des morts, et même des hommes faits, interdits et balbutiants. Il nous releva de la manière la plus gracieuse et la plus courtoise, car il fut toujours d’une exquise politesse, et renonçant à sa promenade, il rentra avec nous dans son cabinet.

Henri Heine raconte que s’étant proposé de voir le grand Gœthe, il avait longtemps préparé dans sa tête les superbes discours qu’il lui tiendrait, mais qu’arrivé devant lui, il n’avait trouvé rien à lui dire sinon « que les pruniers sur la route d’Iéna à Weimar portent des prunes excellentes contre la soif » ; ce qui avait fait sourire doucement le Jupiter-Mansuetus de la poésie allemande, plus flatté peut-être de cette ânerie éperdue que d’un éloge ingénieusement et froidement tourné. Notre éloquence ne dépassa pas le mutisme, quoique, nous aussi, nous eussions rêvé pendant de longues soirées aux apostrophes lyriques par lesquelles nous aborderions Hugo pour la première fois.

Un peu remis, nous pûmes bientôt prendre part à la conversation engagée entre Hugo, Gérard et Pétrus. On peut regarder les dieux, les rois, les jolies femmes, les grands poètes un peu plus fixement que les autres personnages, sans qu’ils s’en fâchent, et nous examinions Hugo avec une intensité admirative dont il ne paraissait pas gêné. Il y reconnaissait l’œil du peintre prenant des notes pour écrire à jamais, un aspect, une physionomie, à un moment qu’on ne veut pas oublier.

Dans l’armée Romantique comme dans l’armée d’Italie, tout le monde était jeune.

Les soldats pour la plupart n’avaient pas atteint leur majorité, et le plus vieux de la bande était le général en chef, âgé de vingt-huit ans. C’était l’âge de Bonaparte et de Victor Hugo à cette date.

Nous avons dit quelque part : « Il est rare qu’un poète, qu’un artiste, soit connu sous son premier et charmant aspect ; la réputation ne lui vient que plus tard lorsque déjà les fatigues de la vie, la lutte et les tortures des passions ont altéré sa physionomie primitive. Il ne laisse de lui qu’un masque usé, flétri, où chaque douleur a mis pour stigmate une meurtrissure ou une ride. C’est de cette dernière image, qui a sa beauté aussi, dont on se souvient. » Nous avons eu le bonheur de les connaître à leur plus frais moment de jeunesse, de beauté et d’épanouissement, tous ces poètes de la pléiade moderne dont on ne connaît plus le premier aspect.

Ce qui frappait d’abord dans Victor Hugo, c’était le front vraiment monumental qui couronnait comme un fronton de marbre blanc son visage d’une placidité sérieuse. Il n’atteignait pas, sans doute, les proportions que lui donnèrent plus tard, pour accentuer chez le poète le relief du génie, David d’Angers et d’autres artistes ; mais il était vraiment d’une beauté et d’une ampleur surhumaines ; les plus vastes pensées pouvaient s’y écrire ; les couronnes d’or et de laurier s’y poser comme sur un front de dieu ou de césar. Le signe de la puissance y était. Des cheveux châtain clair l’encadraient et retombaient un peu longs. Du reste, ni barbe, ni moustaches, ni favoris, ni royale, une face soigneusement rasée d’une pâleur particulière, trouée et illuminée de deux yeux fauves pareils à des prunelles d’aigle, et une bouche à lèvres sinueuses, à coins surbaissés, d’un dessin ferme et volontaire qui, en s’entr’ouvrant pour sourire, découvrait des dents d’une blancheur étincelante. Pour costume, une redingote noire, un pantalon gris, un petit col de chemise rabattu, — la tenue la plus exacte et la plus correcte. — On n’aurait vraiment pas soupçonné dans ce parfait gentleman le chef de ces bandes échevelées et barbues, terreur des bourgeois à menton glabre. Tel Victor Hugo nous apparut à cette première rencontre, et l’image est restée ineffaçable dans notre souvenir. Nous gardons précieusement ce portrait beau, jeune, souriant, qui rayonnait de génie et répandait comme une phosphorescence de gloire.

1A l’Odéon, le 19 février 1872.

LE PETIT CÉNACLE

Après avoir été cérémonieusement présenté au chef de l’école, qui vous a reçu avec son affabilité et sa grâce ordinaires, vous plairait-il d’être introduit dans un groupe de disciples, tous animés de l’enthousiasme le plus fervent ? Seulement, si vous admirez Racine plus que Shakespeare et Calderon, c’est une opinion que vous ferez bien de garder pour vous : la tolérance n’est pas la vertu des néophytes.

Dans une petite chambre qui n’avait pas de sièges pour tous ses hôtes, se réunissaient des jeunes gens véritablement jeunes et différents en cela des jeunes d’aujourd’hui, tous plus ou moins quinquagénaires. Le hamac où le maître du logis faisait la sieste, l’étroite couchette dans laquelle l’aurore le surprenait souvent à la dernière page d’un volume de vers, suppléaient à l’insuffisance des commodités de la conversation. On n’en parlait que mieux debout, et les gestes de l’orateur ou du déclamateur ne s’en développaient que plus amplement. Par exemple il ne fallait pas trop faire les grands bras, de peur de se heurter le poing à la pente du lambris.

La chambre était pauvre, mais d’une pauvreté fière et non sans quelque ornement. Un passe-partout de sapin verni contenait des croquis d’Eugène et d’Achille Devéria ; auprès du passe-partout, une baguette d’or encadrait une tête de Louis Boulanger d’après Titien ou Giorgione, peinte sur carton, en pleine pâte, d’un ton superbe. Sur un pan de mur, un morceau de cuir de Bohême, à fond d’or, gaufré de couleurs métalliques, avait non pas la prétention de tapisser la chambre, mais d’étaler, pour le plaisir des peintres, un fauve miroitement d’or et de tons chatoyants dans un angle obscur.

Pour garniture la cheminée avait deux cornets en faïence de Rouen remplis de fleurs. Une tête de mort qu’on eût pu croire prise sous la main de quelque Madeleine de l’Espagnolet, tant le rayon y tombait livide, tenait lieu de pendule. Si elle n’indiquait pas l’heure, elle faisait du moins penser à la fuite irréparable du Temps. C’était le vers d’Horace traduit en symbolisme romantique.

Les médaillons des camarades, modelés par Jehan du Seigneur — notez bien cet h, il est caractéristique du temps, — et passés à l’huile grasse pour leur ôter la crudité du plâtre et les culotter, pardon du mot, les statuaires et les fumeurs l’emploient dans la même acception, étaient suspendus de chaque côté de la glace et dans l’épaisseur de la fenêtre, où ils recevaient un jour frisant très favorable au relief.

Que sont devenus ces médaillons faits par une main glacée elle-même maintenant, d’après des originaux disparus ou dont bien peu du moins survivent ? Ces plâtres se seront sans doute brisés au choc brutal des déménagements à travers les odyssées d’existences aventureuses, car alors nul de nous n’était assez riche pour assurer l’éternité du bronze à cette collection qui serait aujourd’hui si précieuse comme art et comme souvenir.

Mais quand la vaste jeunesse ouvre devant vous ses horizons illimités, on ne se doute pas que le présent prodigué avec tant d’insouciance peut un jour devenir de l’histoire, et l’on perd sur le bord de la route bien des témoignages curieux.

Sur une modeste étagère de merisier suspendue à des cordons, resplendissait, entre quelques volumes de choix, un exemplaire de Cromwell, avec une dédicace amicale, signée du monogramme V. H. La Bible chez les protestants, le Coran parmi les Mahométans ne sont pas l’objet d’une plus profonde vénération. C’était bien, en effet, pour nous le livre par excellence, le livre qui contenait la pure doctrine.

La réunion se composait habituellement de Gérard de Nerval, de Jehan du Seigneur, d’Augustus Mac Keat, de Philothée O’Neddy (chacun arrangeait un peu son nom pour lui donner plus de tournure), de Napoléon Tom, de Joseph Bouchardy, de Célestin Nanteuil, un peu plus tard, de Théophile Gautier, de quelques autres encore, et enfin de Petrus Borel lui-même. Ces jeunes gens, unis par la plus tendre amitié, étaient les uns peintres, les autres statuaires, celui-ci graveur, celui-là architecte ou du moins élève en architecture. Quant à nous, comme nous l’avons dit, placé à l’Y du carrefour, nous hésitions entre les deux routes, c’est-à-dire entre la poésie et la peinture, également abominables aux familles.

Cependant, sans avoir franchi le Rubicon, nous commencions à faire plus de vers que de croquis, et peindre avec des mots nous paraissait plus commode que de peindre avec des couleurs. Au moins, la séance finie, il n’y avait pas besoin de faire sa palette et de nettoyer ses pinceaux.

Nous n’étions pas le seul, de la petite bande qui éprouvât ces incertitudes de vocation. Joseph Bouchardy, alors inconnu, apprenait à graver à la manière noire sous l’Anglais Reynolds, auteur de la belle planche d’après le tableau de la Méduse, de Géricault, mais il se sentait violemment entraîné vers le drame. On sait à quel point le succès justifia cette indication impérieuse de l’instinct. J. Bouchardy-Cœur-de-Salpêtre, comme l’appelle Petrus dans la préface des Rhapsodies, où il jette en passant un mot à chaque camarade, ne se fit pas graveur au pointillé, quoiqu’il en eût appris le métier à fond. Il devint le Shakespeare du boulevard. On pourrait dire que l’on retrouve dans son œuvre écrite les noirs profonds de la gravure anglaise.

Petrus aussi cherchait sa voie. De l’atelier de l’architecte il était passé à l’atelier d’Eugène Devéria, essayant la peinture, mais si l’on peut employer une locution si classique dans une histoire du Romantisme, nous le soupçonnons d’avoir dès ce temps secrètement courtisé la Muse. Gérard était parmi nous le seul lettré dans l’acception où se prenait ce mot au milieu du dix-huitième siècle. Il était plus subjectif qu’objectif, s’occupait plus de l’idée que de l’image, comprenait la nature un peu à la façon de Jean-Jacques Rousseau, dans ses rapports avec l’homme ; n’avait qu’un goût médiocre aux tableaux et aux statues, et malgré son commerce assidu avec l’Allemagne et sa familiarité avec Gœthe, restait beaucoup plus Français qu’aucun de nous ; de race, de tempérament et d’esprit.

Cette immixtion de l’art dans la poésie a été et demeure un des signes caractéristiques de la nouvelle École, et fait comprendre pourquoi ses premiers adeptes se recrutèrent plutôt parmi les artistes que parmi les gens de lettres. Une foule d’objets, d’images, de comparaisons, qu’on croyait irréductibles au verbe, sont entrés dans le langage et y sont restés. La sphère de la littérature s’est élargie et renferme maintenant la sphère de l’art dans son orbe immense.

Telle était la situation de nos esprits ; les arts nous sollicitaient par les formes séduisantes qu’ils nous offraient pour réaliser notre rêve de beauté, mais l’ascendant du maître nous entraînait dans son lumineux sillage, nous faisant oublier qu’il est encore plus difficile d’être un grand poète que d’être un grand peintre.

Gœthe l’impassible a connu ces agitations, ces tentatives, ces travaux pour s’assimiler un nouveau moyen d’expression, et dans ses épigrammes de Venise, il écrivait : « J’ai essayé bien des choses, j’ai beaucoup dessiné, gravé sur cuivre, peint à l’huile ; j’ai aussi bien souvent pétri l’argile, mais je n’ai pas eu de persévérance, et je n’ai rien appris, rien accompli. Dans un seul art je suis devenu presque un maître, dans l’art d’écrire en allemand, et c’est ainsi, poète malheureux, que je perds hélas ! sur la plus ingrate matière — la vie et l’art… Que voulut faire de moi la destinée ? il serait téméraire de le demander, car le plus souvent de la plupart des hommes elle ne veut pas faire grand-chose !… Un poète ? elle aurait réussi à en faire un de moi si la langue ne s’était pas montrée absolument rebelle. »

Puissions-nous, après tant d’années de labeurs et de recherches poussées en divers sens, être aussi devenu presque un maître dans un seul art, dans l’art d’écrire en français ! Mais de telles ambitions nous sont interdites.

Il y a dans tout groupe une individualité pivotale, autour de laquelle les autres s’implantent et gravitent comme un système de planètes autour de leur astre.

Petrus Borel était cet astre ; nul de nous n’essaya de se soustraire à cette attraction ; dès qu’on était entré dans le tourbillon, on tournait avec une satisfaction singulière, comme si on eût accompli une loi de nature. On ressentait un peu de l’enivrement du derviche tourneur au milieu de sa fustanelle évasée en cloche par la rapidité de sa valse.

Il était un peu plus âgé que nous, de trois ou quatre ans peut-être, de taille moyenne, bien pris, d’un galbe plein d’élégance, et fait pour porter le manteau couleur de muraille par les rues de Séville ; non qu’il eût un air d’Almaviva ou de Lindor : il était au contraire d’un gravité toute castillane et paraissait toujours sortir d’un cadre de Velasquez comme s’il y eût habité. S’il mettait son chapeau, il semblait se couvrir devant le roi comme un grand d’Espagne, il avait une courtoisie hautaine qui le séparait des autres, mais sans les blesser, tant il s’arrêtait juste à la limite où elle serait devenue de la froideur ou de l’impertinence.

C’était une de ces figures qu’on n’oublie plus, ne les eût-on aperçues qu’une fois. Ce jeune et sérieux visage, d’une régularité parfaite, olivâtre de peau, doré de légers tons d’ambre comme une peinture de maître qui s’agatise, était illuminé de grands yeux, brillants et tristes, des yeux d’Abencérage pensant à Grenade. La meilleure épithète que nous puissions trouver pour ces yeux-là, c’est : exotique ou nostalgique. La bouche d’un rouge vif luisait comme une fleur sous la moustache et jetait une étincelle de vie dans ce masque d’une immobilité orientale.

Une barbe fine, soyeuse, touffue, parfumée au benjoin, soignée comme une barbe de sultan, encadrait de son ombre noire ce pâle et beau visage. Une barbe ! cela semble bien simple aujourd’hui, mais alors il n’y en avait que deux en France : la barbe d’Eugène Devéria et la barbe de Petrus Borel ! Il fallait pour les porter un courage, un sang-froid et un mépris de la foule vraiment héroïques ! Entendez bien, non pas des favoris en côtelettes ou en nageoires, ni une mouche, ni une royale, mais une barbe pleine, entière, à tous crins ; quelle horreur !

Nous admirions, nous autres imberbes ne possédant qu’une légère moustache aux commissures des lèvres, cette maîtresse toison : nous avouons même que nous, qui n’avons jamais rien envié, nous en avons été jaloux bassement, et que nous avons essayé d’en contre-balancer l’effet par une prolixité mérovingienne de cheveux. Petrus portait les siens très courts, presque en brosse, pour laisser toute l’importance à sa barbe. Nous pouvions donc chercher de ce côté-là quelque chose de nouveau, de singulier et même d’un peu choquant.

La présence de Petrus Borel produisait une impression indéfinissable dont nous finîmes par découvrir la cause. Il n’était pas contemporain ; rien en lui ne rappelait l’homme moderne, et il semblait toujours venir du fond du passé, et on eût dit qu’il avait quitté ses aïeux la veille. Nous n’avons vu cette expression à personne ; le croire Français, né dans ce siècle, eût été difficile. Espagnol, Arabe, Italien du quinzième siècle, à la bonne heure.

Grâce à sa barbe, à sa voix puissante et douce, à son costume pittoresquement arrangé sans trop sortir de la mode ordinaire et maintenu avec goût dans les teintes sombres, Petrus Borel nous en imposait extrêmement et nous lui témoignions un respect qui n’est pas ordinaire entre jeunes gens à peu près du même âge ; il parlait bien, d’une façon étrange et paradoxale avec des mots d’une bizarrerie étudiée et une sorte d’âpreté éloquente ; il n’en était pas encore aux hurlements à la lune du lycanthrope et ne montait pas trop à la gorge du genre humain. Nous le trouvions très fort, et nous pensions qu’il serait le grand homme spécial de la bande. Les Rhapsodies s’élaboraient lentement et dans une ombre mystérieuse pour éclater en coup de foudre et aveugler ou tout au moins éblouir la bourgeoisie stupéfiée.

En attendant le jour de la publication, Petrus, qui était le plus parfait spécimen de l’idéal romantique et eût pu poser pour le héros de Byron, se promenait suivi de sa troupe, admiré de tous, fier de son génie, de sa beauté, le coin de son manteau jeté sur l’épaule, traînant derrière lui son ombre sur laquelle il n’aurait pas fallu marcher. Que de fois, aux soirées d’Hernani, on regrettait que ce ne fût pas Petrus qui jouât le rôle du bandit aimé de doña Sol, comme il eût bien représenté l’épervier de la montagne, le héros de la sierra se débattant avec la fatalité, et qu’il eût été beau, accoutré de la cape, de la cuirasse de cuir à manches vertes, du pantalon rouge et du sombrero rabattu sur les yeux !

SUITE DU PETIT CÉNACLE

C’était aussi une étrange figure que celle de Joseph Bouchardy. Il ne semblait pas né dans nos pâles climats, mais au bord de l’Indus ou du Gange, tant il était basané et fauve de ton. Quel soleil inconnu avait bruni son teint, concentrant ses rayons sur lui seul et perçant la brume au-dessus de sa tête ? C’est ce que nous ne saurions dire. Il ne lui manquait que d’être vêtu de mousseline blanche, coiffé d’un turban de cachemire enroulé, et déporter un anneau de diamants à la narine, pour avoir l’air tout à fait du maharadjah de Lahore. Il paraissait déguisé avec son habit bleu à boutons dorés, son gilet et son pantalon quadrillés de gris et de noir comme ces princes dépossédés de l’Inde anglaise qu’on voit errer sur le pavé de Londres d’un air mélancolique. Il avait des cheveux d’un noir bleu qui, en se mêlant vers les tempes au ton d’or de la peau, produisait des teintes verdâtres. Ses prunelles, étoiles de jais, brillaient de feux noirs sur une sclérotique jaune, et sa figure s’encadrait d’une légère ombre de barbe fine et soyeuse dont on eût pu compter les poils comme dans les miniatures indiennes. On eût dit bien plutôt un disciple de Kâlidâsa ou du roi Soudraka, le poète aux oreilles d’éléphant, qu’un élève enthousiaste de Victor Hugo.

Aussi lui faisait-on parfois cette plaisanterie de lui dire, lorsque l’heure de se retirer était venue : « Maharadjah, votre palanquin est avancé et s’ennuie à la porte. »

Il était de petite taille, mince, souple, avec des mouvements de panthère noire de Java, et sa tête un peu petite tournait librement sur un col long négligemment cravaté d’un foulard blanc.

Cet aspect sauvage et féroce était purement pittoresque et n’indiquait nulle barbarie intérieure. Jamais il ne fut de cœur plus chaud, plus dévoué, plus tendre que celui de ce jeune tigre des jungles. Nous aimions tous d’ailleurs, quoique les meilleurs fils du monde, avoir l’air farouche et turbulent, ne fût-ce que pour imprimer une terreur salutaire aux bourgeois.

Comme les camarades du petit cénacle, Bouchardy savait tous les vers d’Hugo, et eût récité Hernani par cœur d’un bout à l’autre, tour de force qui alors n’étonnait personne, et que nous réalisions souvent entre nous, chacun prenant un rôle de la pièce, et, par saint Jean d’Avila ! il n’y avait pas besoin de souffleur. Mais il était moins lyrique que le reste de la bande, véritablement enragée de poésie, et qui, satisfaite sous le rapport du style, se souciait assez peu du sujet. La composition dramatique le préoccupait énormément. Il faisait des plans pour des drames imaginaires, traçait des épures de scènes, ajustait des charpentes, faisait des plantations de péripéties, s’enfermait dans des situations dont il jetait la clef par la fenêtre, se donnant pour tâche de sortir de là, ménageait des effets pendant trois actes afin de les faire éclater au moment précis, découpait des portes masquées dans les murs pour l’apparition du personnage attendu et dans les planchers des trappes anglaises pour sa disparition.

Il machinait d’avance, comme un château d’Ann Radcliffe, l’édifice singulier avec donjon, tourelles, souterrains, couloirs secrets, escaliers en spirale ; salles voûtées, cabinets mystérieux, cachettes dans l’épaisseur des murs, oubliettes, caveaux mortuaires, chapelles cryptiques où ses héros et ses héroïnes devaient plus tard se rencontrer, s’aimer, se haïr, se combattre, se tendre des embûches, s’assassiner ou s’épouser.

Nous l’accusions de faire de ses pièces des modèles en bois, et il riait de l’accusation, répondant que ce serait en effet la meilleure méthode.

Bouchardy avait ce tempérament naïf et compliqué qui faisait enchevêtrer aux ouvriers du moyen âge les inextricables forêts des cathédrales et enfermer dans le coffre des horloges tout ce monde de rouages, de ressorts, de poids, de contre-poids, de balanciers, faisant mouvoir le soleil, la lune, les étoiles, les anges, les saisons, les apôtres, et même marquant quelquefois l’heure. Dans l’art dramatique, où il montra une puissance incontestable, ces difficultés de structure le charmaient par-dessus tout. Un plan simple lui paraissait par cela même défectueux, et il s’efforçait de bourrer chaque acte d’incidents, de péripéties et de complications. Lorsqu’on joua à la Gaîté le Sonneur de Saint-Paul, un des plus grands, des plus longs et des plus fructueux succès du boulevard, nous étions déjà feuilletoniste à la Presse, et c’est à nous qu’incombait la besogne difficile de rendre compte du chef-d’œuvre de Bouchardy. Neuf colonnes d’analyse ne nous avaient amené qu’a la moitié du premier acte.

Comme Bouchardy était devenu notre voisin, nous l’allâmes chercher pour nous guider dans ce dédale d’événements ; mais après une ou deux heures de marches et de contre-marches, il nous avoua qu’il ne s’y retrouvait pas, n’ayant pas son plan devant lui. Nous devons le dire, il souriait avec un certain orgueil, le monstre à la peau jaune d’or et aux cheveux indigo, et semblait flatté qu’on pût se perdre dans son œuvre comme dans les catacombes et chercher vainement à travers l’ombre la porte pour sortir. Cela l’eût amusé qu’on y fût mort de faim, mais c’est une satisfaction que nous ne lui donnâmes pas, et nous remontâmes à la lumière en perçant la voûte opaque à l’endroit où nous nous trouvions.

Quelques années plus tard, en Espagne, à Jaën, une ville d’aspect africain et féroce qu’entourent des restes de murailles moresques aux créneaux tailladés en scie et des collines fauves comme des peaux de lion, où l’on ne marche qu’armé jusqu’aux dents, et où l’on ne va chercher une botte de piment sur la place que la navaja à la ceinture et la carabine sur l’épaule, nous vîmes le long d’un mur, entre le parador et la cathédrale, une immense affiche portant ces mots : El campañero de San Pablo por el illustrissimo señor Don José Bouchardy.

La gloire de Bouchardy avait franchi non seulement les Pyrénées, mais encore la Sierra-Morena, où Don Quichotte imita la pénitence d’Amadis sur la Roche-Pauvre et où Sancho trouva près de la mule morte la valise de Cardenio, et venait rayonner romantiquement, à Jaën, après une classique représentation de Mérope.

À Valladolid, nous avions rencontré Hernani, traduit par don Eugenio de Ochoa, et qui se comportait aussi bravement qu’à la rue Richelieu.

L’élève précédait le maître comme un héraut d’armes sur le chemin des Espagnes.

À cette époque, Bouchardy n’eut pas osé rêver de tels succès ; il gravait encore à la manière noire chez Reynolds. Aucun de nous, sauf Gérard de Nerval, n’était connu ; mais nous étions soulevés comme par des souffles et il nous semblait que nous allions être emportés vers un radieux avenir. Nous reprochions seulement au futur auteur de Gaspardo le pêcheur, du Sonneur de Saint-Paul, de Christophe le Suédois, de Longue-Épée, de Pâris le comédien, de ne pas écrire en vers, et même de ne pas écrire du tout. Tout entier aux combinaisons de théâtre, il négligeait le style, chose rare dans l’école romantique, si soigneuse de la langue, bien que les classiques lui reprochent de ne pas savoir le français.

De tous les arts celui qui se prête le moins à l’expression de l’idée romantique, c’est assurément la sculpture. Elle semble avoir reçu de l’antiquité sa forme définitive. Développée sous une religion anthropomorphe où la beauté divinisée s’éternisait dans le marbre et montait sur les autels, elle a atteint une perfection qui ne saurait être dépassée. Jamais l’hymne du corps humain n’a été chanté en plus nobles strophes, la force superbe de la forme a resplendi d’un éclat incomparable pendant cette période de la civilisation grecque qui est comme la jeunesse et le printemps du génie humain.

Que peut la statuaire sans les dieux et les héros de la mythologie qui lui fournissent avec des prétextes plausibles le nu et la draperie dont elle a besoin et que le romantisme proscrit ou du moins proscrivait en ce temps de première ferveur ? Tout sculpteur est forcément classique. Il est toujours au fond du cœur de la religion des Olympiens, et ne peut lire sans un profond attendrissement les Dieux en exil d’Henri Heine. Nous-même, à cause de nos études plastiques, nous ne pouvions pas nous empêcher de regretter Zeus à la chevelure ambrosienne relégué sur l’île des Sapins dans la mer du Nord, Aphrodite enfermée sous la montagne du Vénusberg, Ampelos, sommelier d’un couvent de moines, et Hermès, commis de banque à Hambourg.

Cependant nous n’étions pas dénués de sculpteurs qui essayaient d’introduire la vérité dans l’idéal et de rapprocher la beauté de la nature. David d’Angers, célébré par Victor Hugo et Sainte-Beuve dans d’admirables pièces de vers, faisait sa Jeune fille au tombeau de Marco Botzaris, le Philopœmen, ses grands bustes monumentaux, et cette collection de médailles si caractéristiques, qui est comme l’iconographie complète du siècle. Antonin Moine, Préault, Maindron, mademoiselle de Fauveau cherchaient à briser le vieux moule et à donner à l’argile ou à la cire les souplesses de la vie et les frémissements de la passion. Dans notre cénacle, Jehan du Seigneur représentait cet art austère et rebelle à la fantaisie qui, se sentant regardé sous tous ses profils, ne peut rien escamoter ni dissimuler. — La probité du marbre fut toujours obligatoire, et ce n’est pas Jehan, si exact, si consciencieux, qui eût manqué à ce devoir.

Jehan du Seigneur, — laissons à son nom de Jean cet h moyen âge qui le rendait si heureux et lui faisait croire qu’il portait le tablier d’Ervein de Steinbach travaillant aux sculptures du munster de Strasbourg — était un jeune homme d’une vingtaine d’années environ, à peine majeur à coup sûr, l’air doux, modeste et timide d’une vierge ; il était de petite taille, mais robuste comme le sont généralement les sculpteurs, habitués à lutter contre la matière. Il avait des cheveux châtain foncé qu’il portait séparés par deux raies sur les tempes et relevés en pointe au-dessus du front comme la flamme qui couronne les génies, ou le toupet caractéristique de Louis-Philippe. Cette coiffure qui semblerait étrange aujourd’hui, dessinait un beau front blanc satiné de lumière, sous lequel brillaient deux prunelles d’un noir velouté, nageant dans le fluide bleu de l’enfance et d’une incomparable douceur. De légères moustaches, une fine royale donnaient de l’accent au masque, dont la mâchoire inférieure un peu proéminente indiquait une volonté tenace ; mais ce qui désolait du Seigneur, c’était l’extrême fraîcheur de son teint véritablement « pétri de lis et de roses, » suivant la vieille formule classique.

Il était de mode alors dans l’école romantique d’être pâle, livide, verdâtre, un peu cadavéreux, s’il était possible. Cela donnait l’air fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les remords. Les femmes sensibles vous trouvaient intéressant, et, s’apitoyant sur votre fin prochaine, abrégeaient pour vous l’attente du bonheur pour qu’au moins vous fussiez heureux en cette vie. Mais une santé vermeille éclairait cette douce et charmante physionomie qui essayait vainement de s’attrister. N’a pas l’air de lord Ruthven qui veut.

Pour se conformer au programme de son nom, Jehan du Seigneur portait, au lieu de gilet, un pourpoint de velours noir taillé en pointe emboîtant exactement la poitrine et se laçant par derrière. Ce n’était pas plus ridicule, après tout, que les gilets à cœur décolletés jusqu’au ventre et retenus par un seul bouton à la mode naguère. Une jaquette à larges revers de velours, une ample cravate en taffetas à nœud bouffant, complétaient ce costume profondément médité qui ne laissait voir aucune blanche tâche de linge, suprême élégance romantique ! Les gens qui ont cinquante ans aujourd’hui et même quelques années en sus, se souviennent des plaisanteries sur le col de chemise, considéré comme symbole de l’épicier, du bourgeois, du philistin qui, l’oreille guillotinée par ce triangle de toile empesé, semblaient apporter eux-mêmes leur tête comme un bouquet dans du papier.

Il fallait toute la majesté olympienne de Victor Hugo et les tremblements de terreur qu’il inspirait pour qu’on lui passât son petit col rabattu — concession à Joseph Prudhomme — et quand les portes étaient closes, qu’il n’y avait là aucun profane, on regrettait cette faiblesse d’un grand génie qui le rattachait à l’humanité et même — à la bourgeoisie ! Et de profonds soupirs s’exhalaient de nos poitrines d’artistes !

Cependant Jehan du Seigneur, au lieu de faire un Hercule sur l’Œta, modelait un Roland furieux s’efforçant de rompre les cordes dont on l’a lié, un groupe d’Esmeralda donnant à boire à Quasimodo, un buste de Victor, comme nous rappelions entre nous avec cette familiarité tendre que les disciples se permettent, et nous adressions, nous apprenti poète, au jeune sculpteur déjà maître, ces vers parmi beaucoup d’autres dont nous dispensons le lecteur :

Alors devant les yeux de ton âme en extase,

Chatoyante d’or faux, toute folle de gaze.

Comme aux pages d’Hugo ton cœur la demanda.

Avec ses longs cheveux que le vent roule et crêpe,

Jambe fine, pied leste et corsage de guêpe,

Vrai rêve oriental, passe l’Esmeralda.

Roland le paladin qui, l’écume à la bouche.

Sous un sourcil froncé, roule un œil fauve et louche.

Et sur les rocs aigus qu’il a déracinés,

Nud, enragé d’amour, du feu dans la narine,

Fait saillir les grands os de sa forte poitrine

                Et tord ses membres enchaînés.

Puis la tête homérique et napoléonienne

De notre roi Victor ! — que sais-je moi ? la mienne.

Celle de mon Gérard et de Petrus Borel,