Histoire du romantisme - Théophile Gautier - E-Book

Histoire du romantisme E-Book

Théophile Gautier

0,0

Beschreibung

Extrait : "De ceux qui, répondant au cor d'Hernani, s'engagèrent à sa suite dans l'âpre montagne du Romantisme et en défendirent si vaillamment les défilés contre les attaques des classiques, il ne survit qu'un petit nombre de vétérans disparaissant chaque jour comme les médaillés de Sainte-Hélène..."

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 447

Veröffentlichungsjahr: 2015

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



IPremière rencontre

De ceux qui, répondant au cor d’Hernani, s’engagèrent à sa suite dans l’âpre montagne du Romantisme et en défendirent si vaillamment les défilés contre les attaques des classiques, il ne survit qu’un petit nombre de vétérans disparaissant chaque jour comme les médaillés de Sainte-Hélène. Nous avons eu l’honneur d’être enrôlé dans ces jeunes bandes qui combattaient pour l’idéal, la poésie et la liberté de l’art, avec un enthousiasme, une bravoure et un dévouement qu’on ne connaît plus aujourd’hui. Le chef rayonnant reste toujours debout sur sa gloire comme une statue sur une colonne d’airain, mais le souvenir des soldats obscurs va bientôt se perdre, et c’est un devoir pour ceux qui ont fait partie de la grande armée littéraire d’en raconter les exploits oubliés.

Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque ; il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l’air grisait, on était fou de lyrisme et d’art. Il semblait qu’on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie.

On ne saurait imaginer à quel degré d’insignifiance et de pâleur en était arrivée la littérature. La peinture ne valait guère mieux. Les derniers élèves de David étalaient leur coloris fade sur les vieux poncifs gréco-romains. Les classiques trouvaient cela parfaitement beau ; mais devant ces chefs-d’œuvre, leur admiration ne pouvait s’empêcher de mettre la main devant la bouche pour masquer un bâillement, – ce qui ne les rendait pas plus indulgents pour les artistes de la jeune école, qu’ils appelaient des sauvages tatoués et qu’ils accusaient de peindre avec « un balai ivre. » On ne laissait pas tomber leurs insultes à terre ; on leur renvoyait momies pour sauvages, et de part et d’autre on se méprisait parfaitement.

En ce temps-là, notre vocation littéraire n’était pas encore décidée, et l’on nous aurait bien étonné si l’on nous eût dit que nous serions journaliste. La perspective d’un tel avenir nous eût assurément peu séduit. Notre intention était d’être peintre, et dans cette idée nous étions entré à l’atelier de Rioult, situé près du temple protestant de la rue Saint-Antoine, et que sa proximité du collège Charlemagne, où nous finissions nos études, nous rendait préférable à toute autre par la facilité qu’elle nous donnait de combiner les séances et les classes. Bien des fois nous avons regretté de ne pas avoir suivi notre première impulsion.

On voit ce qu’on a fait, et la réalité toujours sévère vous donne votre mesure, mais on peut rêver ce qu’on aurait fait bien plus beau, bien plus grand, bien plus magnifique ; – la page a été noircie, la toile est restée blanche, et rien n’empêche d’y supposer, comme le Frenhœffer du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, une Vénus près de laquelle les femmes nues du Titien ne seraient que d’informes barbouillages. Innocente illusion, secret subterfuge de l’amour-propre qui ne fait de mal à personne et qui console toujours un peu : il est doux de se dire, quand on a jeté le pinceau pour la plume : Quel grand peintre j’aurais été ! Pourvu que nos lecteurs ne soient pas de notre avis et ne trouvent pas aussi que nous eussions mieux fait de persister dans notre première voie !

On lisait beaucoup alors dans les ateliers. Les rapins aimaient les lettres, et leur éducation spéciale les mettant en rapport familier avec la nature, les rendait plus propres à sentir les images et les couleurs de la poésie nouvelle. Ils ne répugnaient nullement aux détails précis et pittoresques si désagréables aux classiques. Habitués à leur libre langage entremêlé de termes techniques, le mot propre n’avait pour eux rien de choquant. Nous parlons des jeunes rapins, car il y avait aussi les élèves bien sages, fidèles au dictionnaire de Chompré et au tendon d’Achille, estimés du professeur et cités par lui pour exemple. Mais ils ne jouissaient d’aucune popularité, et l’on regardait avec pitié leur sobre palette où ne brillait ni vert véronèse, ni jaune indien, ni laque de Smyrne, ni aucune des couleurs séditieuses proscrites par l’Institut.

Chateaubriand peut être considéré comme l’aïeul ou, si vous l’aimez mieux, comme le Sachem du Romantisme en France. Dans le Génie du Christianisme il restaura la cathédrale gothique ; dans les Natchez, il rouvrit la grande nature fermée ; dans René, il inventa la mélancolie et la passion moderne. Par malheur, à cet esprit si poétique manquaient précisément les deux ailes de la poésie – le vers ; – ces ailes, Victor Hugo les avait, et d’une envergure immense, allant d’un bout à l’autre du ciel lyrique. Il montait, il planait, il décrivait des cercles, il se jouait avec une liberté et une puissance qui rappelaient le vol de l’aigle.

Quel temps merveilleux ! Walter Scott était alors dans toute sa fleur de succès ; on s’initiait aux mystères du Faust de Goethe, qui contient tout, selon l’expression de madame de Staël, et même quelque chose d’un peu plus que tout. On découvrait Shakespeare sous la traduction un peu raccommodée de Letourneur, et les poèmes de lord Byron, le Corsaire, Lara, le Giaour, Manfred, Beppo, Don Juan, nous arrivaient de l’Orient, qui n’était pas banal encore. Comme tout cela était jeune, nouveau, étrangement coloré, d’enivrante et forte saveur ! La tête nous en tournait ; il semblait qu’on entrait dans des mondes inconnus. À chaque page on rencontrait des sujets de compositions qu’on se hâtait de crayonner ou d’esquisser furtivement, car de tels motifs n’eussent pas été du goût du maître et auraient pu, découverts, nous valoir un bon coup d’appui-main sur la tête.

C’était dans ces dispositions d’esprit que nous dessinions notre académie, tout en récitant à notre voisin de chevalet le Pas d’armes du roi Jean ou la Chasse du Burgrave. Sans être encore affilié à la bande romantique, nous lui appartenions par le cœur ! La préface de Cromwell rayonnait à nos yeux comme les Tables de la Loi sur le Sinaï, et ses arguments nous semblaient sans réplique. Les injures des petits journaux classiques contre le jeune maître, que nous regardions dès lors et avec raison comme le plus grand poète de France, nous mettaient en des colères féroces. Aussi brûlions-nous d’aller combattre l’hydre du perruquinisme, comme les peintres allemands qu’on voit montés sur Pégase, Cornélius en tête, à l’instar des quatre fils Aymon dans la fresque de Kaulbach à la Pinacothèque nouvelle de Munich. Seulement une monture moins classique nous eût convenu davantage, l’hippogriffe de l’Arioste, par exemple.

Hernani se répétait, et au tumulte qui se faisait déjà autour de la pièce, on pouvait prévoir que l’affaire serait chaude. Assister à cette bataille, combattre obscurément dans un coin pour la bonne cause était notre vœu le plus cher, notre ambition la plus haute ; mais la salle appartenait, disait-on, à l’auteur, au moins pour les premières représentations, et l’idée de lui demander un billet, nous rapin inconnu, nous semblait d’une audace inexécutable…

Heureusement Gérard de Nerval, avec qui nous avions eu au collège Charlemagne une de ces amitiés d’enfance que la mort seule dénoue, vint nous faire une de ces rapides visites inattendues dont il avait l’habitude et où, comme une hirondelle familière entrant par la fenêtre ouverte, il voltigeait autour de la chambre en poussant de petits cris et ressortait bientôt, car cette nature légère, ailée, que des souffles semblaient soulever comme Euphorion, le fils d’Hélène et de Faust, souffrait visiblement à rester en place, et le mieux pour causer avec lui c’était de l’accompagner dans la rue. Gérard, à cette époque, était déjà un assez grand personnage. La célébrité l’était venue chercher sur les bancs du collège. À dix-sept ans, il avait eu un volume de vers imprimé, et en lisant la traduction de Faust par ce jeune homme presque enfant encore, l’olympien de Weimar avait daigné dire qu’il ne s’était jamais si bien compris. Il connaissait Victor Hugo, était reçu dans la maison, et jouissait bien justement de toute la confiance du maître, car jamais nature ne fut plus délicate, plus dévouée et plus loyale.

Gérard était chargé de recruter des jeunes gens pour cette soirée qui menaçait d’être si orageuse et soulevait d’avance tant d’animosités. N’était-il pas tout simple d’opposer la jeunesse à la décrépitude, les crinières aux crânes chauves, l’enthousiasme à la routine, l’avenir au passé ?

Il avait dans ses poches, plus encombrées de livres, de bouquins, de brochures, de carnets à prendre des notes, car il écrivait en marchant, que celles du Colline de la Vie de Bohème, une liasse de petits carrés de papier rouge timbrés d’une griffe mystérieuse inscrivant au coin du billet le mot espagnol : hierro, voulant dire fer. – Cette devise, d’une hauteur castillane bien appropriée au caractère d’Hernani, et qui eût pu figurer sur son blason signifiait aussi qu’il fallait être, dans la lutte, franc, brave et fidèle comme l’épée.

Nous ne croyons pas avoir éprouvé de joie plus vive en notre vie que lorsque Gérard, détachant du paquet six carrés de papier rouge, nous les tendit d’un air solennel, en nous recommandant de n’amener que des hommes sûrs. Nous répondions sur notre tête de ce petit groupe, de cette escouade dont le commandement nous était confié.

Parmi nos compagnons d’atelier, il y avait deux romantiques féroces qui auraient mangé de l’académicien ; parmi nos condisciples de Charlemagne, deux jeunes poètes qui cultivaient secrètement la rime riche, le mot propre et la métaphore exacte, ayant grand-peur d’être déshérités par leurs parents, pour ces méfaits. Nous les enrôlâmes en exigeant d’eux le serment de ne faire aucun quartier aux Philistins. Un cousin à nous compléta la petite bande qui se comporta vaillamment, nous n’avons pas besoin de le dire.

Mais nous ne voulons pas raconter maintenant cette grande bataille sur laquelle s’est déjà formée une légende. Elle aura son chapitre à part ; il nous semble qu’en tête de cette histoire du Romantisme que nous avons commencée un peu au hasard, ramené vers nos souvenirs toujours vivants par la reprise de Ruy Blas, la radieuse figure de celui à qui, tout jeune, nous avons dit, comme Dante à Virgile : « Tu es mon maître et mon auteur, » doive se trouver comme frontispice avec ses traits et son aspect d’autrefois.

Nos états de services d’Hernani – trente campagnes, trente représentations vivement disputées, nous donnaient presque le droit d’être présenté au grand chef. Rien n’était plus simple : Gérard de Nerval ou Pétrus Borel, dont nous avions fait récemment la connaissance, n’avaient qu’à nous mener chez lui. Mais à cette idée nous nous sentions pris de timidités invincibles. Nous redoutions l’accomplissement de ce désir si longtemps caressé. Lorsqu’un incident quelconque faisait manquer les rendez-vous arrangés avec Gérard ou Pétrus, ou tous les deux, pour la représentation, nous éprouvions un sentiment de bien-être, notre poitrine était soulagée d’un grand poids, nous respirions librement.

Victor Hugo, que le nombre de visiteurs amené par les représentations d’Hernani avait fait renvoyer de la paisible retraite qu’il habitait au fond d’un jardin plein d’arbres, rue Notre-Dame-des-Champs, était venu se loger dans une rue projetée du quartier François Ier, la rue Jean-Goujon, composée alors d’une maison unique, celle du poète ; autour, s’étendaient les Champs-Élysées presque déserts et dont la solitude était favorable à la promenade et à la rêverie.

Deux fois nous montâmes l’escalier lentement, lentement, comme si nos bottes eussent eu des semelles de plomb. L’haleine nous manquait ; nous entendions notre cœur battre dans notre gorge et des moiteurs glacées nous baignaient les tempes. Arrivés devant la porte, au moment de tirer le cordon de la sonnette, pris d’une terreur folle, nous tournâmes les talons et nous descendîmes les degrés quatre à quatre poursuivi par nos acolytes qui riaient aux éclats.

Une troisième tentative fut plus heureuse ; nous avions demandé à nos compagnons quelques minutes pour nous remettre, et nous nous étions assis sur une des marches de l’escalier, car nos jambes flageolaient sous nous et refusaient de nous porter, mais voici que la porte s’ouvrit et qu’au milieu d’un flot de lumière, tel que Phébus et Apollon franchissant les portes de l’Aurore, apparut sur l’obscur palier, qui ? Victor Hugo, lui-même dans sa gloire.

Comme Esther devant Assuérus, nous faillîmes nous évanouir. Hugo ne put, comme le satrape vers la belle Juive, étendre vers nous pour nous rassurer, son long sceptre d’or, par la raison qu’il n’avait pas de sceptre d’or, ce qui nous étonna. Il sourit, mais ne parut pas surpris, ayant l’habitude de rencontrer journellement sur son passage de petits poètes en pâmoison, des rapins rouges comme des coqs ou pâles comme des morts, et même des hommes faits, interdits et balbutiants. Il nous releva de la manière la plus gracieuse et la plus courtoise, car il fut toujours d’une exquise politesse, et renonçant à sa promenade, il rentra avec nous dans son cabinet.

Henri Heine raconte que s’étant proposé de voir le grand Gœthe, il avait longtemps préparé dans sa tête les superbes discours qu’il lui tiendrait, mais qu’arrivé devant lui, il n’avait trouvé rien à lui dire sinon « que les pruniers sur la route d’Iéna à Weimar portent des prunes excellentes contre la soif » ; ce qui avait fait sourire doucement le Jupiter-Mansuetus de la poésie allemande, plus flatté peut-être de cette ânerie éperdue que d’un éloge ingénieusement et froidement tourné. Notre éloquence ne dépassa pas le mutisme, quoique, nous aussi, nous eussions rêvé pendant de longues soirées aux apostrophes lyriques par lesquelles nous aborderions Hugo pour la première fois.

Un peu remis, nous pûmes bientôt prendre part à la conversation engagée entre Hugo, Gérard et Pétrus. On peut regarder les dieux, les rois, les jolies femmes, les grands poètes un peu plus fixement que les autres personnages, sans qu’ils s’en fâchent, et nous examinions Hugo avec une intensité admirative dont il ne paraissait pas gêné. Il y reconnaissait l’œil du peintre prenant des notes pour écrire à jamais un aspect, une physionomie, à un moment qu’on ne veut pas oublier.

Dans l’armée Romantique comme dans l’armée d’Italie, tout le monde était jeune.

Les soldats pour la plupart n’avaient pas atteint leur majorité, et le plus vieux de la bande était le général en chef, âgé de vingt-huit ans. C’était l’âge de Bonaparte et de Victor Hugo à cette date.

Nous avons dit quelque part : « Il est rare qu’un poète, qu’un artiste, soit connu sous son premier et charmant aspect ; la réputation ne lui vient que plus tard lorsque déjà les fatigues de la vie, la lutte et les tortures des passions ont altéré sa physionomie primitive. Il ne laisse de lui qu’un masque usé, flétri, où chaque douleur a mis pour stigmate une meurtrissure ou une ride. C’est de cette dernière image, qui a sa beauté aussi, dont on se souvient. » Nous avons eu le bonheur de les connaître à leur plus frais moment de jeunesse, de beauté et d’épanouissement, tous ces poètes de la pléiade moderne dont on ne connaît plus le premier aspect.

Ce qui frappait d’abord dans Victor Hugo, c’était le front vraiment monumental qui couronnait comme un fronton de marbre blanc son visage d’une placidité sérieuse. Il n’atteignait pas, sans doute, les proportions que lui donnèrent plus tard, pour accentuer chez le poète le relief du génie, David d’Angers et d’autres artistes ; mais il était vraiment d’une beauté et d’une ampleur surhumaines ; les plus vastes pensées pouvaient s’y écrire ; les couronnes d’or et de laurier s’y poser comme sur un front de dieu ou de césar. Le signe de la puissance y était. Des cheveux châtain clair l’encadraient et retombaient un peu longs. Du reste, ni barbe, ni moustaches, ni favoris, ni royale, une face soigneusement rasée d’une pâleur particulière, trouée et illuminée de deux yeux fauves pareils à des prunelles d’aigle, et une bouche à lèvres sinueuses, à coins surbaissés, d’un dessin ferme et volontaire qui, en s’entrouvrant pour sourire, découvrait des dents d’une blancheur étincelante. Pour costume, une redingote noire, un pantalon gris, un petit col de chemise rabattu, – la tenue la plus exacte et la plus correcte. – On n’aurait vraiment pas soupçonné dans ce parfait gentleman le chef de ces bandes échevelées et barbues, terreur des bourgeois à menton glabre. Tel Victor Hugo nous apparut à cette première rencontre, et l’image est restée ineffaçable dans notre souvenir. Nous gardons précieusement ce portrait beau, jeune, souriant, qui rayonnait de génie et répandait comme une phosphorescence de gloire.

IILe petit cénacle

Après avoir été cérémonieusement présenté au chef de l’école, qui vous a reçu avec son affabilité et sa grâce ordinaires, vous plairait-il d’être introduit dans un groupe de disciples, tous animés de l’enthousiasme le plus fervent ? Seulement, -si vous admirez Racine plus que Shakespeare et Calderon, c’est une opinion que vous ferez bien de garder pour vous : la tolérance n’est pas la vertu des néophytes.

Dans une petite chambre qui n’avait pas de sièges pour tous ses hôtes, se réunissaient des jeunes gens véritablement jeunes et différents en cela des jeunes d’aujourd’hui, tous plus ou moins quinquagénaires. Le hamac où le maître du logis faisait la sieste, l’étroite couchette dans laquelle l’aurore le surprenait souvent à la dernière page d’un volume de vers, suppléaient à l’insuffisance des commodités de la conversation. On n’en parlait que mieux debout, et les gestes de l’orateur ou du déclamateur ne s’en développaient que plus amplement. Par exemple il ne fallait pas trop faire les grands bras, de peur de se heurter le poing à la pente du lambris.

La chambre était pauvre, mais d’une pauvreté fière et non sans quelque ornement. Un passe-partout de sapin verni contenait des croquis d’Eugène et d’Achille Devéria ; auprès du passe-partout, une baguette d’or encadrait une tête de Louis Boulanger d’après Titien ou Giorgione, peinte sur carton, en pleine pâte, d’un ton superbe. Sur un pan de mur, un morceau de cuir de Bohême, à fond d’or, gaufré de couleurs métalliques, avait non pas la prétention de tapisser la chambre, mais d’étaler, pour le plaisir des peintres, un fauve miroitement d’or et de tons chatoyants dans un angle obscur.

Pour garniture la cheminée avait deux cornets en faïence de Rouen remplis de fleurs. Une tête de mort qu’on eût pu croire prise sous la main de quelque Madeleine de l’Espagnolet, tant le rayon y tombait livide, tenait lieu de pendule. Si elle n’indiquait pas l’heure, elle faisait du moins penser à la fuite irréparable du Temps. C’était le vers d’Horace traduit en symbolisme romantique.

Les médaillons des camarades, modelés par Jehan du Seigneur – notez bien cet h, il est caractéristique du temps, – et passés à l’huile grasse pour leur ôter la crudité du plâtre et les culotter, pardon du mot, les statuaires et les fumeurs l’emploient dans la même acception, étaient suspendus de chaque côté de la glace et dans l’épaisseur de la fenêtre, où ils recevaient un jour frisant très favorable au relief.

Que sont devenus ces médaillons faits par une main glacée elle-même maintenant, d’après des originaux disparus ou dont bien peu du moins survivent ? Ces plâtres se seront sans doute brisés au choc brutal des déménagements à travers les odyssées d’existences aventureuses, car alors nul de nous n’était assez riche pour assurer l’éternité du bronze à cette collection qui serait aujourd’hui si précieuse comme art et comme souvenir.

Mais quand la vaste jeunesse ouvre devant vous ses horizons illimités, on ne se doute pas que le présent prodigué avec tant d’insouciance peut un jour devenir de l’histoire, et l’on perd sur le bord de la route bien des témoignages curieux.

Sur une modeste étagère de merisier suspendue à des cordons, resplendissait, entre quelques volumes de choix, un exemplaire de Cromwell, avec une dédicace amicale, signée du monogramme V. II. La Bible chez les protestants, le Koran parmi les Mahométans ne sont pas l’objet d’une plus profonde vénération. C’était bien, en effet, pour nous le livre par excellence, le livre qui contenait la pure doctrine.

La réunion se composait habituellement de Gérard de Nerval, de Jehan du Seigneur, d’Augustus Mac-Keat, de Philothée O’Neddy (chacun arrangeait un peu son nom pour lui donner plus de tournure), de Napoléon Tom, de Joseph Bouchardy, de Célestin Nanteuil, un peu plus tard, de Théophile Gautier, de quelques autres encore, et enfin de Pétrus Borel lui-même. Ces jeunes gens, unis par la plus tendre amitié, étaient les uns peintres, les autres statuaires, celui-ci graveur, celui-là architecte ou du moins élève en architecture. Quant à nous, comme nous l’avons dit, placé à l’Y du carrefour, nous hésitions entre les deux routes, c’est-à-dire entre la poésie et la peinture, également abominables aux familles.

Cependant, sans avoir franchi le Rubicon, nous commencions à faire plus de vers que de croquis, et peindre avec des mots nous paraissait plus commode que de peindre avec des couleurs. Au moins, la séance finie, il n’y avait pas besoin de faire sa palette et de nettoyer ses pinceaux.

Nous n’étions pas le seul de la petite bande qui éprouvât ces incertitudes de vocation. Joseph Bouchardy, alors inconnu, apprenait à graver à la manière noire sous l’Anglais Reynolds, auteur de la belle planche d’après le tableau de la Méduse, de Géricault, mais il se sentait violemment entraîné vers le drame. On sait à quel point le succès justifia cette indication impérieuse de l’instinct. J. Bouchardy-Cœur-de-Salpêtre, comme l’appelle Pétrus dans la préface des Rhapsodies, où il jette en passant un mot à chaque camarade, ne se fit pas graveur au pointillé, quoiqu’il en eût appris le métier à fond. Il devint le Shakespeare du boulevard. On pourrait dire que l’on retrouve dans son œuvre écrite les noirs profonds de la gravure anglaise.

Pétrus aussi cherchait sa voie. De l’atelier de l’architecte il était passé à l’atelier d’Eugène Devéria, essayant la peinture, mais si l’on peut employer une locution si classique dans une histoire du Romantisme, nous le soupçonnons d’avoir dès ce temps secrètement courtisé la Muse. Gérard était parmi nous le seul lettré dans l’acception où se prenait ce mot au milieu du dix-huitième siècle. Il était plus subjectif qu’objectif, s’occupait plus de l’idée que de l’image, comprenait la nature un peu à la façon de Jean-Jacques Rousseau, dans ses rapports avec l’homme ; n’avait qu’un goût médiocre aux tableaux et aux statues, et malgré son commerce assidu avec l’Allemagne et sa familiarité avec Gœthe, restait beaucoup plus Français qu’aucun de nous ; de race, de tempérament et d’esprit.

Cette immixtion de l’art dans la poésie a été et demeure un des signes caractéristiques de la nouvelle École, et fait comprendre pourquoi ses premiers adeptes se recrutèrent plutôt parmi les artistes que parmi les gens de lettres. Une foule d’objets, d’images, de comparaisons, qu’on croyait irréductibles au verbe, sont entrés dans le langage et y sont restés. La sphère de la littérature s’est élargie et renferme maintenant la sphère de l’art dans son orbe immense.

Telle était la situation de nos esprits ; les arts nous sollicitaient par les formes séduisantes qu’ils nous offraient pour réaliser notre rêve de beauté, mais l’ascendant du maître nous entraînait dans son lumineux sillage, nous faisant oublier qu’il est encore plus difficile d’être un grand poète que d’être un grand peintre.

Goethe l’impassible a connu ces agitations, ces tentatives, ces travaux pour s’assimiler un nouveau moyen d’expression, et dans ses épigrammes de Venise, il écrivait : « J’ai essayé bien des choses, j’ai beaucoup dessiné, gravé sur cuivre, peint à l’huile ; j’ai aussi bien souvent pétri l’argile, mais je n’ai pas eu de persévérance, et je n’ai rien appris, rien accompli. Dans un seul art je suis devenu presque un maître, dans l’art d’écrire en allemand, et c’est ainsi, poète malheureux, que je perds hélas ! sur la plus ingrate matière – la vie et l’art… Que voulut faire de moi la destinée ? il serait téméraire de le demander, car le plus souvent de la plupart des hommes elle ne veut pas faire grand-chose !… Un poète ? elle aurait réussi à en faire un de moi si la langue ne s’était pas montrée absolument rebelle. »

Puissions-nous, après tant d’années de labeurs et de recherches poussées en divers sens, être aussi devenu presque un maître dans un seul art, dans l’art d’écrire en français ! Mais de telles ambitions nous sont interdites.

Il y a dans tout groupe une individualité pivotale, autour de laquelle les autres s’implantent et gravitent comme un système de planètes autour de leur astre.

Pétrus Borel était cet astre ; nul de nous n’essaya de se soustraire à cette attraction ; dès qu’on était entré dans le tourbillon, on tournait avec une satisfaction singulière, comme si on eût accompli une loi de nature. On ressentait un peu de l’enivrement du derviche tourneur au milieu de sa fustanelle évasée en cloche par la rapidité de sa valse.

Il était un peu plus âgé que nous, de trois ou quatre ans peut-être, de taille moyenne, bien pris, d’un galbe plein d’élégance, et fait pour porter le manteau couleur de muraille par les rues de Séville ; non qu’il eût un air d’Almaviva ou de Lindor : il était au contraire d’un gravité toute castillane et paraissait toujours sortir d’un cadre de Velasquez comme s’il y eût habité. S’il mettait son chapeau, il semblait se couvrir devant le roi comme un grand d’Espagne, il avait une courtoisie hautaine qui le séparait des autres, mais sans les blesser, tant il s’arrêtait juste à la limite où elle serait devenue de la froideur ou de l’impertinence.

C’était une de ces figures qu’on n’oublie plus, ne les eût-on aperçues qu’une fois. Ce jeune et sérieux visage, d’une régularité parfaite, olivâtre de peau, doré de légers tons d’ambre comme une peinture de maître qui s’agatise, était illuminé de grands yeux, brillants et tristes, des yeux d’Abencérage pensant à Grenade. La meilleure épithète que nous puissions trouver pour ces yeux-là, c’est : exotique ou nostalgique. La bouche d’un rouge vif luisait comme une fleur sous la moustache et jetait une étincelle de vie dans ce masque d’une immobilité orientale.

Une barbe fine, soyeuse, touffue, parfumée au benjoin, soignée comme une barbe de sultan, encadrait de son ombre noire ce pâle et beau visage. Une barbe ! cela semble bien simple aujourd’hui, mais alors il n’y en avait que deux en France : la barbe d’Eugène Devéria et la barbe de Pétrus Borel ! Il fallait pour les porter un courage, un sang-froid et un mépris de la foule vraiment héroïques ! Entendez bien, non pas des favoris en côtelettes ou en nageoires, ni une mouche, ni une royale, mais une barbe pleine, entière, à tous crins ; quelle horreur !

Nous admirions, nous autres imberbes ne possédant qu’une légère moustache aux commissures des lèvres, cette maîtresse toison : nous avouons même que nous, qui n’avons jamais rien envié, nous en avons été jaloux bassement, et que nous avons essayé d’en contrebalancer l’effet par une prolixité mérovingienne de cheveux. Pétrus portait les siens très courts, presque en brosse, pour laisser toute l’importance à sa barbe. Nous pouvions donc chercher de ce côté-là quelque chose de nouveau, de singulier et même d’un peu choquant.

La présence de Pétrus Borel produisait une impression indéfinissable dont nous finîmes par découvrir la cause. Il n’était pas contemporain ; rien en lui ne rappelait l’homme moderne, et il semblait toujours venir du fond du passé, et on eût dit qu’il avait quitté ses aïeux la veille. Nous n’avons vu cette expression à personne ; le croire Français, né dans ce siècle, eût été difficile. Espagnol, Arabe, Italien du quinzième siècle, à la bonne heure.

Grâce à sa barbe, à sa voix puissante et douce, à son costume pittoresquement arrangé sans trop sortir de la mode ordinaire et maintenu avec goût dans les teintes sombres, Pétrus Borel nous en imposait extrêmement et nous lui témoignions un respect qui n’est pas ordinaire entre jeunes gens à peu près du même âge ; il parlait bien, d’une façon étrange et paradoxale avec des mots d’une bizarrerie étudiée et une sorte d’âpreté éloquente ; il n’en était pas encore aux hurlements à la lune du lycanthrope et ne montait pas trop à la gorge du genre humain. Nous le trouvions très fort, et nous pensions qu’il serait le grand homme spécial de la bande. Les Rhapsodies s’élaboraient lentement et dans une ombre mystérieuse pour éclater en coup de foudre et aveugler ou tout au moins éblouir la bourgeoisie stupéfiée.

En attendant le jour de la publication, Pétrus, qui était le plus parfait spécimen de l’idéal romantique et eût pu poser pour le héros de Byron, se promenait suivi de sa troupe, admiré de tous, fier de son génie, de sa beauté, le coin de son manteau jeté sur l’épaule, traînant derrière lui son ombre sur laquelle il n’aurait pas fallu marcher. Que de fois, aux soirées d’Hernani, on regrettait que ce ne fût pas Pétrus qui jouât le rôle du bandit aimé de dona Sol, comme il eût bien représenté l’épervier de la montagne, le héros de la sierra se débattant avec la fatalité, et qu’il eût été beau, accoutré de la cape, de la cuirasse de cuir à manches vertes, du pantalon rouge et du sombrero rabattu sur les yeux !

IIISuite du petit cénacle

C’était aussi une étrange figure que celle de Joseph Bouchardy. Il ne semblait pas né dans nos pâles climats, mais au bord de l’Indus ou du Gange, tant il était basané et fauve de ton. Quel soleil inconnu avait bruni son teint, concentrant ses rayons sur lui seul et perçant la brume au-dessus de sa tête ? C’est ce que nous ne saurions dire. Il ne lui manquait que d’être vêtu de mousseline blanche, coiffé d’un turban de cachemire enroulé, et déporter un anneau de diamants à la narine, pour avoir l’air tout à fait du maharajah de Lahore. Il paraissait déguisé avec son habit bleu à boutons dorés, son gilet et son pantalon quadrillés de gris et de noir comme ces princes dépossédés de l’Inde anglaise qu’on voit errer sur le pavé de Londres d’un air mélancolique. Il avait des cheveux d’un noir bleu qui, en se mêlant vers les tempes au ton d’or de la peau, produisait des teintes verdâtres. Ses prunelles, étoiles de jais, brillaient de feux noirs sur une sclérotique jaune, et sa figure s’encadrait d’une légère ombre de barbe fine et soyeuse dont on eût pu compter les poils comme dans les miniatures indiennes. On eût dit bien plutôt un disciple de Calidaça ou du roi Soudraka, le poète aux oreilles d’éléphant, qu’un élève enthousiaste de Victor Hugo.

Aussi lui faisait-on parfois cette plaisanterie de lui dire, lorsque l’heure de se retirer était venue : « Maharajah, votre palanquin est avancé et s’ennuie à la porte. »

Il était de petite taille, mince, souple, avec des mouvements de panthère noire de Java, et sa tête un peu petite tournait librement sur un col long négligemment cravaté d’un foulard blanc.

Cet aspect sauvage et féroce était purement pittoresque et n’indiquait nulle barbarie intérieure. Jamais il ne fut de cœur plus chaud, plus dévoué, plus tendre que celui de ce jeune tigre des jungles. Nous aimions tous d’ailleurs, quoique les meilleurs fils du monde, avoir l’air farouche et turbulent, ne fût-ce que pour imprimer une terreur salutaire aux bourgeois.

Comme les camarades du petit cénacle, Bouchardy savait tous les vers d’Hugo, et eût récité Hernani par cœur d’un bout à l’autre, tour de force qui alors n’étonnait personne, et que nous réalisions souvent entre nous, chacun prenant un rôle de la pièce, et, par saint Jean d’Avila ! il n’y avait pas besoin de souffleur. Mais il était moins lyrique que le reste de la bande, véritablement enragée de poésie, et qui, satisfaite sous le rapport du style, se souciait assez peu du sujet. La composition dramatique le préoccupait énormément. Il faisait des plans pour des drames imaginaires, traçait des épures de scènes, ajustait des charpentes, faisait des plantations de péripéties, s’enfermait dans des situations dont il jetait la clef par la fenêtre, se donnant pour tâche de sortir de là, ménageait des effets pendant trois actes afin de les faire éclater au moment précis, découpait des portes masquées dans les murs pour l’apparition du personnage attendu et dans les planchers des trappes anglaises pour sa disparition.

Il machinait d’avance, comme un château d’Anne Radcliff, l’édifice singulier avec donjon, tourelles, souterrains, couloirs secrets, escaliers en spirale ; salles voûtées, cabinets mystérieux, cachettes dans l’épaisseur des murs, oubliettes, caveaux mortuaires, chapelles cryptiques où ses héros et ses héroïnes devaient plus tard se rencontrer, s’aimer, se haïr, se combattre, se tendre des embûches, s’assassiner ou s’épouser.

Nous l’accusions de faire de ses pièces des modèles en bois, et il riait de l’accusation, répondant que ce serait en effet la meilleure méthode.

Bouchardy avait ce tempérament naïf et compliqué qui faisait enchevêtrer aux ouvriers du Moyen Âge les inextricables forêts des cathédrales et enfermer dans le coffre des horloges tout ce monde de rouages, de ressorts, de poids, de contrepoids, de balanciers, faisant mouvoir le soleil, la lune, les étoiles, les anges, les saisons, les apôtres, et même marquant quelquefois l’heure. Dans l’art dramatique, où il montra une puissance incontestable, ces difficultés de structure le charmaient par-dessus tout. Un plan simple lui paraissait par cela même défectueux, et il s’efforçait de bourrer chaque acte d’incidents, de péripéties et de complications. Lorsqu’on joua à la Gaîté le Sonneur de Saint-Paul, un des plus grands, des plus longs et des plus fructueux succès du boulevard, nous étions déjà feuilletonistes à la Presse, et c’est à nous qu’incombait la besogne difficile de rendre compte du chef-d’œuvre de Bouchardy. Neuf colonnes d’analyse ne nous avaient amené qu’à la moitié du premier acte.

Comme Bouchardy était devenu notre voisin, nous l’allâmes chercher pour nous guider dans ce dédale d’évènements ; mais après une ou deux heures de marches et de contremarches, il nous avoua qu’il ne s’y retrouvait pas, n’ayant pas son plan devant lui. Nous devons le dire, il souriait avec un certain orgueil, le monstre à la peau jaune d’or et aux cheveux indigo, et semblait flatté qu’on pût se perdre dans son œuvre comme dans les catacombes et chercher vainement à travers l’ombre la porte pour sortir. Cela l’eût amusé qu’on y fût mort de faim, mais c’est une satisfaction que nous ne lui donnâmes pas, et nous remontâmes à la lumière en perçant la voûte opaque à l’endroit où nous nous trouvions.

Quelques années plus tard, en Espagne, à Jaën, une ville d’aspect africain et féroce qu’entourent des restes de murailles moresques aux créneaux tailladés en scie et des collines fauves comme des peaux de lion, où l’on ne marche qu’armé jusqu’aux dents, et où l’on ne va chercher une botte de piment sur la place que la navaja à la ceinture et la carabine sur l’épaule, nous vîmes le long d’un mur, entre le parador et la cathédrale, une immense affiche portant ces mots : El campanero de San Pablo por el illustrissimo señor Don José Bouchardy.

La gloire de Bouchardy avait franchi non seulement les Pyrénées, mais encore la Sierra-Morena, où Don Quichotte imita la pénitence d’Amadis sur la Roche-Pauvre et où Sancho trouva près de la mule morte la valise de Cardenio, et venait rayonner romantiquement, à Jaën, après une classique représentation de Mérope.

À Valladolid, nous avions rencontré Hernani, traduit par don Eugenio de Ochoa, et qui se comportait aussi bravement qu’à la rue Richelieu.

L’élève précédait le maître comme un héraut d’armes sur le chemin des Espagnes.

À cette époque, Bouchardy n’eut pas osé rêver de tels succès ; il gravait encore à la manière noire chez Reynolds. Aucun de nous, sauf Gérard de Nerval, n’était connu ; mais nous étions soulevés comme par des souffles et il nous semblait que nous allions être emportés vers un radieux avenir. Nous reprochions seulement au futur auteur de Gaspardo le pêcheur, du Sonneur de Saint-Paul, de Christophe le Suédois, de Longue-Épée, de Pâris le comédien, de ne pas écrire en vers, et même de ne pas écrire du tout. Tout entier aux combinaisons de théâtre, il négligeait le style, chose rare dans l’école romantique, si soigneuse de la langue, bien que les classiques lui reprochent de ne pas savoir le français.

De tous les arts celui qui se prête le moins à l’expression de l’idée romantique, c’est assurément la sculpture. Elle semble avoir reçu de l’antiquité sa forme définitive. Développée sous une religion anthropomorphe où la beauté divinisée s’éternisait dans le marbre et montait sur les autels, elle a atteint une perfection qui ne saurait être dépassée. Jamais l’hymne du corps humain n’a été chanté en plus nobles strophes, la force superbe de la forme a resplendi d’un éclat incomparable pendant cette période de la civilisation grecque qui est comme la jeunesse et le printemps du génie humain.

Que peut la statuaire sans les dieux et les héros de la mythologie qui lui fournissent avec des prétextes plausibles le nu et la draperie dont elle a besoin et que le romantisme proscrit ou du moins proscrivait en ce temps de première ferveur ? Tout sculpteur est forcément classique. Il est toujours au fond du cœur de la religion des Olympiens, et ne peut lire sans un profond attendrissement les Dieux en exil d’Henri Heine. Nous-mêmes, à cause de nos études plastiques, nous ne pouvions pas nous empêcher de regretter Zeus à la chevelure ambrosienne relégué sur l’île des Sapins dans la mer du Nord, Aphrodite enfermée sous la montagne du Venusberg, Ampelos, sommelier d’un couvent de moines, et Hermès, commis de banque à Hambourg.

Cependant nous n’étions pas dénués de sculpteurs qui essayaient d’introduire la vérité dans l’idéal et de rapprocher la beauté de la nature. David d’Angers, célébré par Victor Hugo et Sainte-Beuve dans d’admirables pièces de vers, faisait sa Jeune fille au tombeau de Marco Botzaris, le Philopœmen, ses grands bustes monumentaux, et cette collection de médailles si caractéristiques, qui est comme l’iconographie complète du siècle. Antonin Moine, Préault, Maindron, mademoiselle de Fauveau cherchaient à briser le vieux moule et à donner à l’argile ou à la cire les souplesses de la vie et les frémissements de la passion. Dans notre cénacle, Jehan du Seigneur représentait cet art austère et rebelle à la fantaisie qui, se sentant regardé sous tous ses profils, ne peut rien escamoter ni dissimuler. – La probité du marbre fut toujours obligatoire, et ce n’est pas Jehan, si exact, si consciencieux, qui eût manqué à ce devoir.

Jehan du Seigneur, – laissons à son nom de Jean cet h Moyen Âge qui le rendait si heureux et lui faisait croire qu’il portait le tablier d’Ervein de Steinbach travaillant aux sculptures du munster de Strasbourg – était un jeune homme d’une vingtaine d’années environ, à peine majeur à coup sûr, l’air doux, modeste et timide d’une vierge ; il était de petite taille, mais robuste comme le sont généralement les sculpteurs, habitués à lutter contre la matière. Il avait des cheveux châtain foncé qu’il portait séparés par deux raies sur les tempes et relevés en pointe au-dessus du front comme la flamme qui couronne les génies, ou le toupet caractéristique de Louis-Phillippe. Cette coiffure qui semblerait étrange aujourd’hui, dessinait un beau front blanc satiné de lumière, sous lequel brillaient deux prunelles d’un noir velouté, nageant dans le fluide bleu de l’enfance et d’une incomparable douceur. De légères moustaches, une fine royale donnaient de l’accent au masque, dont la mâchoire inférieure un peu proéminente indiquait une volonté tenace ; mais ce qui désolait du Seigneur, c’était l’extrême fraîcheur de son teint véritablement « pétri de lis et de roses, » suivant la vieille formule classique.

Il était de mode alors dans l’école romantique d’être pâle, livide, verdâtre, un peu cadavéreux, s’il était possible. Cela donnait l’air fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les remords. Les femmes sensibles vous trouvaient intéressant, et, s’apitoyant sur votre fin prochaine, abrégeaient pour vous l’attente du bonheur pour qu’au moins vous fussiez heureux en cette vie. Mais une santé vermeille éclairait cette douce et charmante physionomie qui essayait vainement de s’attrister. N’a pas l’air de lord Ruthven qui veut.

Pour se conformer au programme de son nom, Jehan du Seigneur portait, au lieu de gilet, un pourpoint de velours noir taillé en pointe emboîtant exactement la poitrine et se laçant par derrière. Ce n’était pas plus ridicule, après tout, que les gilets à cœur décolletés jusqu’au ventre et retenus par un seul bouton à la mode naguère. Une jaquette à larges revers de velours, une ample cravate en taffetas à nœud bouffant, complétaient ce costume profondément médité qui ne laissait voir aucune blanche tache de linge, suprême élégance romantique ! Les gens qui ont cinquante ans aujourd’hui et même quelques années en sus, se souviennent des plaisanteries sur le col de chemise, considéré comme symbole de l’épicier, du bourgeois, du philistin qui, l’oreille guillotinée par ce triangle de toile empesé, semblaient apporter eux-mêmes leur tête comme un bouquet dans du papier.

Il fallait toute la majesté olympienne de Victor Hugo et les tremblements de terreur qu’il inspirait pour qu’on lui passât son petit col rabattu – concession à Joseph Prudhomme – et quand les portes étaient closes, qu’il n’y avait là aucun profane, on regrettait cette faiblesse d’un grand génie qui le rattachait à l’humanité et même – à la bourgeoisie ! Et de profonds soupirs s’exhalaient de nos poitrines d’artistes !

Cependant Jehan du Seigneur, au lieu de faire un Hercule sur l’Œta, modelait un Roland furieux s’efforçant de rompre les cordes dont on l’a lié, un groupe d’Esmeralda donnant à boire à Quasimodo, un buste de Victor, comme nous l’appelions entre nous avec cette familiarité tendre que les disciples se permettent, et nous adressions, nous apprenti poète, au jeune sculpteur déjà maître, ces vers parmi beaucoup d’autres dont nous dispensons le lecteur :

Alors devant les yeux de ton âme en extase,
Chatoyante d’or faux, toute folle de gaze,
Comme aux pages d’Hugo ton cœur la demanda,
Avec ses longs cheveux que le vent roule et crêpe,
Jambe fine, pied leste et corsage de guêpe,
Vrai rêve oriental, passe l’Esmeralda.
Roland le paladin qui, l’écume à la bouche,
Sous un sourcil froncé, roule un œil fauve et louche,
Et sur les rocs aigus qu’il a déracinés.
Nud, enragé d’amour, du feu dans la narine,
Fait saillir les grands os de sa forte poitrine
Et tord ses membres enchaînés.
Puis la tête homérique et napoléonienne
De notre roi Victor ! – que sais-je moi ? la mienne,
Celle de mon Gérard et de Pétrus Borel,
Et d’autres qu’en jouant tu fais d’un doigt agile
Palpiter dans la cire et vivre dans l’argile
– Assez pour, autrefois, rendre un nom immortel !
IVLe compagnon miraculeux

Jules Vabre doit sa célébrité à l’annonce sur la couverture des Rhapsodies de Pétrus Borel, de l’Essai sur l’incommodité des commodes, ouvrage qui n’a jamais paru et peut aller rejoindre sur les catalogues fantastiques le Pauvre Sapeur ! et le traité : De l’influence des queues de poisson sur les ondulations de la mer, d’Ernest Reyer.

On n’a pas oublié non plus cette stance de l’odelette à lui adressée par Pétrus, dans les mêmes Rhapsodies :

De bonne foi, Jules Vabre,
Compagnon miraculeux,
Aux regards méticuleux
Des bourgeois à menton glabre,
Devons-nous sembler follet
Dans ce monde où tout se range !
Devons-nous sembler étrange
Nous faisant ce qui nous plaît ?

Le fait est que Jules Vabre aurait pu étonner même des hommes barbus, si l’on eût porté de la barbe en ce temps-là. Car c’est une des plus originales figures dont nous ayons gardé souvenir. Il ne portait pas son Romantisme arboré comme un panache et n’affectait pas de ces airs truculents si fort à la mode dans l’école. Ses cheveux blonds, déjà un peu éclaircis au sommet du front, ne s’allongeaient pas démesurément, et sa moustache ne tombait pas jusque sur sa poitrine comme celle des anciens guerriers bretons, mais ses yeux gris pétillaient de malice, et dans les coins de sa bouche, autour des ailes de son nez, à l’angle externe de ses yeux, se formaient et s’effaçaient des milliers de petites rides pleines d’ironie. Souvent il riait d’un rire silencieux, pareil à celui de Chingachgook, le Mohican, aux comédies qui se jouaient dans sa cervelle, et, quand il parlait, on croyait voir apparaître une procession de figures fatales, faisant des grimaces et des culbutes, s’esclaffant de rire, vous tirant la langue en disparaissant subitement comme des ombres chinoises. En causant avec lui, on avait la sensation de feuilleter les Songes drolatiques de Rabelais. C’était absolument fou et profondément vrai, et ces fantoches extravagants vivaient de la vie la plus intense, tantôt comique, tantôt douloureuse.

Il était romantique, mais Rabelaisien aussi, et dans le mélange prescrit du grotesque et du sérieux il eut volontiers forcé la dose du bouffon ; de l’air le plus glacial et le plus détaché, il faisait les farces les plus énormes et mystifiait les bourgeois avec l’aplomb de Panurge. Il rappelait encore ce Merckle en qui Gœthe voyait le type le plus parfait de Méphistophélès.

Mais que faisait ce Jules Vabre, depuis si longtemps disparu et qui n’a laissé de trace de son passage qu’une ironique annonce de livre et son nom dans une dédicace ? Était-ce un poète, un peintre, un statuaire, un musicien ? Nous ne connaissons de lui ni pièce de vers, ni tableau, ni statue, ni sonate, – il était architecte, – il y en avait beaucoup dans l’armée d’Hernani aussi ennuyés des cinq ordres que nous pouvions l’être des trois unités. – Aux moments où l’arrivée du Galion des Indes se faisait attendre, Vabre et son ami Pétrus dirigeaient des constructions pour le compte d’entrepreneurs et se logeaient dans la première pièce à peu près close, pour épargner d’abord des frais de loyer, et ensuite pour jouer au Robinson Crusoé et au sauvage perdu au milieu de la civilisation.

C’est ainsi que nous les trouvâmes installés sous la voûte d’une cave à demi effondrée dans une maison de la rue Fontaine-au-Roi qu’ils étaient chargés sans doute de réparer. Les charpentes arrachées, les briques, les moellons jetés en tas remplissaient la cour de décombres et en rendaient l’accès assez difficile. En trébuchant contre les pierres et les poutres nous parvînmes au domicile de nos amis guidé par la lueur intermittente qui s’échappait des soupiraux de la caverne – pour eux c’était une véritable caverne dans l’île de Juan-Fernandez et non une cave rue Fontaine-au-Roi, – nous descendîmes quelques marches et nous aperçûmes Pétrus pâle et superbe, plus fier qu’un Richomme de Castille, assis près d’un feu de bouts de planche dont Vabre agenouillé, le corps porté en avant sur les mains, les joues gonflées comme l’Éole classique, avivait la flamme avec son souffle, ce qui produisait cette anhélation de lumière qu’on apercevait de dehors.

Le groupe ainsi éclairé en dessous, en projetant de fortes ombres, déformées bizarrement par la courbure de la voûte, eût fourni à Rembrandt, ou même à Norblin si Rembrandt eût été trop occupé en ce moment-là, le sujet d’une eau-forte pleine de mystère et d’effet.

Sous la cendre de ce feu cuisait le souper de deux amis d’une sobriété plus que érémitique, – des pommes de terre ! – Mais le dimanche nous y mettons du sel, dit Jules Vabre avec un air de sensualité orgueilleuse, car enfin du sel c’était du luxe comme la tasse de bois de Diogène : les palais naïfs n’ont pas besoin de cet excitant, et l’on peut boire dans le creux de sa main.

L’eau de la pompe arrosait ce menu d’une simplicité primitive, et les deux camarades avaient le caractère ainsi fait qu’ils devaient éprouver une certaine joie à réduire leur vie au strict indispensable. Avec si peu de besoins, il est facile de se soustraire aux tyrannies de la civilisation, et ils se sentaient libres dans leur cave comme dans une île déserte. Un volet couché sur deux tréteaux supportait les dessins et les épures de la construction, un cahier de papelitos veuf de presque tous les feuillets, avec sa vignette de contrebandiers et sa légende catalane Upa, mynions, alere ! une blague à tabac faite de la patte palmée d’un oiseau de mer, et d’où s’échappaient comme des cheveux blonds d’une résille, quelques rares fils de maryland trop peu nombreux hélas ! pour être roulés en une suprême cigarette.

En ce temps-là nous ne fumions pas encore, mais nous savions déjà que nulle privation n’est plus dure que celle du tabac pour ceux qui ont l’habitude de se gargariser de fumée ; aussi avions-nous apporté un paquet de maryland, espérant que la fierté de nos amis ne se formaliserait pas d’une si chétive offrande. Ils étaient de ceux-là qui, le ventre creux, répondent toujours, si on les invite, qu’ils sortent de table et ont magnifiquement dîné ; mais ils n’avaient pas fumé depuis la veille, et Pétrus, éventrant le paquet, en tira une chevelure, la roula sous son pouce couleur d’or bruni dans la petite feuille de papel de hilo, l’alluma à la chandelle plantée dans une bouteille vide, et la porta à ses lèvres avec une visible expression déplaisir bien rare sur sa figure stoïque. Ses grands yeux hispano-arabes brillèrent un instant, une légère rougeur se répandit sous le tissu olivâtre de sa peau, des jets de fumée blanche lui sortirent alternativement des lèvres et des narines, et bientôt il disparut à demi dans le vaporeux tourbillon, pareil à Jupiter assembleur de nuages. Il est inutile de dire que pendant ce temps-là Jules Vabre, le compagnon miraculeux, se livrait à une opération absolument pareille.

Maintenant, nous demandera peut-être le lecteur par quel filament se rattache à l’histoire du Romantisme ce brave Jules Vabre, charmant garçon d’ailleurs, mais dont les titres littéraires sont un peu minces, puisque, de votre aveu, il n’a pas achevé ni même commencé l’Essai sur l’incommodité des commodes, cet ouvrage d’ébénisterie transcendantale.

Jules Vabre aimait Shakespeare, mais d’un amour excessif, même dans un cénacle romantique. C’était son Dieu, son idole, sa passion, un phénomène auquel il ne pouvait s’accoutumer, et qui le surprenait davantage à chaque rencontre : il y pensait, le jour, il en rêvait la nuit, et comme La Fontaine, qui disait aux passants : « Avez-vous lu Baruch ? » Vabre eût volontiers arrêté les gens dans la rue pour leur demander : « Avez-vous lu Shakespeare ? » Cet architecte fut complètement envahi et possédé par ce poète. Ne trouvant pas qu’il savait assez l’anglais, Jules Vabre, sans se laisser effrayer par des perspectives de famine et de misère, quitta Paris pour Londres n’ayant d’autre but que de se perfectionner dans la langue de son auteur, afin qu’aucune finesse du texte ne lui échappât. Selon lui, et il avait peut-être raison, pour s’assimiler complètement un idiome étranger, il fallait d’abord se baigner dans l’atmosphère du pays, renoncer à toute idée, à toute critique, se soumettre aveuglément au milieu, imiter autant que possible les indigènes par le geste, la tenue, la physionomie, se nourrir de leurs mets, s’abreuver de leurs boissons ; on voit d’ici tout le système.

Entre autres paradoxes, il prétendait qu’il faut arroser les langues latines avec du vin et les langues anglo-saxonnes avec de la bière, et il assurait que, pour sa part, il devait au stout et à l’extra-stout des progrès étonnants, cette boisson, si foncièrement anglaise, le faisant entrer dans l’intimité du pays, lui causant des sensations, lui suggérant des idées inconnues aux Français et lui révélant des nuances d’interprétation insaisissables pour tout autre.

Il s’était fait une âme anglaise, un cerveau anglais, un extérieur anglais ; il ne pensait qu’en anglais ; il ne lisait plus les journaux de France, ni aucun livre dans sa langue maternelle. Les lettres d’outre-Manche restaient décachetées sur sa table. Il ne voulait être troublé par rien dans ses préparatifs au voyage sur les terres inconnues de Shakespeare.

C’est dans cet état d’esprit que nous le trouvâmes plusieurs années après, vers 1843 ou 44, dans une taverne de High-Holborn, où il s’était installé par économie et pour dîner en plein centre anglais avec de braves gens bourrés de roastbeef et de bière, parfaitement étrangers aux idées, et tels à peu près que devaient être les spectateurs ordinaires du théâtre « le Globe », devant lequel le jeune William avait gardé les chevaux.

Lui-même avait changé d’aspect. Sous l’acier anglais de Sheffield sa moustache blonde était tombée, et il avait le menton aussi glabre qu’aucun des bourgeois méticuleux dont il se moquait si fort jadis. La métamorphose était complète ; nous avions devant les yeux un pur sujet britannique.

En nous voyant, ses prunelles grises brillèrent, et il nous donna un shakehand si vigoureux que si notre bras n’eût pas été solidement attaché à notre épaule, il lui fût resté à la main, et il se mit à nous parler avec un accent anglais si fort, que nous comprenions à peine ce qu’il disait. Il avait presque oublié sa langue maternelle.

– Eh bien ! mon cher Jules Vabre, pour traduire Shakespeare, il ne te reste plus maintenant qu’à apprendre le français.

– Je vais m’y mettre, nous répondit-il, plus frappé de l’observation que de la plaisanterie.

Depuis longtemps déjà, le compagnon miraculeux